LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
Huitième année
1896
PARIS
ARMAND COLIN & Gie, ÉDITEURS
■ 5, RUE DE MÉZIÈRES, 5
Tous droits réservés
8' année. — N“ 354
10 centimes.
7 décembre 1895.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L’ABONNEMENT : UN AN, SIX FRANCS
Pnrt du 1er de chaque mois.
Armand COLIN & Cie, éditeurs
5, rue «le Nézièrcs, Paris
ETRANGER : ? fr. — PARAIT CHAQUE SAMEDI
Tous droits réservéB.
-
v
Les fredaines de Mitaize. — 11 leur montra un nid dans un buisson de houx.
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Les fredaines de Mitaize o suite )'.
L’oncle ouvrait la marche, appuyé sur son
bâton recourbé, les deux entants ensuite, serrés
l'un contre l’autre dans l’étroit sentier grimpant
où l'on ne peut guère passer deux, puis Yermer,
le dernier — car Martial n’était pas venu —
portant le bâton à prendre les mésanges et les
menus objets nécessaires à son maître.
En route, Yermer leur montra, au ras du sol,
dans un fourré de houx épineux, un nid
bourré d’oisillons.
Mitaize voulut s’élancer; le jeune garçon
l’arrêta :
— i'renez garde, mademoiselle, vous vous
piqueriez là dedans, et puis ce sont des geais
et ils ne sont pas assez grands pour être ôtés
du nid; mais je vous en attraperai un et je lui
apprendrai à parler, si cela vous amuse.
— Ah! c’est charmant! fit Mitaize ravie: je
l’emporterai à Paris, on le mettra sur un
perchoir dans le salon.
— Et il dira des sottises à tes amies, dit
Daniel eii pouffant de rire et en s’élançant
pour rejoindre l’oncle qui les avait distancés.
— Quel insupportable garçon, fit la petite, à
laquelle l’offre de Yermer semblait mériter
quelle se départît de sa raideur; il vous ennuie
souvent, je crois?
— Non, mademoiselle, il ne m'ennuie pas,
au contraire, et puis il est le propre neveu de
M. Le Mauduy ; cela lait que, s'il venait jamais
à m’ennuyer, je ne me tâcherais pas quand
même.
En arrivant à une certaine hauteur, deux ou
trois fois déjà le sentier avait coupé les circuits
de la route forestière, et, de temps à autre, il
fallait escalader des éboulis de roches qui
occupaient le fond de l’espèce de cirque boisé
dont on gravissait une des pentes. L’oncle Le
Mauduy s'arrêta, et laissant passer devant
Yermer et Dany, il prit la fillette par le bras
pour la soutenir dans le reste de l’ascension.
Elle avait d’abord essayé de pousser des
petits cris de frayeur, mais il lui ordonna tout
simplement de se taire : il ne fallait pas effa-
roucher les mésanges qui s’appelaient non loin
de là, au plus haut des sapins.
Mitaize se tut donc; au reste, elle n’avait pas
eu peur le moins du monde, mais elle croyait
convenable de feindre des frayeurs nerveuses
et, pour un moment, avait oublié que le vieil
oncle ne les supportait pas.
A présent, adossée à une roche, elle se repo-
sait, tandis que Yermer, en compagnie do
Dany, se glissait dans la hutte pour préparer
ses appeaux. L’oncle, debout, se tenait les bras
croisés, immobile au-dessus de l’escarpemer
qu’ils avaient gravi.
11 se détourna de ce spectacle dont il ne
se rassasiait jamais, et, voyant Jlitaize assise
fort tranquillement à deux pas de lui, il lui
demanda gaîment.
— Eh bien! petite, sommes-nous fatiguée ’
trouvons-nous la forêt jolie?
Pour la première fois, Mitaize se montra sin-
cère; ceei ne ressemblait à rien de ce qu’elle
connaissait : c'était beau ces roches, ces grands
arbres, sans compter les myrtilles sucrées dont
les petites baies noires piquaient le feuillage
des buissons nains étalés sur le sol.
— Ah! ah! je vois ce que c’est, dit l’oncle,
nous trouvons les myrtilles bonnes; eh bien!
un de ces jours nous irons renouveler la pro-
vision de ta tante ; en attendant, fais-moi le
plaisir de te cacher derrière la hutte, il y a un
tas de branches qui te masqueront et tu res-
teras bien tranquille.
Elle le retmi par le bras :
— Mon oncle, je voudrais bien entrer avec
vous dans la cabane.
— Tu seras très mal et tu ne pourras ni
parler, ni remuer.
— Cela ne fait rien, mon oncle, je voudrais
voir.
— Entre, alors.
Il souleva la touffe de feuillages masquant
l’entrée basse et étroite et l'aida à se glisser à
l’intérieur, où il la suivit. Yermer avait accro-
ché le sac aux provisions à l’un des pieux qui
soutenaient le fragile édiflee, et préparé dans le
fond un amas de rameaux qui pouvait, à la
rigueur, servir de siège. Mais Daniel, dans sa
hâte à faire manœuvrer le bâton plat, composé
de deux planchettes parallèles, qui serl de
piège, avait si bien embrouillé les ficelles que
rien ne marchait plus. Mitaize offrit son aide
avec bonne grâce et, au bout de quelques
minutes, on fut en mesure de commencer.
Les pépiements des mésanges résonnaient
dans le bois, et M. Le Mauduy, glissant entre
ses lèvres un mince sifflet d’ivoire, commença
à moduler des’appels aigus, lents d’abord, puis
plus rapides. Yermer debout, attentif, soutenait
ouvertes les planchettes dont les deux extré-
mités sortaient des branchages qui masquaient
les chasseurs; Daniel, anxieux, attendait un
filet à la main pour y mettre les oiseaux au fui
et à mesure des prises.
Pourtant les mésanges ne se décidaient pas,
1. Voir le nu 3Ü3 du Petit Français illustré, p. 632.
LES FREDAINES DE MITAIZE
3
leur défiance naturelle, excitée déjà par les
allées et venues des enfants, les tenait en arrêt
devant cet amas insolite de verdure.
— Nous aurions dû arriver avant le jour,
grommela M. Le Mauduy.
Et Mitaize que, décidément la chose intéres-
sait, regretta tout bas d'avoir été si paresseuse,
mais il n'était plus temps. Enfin, une mésange
parut, elle voleta quelques instants au-dessus
de la hutte ; à un appel plus pressant du sifflet
elle répondit descendant toujours, tourna plu-
sieurs fois et s'abattit sur les planchettes.
Celles-ci, d'un coup sec se refermèrent, empri-
sonnant le bestiole, et
le piège disparut de
l'ouverture, pour s'y
replacer vide une se-
conde après. Alors ,
comme obéissant à un
signal, les mésanges
s'abattirent l’une après
l’autre, parfois, plu-
sieurs ensemble, sur
les planchettes; folles
de curiosité, elles tour-
noyaient au-dessus
du piège
quelles s'y fussent fait
prendre, et Mitaize, les
yeux fixés sur la trouée
claire dans les bran-
ches où elle voyait se
dessiner le profil des ,
oiseaux, ne contenait
pas sa joie.
Mais comme, par ha-
sard, en détournant les
yeux, elle vit son oncle
jeter dans le filet une mésange sans vie, elle
se mit à crier.
— Tais-toi, petite, tu vas les effaroucher, et
dans cinq minutes, nous n’en verrous plus
une seule.
Allons, voilà notre chasse finie, continua
M. Le Mauduy sans récriminer davantage;
Madeleine n'aura pas beaucoup à plumer, ce
soir. Yermer, puisque c’est fini, déballe les
provisions, nous déjeunerons sous les sapins.
La tasse de lait du matin était loin, aussi les
enfants firent-ils honneur aux tartines et à la
volaille froide de tante Marie-Anne. Yermer, à
l'aide d’un morceau d'écorce, improvisa dans le
sable du ruisseau un mince courant par lequel
l’eau limpide arrivait aisément jusqu’aux gobe-
lets qu'on voulait emplir;, puis, il se mit en
devoir de cueillir, pour chacun des enfants, un
gros bouquet de myrtilles, afin qu'ils pussent
prendre leur dessert sans se déranger.
— On est mieux ici qu’au bois de Boulogne,
déclara sentencieusement Daniel, qui mangeait
comme quatre. Sa sœur l’eut contredit très
volontiers, mais elle n’osait, se risquer à
mécontenter l'oncle, juste au moment où elle
venait de lui en fournir le sujet; et puis, c'était
vrai qu’il faisait bon là et que ce pays, qu'elle
détestait à l'avance, n’était pas sans offrir cer-
tains agréments.
La journée s’avançait, la fraîcheur du bois
se transformait en un air embrasé; sur les
bruyères, les bourdons bruns cerclés d’or
filaient comme des flèches, et le ruissellement
de l'eau courante invitait si bien au sommeil
que Mitaize n'y tint plus, et, après avoir
lutté un instant contre
la torpeur qui l’en-
valiissait, elle s’en-
dormit pour tout de
bon.
— Tiens, Mitaize qui
s'endort, fil Daniel en
ramassant le paquet
de branches de myr-
tilles qu'elle avait laissé
échapper et où pen-
daient encore pas mal
de fruits noirs.
— Ma foi! qui dort
dîne et j'en serai
quitte pour achever de
manger ce qui lui reste.
M. Le Mauduy le re-
garda de son air le plus
sévère :
— Ceci n'est pasbien.
Dany, fit-il simplement.
Le jeune garçon rou-
git et rejeta le bouquet
dont les branchettes
s'éparpillèrent autour de lui.
— Je le sens, mon oncle, et je tâcherai de
vous satisfaire : mais je n'ai pas beaucoup
l'habitude de réfléchir; j’ai toujours envie de
m’amuser et de faire ce qui me plaît, vous le
savez bien; du reste, papa vous l’a dit. El puis,
il y a Mitaize qui me fait sortir de mes gonds
avec ses taquineries.
— Tu ne la taquines donc jamais, toi?
Daniel se mit à rire :
— Mais si. très souvent, répondit-il; com-
ment voudriez-vous que je ne lui rende pas la
pareille ?
— Alors, ne te plains pas; il me semble que
vous êtes quittes. Pour le moment il s agit de
I la réveiller, dormir ici sur la mousse fraîche
peut être dangereux.
Mais tous les efforts furent inutiles. Mitaize,
secouée par son frère, se retourna tranquille-
ment et reprit son somme. Rien n y fit et le
vieillard, commandant à Yermer de rassembler
ce qu’on devait rapporter à la maison, prit la
4
1,E PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
fillette dans ses bras comme tl eût fait d'une I
poupée et s'engagea dans le sentier de descente.
Daniel le suivait pas à pas, conquis par le j
prestige de la force du vieillard. Un rude
homme, son grand’onele! et duquel on pouvait 1
accepter des remontrances, parce qu’elles j
étaient justes ; cela il le reconnaissait volon- j
tiers.
Le difficile serait d'en faire son profit; sans '
doute, il ne demandait qu'à travailler pour
contenter son père, mais il se connaissait bien ;
le premier élan 11e durait pas, il avait de la
peine à continuer.
On arrivait à la ferme et, comme M” Le Mau-
duv se levait, alarmée, croyant Marguerite
blessée, son mari la rassura vite en déposant
par terre la fillette, que tout ce bruit avait fini
par éveiller et qui, très étonnée de se trouver
là, se frottait les yeux.
— As-tu fait un bon somme sur mon épaule,
petite?...
— Je n'ai donc pas rêvé qu'011 m’emportait ?
dit-elle, seulement...
— Seulement quoi ?
— Ne vous fichez pas, mon oncle, je rêvais
que c'était un ogre.
M. Le Mauduy montra du doigt le filet destiné
aux mésanges et dont un tout petit tas de
plumes ébouriffées occupait seul le fond.
— Et l'ogre, qui 11'a pas de chair fraîche à se
mettre sous la dent, ne te croquera pourtant
pas, ma mie, caries ogres eux-mêmes sont eu
prqgrès, ils 11e mangent plus les enfants.
Mitaize, tout à fait réveillée et de belle
humeur, courut se laveries mains et le visage 1
où les myrtilles avaient laissé des traces, et
aida gentiment Madeleine à mettre le couvert. [
— T'es-tu bien amusée, ma fille ? demanda la j
vielle femme.
— Oui, ma tante, il a lait très bon.
— Eh bien ! tu retourneras en forêt tant que
tu voudras, tu y gagneras de belles joues roses
et de l'appétit.
— .Marcelle Dorgebert dit que ce n’est pas
distingué d'avoir de l'appétit et des couleurs,
fit la petite.
— C'est qu’elle a mauvais estomac et que
cela la rend pâle.
— Vous la connaissez donc? dit Mitaize sur-
prise.
— Moi, pas du tout, et je 11e désire pas la
connaître , ce doit être une petite demoiselle
trop bien mise, très coquette, très prétentieuse,
qu’en dis-tu ?
— Oh! comme c’est vrai, tante. Marcelle est
une vraie peste, moqueuse, insupportable, per-
sonne de ses amis ne peut la souilrir.
— Alors, tu n'as pas perdu grand’eliose eu
passant tes vacances loin d'elle; Daniel préten-
dait l’autre jour que vous étiez inséparables.
— Dany 11’est qu'un méchant bavard; on
peut très bien avoir des amies qu’on fréquente
sans y tenir beaucoup. Les Dorgebert sont des
gens très bien, vous savez, 011 les reçoit par-
tout; ils nous invitent souvent à passer la
journée chez eux et Dany est le premier a
supplier maman de nous y laisser aller.
M” Le Mauduy soupira :
— Je croyais que tu n’aimais pas à quitter
ta maman ?
La petite sentit l'ironie ;
— C’est mon oncle qui vous a répété cela,
fit-elle dépitée, je l’ai dit parce que j’étais
tâchée de venir et quand on est fâché, n'est-ce
pas, on dit un tas de choses.
— Je ne sais pas, Marguerite, j’avais toujours
cru que les petites filles bien élevées ne se
mettaient jamais en colère.
— Ali! bien, oui, Marcelle Dorgebert égra-
tigne sa bonne, Camille Lelorrain se roule par
terre...
— Tu ne les imites pas, j'espère?...
Elle eut un accès de franchise :
— Je ne tape pas la première, dit-elle, c’est
toujours Dany qui commence, mais je lui rends
j tous les coups.
— Tu 11e penses pas que tu peux l'aire de la
peine à ta mère en te conduisant de la sorte?
— Non, dit-elle avec une vanité naïve, et
puis, je ne suis pas plus méchante que les
autres, au contraire, et comme je suis plus
jolie, cela flatte toujours les mamans. Quand
je vais à la promenade, j’entends dire : Quelle
charmante entant !... On ne dit jamais cela
quand mesdemoiselles Dorgebert passent, et
elles sont mieux mises que moi.
— Ma pauvre Mitaize, fit tante Marie-Anne, à
la lois amusée et mécontente, mais tu rêves
debout. Comment, toi qui n’es pas une sotte,
oses-tu te faire un mérite de ta beauté? Le
mieux en toi, ce sont encore tes jolies robes;
>i ton père venait à 11e plus pouvoir t'en four-
nir, tu devrais y renoncer, et alors... Du reste,
aux yeux de bien des gens, tu ne passerais
même pas pour jolie. Quant à moi, je te trouve
cent fois mieux quand tu es là, très sage, que
dans tes belles toilettes que les gens de par ici
appellent tes mascarades.
Et comme la petite prenait un air offensé,
elle la prit sur ses genoux ;
— Mignonne, dit-elle, je vais te dire ce que
tu penses; lu le dis que tu 11e t'inquiètes guère
de l'avis des paysans; mais, partout, les gens
raisonnables aiment la simplicité et la modes-
tie, tu peux me croire, va. Toi-même, tu appelles
M“’ Dorgebert une peste, et je suis sûre qu’au
fond tu ne voudrais pas lui ressembler. Mais
Madeleine nous fait signe que le souper attend
et je vais vous faire des beignets soufflés.
(A suiore.) P- F.
JEANNE ET SON TOUTOU
Jeanne et son toutou.
Le parrain de bébé Jeanne lui a causé une
grande joie aujourd'hui.
il est arrivé, portant d'un air mystérieux une
corbeille d'où sortaient de petits jappements
plaintifs.
Très intriguée, bébé Jeanne se haussait sur
la pointe de ses petits pieds :
il faudra donc ne jamais la faire souffrir et ne
pas oublier de la faire manger ; la traiter, en
un mot, comme une créature du bon Dieu et
non comme un jouet insensible.
Bébé Jeanne a écouté sagement son parrain,
ses deux menottes derrière son dos.
Elle est toute petite, mais son coeur est déjà
Ils sont endormis dans les bras l’un de l'autre.
— Qu’est-ce que c'est, dis, parrain?
— Devine.
— Une poupée qui parle ?
— Non, tu vois bien que ça remue!
— Un cheval à mécanique?
— Non, tu vois bien que ça crie !
Parrain est un peu taquin, mais il sait qu'une
toute petite tille, comme bébé Jeanne, ne devine
pas facilement. Aussi ne veut-il pas la faire
attendre davantage, il ouvre la corbeille, et
qu'en sort-il? le devinez-vous?...
Un amour de petit chien tout noir qui vient
en remuant la queue lécher la main de sa petite
maîtresse. Quelle joie !
Bébé Jeanne saute au cou de son bon parrain
qui lui faitloujours des surprises.
— Tu sais, mignonne, dit ce dernier, ce
n'est pas un joujou que je t'ai apporté aujour-
d'hui. C'est une petite hôte qui vit et qui sent.
très grand. Aussi a-t-elle très bien compris la
diti'érence entre un joujou et un être vivant.
Elle hoche sa petite tète en signe d'approba-
tion et la voilà partie avec son chien.
Quels jeux! quelles gambades!
Toutou (c'est le nom du chien) est un bébé,
lui aussi, et il ne demande qu'à s'amuser.
Mais quand on a bien joué, il faut se reposer.
Voici l’heure de la sieste. Maman vient cher-
cher bébé Jeanne pour dormir. Mais celle-ci
ne voudrait pas se séparer de son chien.
Heureusement, les mamans ont toujours de
bonnes idées. Celle-ci enlève bébé Jeanne dans
ses bras et appelle Toutou qui vient en trotti-
nant, car lui aussi aime déjà sa petite maîtresse.
Maintenant ils sont endormis dans les bras l'un
de l’autre. Bébé Toutou rêve des bonnes choses
que sa maîtresse- lui a données et bébé Jeanne
rêve de son chien.
6
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Un collège anglais.
Vue d'ensemble du collège de Harrow.
L École de Harrow, — Son histoire. — Les classes.
Dans une contrée de prairies et de bois, sur
une colline verdoyante que domine la pointe
d'un clocher gothique, des avenues tranquilles
bordées de riches et élégantes villas où le lierre
encadre les hautes fenêtres, des constructions
imposantes, légères pourtant, groupées autour
d'une église de campagne: c’est Harrow et c’est
Harrow School, la plus importante des écoles
publiques anglaises, après Éton L'école compte
*140 élèves et l’on passerait au milieu de ses
bâtiments sans s’en douter. Prévenu, on cher-
che l’école, on ne la trouve pas Elle est partout.
Les classes, la chapelle, la salle de distribution
■les prix, les dortoirs, les terrains de jeu, la
gymnastique, tout est disséminé, çà et là, dans
la jolie petite ville, sur la eolline. La visite
d’un pareil établissement est longue, mais
variée, et pleine d’enseignements pour des
yeux étrangers.
Il importe tout d’abord de remarquer, quand
on considère l’enseignement en Angleterre, que
tout y est différent de ce qui existe en France,
l’organisation, l’administration, les études, les
récréations. Et tout diffère parce que le but à
atteindre n'est pas le même. En France, le lycée
prépare surtout aux examens; en Angleterre,
l’école prépare à la vie, à l'existence active.
militante, du commerçant, de l’industriel, du
banquier.
En i S'il, un riche bourgeois. John Lyon, obtint
de la reine Élisabetli une charte lui accordant
le droit de fonder à Harrow une école publique
où seraient instruits des enfants pauvres, de
quatorze à dix-huit ans. Vingt ans après, il
rédigeait les statuts de son collège.
John Lyon, dans les règlements très détaillés
dont il dota sa fondation faisait une grande
part au tir à l’arc, un des exercices favoris de
l’époque. Jusqu'à la fin du siècle dernier des
concours de tir à l’arc ont eu lieu à l’école de
Harrow.
En souvenir de son fondateur et du sport
qu’il encourageait, l’école de Harrow a conservé
dans ses armoiries un lion et deux /lèches
entrecroisées.
Mais, laissons le passé et voyons ce qu’est
devenue, par la suite des temps, la modeste
fondation du brave bourgeois John Lyon. Exa-
minons d’abord l'installation matérielle.
Si Harrow School n’impose pas par la
masse, par le grandiose des constructions,
comme certains de nos lycées modernes, on
est étonné du confortable et des richesses sco-
laires qui s’y rencontrent. Pénétrons d’abord
dans les classes. La première qui nous est
I ouverte est une des curiosités de Harrow. C'est
l
UN COLLÈGE ANGLAIS
entre ces murailles garnies de boiseries, dans
cette modeste salle d’école mal éclairée où se
respire un partum rance de vétusté, que furent
éduqués, il y a plus de trois cents ans, les
petits protégés de John Lyon. Que ne donne- !
rions-nous pas pour avoir une image de ces
petits mi ananls du quinzième siècle, groupés
dans un mobilier 1res primitif, sous la férule [
du premier maître de Harrow Scltool! ils sont ;
bien luin de nous, ces écoliers du temps d’Éli- 1
sabelb, et rien ne nous reste, qui puisse nous 1
I y est confortable, et semblable à celle que l'on
trouverait dans nos lycées. Chaque élève a son
banc et sa table, ce qui empêche les bavar-
dages trop faciles chez nous. Les fenêtres sont
ornées de petits carreaux où se dessinent les
armoiries des maîtres et des bienfaiteurs de
l’école. Sur les murs, en des panneaux de
chêne sont gravés les noms des élèves qui,
depuis de longues années, se sont distingués
dans cette classe. Ainsi partout apparaît, comme
un esprit de famille, une chaîne de sympathie
La vieille classe.
aider à les imaginer, que ces bancs grossiers,
couverts d'entailles au couteau et polis par
plusieurs générations de fonds de culottes! Un
autre souvenir demeure des années anciennes;
un souvenir vivant, trop vivant parfois, c’est
la baguette qui sert à fouetter les élèves cou-
pables de quelque grave infraction à la disci-
pline. Cet usage peut nous sembler barbare, il
est général dans les écoles d'Angleterre, et per-
sonne ne s’en plaint; au contraire, l’adminis-
tration ayant, dans plusieurs écoles, tenté
d’abolir le fouet, les élèves se sont opposés âsa
suppression qui, naturellement, avait introduit
un nouveau système de punitions : les retenues
et les pensums. D’ailleurs, le châtiment cor-
porel n’est pas prodigué. Il est considéré comme
un premier pas vers l’exclusion définitive et les
élèves évitent avec soin de s’y exposer.
J’ai visité des classes modernes. L'installation
qui relie les élèves aux professeurs et attache
les uns et les autres à la maison.
Les figures des petits Harrovians, que ma
présence ne semble nullement troubler, expri-
ment l’intelligence, la franchise et une certaine
confiance en soi que les jeunes Français de cet
âge (15 ans environ) n’ont pas. La franchise,
c’est la qualité qui prime tout, dans l'éducation
anglaise. Un enfant peut être paresseux ou
indiscipliné; les circonstances atténuantes ne
lui seront jamais refusées; il s’en tirera avec
une correction. Mais on est impitoyable pour
le menteur, et souvent on trouve que l’exclu-
sion n'est pas pour lui une punition exagérée.
Les classes do Harrow sont assez peu nom-
breuses. du considère avec raison que 25 ou 30
élèves suffisent à occuper l’attention d'un
maître.
(A suivre.)
G. S.
8 LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Chryséis au
La colonel fut mal accueilli, je regrette de le
constater ; sa sœur lui reprocha cruellement
de les avoir attirées dans un véritable guet-
apens, en leur dissimulant les inconvénients,
pis que cela, les dangers du climat. Et quand il
ont, ahuri, reçu cette tuile en silence, sa fille
se tourna vers lui, et le plus tranquillement
du monde :
— Ma femme de chambre sera-t-elle bientôt
à mes ordres, mon père? J'ai des dentelles à
réparer et des bas à repriser; il me faut quel-
qu'un; mes robes sont froissées, et, si peu
soucieuse que je sois de ma toilette, je ne puis
les mettre sans qu’elles soient repassées.
Deuxième tuile. Le colonel balbutia, et finit
par offrir son ordonnance comme femme de
chambre. Chryséis se fâcha, et ne se radoucit
que sur la promesse qu'on lui chercherait une
Kabyle, pour la servir. En attendant, puisque
sa tante ne pouvait se lever, ou allait leur porter
a déjeuner. Et le pauvre colonel s’enfuit sans
demander son reste.
Eu effet, l'ordonnance de JL Verduron ne
tarda pas à apporter à ces dames du lait de
chamelle, un plat d'agneau au riz et des dattes
fraîches, bouillies dans du lait, le tout consti-
tuant un déjeuner très présentable. Le café non
filtré, infusé à froid et mêlé au marc fit faire la
grimace à la tante, qui invoqua ;
« ... Cette liqueur au poète si chère.
Qui manquait à Virgile et qu'adorait Voltaire * u.
Mats la nièce le but héroïquement, et consigna
le fait sur son journal.
Après quoi les voyageuses firent la sieste.
Tante Rosita n'était pas loin de trouver que
c'était bien le meilleur moment de la journée,
et elle avait pris l’habitude, depuis quelque
temps, de la prolonger immodérément. Mais
Chryséis n'était pas venue à Tombouctou pour
flâner. Elle dormit deux heures, se releva bien
reposée, et prête A de grandes expéditions. En
conséquence, elle s'habilla, prit des gants frais,
mit un chapeau de paille garni de gaze blanche,
une voilette blanche, une ombrelle rose, se
munit d'un pince-nez à verres fumés pour le
soleil, passa en bandoulière une boîte verte en
fer-blanc, prit ses filets à papillons, mit sous
son bras une Flore du Sahara (?) et, ainsi armée
de pied en cap, dit à sa tante qui essayait lan-
guissamment d’entr’ouvrir un œil ;
— Ne te dérange pas; dors encore un peu. Je
vais herboriser, maintenant quela forte chaleur
est passée.
désert (suite) ' .
— Oh! mon sergent! si vous saviez! disait
Jean, l'ordonnance, à notre ami Jubier
Us étaient sur le bord de l'ancien bras du
Niger qui passe presque sous les murs de la
ville, murs qu'il a renversés en partie dans
l’inondation de 16i0. Aujourd’hui le chenal
est obstrué; la vase l'a envahi, et, sauf
dans les grandes eaux, la couche liquide qui
coule sur le fond marécageux est trop mince
pour porter les embarcations. Par contre, les
plantes aquatiques les plus variées, produits de
la chaleur et de l eau, les nénufars dans les
criques, les grands papyrus dans les contre-
courants, les roseaux de toute espèce, les
variétés fluviatiles de la Victoria Regia des
grands lacs, toute la flore paludéenne et équa-
toriale enfin, couvrent perfidement les abords
et même la surface du canal. Les rives sont
bordées de fourrés de mimosas épineux, d'oii
s’élancent, comme des mâts porteurs d’ori-
flammes, des palmiers grêles, couronnés de
leur bouquet de feuilles et parfois de régimes
de dattes Le botaniste peut faire là une rare
et magnifique récolte, à laquelle l'entomologiste
n’aura rien à envier, car les insectes les plus
variés, les plus étranges, pullulent dans les
hauts roseaux de la rive.
11 y pullule souvent même bien d’autres
choses : des serpents infiniment nombreux,
infiniment désagréables, — vu que leur venin
est d'ordinaire mortel, — des crocodiles ama-
teurs de boue, de soleil et de chair humaine,
des bêtes rampantes ou grouillantes, plates ou
rondes, visqueuses à souhait; enfin, des mous-
tiques innombrables, grands et petits, silen-
cieux et bourdonnants, tous piquant à qui
mieux mieux et aussi amis de l'homme que les
crocodiles. Les bords des marigots étant les
seuls points où peut croître quelque verdure,
c'est là que s'est réfugiée toute vie.
Le sergent Jubier était installé sur la berge
de celui-là; sa peau tannée ne redoutait rien
des moustiques auxquels il était habitué de
longue date. Il pêchait à la ligne avec dévotion .
II était Parisien, et prétendait — avec combien
d'imagination ! — que ce chenal vaseux, sorte
d'éluve d'où, sous le soleil saharien, montaient
tous les miasmes de la fièvre, lui rappelait ses
beaux dimanches de juillet, lorsqu' autrefois il
allait taquiner le goujon vers le débouché de la
Rièvre. Ici, d’ailleurs, la pêche était fructueuse,
et Jubier comptait régaler Gobain d’une superbe
friture : cela, bien entendu, sans s’en vanter
1 Voir le n® 353 du Petit Français illustré p. 626.
| 2. DeUlle (1138*1813).
CHRYSÉIS AU DÉSERT
9
aux laptots, qui, comme tous les indigènes,
considèrent volontiers le poisson » et autres
épices » comme une nourriture d’esclaves.
Jean était venu l'y retrouver, après avoir
porté le déjeuner à ces dames, et semblait lui
narrer des choses stupéfiantes, à en juger par
la pantomime qui accompagnait le récit.
— Si vous saviez, mon sergent! Les murs,
les beaux murs
tout blancs que
nous avions si
bien peints avec
Antoine ! que
mon lieutenant
y avait même
mis la main !
Des murs toul
neufs, enfin!
— Eh bien!
quoi'? Elles ne
les ont pas dé-
molis, je présup-
pose ?
— Que ça ne
serait pas pis,
mon sergent!...
Que la demoi-
selle au colonel,
elle était là en
manches de che-
mise...
— Qu'est - ce
que tu dis là? Tu
perds le respect,
mon garçon : la
demoiselle au
colonel ne peut
pas être en man-
ches de chemise.
— Elle appelle
ça un peignoir,
mais C'est tout r« mimbrie à longues dpi
pareil, puisque
c’est blanc. Et qu’elle barbouillait tous les murs
avec du rouge et du bleu ! Des murs si pro-
pres I... qu’on ne pourrait plus maintenant y
écrire seulement le nom de sa payse !
Les ibis et les flamants, qui faisaient concur-
rence au sergent le long de la rive, poussèrent
tout à coup leur cri rauque et s'envolèrent.
Quelqu'un venait. Jubier tourna la tête : c’était
Chryséis.
— Fichtre! dit-il, comme la voilà pom-
ponnée, ma colonelle!., ne lui manque qu'un
œil de poudre sur son chignon I
Jean s’éloignait. Jubier restait seul. Chryséis,
sans lui adresser la parole, se mit en devoir de
recueillir fleurs rares et scarabées éclatants.
Dans la boîte verte les polamogétons d’Afrique
prenaient place près des superbes nymphéas
bleus, blancs et roses, les fleurs à côté des
oignons précieux que, de ses mains gantées, la
fillette allait bravement arracher jusque dans
la vase cuite au soleil : elle avait un art parti-
culier, un art de Parisienne, pour patauger
dans la boue sans se tacher. Mais les libellules
aux merveilleuses teintes étaient plus difficiles
à attraper que les fleurs, et c’est pour en avoir
une que Chryséis
se décida à par-
ler :
— Sergent ! oh !
sergent !... cet
agrion, je vous
en prie!...
— Quel grillon,
ma colonelle? fit
le pêcheur en le-
vant le nez.
— Là- bas...
vert et rose !...
— Ahic'estune
demoiselle !... La
voilà, ma colo-
nelle : moins gra-
cieuse que vous,
nonobstant !
Chryséis rit du
compliment, et
Jubier fut forcé
de s'avouer que
quand elle riait,
elle était une
véritable petite
fille, et par con-
séquent char-
mante.
— C’est seule-
ment dommage
que ça ne soit
pas plus sou-
?s avait accroché sa jupe. VGllt
Un cri de sa
voisine l'interrompit : une mimosée à longues,
longues épines venait d’accrocher la jupe de
batiste rose, et dans un mouvement trop vif
pour se dégager, Chryséis, qui ne se croyait pas
si bien prise, l'avait déchirée de la ceinture A
l’ourlet. Consternée, son filet à papillons dans
la main, elle regardait sa jupe transformée en
tablier.
— Vous désolez pas, ma colonelle, fit la
grosse voix du sergent. On a ce qu’il faut pour
réparer le dommage.
Et il tirait de ses poches un peloton de gros
fll bis et une énorme aiguille vraisemblable-
ment destinée, en France, à raccommoder les
matelas. 11 offrit le tout à la jeune fille, avec,
en guise de ciseaux, son couteau à débourrer
sa pipe.
10
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Elle regarda le tout sans le prendre, hésitant,
ne sachant pas évidemment ce qu’elle voulait
faire... Puis, avec une petite moue dédaigneuse,
comme pour dire : « Au fond, que m'importe
l’opinion de ce brave homme! », elle se décida,
et avoua :
— Je vous remercie, sergent; mais voyez-
Des hommes sombres surgirent d un fourré.
vous, je ne sais pas coudre ; les raccommo-
dages ont toujours été l’affaire de ma femme
de chambre.
Mais de fleur didyname en fleur phanérogame,
de coléoptère tétramère en aptère thysanoure,
elle s'éloigna sans y faire attention du bouquet
de cocotiers à l’ombre duquel se trouvait sa
ravaudeuse improvisée. Le soleil baissait à
l'horizon, la chaleur devenait moins lourde, la
fraîcheur délicieuse de la nuit allait venir.
« Et les lépidoptères crépusculaires
aussi, pensait Cliryséis, et les fuigores
que je ii’ai jamais vus vivants vont
croiser devant moi leurs orbes de feu...
je veux les voir... »
Et elle s'éloignait, elle s'éloignait
toujours ..
Tout à coup, elle leva les yeux : un
nuage avait-il passé, qu'il faisait sou-
dain si sombre? Non : c’était le soleil
qui venait de disparaître subitement,
comme toujours dans les régions tropi-
cales. La nuit allait venir, foudroyante :
il fallait retourner.
Retourner!... Oh! comme elle avait
marché! comme elle était loin! Que la
grande mosquée, la-bas, lui paraissait
lointaine! Elle avait bien encore une
heure de marche, au moins, el il faisait
presque nuit :
— Hâtons-nous ! murmura -t-elle, sans
s'inquiéter d’ailleurs, ear elle était
brave.
Elle fit quatre pas dans la direction du
retour., quatre, pas plus. Soudain d’un
fourré de mimosas jaillirent, avec la
rapidité de l’éclair, des hommes som-
bres, voilés de noir, qui l’enveloppèrent
d’un burnous pour étouffer ses cris,
sautèrent sur des méharis agenouillés
dans leliallier, et l’emportèrent comme
dans un rêve.
II y a récompense honnête
— Excusez ! grommela le sergent entre ses
dents; en voilà une propre à rien ! Si la Nicole
était comme ça, je sais bien qui est-ce qui ne
l’épouserait pas en rentrant au pays.
Puis tout haut et gracieusement :
— Pour lors, si ma jeune colonelle voulait
me faire celui de me confier son cotillon, je
pourrais me pourfendre de la joie de le réparer.
Ça me connaît, moi, ces choses-là : c’est tou-
jours moi que je recouds les semelles do mes
godillots.
La fille du colonel, sans attendre la fin du
discours, avait prestement ôté le cotillon en
question, et restait en corsage de batiste rose
et en jupon garni de dentelles — coquet accou-
trement, mais, croyez-moi, peu pratique au
désert. Puis, tandis que le sergent s’escrimait
sur la malheureuse robe, elle continua sa
tournée d’herborisation.
Cependant le colonel, sa sieste faite et ses
ordres donnés, s’était rendu à la maison
blanche, tant pour jouir (?) de la présence de
sa sœur que pour prendre sa fille afin de lui
faire visiter sous sa garde la curieuse capitale
du centre africain.
II trouva mademoiselle Rosita levée ou à peu
près : vêtue d’une robe blanche à ceinture
mauve, demi-couehée sur une natte et des
coussins, elle pinçait de la guitare avec des
poses sentimentales; un voile de tulle blanc
artistement posé dissimulait un peu les dé-
sastres de la nuit : et très convaincue de ses
charmes, elle modulait un air prétendu arabe
que la guitare accompagnait avec des notes
lamentables.
— Catherine est-elle éveillée? demanda
M. Verduron qui ne pouvait s’habituer au nom
CHRYSÉIS Ali DÉSERT
il
de Chryséis. La journée a-t-elle été moins
pénible que la nuit?
— Chryséis est sortie depuis près de deux
heures, mon frère.
— Pas seule, j’espère? lit vivement le colonel,
sans penser que personne n’avait pu accompa-
gner la fillette, puisque Rosita était là.
— Seule, au contraire. Ah ! c’est une vaillante,
une Amazone, une Atalante, que votre fille,
Sigisliert; et j'ai su, faible et timide comme je
le suis cependant :
Élever un aiglon sans lui couper les ailes.
— Sortie!... sortie seule!... Et tu l’as laissée
faire, folle que tu
es?
— Pouvais-je l'ac-
compagner? mur-
mura Rosita d’un
ton de reproche
en écartant son
voile et montrant
les traces des
moustiques. Êtes-
vous donc, mon
frère, si peu sou-
cieux de notre pres-
tige?
— Je suis sou-
cieux d’autre cho-
se, interrompit le
colonel avec un
juron, et il y a de
quoi. Comment !
nous sommes en
pays à peine sou-
mis, en butte aux
brigandages des
Touareg et aux
représailles des
traitants1 gênés
dans leur commer-
ce, dans une ville dont une moitié s'écroule
pendant que l’autre s’envase, en face d'une
population fanatisée qui peut d’un jour à
l'autre se révolter... et une vieille folle comme
toi laisse une enfant de quinze ans s’aventurer
seule au milieu de tout cela!... Jlais la pauvre
fillette s’égarera aux premiers pas, et...
— Elle a une carte, déclara mademoiselle
Rosita avec dignité. D’ailleurs, sa science
géographique...
Le colonel haussa les épaules :
— Où est-elle allée ?
— Sur les quais (!!!) du vieux Niger, pour
botaniser, et, si je puis ainsi dire, IdpiUop-
Le colonel l’inlerrompit avec un juron.
— Chercher des papillons, daigna expliquer
la muse avec une méprisante condescendance.
Le colonel ramassa son casque de toile
blanche et prit la porte sans en demander plus
long.
— Quel caractère ! quelle grossièreté ! sou-
pira mademoiselle Rosita; comment ai-je pour
frère un être aussi inférieur ?
Cependant M. Verduron hâtait le pas, tout en
grommelant et en gesticulant, et ses grandes
jambes l’amenaient à un poste d’observation
qui dominait l’espace verdoyant et marécageux
qui fut le port de Tombouctou.
Là il respira :
derrière un massif
de mimosas d’où
s’élançait un bou-
quet de palmiers,
il distingua, tran-
chant sur les ro-
seaux verts qui
bordaient le ma-
rigot, il distingua,
dis-je, un pli de
robe rose qui ne
pouvait appartenir
qu’à sa fille.
Rassuré, il des-
cendit de son ob-
servatoire, et se
dirigea d’un pas
plus tranquille vers
la robe rose qui ne
se déplaçait pas.
Supposant que la
fillette cueillait des
fleurs, il avançait
paisiblement, pen-
dant que les ac-
cents d’une voix
de contralto lui
arrivaient du bord du fleuve, un peu coupés
par le vent du nord.
— Elle chante, murmura-t-il. Que j’étais fou
de m’inquiéter!
Seulement il remarqua combien le chant
transformait la voix claire de sa fille.
— Ce n’est pas du tout celle de sa mère...
Ah ! la chère femme ! si elle avait vécu !
Cela en disait long, quoique ce fût court.
Mais tout en monologuant, M. Verduron tour-
nait le bouquet de mimosas... et jetait un cri
de stupeur à la vue du sergent Juliier qui, tout
en chantant une complainte, raccommodait en
conscience la jupe de Chryséis.
Idriser.
G. M.
— Quoi ? cria le colonel ahuri.
(.4 suivre).
1. Marchands d’esclaves.
12
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
Ce «|u‘on I»oi< daiiüi «lu l'iiuni — Fabri-
quer du « Rhum de la Jamaïque » à Paris, passe
encore, mais le fabriquer avec de vieilles tiges
de bottes, voila qui dopasse les bornes. Or telle
est la recette employée par nombre de falsifica-
teurs pour obtenir une « liqueur tonique, apë-
ritive, digestive et hygiénique, aussi bonne a
l’estomac qu’agréable au goût». Pour fabriquer
du rhum ils prennent : des alcools effroyables de
grains et de betteraves, leur donnent une belle
teinte dorée en y mêlant des pruneaux, des clous
de girofle, du goudron, et communiquent enfin à
cette composition le goût traditionnel en y ajou-
tant differentes substances chimiques, des i apures
de cuir tanné, des infusions de raisin sec, de
caroube, d’écorce de chêne, de cachou, de cara-
mel, etc., etc...
« Mon Dieu, s’écriera notre ami Babylas, s'il
lit cela, mon Dieu, comme ces gens inventent
des choses compliquées pour abuser de notre
simplicité F »
* *
Un pigeon cio 1 <îgr> francs — Il ne s’agit
pas ici, comme bien J’on pense, d’un de ces vul-
gaires pigeons qui, selon l'expression consacrée,
« demandent a être rôtis ». Non, il s'agit d’un
pigeon voyageur. Il a été acheté tout récemment
par un aviculteur de Dewsburv, en Angleterre.
Cet oiseau rare possédait, il est vrai, des titres
excepiionnels : il avait été médaillé à diverses
expositions et avait même gagné à Birmingham
la coupe du championnat, tout comme un cheval
de course ou un cycliste.
* *
La cuisine électrique. — .Rien de plus
commode, de plus propre, de plus expéditif, mais
quelquelois aussi, parait-il, rien de plus dange-
reux. En effet, si le fond des casseroles dont on
se sert est composé de deux métaux, il peut se
produire pendant la cuisson des combinaisons
chimiques très nuisibles, surtout si l’aliment en
préparation est acide. Il faut donc, poqr la cuisine
a l'électricité, se servir d’une batterie de cuisine
spéciale, dont tous les récipients soient formés
d'un seul métal, si l’on veut éviter les accidents et
n’avoir pas à regretter la primitive mais inoffen-
sive broche de Robinson Lrusoë.
REPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 353
I. Étymologies florales.
Le sarrasin (Polygonum Fagopyrum) est originaire de la
Perse. Les Arabes ou Sarrasins l'introduisirent on Espagne ,
en France il ne fut cultivé qu'à partir du xv” siècle.
Le nul ou millet (milium) tire son nom de ses innombrables
graines, qu’un seul grain semé produit non au centuple, mais
par milliers.
Le mais (Zen Maysj porte le nom que lui donnaient les
peuplades américaines qui le firent connaître ans Espagnols.
C'est donc à tort qu'on l’appelle parfois blé de Turquie.
II Connaissances pratiques.
Quand un commerçant fait ce qu'on appelle de mauvaises
affaires, il arrive un moment où il no peut plus payer ce qu'il
doit. Il faut alors qu'il entre en arrangements avec ses créan-
ciers. 11 dresse son bilan , c'est-à-dire l’état de son actif (ce
Faille.** non voiles ( par noire câble spécial).
— La grande arche du Pont-Euxin vient de
s’écrouler. Ce vénérable ouvrage d’art songe, dit-
on, a rendre son tablier! Les voilures n'v pas-
saient plus depuis longtemps; on n’y accédait
plus que par les échelles du Levant, en Asie, et
par les marches de Hongrie, en Europe.
Au régiment. — « Caporal, vous qui ôtes
malin, je pane que vous ne savez pas qui c’est
qu’a inventé le caoutchouc...
— Ma foi, non !
— Eh bien ! c’est un nommé Lastique. »
# *
Mode» féminine». — Au moment départir
en voyage :
Madame ; « Où donc ai-je posé mon sac de
voyage et mon carton à chapeau? Je ne puis
mettre la main dessus.
Monsieur — As-tu regardé dans tes manches?
Je ne serais pas surpris qu'ils se soient perdus la
dedans. »
RÉPONSES A CHERCHER
Ancienne» mc»ure» — Comparées aux
mesures actuelles de longueur, que valent les
anciennes mesures françaises suivantes : la toise :
le pied; le pouce ; la ligne; l 'aune; la lieue de
poste?
*
* *
Mot» francisé», — Dans les phrases sui-
vantes, remplacer les points par des mots
empruntés à la langue russe et devenus français
par l’usage.
En Russie, l’empereur porte le nom de son
palais à Moscou est le...; ses édits s’appellent
des.. ; les grands seigneurs sont des...; les plaines
désertes sont des ..., les distances' se mesurent
en ..., les paiements se font en ..., en...; les
condamnés reçoivent le ...
Mot carré.
Phénomène atmosphérique. — Œuvre litté-
raire. — Contraire d’aval. — Petit lacet. — Verbe
à rmhnit.it, employé en horticulture.
qu'il possède) et do son passif (ce qu'il doit), et il le dépose
chez le présidont du tribunal do commerce.
Los créanciers sont alors avertis et se réunissent pour
examiner la situation. S'ils jugent que leur débiteur, tout en
étant demeuré honnête, est inhabile et incapable d'améliorer
ses affaires, ils l'ont nommer un étranger, un syndic, qui
gérera le commerce, vendra les marchandises et partagera
l'actif entre les créanciers C'est ce qu'on appelle. la failli te
Mais si les. créanciers s’aperçoivent que leur débiteur est
non seulement incapable mais malhonnête, qu’il a cherché à
dissimuler une partie de son actif, ils lo dénoncent à la justice,
qui peut lo condamner à la prison. C'est la banqueroute frau-
duleuse.
III. Petit casse tête.
Un sot trouve toujours un plus sot qui l'admire.
IV. Charade.
Bar— Biche
Le Oemnt . MaURICK TAIUHEU
laine demande de chamjemeut d'adresse unit litre
accompagnée de l'une des dernières bandes et de .HO ce ni unes eu timbres-poste.
8' année
N° 355
10 centimes
14 décembre 1895.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L’ABONNEMENT :
Part du l*r
UN AN, SIX FRANCS
de choque mois.
Armand COLIN & C“, éditeurs
5, rue de Mézièrcs, Parta
ETRANGER :Tfr. — PARAIT CRAQUE SAMEDI
Tous droits réservés.
Une coutume canadienne — Dans certaines sociétés de Montréal il est d usage d’imposer aux membres nouvellement admis un
divertissement (?) qui consiste a les lancer en l’air pour les recevoir... a bras ouverts. Cet exercice, pour lequel on endosse un costume
spécial, s appelle üounchig. Il est tenu pour fort honorable, et des personnages éminents se souvicnnant avec plaisir d’y avoir participé.
14
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Chryséis au
Sans se démonter, le brave garçon fit le salut
militaire, et dit tout naturellement, ses bons
yeux de chien Adèle levés sur son ofQcier :
— Voilà, c’est flni, à vos ordres, mon colonel:
vous pouvez le dire à mademoiselle
— A mademoiselle ? fit M. Verduron recou-
vrant la parole. Mais où est-elle, mademoi-
selle?... Comment êtes-vous occupé à raccom-
moder ses jupes? Est-ce là votre besogne ?
— Mon colonel... balbutia le pauvre Jubier
en tordant l’aiguille à matelas entre ses gros
doigts, c’est que... c’est que notre jeune colo-
nelle, nonobstant qu'elle est charmante, avait
déchiré son cotillon aux épines d’un grand
propre-à-rien de buisson. Alors, que je lui ai
offert subséquemment d’avoir l’amabilité de
conjonctiver les morceaux... Comme c’était
une demoiselle, je pouvais pas faire autrement ;
surtout quelle était du régiment...
— Fort bien ; mais où est-elle?
Jubier regarda autour de lui, comme s’il eût
pensé voir Chryséis sortir d’une touffe de
roseaux. Mais elle ne le ût point, et pour
cause.
— Mon colonel... je ne sais pas. Elle ne doit
pas être loin : elle cherchait toutes sortes de
bêtes par ici, tout à l’heure... Et puis, elle n’a
pas son cotillon : elle ne peut pas s’être
éloignée.
— Je l’espère, Ût le colonel plus inquiet qu’il
n’eût voulu. Vous allez vous mettre à sa
recherche d’un côté, tandis que j’irai de l’autre...
Mais j’ai bien peur que la pauvre petite se soit
égarée : et si elle s’est égarée, comment se
retrouvera-t-elle avant la nuit?... Sergent!
— Mon colonel?
— Allez dire à la musique de donner une
sérénade à ma sœur : ma fille entendra et se
rapprochera de la ville. Queûe direction a-t-elle
prise?
— Celle-là, mon colonel, répondit Jubier en
montrant le levant.
M. Verduron se mit, tout maugréant, à suivre
le Niger en descendant le courant, mais il che-
mina longtemps sans rien apercevoir. Son
inquiétude, un instant calmée, renaissait avee
plus de force : où pouvait se cacher Catherine?
Enfin, au moment où le soleil baissait, loin,
très loin à l’horizon, il aperçut tout à coup un
point rose et mouvant, qui devait être Chryséis
et son corsage.
— L’imprudente! grommela-t-il.
Et il appela de toutes ses forces :
— Catherine!... Catherine!...
désert [Suite) .
Mais la voix ne portait pas assez loin, sans
doute, car le point rose ne témoigna point
qu’il eût entendu.
En ce moment, un piétinement de chevaux
retentit derrière lui : c’était une ronde dirigée
par le lieutenant Rozel. L’arrêter afin de l’en-
voyer à la recherche de sa fille, fut pour le
pauvre père l’affaire d'un instant; lui-même
prit l’un des chevaux, et la petite troupe partit
au galop à la poursuite du point rose.
Les jeunes gens n’osaient pas rire, mais mor-
daient leurs moustaches en se remémorant les
distractions déjà apportées dans la monotone
garnison africaine par la famille de leur chef,
et Lucien disait tout bas à Paul :
- Ça promet pour l’avenir, mon ami ; on ne
s’ennuyera plus à Tombouctou, désormais.
Mais, lorsqu'on arriva à l’endroit où tout à
l’heure on avait aperçu Chryséis, on ne vit
plus rien que le sable mou sur lequel étaient
empreintes les traces d'un passage de méharis.
... Et la nuit tomba tout d’un coup comme
la toile d'un drame dont le premier acte est
fini.
Les officiers ne riaient plus.
— Eh bien! Sigisbert, où était-elle, dit
M '• Rosita des moucharabiés de sa fenêtre,
en voyant approcher son frère. Elle herbo-
risait, n’est-ce pas?... Comme vous rentrez
tard !
— Que le diable vous emporte ! vous aviez
bien besoin de venir ici!
— Oh ! mon frère !
Et M"* Rosita devint cramoisie — ce que
personne ne put voir, car il faisait nuit.
Mais le colonel entrait dans la chambre, et si
peu physionomiste que fût la vieille fille, elle
fut terrifiée par l’expression de désespoir que
reflétait ce mâle visage.
— Catherine est perdue! dit-il, d’une voix
rauque : Catherine est enlevée par des Touareg
pillards! Dieu veuille que nous la revoyions
un jour!
Et, après un court silence :
— Et quand je pense, rcpril-il en serrant les
poings, quand je pense que c’est ta faute! la
tienne, oui, la tienne! quo si tu l’avais élevée
en femme raisonnable...
— Sigisbert, interrompit la muse en se
redressant en une pose tragique, ne brisez pas
davantage le cœur maternel que j’avais pour
votre fille. Les fleurs de ma jeunesse se sont
fanées sur son berceau, et si je pouvais chan-
1. Voir le o® 354 du Petit Français illustré, p, 8.
CHRYSËIS AU DÉSERT
15
ger mon sort contre le sien, je le ferais avec
joie.
— AU! si c'était possible! soupira le colonel
avec anxiété.
Djaoud
Comment sc passa la nuit, on le devine. Le
colonel, désespéré, mais no voulant pas encore
croire à l'enlèvement de sa tille, fit battre les
faubourgs de la ville et la ville elle-même ; des
rondes militairesaux flambeaux se succédèrent
jusqu'au jour, tandis qu'au bord du fleuve
les laptols armés de coupe-
coupe abattaient roseaux et mi-
mosas, et que de quart d’heure
en quart d'heure les sonne-
ries aiguës du clairon retentis-
saient aux quatre points de
l'horizon vide. Rien ne répon-
dit. rieu, sinon au loin, Umt à
fait au loin, du côté du nord,
les sourds rugissements du
lion, et vers l’ouest, dans lo
grand silence de la nuit, la
plainte incessante et majes-
tueuse des cataractes du Niger.
C'était fini : la jolie Chryséis
avait disparu, et une véritable
consternation avait remplacé
les sourires moqueurs de l'ar-
rivée. Qu'elle fût la proie d’un
marchand arabe qui vendrait
bien cher la chrétienne sur les
marchés de l'Est, ou que des
Touareg pillards en fissent leur
esclave et leur chien, que le
crocodile ou le lion l’eût dévorée, ou qu'elle se
fût noyée dans les roseaux perfides du fleuve,
le son de la pauvre petite n’était pas moins
affreux, et Paul Rozel, comme Lucien Charmes,
comme tous leurs camarades, regrettaient
maintenant leurs railleries, bien innocentes
pourtant.
Quant à M"‘ Rosita, sa nuit fut encore plus
mauvaise que la précédente. La vieille fille
adorait sa nièce, presque autant qu’elle s'ado-
rait elle-même, et les travers qu’elle avait don-
nés à Catherine la lui rendaient plus chère
encore. Comme elle vivait d'habitude dans un
nuage plus ou moins bleu ou rose, elle ne
savait rien de la vie, et ne se doutait nullement
des dangers que pouvait courir la pauvre
fillette. Mais elle comprenait cependant l'inquié-
tude de son frère, et se reprochait un peu au
fond, bien au fond, d’en être cause; et cette
idée, jointe à la crainte très sérieuse que
Le chameau s'enfuit d’une allure furieuse.
comme il dirigeait les batteurs de buissons du
fleuve, c'est Gobain qui dut le remplacer.
— Mon frère, dit la muse, en touchant le bras
du colonel.
—.C’est toi? fit, celui-ci en se retournant
brusquement. Qu’est-ce que tu veux?
— Voler à la recherche de ma nièce chérie,
de la vierge aux cheveux d'or que nous a ravie
un ennemi cruel. « Un cheval! un cheval! mon
royaume1.. ».
— Es-tu décidément folle? dit le colonel
furieux. Parle français : je n’ai pas le cœur à tes
balivernes.
— Eh bien ! ordonnez à ces hardis cavaliers
de me seller un de ces nobles animaux, vais-
seaux du désert, afin que je les accompagne...
Je ne puis plus supporter ma douleur.
M. Verduron, touché malgré lui, haussa
cependant les épaules :
— Tu es stupide, ma pauvre Rose, dit-il;
I la petite ne prît un rhume de cerveau et ne
j fût. piquée des moustiques en couchant à la
belle étoile, l’empêcha de dormir et lui suggéra
une héroïque résolution.
Au jour, elle sortit de sa maison, herméti-
, quement voilée de vert, et s'en fut à la
[ recherche de son frère. Elle le trouva vers les
tentes du convoi arrivé l'avant-veille, faisant
seller les méharis des spahis postiers, afin
d’envoyer un détachement dans la direction
de l'ouest, qu'ou avait négligé d'explorer la
veille. Jubier se trouvait naturellement désigné
pour le commandementde la petite troupe, mais
1. Citation de Shakespeare, dans Richard III. Ce roi. à la I vie, blessé et couvert de snnp. s’écrie: « Un cheval 1 un
bataille de Bosworth, qui devait lui coûter la couronne et la | cheval ! mon royaume pour un cheval ! »
16
i.r. pi:ti r français illustré
rentre chez toi, et laisse les soldats faire leur
métier. Vous, que l'on soit parti dans un quart
d'heure.
11 s’éloigna, et sa sœur le laissa partir sans
rien dire. Mais, dès qu’il eut tourné le dos, elle
revint aux soldats :
— Jeune officier, dit-elle à Gobain, vous avez
entendu : la tendre sollicitude de mou frère
redoute pour une jeune dame comme moi les
fatigues de l'expédition Mais il me connaît
mal; je loge un cœur d'homme dans un cœur
de femme, et j'ai été nourrie de la moelle des
lions!
— Sauf votre respect, madame, dit Gobain
poliment, c'était pas là une nourriture de
chrétien. Et c'est bien aimable à vous de m'ap-
peler officier, mais autrement j’aimerais mieux
que vous m’appelleriez sergent, qu'est mon
grade, parce que ça pourrait me faire » fourrer
à l'ours ».
— A l'ours ? fit M"* Rosita, un peu rèxœuse.
Cette métaphore m’échappe. Néanmoins, éeou-
tez-moi, monsieur le sergent : il faut que votre
courtoisie me permette de me joindre à vous.
Moi seule puis retrouver ma nièce.
— Vous pouvez la retrouver? s'écria Gobain
transporté. Bon sang de bon sang! Quelle danse
de jubilation il va pincer, le pauvre eolonel ! Vite,
vous autres, un chameau pour la vieille dame!
— La vieille dame ! murmura Rosita froissée.
A quoi pense ce jeune homme?
Mais elle se remit vite :
— Après tout, se dit-elle, ce doit être dans sa
pensée un terme de respect, comme patricien ,
dont la racine signifie père, ou archiduchesse,
dont le préfixe archt correspond à antique...
Mais j'éclaircirai plus tard ce point de linguis-
tique populaire, ainsi que ce mot à l'ours que
Chryséis pourra peut-être m’expliquer. L'essen-
tiel est de partir : Chryséis aux bras blancs, ma
fille bien-aimée, les dieux de l'Afrique australe
me guideront sur ta trace !
Décidément elle tenait à son Afrique australe.
Pendant ce monologue, le sergent l'avait hissée
sur un bât peu commode qui tanguait comme
une mer houleuse à chaque pas du chameau.
Ce n’était plus la commode litière de l'arrivée,
mais quand on va en expédition militaire, c’est
bien le moins qu'on dédaigne un peu ses aises.
Mlk Rosita le comprenait, d'ailleurs, et si elle
souffrait un peu du mal de mer, du moins elle
souffrait sans se plaindre. Au contraire, elle
tenait, avec Gobain, la tête de la caravane, et
ne cherchait qu'à activer la course de sou
méhari. La noble bêle n'avait pas besoin d'en-
couragement. On sait, en effet, ce que c’est
qu'un méhari: ils équivalent à nos plus coûteux
chevaux de selle, et leur éducation est longue
et difficile. L'Arabe soigne le jeune méhari
comme son enfant, et le brave animal le paie,
ensuite, au delà de ses peines. Leur course est
plus rapide que celle d'un cheval au galop, et
ils sont presque infatigables.
Aussi le sergent répétait-il à M11» Rosita :
— Faut pas l'exciter, madame; sinon il vous
jouera un tour.
— Un tour?... quel tour? finit-elle par dire à
la troisième objurgation.
— Quel tour? mais celui de vous faire aller
plus vite que vous ne voulez. Arous ne savez
donc pas combien c'est fatigant, le trot de ces
bêtes là? Les Arabes, qui y sont habitués, pour-
tant, ne le supporteraient pas sans les larges
ceintures doubles qui leur soutiennent le corps.
Par ainsi, vous ferez bien de vous calmer,
parce que le v'ià déjà qu’a l’air de s’emballer.
— Eh! que m’importe? s’écria la muse impa-
tientée. Me prenez-vous pour une femmelette?
Ne vous ai-je pas dit...?
— Oui, oui, fit Gobain en hochant la tète, que
vous aviez mangé toutes sortes de saucissons
pas ordinaires, mais pour ce que je vous dis là
vous pouvez me croire , la nourriture n’y fait
rien ; ne tarabustez pas trop Djaoud. C’est le
meilleur de la bande, du reste, et je flanquerai
deux jours à l’imbécile qui vous l’a donné; s’il
s’emballait, nous ne serions pas capables de le
rattraper, pour sûr.
— Eh! vous m'impatientez, sergent! s'écria
la vieille demoiselle. Pour vous prouver que je
ne crains rien, attendez...
Et détachant la longue épingle qui retenait
son voile vert, elle l’enfonça sans ménagements
dans l'épaule de Djaoud Celui-ci poussa un
bêlement de douleur, allongea ses jambes fines,
et s'enfuit d'une allure furieuse dans l'ouest,
pendant que M11» Rosita hurlait de terreur.
Un instant après, ce n'était plus qu'un point,
et Gobain, furieux et désespéré, activant sans
résullat hommes et bêtes, répétait avec rage :
— Faut donc que nous en perdions chacun
une? Jubier la nièce, moi la tante! et Iijauud
avec cela!... Me voilà propre!
Où I on manque d’égards envers Chryséis.
Que devenait Chryséis, pendant que Djaoud
emportait sa tante dans le désert immense?
Le colonel ne s’était pas trompé : c’étaient
bien des Touareg pillards qui avaient enlevé
sa fille.
Le plus cancre des écoliers de France, — en
admettant qu’il puisse y avoir des cancres dans
nos écoles, ce que je me refuse totalement à
penser, — sait ce que sont les Touareg et
quelles fonctions humanitaires ces braves gens
se sont données au désert. Cependant, quoique
ce soit parfaitement inutile, je vais faire comme
si mes lecteurs avaient besoin d’explications.
(A suivre.) G. M.
UN COLLÈGE ANGLAIS
17
Un collège anglais («»)’.
Les salles des Sciences.
A quelque distance >lu bâtiment principal, de
l'autre côté de la grande rue de Harrow, s'élè-
vent plusieurs constructions élégantes de
nance intelligente d'un ami, contiennent les
photographies des chefs-d’œuvre de la pein-
ture dans tous les pays.
Sur la muraille je lis cette inscription :
« D'après la volonté expresse du donateur, ces
Vue extérieure des salles des Sciences.
brique rouge, aux fenêtres ogivales encadrées
de lierre et de chèvrefeuille. D'un côté, sont
les salle des sciences, de l'autre sont la cha-
pelle de l'école et la Bibliothèque.
La salle des Sciences, appelée musée Butler,
du nom d'un des derniers proviseurs de
Harrow, est une fondation récente (1880). Le
musée comprend une précieuse collection
d'antiquités égyptiennes, minéraux, poteries,
pièces de monnaie, etc., dons de sir Gardner
Wilkinson. D'autres donateurs ont ajouté à
ces legs. Je remarque, sur les murs, o 'im-
menses albums qui, par un système ingénieux,
s'ouvrent sur un support mobile qu'un enfant
pourrait manier. Ces magnifiques volumes,
offerts aux élèves de Harrow par la préve-
albums demeurent toujours ouverts. La recon-
naissance demande un usage discret de ce qui
est librement offert. »
J'interroge le gardien de ce musée scolaire,
il m’affirme qu'il a seul la surveillance des
collections et que sa tâche est des plus
faciles.
Harrow Scliool est dotée, depuis 18(>o, d'uih-
Société scientifique. Des réunions ont lieu régu-
lièrement chaque quinzaine et, en élé, on fait
des excursions les jours de congé. Beaucoup
d'élèves se passionnent pour les sciences natu-
relles et, grâce â de nombreux loisirs et à une
liberté presque entière, arrivent à établir dv
riches collections de minéraux, d’insectes,
d'œufs d'oiseaux, etc.
î. Voir le u® 3b4 du Petit Français illustré p. 6.
18
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
La Bibliothèque.
La Bibliothèque, ou Vaughan Library, est
une des richesses de cette magnifique école de
Harrow où il semble que le travail doive être un
plaisir, la distraction naturelle d'un esprit
jeune, intelligent, que la règle n'astreint pas à
des tâches ennuyeuses. L'endroit est clair et
srai. Les hautes fenêtres en saillie montrent la
campagne verdoyante qui descend en étages
jusqu’aux plaines, les arbres touffus, les prai-
ries grasses oii les troupeaux de bœufs mettent
cà et là des taches blanches. La salle est ornée
de portraits d'anciens directeurs de Harrow,
figures graves et douces.
Ici, dans le silence des livres, en face de ce
riant paysage, les. studieux del’école, ceux que
n'attirent pas les gloires du champ de cricket
ou de football, viennent lire et rêver à leur
aise. Les plus jeunes ne sont admis qu'à cer-
taines heures de la journée, les aînés ont accès
libre et jouissent même du privilège d’em-
porter dans leurs chambres les volumes. Quand
ils quittent l’école, ils ajoutent au catalogue
un ou plusieurs numéros, en reconnaissance
des bonnes heures d’étude et d'intelligente
flânerie.
Nous entrons dans le petit temple protestant
de l'école. La lumière multicolore qui tombe
des vitraux éclaire les rangées de bancs polis
où, le dimanche, les élèves viennent prier à
côté des familles de leur directeur et des pro-
fesseurs. Sur les murs, des plaques de marbre
blanc rappellent le souvenir des auteurs
défunts de la prospérité de Harrow. Quelques-
uns sont représentés en un buste, un médaillon.
Une tablette conserve à la postérité les noms
des Harrovians tués en 1854 dans la guerre de
Crimée.
Notre guide, qui ne veut rien nous épargner,
nous entraîne encore dans le Speech Hall ou
salle de distribution des prix. La pièce est
vaste, demi-circulaire, la corde de l’arc étant
occupée par l'estrade où siègent les autorités
et par un orgue à l'usage des élèves. Sur les
gradins, un millier de personnes viennent se
presser le jour où les récompenses sont décer-
nées aux élèves. Cette journée voit la grande
solennité de l’année. Les puissants patrons de
Harrow Scliool arrivent de Londres avec leur
famille, en grand équipage. Le prince de Galles
lui-même assistait avec sa suite à la dernière dis-
tribution des prix. L’entrée de chaque personnage
est saluée, dans la salle, de hourras frénétiques.
Des discours sont prononcés, puis les prix sont
distribués au milieu des applaudissements
d'une jeune et tumultueuse assistance. Ces
prix consistent souvent en médailles d'or, dons
annuels de différents bienfaiteurs. Ainsi furent
fondés des prix de version latine, de mathé-
matiques, de version grecque, de vers latins,
de langues vivantes, etc.
La vie des collégiens anglais.
t'oyons maintenant quelle est l'existence de
ce jeune Harrovian, pour lequel furent édifiées
ces vastes et élégantes constructions où ont
été réunis tous les perfectionnements pratiques,
tous les accessoires de l’étude. D’abord, il ne
faut pas oublier que le master John HuU qui
fréquente les écoles publiques est d’ordinaire
un jeune aristocrate, par le nom ou par la for-
tune. 11 ne vient pas à l’école pour y conquérir
un diplôme qui sera un gagne-pain Son but
est d’y apprendre ce qu'il est nécessaire qu'un
homme du monde n'ignore pas. Il y ajoute par
coquetterie un peu de latin et de grec, pour
conserver une supériorité sur les fils des com-
merçants et des employés divers qui ne font
que des études primaires ou professionnelles.
Surtout il désire se préparer à la vie, devenir
un caractère, quelqu'un, et il travaille autant
à développer sa vigueur physique, son cou-
rage, sa volonté que son intelligence. Dans une
telle éducation, l'entraînement physique a
une grande part. Un professeur anglais disait,
en regardant ses élèves jouer au football :
>< J aimerais mieux les voir privés de deux
classes que manquer à une de ces parties-là. «
La culture morale est particulièrement
soignée. On enseigne aux enfants et aux jeunes
gens la droiture du caractère, la franchise,
l'energie. et une certaine assurance qui fait que
chacun a confiance en ses propres ressources
et est fier d'être lui-même et non pas un autre.
C'est dans cet esprit-là que furent dressés les
grands capitaines, les marins, les explo-
rateurs, les hommes d’État dont l'Angleterre
s’honore.
L'instruction ne vient qu'en troisième ligne,
et, alors qu'en France, elle est l'objet de tous
les soins de l'éducateur, elle semble n’être,
chez les Anglais, que le complément de l'édu-
cation morale.
C'est-à-dire que les collégiens anglais, aussi
bien à Harrow qu'a Éton et ailleurs, consacrent
peu d'heures au travail.
Les classes se terminent vers :i heures et les
élèves sont alors libres de s'en aller jouer au
cricket ou au football ou à la balle au mur,
jeu pour lequel sont construits des murs
spéciaux.
Deux fois par semaine ils jouissent d’un
demi-congé. Le dimanche est consacré aux
exercices religieux.
J’entre dans une des maisons habitées par
les élèves. Car l'internat-caserne est remplacé
ici par l’internat-familial, infiniment plus coû-
teux, mais aussi plus doux et plus agréable.
UN COLLÈGE ANGLAIS
(î
Les professeurs de l'école et le directeur
reçoivent chez eux de dix ù quarante élèves !
payant de 2 000 à 2 300 francs de pension. I
M " B. S., qui dirige une de ces maison. », comme
on les appelle, m'eu fait les honneurs avec une
gracieuse affabilité. J’apprends entre temps que
son mari, le professeur B. S., est un écrivain
distingué, auteur d’un volume sur Mahomet et
les Mahométans.
Je pénètre dans plusieurs chambres d’élèves,
même à trois élèves. Mais le dortoir n'existe
pas-
Nous descendons au sous-sol où se trouve le
réfectoire. Deux tables servent, trois fois par
jour, aux 40 élèves delà maison. Dans certaines
maisons, le professeur mange, avec toute sa
famille, à la table des élèves. Ce n'est pas le cas
pour M. B. S.
Le service est fait par des domestiques en
livrée.
Vue extérieure de la Bibliothèque.
Les pièces sont de petite dimension, meublées
simplement mais avec goût. Le lit est relevé,
pendant le jour, dans une sorte de placard.
Les cheminées sont garnies de fleurs, de por-
traits de famille, de souvenirs
Une pancarte annonce les concours de
football ou de cricket de la saison.
Sur une petite table l’élève a étalé ses
cahiers.
Au mur est accrochée une étagère où sont
rangés ses livres. Les rayons sont recouverts
par lui de rideaux d'étoffe abritant les volumes
de la poussière.
C'est ici que se font les devoirs. L’étude et
le maître d’étude sont également inconnus. Et
rien n'empêche lécolier d'emporter ses livres
et son papier sur le bord de l'eau, à l'ombre
d'un arbre, partout ou il lui plaît. Le règlement
exige seulement que le devoir soit fait pour la
classe.
Souvent, la même chambre sert à deux et
Le menu du repas de i heure, auquel j as-
siste, est simple : roaslbeef saignant avec
pommes de terre bouillies et choux, pudding
aux confitures. Comme boisson, la plupart des
élèves boivent de l'eau, d’autres de la bière ou
du lait. La nourriture anglaise est peu variée,
mais saine et substantielle. Dans les classes
moyennes de la société, elle se compose presque
uniquement de viandes rôties, de légumes
cuits à l’eau, sans assaisonnement, et de pud-
dings ,
Un élève me conte que, en dehors des repas,
les üarroyiaus font une grande consommation
de gâteaux II est généralement admis par les
parents qu’outre l'argent de poche un budget
spécial doit être accordé pour la pâtisserie.
Le spectacle est amusant, à la sortie de la
classe du soir, des écoliers faisant irruption
dans les rues de la petite ville, et se portant en
foule chez les pourvoyeurs ordinaires de leur
gourmandise. Comme costume, les Harrovians
20
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
portent une culotte grise, une veste' et un gilet
noirs et un chapeau de paille avec ruban bleu
fonce, couleur oftlcielle de l'école. Les grands
portent, en grande tenue, l'habit noir et le cha-
peau de haute forme.
Les sports et les grands jeux de plein air
occupent une large place dans les préoccupa-
tions de l’écolier anglais. Toute la nation,
d'ailleurs, est d'accord avec les jeunes gens
pour s'intéresser aux prouesses des joueurs de
mrket ou de football, des coureurs et des
rameurs. Le capitaine d'une équipe d'athlètes
jouit de la même considération, auprès de ses
camarades et de ses maîtres, que le fort en
thème de la classe.
Tout le long de l'année, des concours ont
lieu, qui stimulent l'ardeur des joueurs. Tantôt
les différentes maisons rivalisent entre elles,
tantôt les sujets les plus remarquables de
chaque maison s'unissent pour défier une école
rivale. ,
Ainsi l'émulation est constante et la passion
du sport est entretenue parla préparation des
différentes rencontres.
Les maîtres, loin d'arrêter l'enthousiasme
des élèves pour la vie physique, le favorisent,
considérant qu’une partie de ballon (football)
est le meilleur enseignement possible du cou-
rage. de l'initiative, de la courtoisie dans la
luile, toutes choses qui ne s’apprennent pas
dans les livres. 11 n’est pas rare de voir un pro-
fesseur revêtir le maillot de laine et se mêler
aux jeux de ses élèves, même à un âge assez
avancé.
Un grand progrès a été accompli en France
dans le sens de l’éducation physique. Nous ren-
voyons nos jeunes lecteurs, sur ce chapitre, à
l'article que nous avons publié dans notre
numéro de Pâques (exceptionnel hors série ;
n" i. — Pâques 1895), sur les Sports athlétiques.
S’il est un exercice où les Harrovians excel-
lent particulièrement, eux qui les pratiquent
tous, c'est le tir. Us sont considérés comme
presque invincibles et leurs succès ne se
comptent plus.
Us ont organisé, en outre, un corps de volon-
ln hou ralsonncnient. — Votre mère
vous a grondé ; vous êtes tenté de vous éloigner
d'elle et de bouder : au contraire, courez à elle,
jetez-vous dans ses bras, priez-la de vous par-
donner. Vous verrez comme vous aurez le cœur
plus tranquille.
Vous vous êtes disputé avec votre sœur : ne
lui en gardez pas rancune et ne vous endormez
pas, le soir, sans avoir fait la paix.
J'ai connu un jeune garçon, intelligent et
raisonnable, qui ne boudait jamais. Quand il
taires qui s'exercent régulièrement au manie-
ment des armes de guerre et prennent part,
chaque année, aux manœuvres d'Aldershot.
La musique à l’école.
Les distractions de Harrow School ne sont
pas uniquement des exercices physiques. J'ai
déjà mentionné la Société des sciences; il existe
également une Société musicale, pour la
musique instrumentale et vocale. Est-ce dans
cette société qu'ont été composées ces chansons
de Harrow que les élèves entonnent en chœur,
parles soirs d'hiver, aux veillées? Si la musique
en est parfois jolie, les paroles manquent
souvent de poésie, les sujets étant inspirés
par les occupations de l'écolier ou ses jeux,
matières peu poétiques. Cependant il en est
d'amusantes comme The Ducker, la Mare aux
Canards, du nom de la pièce d’eau où se baignent
les élèves de Harrow.
Mais la littérature harrovienne ne se limite
pas à des chansons. Harrow possède, comme
toutes les écoles publiques, son journal, The
Harrovian, douze pages de texte, sous couver-
ture bleu foncé, portant les armoiries de l’école.
Le texte, qui est en grande partie l'œuvre des
elèves eux-mêmes, comprend des renseigne-
ments sur le petit monde scolaire de Harrow,
des comptes rendus des réunions des diverses
sociétés, des pièces de vers avec des devises en
latin, des essais littéraires et de copieuses
informations sur les différents sports des Har-
rovians.
Ce journal, sous son apparence modeste, est
un puissant trait d'union entre toutes les per-
sonnalités qui s'intéressent à l'existence de la
grande école anglaise. Parti de ce petit coin de
Harrow où il est entre toutes les mains, on le
retrouve sur les tables des anciens Harrovians,
des hommes politiques, des jurisconsultes,
des pasteurs, partout affirmant ce grand carac-
tère de l'école anglaise, cette grande qualité
que nous ne connaissons pas assez dans nos
lycées et qui est une force : la sympathie entre
tous, la solidarité. G. S.
voyait que son frère, avec qui il se querellai
parfois un peu, était tenté de bouder, il lu;
disait : « Allons. Pierre, embrassons-nous,
oublions cela. Crois-tu qu’à, cause de ce petit
rien nous resterons sans nous parler jusqu’à la
fin de nos jours ?... Non, n'est-ce pas ? Eh bien,
puisqu'il en est ainsi, réconcilions-nous tout
de suite. Mieux vaut plus tôt que plus tard. »
11 embrassait son frère, qui se trouvait désarmé
par ce raisonnement et cette bonne humeur Ils
se mettaient à rire tous les deux. C’était fini.
LES FREDAINES DE MITAIZE
21
Les fredaines de Mitaize (sm*o'.
La promesse des beignets dissipa les derniers
nuages, et Mitaize courut à la recherche de son
oncle et de son frère. On soupa dehors, sous le grand
noyer ; les beignets à la croûte dorée, encore pétil-
lants de graisse, eussent disparu sans qu'il en
restât un seul, si M“ Le Mauduy n'en avait réservé
deux ou trois pour la petite Jeanne à qui Vernier
les porta en courant; puis Mitaize et Daniel rega-
gnèrent leurs chambres, presque aussi contents
l'un que l'autre de leur journéei
Le lendemain, Danielapportn livres et caliiers sous
le grand arbre où étaient placées, à demeure, une
table et des chaises rustiques, et M. Le Mauduy ne
critiqua pas cette organisation de la salle d’études;
il entendait ne point chicaner sur les détails et
sentait bien que lorsqu'il serait obligé de quitter
son élève, la présence même de Martial ne pourrait
empêcher celui-ci de gaspiller son temps à des
bagatelles. Distrait pour distrait, mieux valait donc
qu'il le fût en plein air, où la surveillance pourrait
s'exercer de loin, presque sans qu'il s'en doutât.
Le jeune garçon s'installa donc et son oncle
s'assit près de lui :
— Tu sais ce que j’ai promis à ton
père, mon ami, nous allons dresser
ensemble noire plan d'études, si
tu le veux bien. Je donnais des i
leçons à Martial Claudel, il viendra
dorénavant les prendre
ici; un peu d'histoire et
de géographie, quelques
versions; l'histoire natu-
relle, nous n'en parle-
i. Voir le n# 354 du Petit Français illustré, p. Z
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
22
rons que pour mémoire, nous avons le temps
de nous en occuper dans nos courses. Beaucoup
d'arithmétique; es-tu tort'?
Daniel baissa la tête :
— Pas trop, mon oncle.
— Je m’en doutais, mais comme il faut que
je connaisse ta force avant de faire venir
Martial . nous allons travailler ensemble.
Mitaize, elle, profitera de la leçon.
Mi laize arriva, les mains gardant des traces
de farine, se prenant déjà au sérieux dans son
rôle de ménagère; cependant, comme tout ce
qui était changement lui plaisait, elle se mit à
calculer d'assez bonne grâce, tandis que Daniel,
les yeux lixés devant lui, cherchait vainement
un résultat qui ne venait pas.
C'est que, par là, à quelques mètres, c'était
la forêt, et ses profondeurs mouvantes ; sur
la lisière, la petite maison du garde et les
enfants qui jouaient dans le jardinet; puis,
l’étang aux truites dont on devinait la place
entre les premières frondaisons, le déversoir
duquel s'échappait dans les prés en contre- bas
un mince filet d'eau irisé par la lumière.
Et voila que la solution du problème s’obsti-
nait à rester introuvable, que l’étude lui parais-
sait ennuyeuse, qu’il lui venait une irrésistible
envie de s’enfuir. M. Le Mauduy le devina, se
fit lire le problème, critiqua la marche suivie
et finalement donna une explication si claire
que Mitaize. triomphante, l’acheva la première
et cria - « J'ai trouvé », bien avant que Daniel
eût déposé sa plume.
— Combien trouves-tu, toi, fit-il?...
— Cinq mille quarante-neuf francs.
Il refit rapidement quelques chiffres et, d'un
air détaché :
— Tiens, moi aussi...
L'oncle jeta un coup d'œil sur son cahier et
d un ton sévère :
— Parce que tu l’as posé comme total sans
t’tnquiéter si tes opérations étaient justes, et
elles ne le sont pas. Je t’avertis qu’avec moi,
de pareils moyens n’aboutiront qu’à te faire
punir, car il ne s'agit pas d’employer tes
heures d’une façon quelconque, mais d'arriver
à réaliser des progrès. Pour la première fois,
je me contente de t'avertir; un autre jour, je
punirai.
— Mais e'est trop difficile, oncle.
— Un peu de calcul oral, alors.
Ceci alla mieux, chacun des enfants ayant la
présence de l’autre pour stimulant. Dany se
trouvant dépité d’entendre Mitaize compter
plus vite que lui, Mitaize faisant tous ses
efforts pour le dépasser, et la leçon de calcul
donna de meilleurs résultats que le début ne
l’avait fait prévoir. Puis, Mitaize rentra à la
maison pour prendre sa couture, Daniel ouvrit
son histoire et en revit consciencieusement les
premiers chapitres. Il fallait pouvoir répondre
tout à l’heure et il ne se souciait pas d'être
puni, pas plus que de paraître moins fort que
le camarade qu'on lui annonçait.
Quand il eut terminé sa tâche, M. Le Mauduy
se leva :
— Vacances complètes maintenant, dit-il.
Voyons, sois franc, est-ce donc si dur, le
travail?
— C’est toujours dur pour moi, répondit
Daniel, mais aujourd'hui, cela a encore assez
bien marché.
— Cela marchera bien ou mal selon que tu
auras ou non de la bonne volonté, mon ann ; je
compte donc que tu en montreras toujours et
que je n’aurai à envoyer à ton père que des
notes excellentes. Va t’amuser, à demain la
version latine.
U courut, tout d’une haleine, jusqu'au ruis-
seau qui alimentait l’étang aux truites, sur le
bord duquel Yermer lui avait aidé à installer
un petit moulin, et, se jetant sur l’herbe toute
semée de silènes roses, il s'étendit sur le dos,
les mains soutenant sa tête, comme s'il se fut
reposé de quelque terrible besogne, et si décidé
a ne pas bouger que, malgré lui, ses yeux se
fermèrent et qu’il s'endormit profondément.
L'heure du dîner venue, on le chercha par-
tout, on l'appela, rien ne répondit et, comme
un fermier venait en hâte appeler M. Le
Mauduy près de sa femme malade, tante Marie-
Anne. très contrariée du retard de Daniel,
proposa de dîner sans lui.
Mais son mari, devinant son inquiétude, n’y
consentit pas. Tout à coup, on entendit la voix
de Mitaize qui arrivait en criant le long du
ruisseau, poursuivie par Daniel, les poings
levés. Yermer se précipita et retint le petit
garçon au moment où il rejoignait sa sœur, et
il reçut à La place de celle-ei le coup de poing
qui allait l’atteindre.
— Eh bien ! que signifie? s'écria l'oncle...
— C’est Mitaize...
— C’est Dany...
— Expliquez-vous tranquillement, si vous
pouvez. Depuis quand un garçon bien élevé
frappe-t-il sa sœur?..
— Mon oncle, c'est elle qui a commencé, je
vous assure, j’étais là-bas, bien tranquille...
— Je crois bien, il dormait, interrompit
Mitaize, narquoise..
— Je fermais les yeux, voilà tout... alors, elle
est venue me chatouiller le nez avec de l'herbe.
— Comme si j'aurais seulement pu essayer
s’il n’avait pas dormi comme un loir...
— Je me suis levé en colère et je lui ai dit
de finir.
— Tu m’as dit : « Finis ou tu recevras un
| soufflet », et je t'ai répondu . » Je me moque de
I toi et du soufflet », je m’en moque encore, je ne
l'ai pas reçu, continua-t-elle en le bravant du
regard.
— Non, c'est Yermer qui a été frappé à ta
place, ttt tante Marie-Anne indignée; vous avez
été aussi déraisonnables l'un que l'autre, vous
serez donc punis tous les deux.
Les enfants, surpris de cette sévérité inat-
tendue chez la vieille dame toujours si indul-
gente, n’essayèrent pas de résister ; ils dînèrent
en silence et se mirent à leur besogne, sans
qu'on eût besoin de le leur ordonner de nouveau.
M“ Le Mauduy, les voyant occupés, en profita
pour se livrer il divers rangements Intérieurs;
du reste, Yermer mettait dans le verger des
supports aux pommiers trop couverts de fruits
et, en passant près de lui, sa maîtresse lui
avait recommandé de l'appeler de suite, si les
enfants faisaient mine de s'éloigner.
Ils n'y pensaient ni l'un ni l'autre, paraissant
faire assaut de bonne volonté, ce qui ne les
empêchait pas de causer A voix basse :
— Mitaize, je ne viens pas à bout de ma
version, je ne liens pas le sens...
— Qu’est-ce que cela fait, dit-elle avec la
plus grande tranquillité, est-ce que tu te figures
que l'oncle y verra quelque chose'? c'est pour
se donner des airs de savant, ce qu'il en fait,
voilà tout.
— Mais, ma sœur, pour être médecin, on
fait ses classes.
— Pour être garde forestier, on n'a pas
besoin de les faire, déclara-t-elle ; mais toi, tu
n'es qu'un trembleur. Je te dis qu’il n'est pas
capable de voir si ta version est lionne ou
mauvaise.
— Et s'il le voit ?
— Eh bien ! il grondera... la belle affaire! et
nous serons là pour écouter le sermon.
— Je serai puni...
— Ce ne sera pas la première fois.
— Mitaize, tu m'exaspères, je voudrais te
sentir à ma place.
Elle se leva, oubliant toute prudence.
— Je ne suis pas mieux que toi, bien sûr ;
c'est ta faute si nous sommes ici, et tu ne
te figures qias que je m'amuse dans ce vilain
trou....
— Moi, je m’y amuse, et s’il n’y avait pas
les devoirs, je crois que je m'y plairais tout
à fait.
— Mais vuilà, il y a les devoirs, ricana-t-elle,
et un tas d’autres choses gênantes, il n'y a
pas à dire, mon pauvre Dany, nous sommes
en pénitence tous les deux. Tiens, voilà un de
mes mouchoirs ourlé; pas bien... oh ! ça non.
mais tant pis, je ne tiens pas à ce que cette
vieille méchante femme soit contente.
— Il faut être juste, Mitaize, elle n’est pas
méchante du tout ; nous lui causons pas mal
d’embarras, tu penses, et elle n’a pas l'air d’y
prendre garde.
— Parce qu'elle est très flattée d’avoir chez
elle les enfants du docteur Servaize. Je parie
qu’elle a raconté à toutes les commères des
environs que papa est un grand médecin pari-
sien. Et puis, ils ne sont pas riches, je l'ai
entendu dire à la bonne, et ils ne doivent pas
être fâchés de recevoir l’argent de notre
pension.
(A suivre). P. F.
« Fais-moi songer, sans faute, à te donner demain un morceau
de sucre ».
Le lendemain, à la première heure, Félèphant avait fait un
nœud à son mouchoir 1
24
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
Bégaiement lunati«|ue. — Un fait bien
curieux elait signalé dernièrement à un journal
anglais- par un de ses correspondants de Béuarès.
D’après l’observateur, la lune semblerait exercer
une influence sur le bégaiement. Ainsi un bègue
aurait remarque que plus la nuit était claire
et plus son parler était obscur, tandis qu’au
contraire, plus la nuit était obscure et plus sa
parole était claire. — Mystère et astronomie !
* *
Clieval sauteur. — Jusqu'ici les plus beaux
sauts de chevaux que nous eussions vus dans les
cirques ne dépassaient pas lra,50; mais il parait
qu'un cheval américain du nom d 'Ontario laisse
bien loin derrière lui ses congénères les mieux
doués. Ce cheval extraordinaire aurait, en effet,
franchi un obstacle de 2“,10 de hauteur, avec un
cavalier de 70 kilogs en selle.
Nous espérons bien que si l'on exhibe quelque
jour le fameux cheval dans les cirques d’Amé-
rique, son heureux propriétaire voudra bien lui
laisser faire un saut jusqu'en France.
*
* *
Chiens «le guerre ambulanciers —
Pourquoi n’emploierait-on pas, pour la recherche
des blessés sur les champs de batailles, les chiens
qui dans les montagnes savent si bien retrouver
les voyageurs égarés?
On vient de faire, aux États-Unis, des expé-
riences très concluantes à ce sujet. Ainsi l’on a
vu un chien retrouver en une demi-heure huit
hommes couchés au milieu des buissons et simu-
lant des blessés. A chaque nouvelle découverte, le
chien venait retrouver son maître et le conduisait
auprès de l’homme étendu sur le sol.
De plus, on a imaginé de munir ces chiens
d'une sorte de bàt portant une lanterne élec-
trique, ce qui permettrait aux soldats des ambu-
lances de faire des recherches en pleine nuit en
suivant leur chien.
*
* *
Maximes. — La rue qui s'appelle Demain
conduit a la place Jamais (proverbe espagnol).
Il faut faire non ce qu’on a du plaisir a faire,
mais ce qu’on sera content d’avoir fait.
REPONSES AUX QUESTIONS DU NUMERO 351.
I. Anciennes mesures.
Avant l'adoption du système métrique, la toise était, en
France, la principale unité de longueur. Elle s© divisait en 6
pieds , le pieds en 12 pouces , le pouce en 12 lignes, la ligne en
12 points. — Comparées aux mesures actuelles de longueur,
les anciennes valent la toise, 1® 9i9, le pied, 32 cm. 484;
le pouce, 2 cm. 107; la ligne, 2““ 256 — L’aune, unité pour
la mesure des étoiles. valait 1" 188 La lieue de poste, valait
3 898 mètres.
II. Mots francisés.
En Russie, l'empereur porte le nom de tsar-, son palais à
Fausse* nouvelles (par notre câble spé-
cial) — Nous apprenons que le célèbre docteur
Bomba est en train de mener à bonne fin des
expériences de laboratoire pour la vaccination du
canon Krupp. Si les théories du savant ne sont
pas démenties par les faits et s’il trouve la faci-
lité de les appliquer librement dans la pratique,
il arrivera-^ans doute à rendre, par inoculation,
le Krupp inoJTfensif.
Bizarreries «lu langage. — Sur un trans-
atlantique ;
h Les cabines sont bien petites, dit un passager
à son voisin.
— Comment! monsieur, nous sommes au
large et vous vous plaignez d’être a l’étroit! »
REPONSES A CHERCHER
Lettres iucomuies. — A chacun des huit
mots suivants, ajouter une leltie qui n’y soit pas
déjà contenue, et différente pour chacun d’eux, de
façon à former huit noms de couleurs :
Orge. — Élu. — Toile. — Ret. — Jeun. —
Nager. — Clan. — Roi.
*
* *.
Étymologie. — Quel est l’origine de l’excla*
malion « Hourrah ! »
*
Curiosité liistori<fue — A quel époque
l’expression « Bête comme la paix » fut-elle très
répandue en France ? De quelle paix s’agit-il
dans cette expression ?
Charade.
Mon premier est daus la grammaire,
Chapitre : Adjectifs possessifs.
Mon second dur, ardu, sévère,
Dans la mer forme les récifs.
Mon tout, un empire d’Afrique,
Nous vient, dit-on, des Sarrazms;
Son roi, despote, tyrannique,
Est en guerre avec ses voisins.
Moscou est le Kremlin ; ses édits s'appellent des ukases , les
grands soigneurs sont des boyards , les distances se mesurent
eu verstes , les paiements se font en roubles, on kopecks , les
condamnés reçoivent le knout.
III Mot carré.
ORAGE
ROMAN
AMONT
GANSE
ENTER
Le Gerant: Maurick TARDIEU.
rouie demande de cl, nullement i ods-esse do,l lire accompagnée de l'une des derniei-es bandes, et de bO centimes en timbres-poste.
8' année. — N° 356.
10 centimes.
21 décembre 1895.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
En route vers le Pôle, — Le petit NoCI des explorateurs.
26
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Chryséis au
Les Touareg, au singulier Targui, sont des
peuplades étranges qui habitent le Sahara : ils
ont la peau blanche, parfois même les yeux
bleus, ce qui est chez eux un signe de pureté
de race, et par conséquent de noblesse. Us sont
vêtus d'étoffes de coton d’un bleu très foncé,
qu'on fabrique au Soudan ; ils se coiffent d’une
pièce de même étoffe qui forme turban, visière
et voile : ce dernier trait leur est particulier;
les yeux seuls sont visibles entre les deux plis
de ce masque presque noir. L'éclat du soleil, et
sa réverbération sur le sable, ont sans doute
donné naissance A cet usage, si bien ancré
aujourd'hui dans les mœurs, qu’un guerrier
targui ne quitte pas même son voile pour dor-
mir, et croirait commettre une grave inconve-
nance en laissant voir ses traits. Par contre,
les femmes sortent à visage découvert, et ont
beaucoup d’autorité ; elles sont généralement
plus instruites que leurs maris, et ceux-ci les
respectent assez pour n’avoir jamais qu’une
épouse. Us comprennent plusieurs classes ; des
nobles ou guerriers, des serfs et des esclaves,
ceux-ci nègres ou captifs de guerre Des peu-
plades entières sont leurs tributaires, et souvent
sont durement opprimées. Les Touareg sont
des peuples essentiellement pasteurs, et, parmi
leurs nombreux troupeaux, le premier rang
appartient aux méharis splendides qui font
leur orgueil et qu'ils préfèrent de beaucoup aux
chevaux. Mais là n'est point la principale
source de leurs revenus, et c’est ici que je
reviens à leur rôle au désert.
Ce rôle, mal apprécié par quelques esprits
chagrins, est tout d’humanité. Une caravane
passe-t-elle, lourdement, pesamment chargée?
Vite, le Targui s'offre à la soulager; quatre,
cinq, dix chameaux, selon l’importance du
convoi, passent avec leurs bagages au pouvoir
de la tribu, qui, en échange et par bonne amitié,
escortera courtoisement ses nouvelles connais-
sances jusqu'au territoire du clan voisin. Là,
un nouveau cadeau assure aux voyageurs les
bonnes grâces des maîtres du pays, lesquels
imiteront leurs frères. Grâce à cette coutume
patriarcale, qui rappelle un peu les agissements
de certains seigneurs féodaux ou de quelques
brigands espagnols ou napolitains, la caravane
arrive à destination sans encombre, et nota-
blement diminuée, ce qui est toujours appré-
ciable pour les gens pressés, que retardent trop
facilement d'embarrassants bagages. Que si un
convoi malappris refuse d’offrir aux amis v oilés
les petits présents traditionnels, ceux-ci ne
désert (Suite)'.
répondent plus de rien ; justement froissés de
ce manque .de délicatesse, ils s'entendent avec
les tribus voisines, et... dame! il peut se
faire que la caravane n’arrive pas du tout au
terme de son voyage. Ce n’est pas la faute des
Touareg, peuvent-Us, en bonne justice, faire
la police du désert au profit de gens qui ne
paient pas ? Ceux-ci en ont pour leur argent ;
c’est bien fait pour eux.
Cela posé, on comprendra combien ils avaient
dù être blessés de la façon d’agir du dernier
convoi destiné à Tombouctou. Non seulement
on ne s’était pas adressé à eux pour éclairer la
route, mais, par uneindigneméflance, chameaux
et voyageurs étaient solidement protégés : les
spahis meharistes étaient armés jusqu’aux
dents, tout comme les soldats indigènes qui
escortaient les djemels chargés de vivres et de
munitions. Conséquences ; d’abord les Touareg
avaient été frustrés des « cadeaux » ordinaires;
ensuite on leur avait témoigné une injurieuse
méfiance; enfin, comme ils n’avaient pas osé
attaquer un aussi imposant cortège, les chiens
de Français avaient passé sans encombre. Cela
criait, vengeance : c’est évident.
Aussi le chef de la tribu qui nous occupe, le
très noble Sidi-el-Iladj, avait-il pris immédia-
tement ses mesures pour venger cet outrage
national Le colonel Verduron était un très
brave et très habile officier, mais il était venu
depuis peu d'Europe, et n'avait pasles traditions
militaires de l’armée d'Afrique, notamment sur
le doublement des sentinelles. On entend par
la le système par lequel les vedettes forment
une chaîne double de cinquante pas en cin-
quante pas, de façon que ni homme ni bête ne
puisse pénétrer à leur insu dans le campement
qu’elles gardent. Il en était de même pour la
dénudation du pays, que le colonel n’avait pas
ordonnée, et qu'eu ces régions il faut faire avec
le plus grand soin, l'ennemi se servant le plus
souvent des buissons et des herbes hautes pour
dissimuler sa présence.
C'est de ces différentes circonstances que
Sidi-el-Hadj avait profité. Avec une petite troupe
de guerriers choisis, il s'était approché très
près de la ville. On ne s’était pas aperçu do ses
mouvements, .parce que les Touareg opèrent
de préférence la nuit, et que ceux-ci, au
contraire, bravant sous leur voile l'ardente
réverbération du sable, avaient profité de
l’heure de la sieste pour traverser l’espace
découvert où tout Tombouctou aurait pu les
voir. Fuis ils s’élaieul lapis dans une de ces
1. Voir le n# 355 du Petit Français illustré, p, H
CHRYSÉIS AU DÉSERT
27
vastes excavations naturelles qui abondent
autour de Tombouctou; et là, cachés par un
bouquet de palmiers, lentisques, mimosées de
toutes sortes, ils avaient attendu patiemment
le moment d'un coup de main.
Aussi, quand Chryséis, pour son malheur,
s'était approchée du fatal fourré, Sidi-ol-Hadj
n'avait pas même eu besoin de faire un signe
à ses guerriers. Cette jolie petite fille en toilette
élégante, ce n'était peut-être pas le profit, mais
c'était certainement la vengeance, car il était
bien évident qu'elle occupait un rang élevé
chez les rouinis. Quoi qu'on fil d'elle, on aurait
toujours montré à Sldi-Verdurou qu'on ne se
jouait pas im-
punément d'un
chef targui.
D'ailleurs , il
fallait bien se
contenter de
Chryséis com-
me butin, car
presque aussi-
tôt un gros de
cavaliers fran-
çais se montra
vers la ville,
des sonneries
de clairon se
firent entendre,
un remue-mé-
nage inusité
agita le camp
français et Sidi-
el-Hadj pressa
ses guerriers, qui firent voler les meliara sur
le sable.
Mais la pauvre Chryséis, ficelée dans un
burnous, jetée comme un paquet en travers de
la haute selle de Sidi-el-Hadj, la pauvre Chryséis
n'était point à la noce, et ses impressions de
voyage s’enrichissaient là d'un chapitre qu’elle
n'avait pas prévu, et qui ne lui paraissait pas
drôle. Les conditions dudit voyage étaient, en
effet, déplorables. Outre qu'être jetée, jambes
de-ci, tète de-là, en travers d'une selle, n'a rien
de délicieux en soi, le méhari avait allongé le
pas et pris le grand trot ; — lisez le grand galop
d'un cheval qui aurait des jambes de deux
mètres; — et il secouait la malheureuse enfant
de façon à lui rompre les os. Telles on voit de
tendres feuilles de laitue dans un panier à
salade étincelant agité par une main vigoureuse,
telle était la fille du colonel Verduronsurle cou
du méhari de son ravisseur (ceci est une compa-
raison pastorale imitée directement d'Homère).
De plus, mille circonstances pénibles augmen-
taient ses souff rances : le burnous, qui semblait
avoir servi à toute la tribu, exhalait une odeur
complexe de poil de chameau, de graisse de
mouton et de crasse humaine, qui soulevait le
cœur; la boîte de fer-blanc dansait au bout de
sa courroie, et retombant eu cadence sur les
reins de la captive, martelait douloureusement
le côté qui échappait aux bonds du méhari.
Rien ne manquait, en un mot, aux charmes de
la promenade.
Cependant la fillette elle-même était plus
étonnée, indignée, que. très épouvantée de
l'aventure. Très énergique au fond, elle n'avait
ni perdu connaissance, ni essayé de s'échapper
du burnous; elle sentait d'ailleurs que tout
effort pour se
dégager serait
inutile. Mais,
pour employer
un mot de Ju-
bier, elle m-
ijeail ni dedans ,
si l'extérieur
était à peu près
calme. Être en-
levée, passe :
cela donnait
même au voya-
ge d'Afrique un
certain ragoût
qui n'était pas
sans charme;
d’ailleurs elle
pourrait ainsi
prendre des no-
tes très curieu-
ses pour son grand travail ethnographique, et
son père ne la laisserait certes pas longtemps
en captivité. Mais être enlevée avec un tel sans-
gêne, enveloppée dans un manteau malpropre,
secouée comme on secoue les colis fragiles
sur nos grandes lignes de chemins de fer,
cela, c'était au-dessus de ses forces et passait
toutes les bornes. Aussi se promettait-elle bien
de dire sou fait au malappris qui traitait ainsi
une Française et une bachelière.
... C'est en pleine nuit que la troupe arriva
au douar. Les cavaliers firent agenouiller les
chameaux, et mirent pied à terre. Et, tandis que
les esclaves prenaient soin des bêtes, le cheik
déballa Chryséis.
Débarrassée du manteau qui l'étouffait, la
fillette apparut, toute rose de colère — et de
chaleur — les cheveux ébouriffés, se secouant
comme un oiseau au bord du nid. et tout joli-
ment éclairée par le feu qui brûlait au milieu
du camp. Autour de ce feu, les femmes s’ôtaient
groupées, comme elles le font souvent, le soir,
pour chanter et jouer de la rebaza1, et l'arrivée
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
28
des guerriers avec leur butin avait interrompu
le concert. Chrvséis formait donc le centre d'un
cercle dont les mille yeux s’intéressaient à ses
moindres mouvements, comme à ceux d'une
bète curieuse. Elle ne se démonta pas, et, d’un
regard circulaire, lit le tour de l'assistance.
Cela n'était point banal, d'ailleurs. Au premier
rang du cercle, Sidi-el-Hadj s'appuyait fami-
lièrement sur l'épaule d'une jeune femme,
assise à ses pieds : une grande et belle créa-
ture, à la peau blanche, aux veux bleus,
signe de noblesse, aux magnifiques cheveux
d’un blond doré, lière et élégante de traits et de
taille : M ’ Sidi-el-Hadj, en un mot, de son petit
nom Aouka. Et tout autour d’elle Chrysêis vit
le même spectacle : les guerriers deboul, voilés,
grands, élancés, presque terrifiants dans leur
aspect mystérieux; et, près d’eux ou a leurs
pieds, des femmes aux cheveux et aux
yeux clairs, « blanches comme des chré-
liennes, » vraies fleurs du désert écloses dans
les sables de feu. De beaux enfants se jouaient
m tour du brasier, ou riaient dans les bras de
leurs mères; tandis qu'au plus haut du ciel la
■ ne blanche versait sur le désert sa lumière
d'argent : c'était uu tableau inoubliable...
.Mais Chrysêis n'était pas en train d'admirer
. pittoresque du campement ; cela se comprend
:u peu, vu sa situation particulière. Toute à
*011 exaspération, elle se tourna vers le cheik,
qu'elle reconnut tout de suite pour le maitre de
céans, et lui adressa la parole a\ ec une véhé-
mence et une indignation qui parurent beau-
coup amuser le Targui. Dans ses yeux durs,
qui brillaient seuls entre les plis de son voile,
passait une gaîté inaccoutumée en écoutant les
reproches et les adjurations passionnées de la
fillette. Il se pencha et dit un mot à Aouka, qui
éclata de rire, et toutes les femmes firent
chorus ; quant aux guerriers, ils ne rient
jamais, mais on vit leurs yeux sourire.
Chrysêis vit qu'oil se moquait d'elle, et sa
rage redoubla. Elle frappa du pied, et s’avan-
çant furieuse vers le cheik, lui mit sous le nez
ses deux petits poings fermés.
Cette pantomime se comprend dans toutes
ies langues ; mal en prit à Chrysêis de l’avoir
employée; Aouka se dressa, blanche décoléré,
et lui asséna deux soufflets qui lui apprirent
que l’air du Sahara vaut au moins autant que
le fer Bravais pour développer les muscles des
jeunes femmes.
Quant au cheik, il souriait toujours, mais
sou regard était devenu très dur, et, sur un mot
de lui, Aouka lit un signe : deux esclaves
bronzés saisirent Chrysêis, lui ficelèrent les
pieds et les mains malgré ses cris et sa résis-
tance, et remportèrent comme une plume, loin
dans l'ombre des tentes, à l'autre exlrémitéidu
campement. Là, ils la jetèrent sur le sable, à
côté des chameaux endormis, et la laissèrent
seule exhaler sa colère et son désespoir.
Merced.
C'était la nuit, la nuit d'Afrique, splendide et
silencieuse; la lune avait fui, là-bas, derrière
les collines du couchant, mais l'écrin divin
diamantait de tous ses feux l'étendue immense.
Les étoiles paisibles luisaient comme des
flammes dans le ciel sombre, et sur le désert
endormi tombait une fraîclieurpresque glaciale.
Rien de brusque, en effet, comme le change-
ment de température du jour à la nuit daus
ces pays secs et sans nuages, où les brumes de
l’air ne viennent pas s'interposer pour empê-
cher le rayonnement de la chaleur terrestre.
I.à-bas, derrière les tentes, à côté des bêtes
endormies, la fille du colonel se tordait sur le
saille, dans un paroxysme de rage exaspérée.
Ses liens lui meurtrissaient les membres; elle
avait froid sous ses légers vêlements; mais,
plus cruellement que le froid et que ses meur-
trissures, elle ressentait l'affront qu'elle avait
reçu. Souffletée! on l'avait souffletée, elle!
Et c’était une femme sauvage, une femme de
voleur, qui l’avait ainsi traitée! Et on l'avait
jetée là, avec les animaux, comme une ferraille
au rebut, sur un signe de cette créature !
Elle en criait de colère, et des larmes perlaient
dans ses yeux assombris. Oh! si elle la tenait,
cette Aouka!. . Mais que ces cordes lui faisaient
donc mal1 et comme elle avait froid!... Qu'al-
lait-elle devenir, au milieu de ses ravisseurs?
que feraient-ils d'elle ?... Et la terreur se glis-
sait maintenant dans ce cœur orgueilleux, une
vraie terreur de petite fille craintive... Et, n'y
tenant plus d’effroi et de désespoir, elle se mit à
gémir tout haut :
— J’ai peur, mon Dieu, j’ai peur!.
— Chili ! tais-tou ne réveille pas fi-s maîtres,
ils te battraient, dit en sabir, tout près d'elle,
une voix très douce, une voix d’enfant.
Une forme svelte et mignonne se dessina
plus noire dans les ténèbres, tandis qu'une
main petite, mais adroite, desserrait les nœuds
de ses poignets
— Qui es-tu? dit Chrysêis stupéfaite Défais
les nœuds tout à fait : ne comprends-tu pas
qu’ils me gênent ?
Elle avait si bien l'habitude de commander,
l'aimable enfant, que le naturel reprenait tout
de suite le dessus.
— Oh! si! je le comprends, répondit la voix
avec un rire contenu Mais si je les défais, je
serai battue aussi, sans que tu y gagnes grand'-
chose : c'est inutile
Les yeux de Chrysêis s’habituaient à présent,
et distinguaient la silhouette d’une fillette
mignonne, plus jeune qu’elle probablement,
tant elle paraissait délicate et fragile. Elle s'assit
sur le sable à côté de la captive, et, l'aidant à se
soulever, l'appuya contre elle, ce qui soulagea
un peu Cliryséis. Puis elle l'enveloppa, et elle-
même en même temps, d’une couverture mince
et usée, mais que la prisonnière apprécia à sa
valeur
— Là! dit-elle alors, es-tu mieux?
— Oui, je te remercie. Mais j'ai grand'faim.
Chez Cliryséis, l'estomac ne perdait jamais
ses droits : elle estimait, avec assez de raison,
d'ailleurs, que ceux-là sont au moins aussi
imprescriptibles que les Droits de l’Homme. Sa
compagne, sans avoir un égal développement
intellectuel, semblait à ce sujet partager sa
manière de voir, car elle répondit :
— Nous allons souper ensemble; j'ai apporté
mon dîner, que nous partagerons, et nous cau-
serons en même temps.
Elle lui mitunedattedansla bouche, en riant
gentiment. Cliryséis n'avait pas envie de rire,
et trouvait pénible de recevoir la becquée
comme un baby : mais elle n'avait pas le choix
et l'estomac criait désespérément. Elle accepta
donc les dattes de sa compagne, sans lui rien
dire de désagréable, ce qui était très beau de sa
part, pendant que la fillette jasait :
— Je suis Espagnole, moi. Toi, tu es Fran-
çaise, à ce qu'il me semble ; lu ne me comprends
peut-être pas très bien, parce que je vois que tu
ne sais guère le sabir; mais tu t'habitueras el
nous causerons bientôt facilement.
« Tu t’habitueras I » Cette idée saugrenue fit
sauter Cliryséis :
— Je no m'habituerai pas du tout, répliqua-
t-elle sèchement. J'espère bien ne pas rester ici
assez longtemps pour cela. Tiens! cette datte
est véreuse : ne pourrais-tu les mieux choisir?
— Je ne les choisis pas; on me les donne
quand il en reste... En voici une autre... Tu \
resteras peut-être bien plus que tu neveux, ma
pauvre amie. Ainsi, moi, il y a quatre ans que
je suis l’esclave d'Aouka, deux ans que je suis,
en réalité, la servante de toute la tribu : je
t’assure pourtant bien que je n’aurais pas été
fâchée de m’en aller depuis longtemps.
G. M.
(A suivre.)
Les étrennes du facteur.
Il y a quelques années, j'eus la curiosité. |
de savoir ce que pouvait exactement rapporter
« les. étrennes » au facteur, à ce quotidien et
infatigable serviteur, qui, mieux que le gen-
darme, aurait dû être surnommé Pandore, lui
dont la boîte contient indistinctement toutes
les bonnes et les mauvaises choses !
Quand on s'apitoie sur le dur service de cet
humble employé et sur l’exiguïté de ses appoin-
tements, les malins clignent de l'œil et disent :
« Pas beaucoup de fixe, c'est vrai, mais ces
gaillards-là ont les étrennes !... »
Je voulus savoir une bonne fois pour toutes
quel pactole roulait dans leur caisse pendant
cette fin de décembre, et je revins de mon
enquête légèrement déconfit.
Non ! ce n'est pas gai d'aller porter des calen-
driers aux gens, et ce n'est pas non plus aussi
lucratif qu'on le pense. D'abord, le public a la
manie de faire revenir plusieurs fois le collec-
teur. Est-ce pour reculer le plus loin possible
une échéance? Est-ce avec la mauvaise arrière-
pensée que l'intéressé se lassera? Toujours
est-il que dans les maisons bourgeoises la
é bonne répond souvent trois ou quatre fois de
suite ; ■< Madame n'est pas là... Monsieur ne m’a
pas laissé d'ordre... repassez! »11 n'est pas rare
que ce soit « madame » elle-même qui ouvre la
porte et affirme, dans son négligé du matin,
que la patronne n'y est pas. Le facteur, qui a
fait signer la veille à son interlocutrice un reçu
de lettre chargée, dissimule un sourire, salin-
poliment et s’en va. A la quatrième visite i!
« étrennera « enfin. Les pièces de cent sous, dan
la classe moyenne, indiquent déjà des doua
teurs très généreux ; elles sont rares. Combien
de locataires payant 3 et 4 000 francs de loye.
se contentent de donner 2 francs, t franc même !
C'est à n'y pas croire.
Aussi le facteur n’aime-t-il pas beaucoup la
collecte aux étages inférieurs. Il prétend que
souvent on y froisse son amour-propre. L’un
d'eux me disait : <• On n'en a pas pour ses humi-
liations. » Par contre, tout en haut de l'escalier,
on le reçoit comme un ami, on lui donne tout
de suite, sans ambages, la pièce qui lui est réser-
vée, en l'accompagnant d’une poignée de main.
En proportion, les pauvres donnent infiniment
plus aux facteurs que les riches, et cependant
ils reçoivent bien moins de lettres.
A Pafis, l'arrondissement de Cocagne poul-
ie facteur, c’est celui de la Bourse. Là, il y a
un tas de grosses administrations, de maisons
de banque et de commerce qui inscrivent les
étrennes postales dans leur budget de fin
d’année. L’employé qui les paye exécute un
ordre, il n’y a donc pas lieu de balbutier et de
tourner son képi entre ses doigts pour entrer
en matière. Les quartiers du centre rentrent
plus ou moins dans cette heureuse catégorie
30
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
mais dès qu’on s'éloigne, la récolte devient
plus maigre et plus pénible.
Si le facteur des lettres n’est pas toujours
enchanté, que dira le facteur des imprimés,
■7/ '
qui passe en second, etle facteur du télégraphe
qui arrive en troisième?
J'ai eu la curiosité de suivre un de ces der-
niers dans une partie de sa tournée, voici les
résultats :
La rue de l’Abbaye tout entière nous a
rapporté 7 francs 33 centimes. Dans une maison,
le concierge nous a interdit l’entrée ; dans une
autre, le cerbère nous a permis de sonner au
rez-de-chaussée, mais défendu de monter aux
divers étages. Je tairai le nom de ces obscurs
niais cruels pipelets, qui mériteraient cepen-
dant bien d'être désignés à la vindicte des
rapins.
Le tiers de la rue du Four-Saint-Germain a
rendu quinze francs- La rue Bonaparte est
habitée par un certain nombre de députés,
sénateurs et autres hommes publics, qui font
assez grand usage des télégrammes; à la date
de notre visite, aucun îles législateurs n’avait
| donné d’étrennes au facteur des télégraphes,
sauf un qui avait remis cinq francs. Un autre a
l’habitude de remettre dix centimes à chaque
petit bleu qu’on lui porte... des douzièmes
provisoires!...
Tout cela n'est pas brillant, mais il y a tant
et tant de monde à Paris, qu’à force de récolter
quarante sous par-ci, dix sous par-là, la tirelire
se remplit tout de même et, quand on la brise
le jour de l’an, entre camarades du même ser-
vice, les postiers y trouvent encore, suivant les
quartiers, de "200 à 400 francs pour chacun, et les
télégraphistes de 30 à 150 francs, après prélè-
vement du prix des calendriers fournis.
Celui qu’il faut plaindre pour de bon, ce n’est
donc pas surtout le facteur parisien, c’est le
facteur rural qui, par le froid et la neige, va
chercher ses gratifications de ferme en ferme.
A l'approche du jour de l’an, il otfre un aspect
curieux. Son sac déborde de lettres et de jour-
naux : il a en outre deux ou trois paquets ficelés
qu'il porte au bras ou au bout d'un bâton, plus
le sac de toile contenant les calendriers à dis-
tribuer. Il ne peut, comme son collègue de la
ville, commencer sa tournée plusieurs semaines
à l’avance ; le paysan n'est jamais pressé de
délier les cordons de sa bourse r il faut le
prendre à propos, le jour où le mot « étrennes »
est dans toutes les bouches. Le piéton arrive,
dépose sa charge de mulet, s'essuie le. front,
souhaite la bonne année et offre son calendrier.
Le paysan feint de confondre le facteur avec le
colporteur marchand d'almanachs, il débat le
prix. Enfin on tombe d’accord pour une pièce
de cinq sous. Tope là! en voilà pour jusqu'à
l’année prochaine.
La moyenne des étrennes des facteurs ruraux
n’atteint pas cinquante francs.
G. T.
L.« r <’■(<■ cle -Xoël eu Moravie. — En j
Moravie, quand vient la Noël, des pauvres !
gens, descendus des montagneuses frontières
de la Hongrie, s'en vont à travers les petites !
villes, les bourgs et les villages, promenant et !
montrant de maison en maison une crèche |
où figurent les personnages traditionnels : I
l'Enfant-Jésus, la Vierge et saint Joseph, les
rois mages et l’âne et le bœuf. Partout ces
pauvres gens sont bien accueillis, et, en
échange du pieux spectacle qu'ils accom-
pagnent de Noëls populaires chantés sur d'an-
ciennes et naïves mélodies, ils reçoivent quel-
que menue monnaie, des gâteaux et des fruits.
LA NOËL EN MORAVIE
La fête de Noël en Moravie- ^D'après une composition de A. Mucha.)
32
LIC PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
Les fredaines de Mitaize (smie)'.
Daniel parut surpris :
— -le suis certain qu’on ne paie pas pour
nous, dit-il, et il ne faut pas dire cela, Mitaize,
l'oncle ne nous a emmenés que pour rendre
service à papa.
— Fameux service, riposta-t-elle; moi, je
suis bien décidée à ne pas m’éterniser ici ; hier
encore, je pensais pouvoir m'y plaire, mais je
vais écrire à maman de nous rappeler.
— Comment feras-tu parvenir ta lettre ? à
moins d'être un oiseau, il te faudra la donner
au facteur devant tante Marie-Anne.
— Que les garçons sont stupides ! lit-elle,
comme si Venner n'était pas là !... C'est lui
que je chargerai de porter mon billet au fac-
teur, sur la route, en le priant de l'affranchir.
— Tu as donc de l’argent, toi ?...
— Certainement, j’ai emporté ma bourse ;
tu l'as fait aussi, je pense ?
— Oui, mais il me reste à peine quelques
francs ; j’avais presque tout dépensé ces der-
niers temps.
Il hésita une seconde, puis ;
— Dis donc, Mitaize, si tu écris, ne dis pas à
maman trop de mal de l’oncle et de la tante ;
elle les aime beaucoup, cela lui ferait de la
peine, et puis elle ne te croirait pas...
Mitaize haussa les épaules avec dédain ;
— Je lui dirai ce qu'il faudra, dit-elle de son
ton le plus sec, et le collégien n’insista pas.
Son naturel un peu lourd le prédisposait à
subir toujours l'influence d’autrui, et c’était
une des contradictions de son caractère, d’ha-
bitude si rebelle à la règle et à l’obéissance.
Tante Marie -Anne avait reparu en secouant
les derniers grains de poussière incrustés sur
son tablier. Elle donna un coup d’œil et un
encouragement au travail du petit domestique,
puis elle regagna sa place ordinaire et déroula
son tricot :
— Avez-vous fini, mes enfants?...
— Oui, ma tante, fit Marguerite avec effron-
terie, Dany vient d’achever et il lie me reste
que deux ou trois points à faire.
— Voyons cela... oh! fillette, quels ourlets !...
mais la plus petite élève de notre école de
village plierait mieux les siens.
— Cela se comprend, ma tante, ces petites
apprennent leur métier, moi je n’ai pas besoin
de savoir coudre.
M“ Le Mauduy croisa ses bras sur son fichu
à frauges :
— Mais tu déraisonnes, ma fille, s’écria-t-elle,
car je ne veux pas croire que tu te moques de
moi. Qu'es-tu donc pour n’avoir pas besoin de
savoir travailler? Te figures-lu que, si tu ne
sais pas te servir toi-même, tu seras capable
de commander? Ilien ne prouve même que tu
auras jamais à commander; bien d'autres que
toi, élevées dans l'aisance, se sont réveillées
pauvres et ont dû tirer parti de leur travail.
Tu n’es pas sotte, tu es vive, adroite, et tu
lie veux pas te servir de ces qualités, tu
n’écoutes aucun conseil, et, au lieu d’apprendre
ce que je cherche à te montrer, tu préfères
perdre ton temps. Ce n’est pas répondre aux
désirs de ta mère, et, si tu continues, je pen-
serai que tu as un bien mauvais cœur.
La petite retenait ses larmes à grand’peine ;
très sérieusement, elle croyait déroger en
s'appliquant à un modeste travail d’aiguille ;
jamais les fillettes qu’elle rencontrait aux cours
ne parlaient entre elles d’autres tâches que de-
leurs leçons de piano ou de dessin ; deux ou
trois brodaient sur de la peluche ou termi-
naient une tapisserie achetée échantillonnée.
C’était tout. Aussi ce n'était pas sans un secret
mépris qu’elle voyait sa mère occuper ses
heures, dans sa chambre de malade, à de fins
raccommodages ou à des travaux de couture;
ces habitudes laborieuses lui paraissaient un
reste d’éducation campagnarde dont M“ Ser-
vaize, si distinguée pourtant, n’aurait pu
se défaire ; elle en souffrait pour sa mère
comme d’un défaut dont celle-ci n’avait point
conscience, et toutes les exhortations de la
jeune femme étaient restées sans effet. Mes-
demoiselles telle ou telle ne travaillaient pas
de leurs doigts ; elle ne travaillerait pas davan-
tage, sa petite cervelle vaniteuse l’avait ainsi
décidé sans appel.
M” Le Mauduy la regardait tristement,
se demandant, comme se l’était déjà demandé
son mari, si Ton pourrait mener à bien l’œuvre
entreprise ; déraciner les idées fausses, décou-
vrir le bon sentiment auquel on pourrait
s’adresser pour toucher la petite, rendre enfin
celle-ci moins orgueilleuse.
Certes, elle avait bien élevé Laure Servaize,
mais que lu tâche avait été facile. Laure était
douce, aimable, obéissante ; pourquoi la maladie
la forçait-elle à remettre en des mains moins
attentives que les siennes la surveillance de
ses enfants?... Pourquoi la foire aux vanités
tient-elle aujourd’hui ses assises partout, et
pourquoi fallait-il que les enfants eux-mêmes
fussent admis à y figurer ?...
Mais ce n’était point le procès des temps
1 . Voir le u° 355 du Petit Français illustre, p 21
LES FREDAINES DE MIÏAIZE
33
qu'il fallait instruire, mieux valait essayer de
guérir Mitaize de l'orgueil démesuré qui la
rendait insupportable, sans qu'elle s’en doutât.
Elle prit donc les deux mouchoirs et commença,
sans rien dire, défaire les ourlets mal cousus.
— Ma tante, je ne pourrai certainement pas
mieux, déclara Mitaize d'un ton agressif.
— Cela ne te fait pas honneur, ma mie, mais
puisque tu me le dis, je te crois; aussi vais-je
refaire de suite ces ourlets: j'ai l'intention de
faire taire pour reconnaître bravement ses
torts ; elle préféra donc laisser croire il
M“ Le Mauduy qu elle ne savait réellement pas
assez coudre, et se borna à suivre attentive-
ment la marche du travail qui s'achevait.
Cependant, M. Le Mauduy débouchait du bois
et Daniel, repris decertaines craintes, commen-
çait à regretter de s'être donné si peu de peine;
il le regretta bien davantage quand le vieil-
lard, débarrassé par Fermer de son bâton ferré
Mm“ Le Mauduy prit les mouchoirs pour défaire les ourlets mal cousus
donner ces mouchoirs à Fermer, et je ne veux
pas l'humilier en lui laissant croire que je les
lui donne parce que je n'en voudrais pas moi-
même.
Mitaize se mordit les lèvres :
— Vous êtes trop bonne pour lui, ma tante!...
— l’as du tout. Fermer fait énormément de
besogne; il ne ménage pas ses peines, et je
tâche de l’en récompenser de temps à autre
par de légers cadeaux. Ce ne serait pas bien
de lui donner des objets de rebut.
Cette fois, la petite fille baissa la tête; tante
Marie-Anne avait frappé juste en lui faisant
pour ainsi dire toucher du doigt le ridicule de
ses prétentions. Ce n'était plus Mitaize qui
dédaignait une besogne trop humble à son
gré, c'était la propre besogne de Mitaize qu'on
dédaignait; c'était presque Mitaize elle-même.
Son amour-propre se révoltait, contre la
leçon, et elle n'était pas encore disposée à le
et de son manteau, eut pris place dans le large
cercle d'ombre formé par les branches du
noyer.
Ce ne fut pas un sermon, comme disait
Marguerite, qui accueillit le travail du pares-
seux, mais un franc éclat de rire :
— Oh! oh! Daily, mon garçon, quel galima-
tias! Avoue que tu as eu des distractions et
que tu n'as pas travaillé du tout. Enfin, par ce
beau soleil, tu as des excuses, ne serait-ce que
celle de me sentir loin... mais, puisque, tous
ces jours-ci, je devrai m'absenter pour voir
ma malade, je me suis arrangé de façon à ce
que mes sorties ne nuisent pas à la régularité
des heures d’études. L’instituteur de Saint-Jean
viendra tous les matins te donner une leçon
de deuxheures, que Martial partagera. Une fois
par semaine seulement, Fermer vous conduira,
à la ville, chez un professeur du lycée.
Mitaize adressa à sou frère un coup d'œil
t.K PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
Ai
cl une grimace qui signifiaient clairement :
" Avais-je raison, est-il capable de corriger
un devoir latin? »
Mais le malin vieillard, qui n'avait rien perdu
île leur pantomime, continua :
— Pourtant, comme il serait impossible de
présenter à un professeur une copie comme
celle-ci, je reverrai les thèmes et les versions,
cela me rappellera mon jeune temps.
Daniel se résigna d’assez mauvaise grâce à
cet arrangement ; ce compagnon qu'on lui
imposait l’ennuyait fort, pourvu, au moins,
qu'il ne fût pas trop avancé... bah! un petit
paysan, ce n'était guère probable. Mais, en y
réfléchissant bieu, il allait lui rester une bonne
partie de ses journées, et il suffirait de bien
employer sa matinée pour être libre le reste
du temps.
11 se résolut donc à tenter un véritable effort
pourdompter sa paresse et arriver à un progrès.
Le lendemain, à l'arrivée de Martial et du
maître annoncé, il se mit à l’œuvre avec une
docilité extrême et, au grand étonnement de
l'oncle, M. Gérard se déclara satisfait de ses
deux élèves.
« Feu de paille » pensait M. Le Mauduy.
Mitaize pensait de même, très vexée au fond
de cette lubie de M. son frère; Dany travailleur
ne serait plus Dany, c'est-à-dire le garçon facile
à mener qu'il était, le camarade toujours prêt
aux amusements de toute espèce. Ab ! la vie
serait agréable, s'il fallait le voir s'appliquer à
des devoirs insipides, lutter d'émulation avec
ce petit Martial, au lieu de s'unir tous les deux
pour jouir de ce qui, en somme, était des
vacances, et forcer les deux vieillards à les
laisser tranquilles !
Enfin, elle le laisserait à ses bonnes résolu-
tions. cela ne durerait pas, elle en était sûre.
En attendant, le lendemain était jour de
congé complet, on partait de bonne heure avec
M arl ialet ses trois petites sœurs pourles hauteurs
de la Bure. AI. Le Mauduy, en passant, verrait
sa malade et rejoindrait la bande un peu plus
lard dans le bois de la Crenaie, où l'on devait
trouver quelques gamins de Saint-Jean, appelés
comme renfort pour rapporter les paniers
remplis de myrtilles.
Daniel se réjouissait franchement et Margue- |
rite elle-même daigna trouver l'expédition à
son gré. Avant de se coucher, elle vaqua même
sans bruit à quelques apprêts que l'entrée de
sa tante lui fit interrompre très vite, el elle se
mit au lit, pour ne faire attendre personne
quand l'heure du réveil sonnerait.
Dès l'aube, Marguerite étail debout, vêtue de
son sarrau le plus froissé, comme sa tante le
lui avait recommandé, car la récolte des
myrtilles ne va pas toujours sans quelque
dommage, quelques taches noires aux vête-
ments, quelques déchirures de ronces ; mais
lorsqu’on fut prêt, que Martial et Yermer eurent
poussé jusqu'à la maison forestièrepour presser
les marmots en retard, Mitaize grimpa l’escalier
; en courant et reparut, deux minutes après,
étroitement enveloppée de son manteau de
pluie.
— 11 fait frais ce matin, ma tante, je prends
mes précautions.
M”" Le Mauduy approuva du geste en lui
criant : Bonne promenade ! mais la fillette
n'entendait plus, elle rejoignait en courant le
groupe qui tournait déjà le coin de la route
forestière.
On marchait d’un bon pas, sauf Daniel qui,
toujours peu pressé, s'attardait à couper des
baguettes dans les baies, lançait des pierres
aux corbeaux qui sautillaient dans les champs
ou agaçait devant les fermes les chiens de
garde qui tiraient sur leurs chaînes en aboyant.
Marguerite, très digne, avait ouvert une
vaste ombrelle rouge, ne se trouvant sans
doute pas assez abritée par son chapeau de
paille, et, comme on passait le long d'un pré,
quelques vaches levèrent la tête, prises
d'inquiétude.
— Marguerite, ferme ton ombrelle, fit JL Le
Mauduy, le troupeau de Saint-Jean est par ici.
— Je ne suis pas peureuse, mon oncle.
— Fais ce que je te dis, n’est-ce pas, ordonna-
t-il en la regardant de celte façon à laquelle on
ne résistait pas.
Elle obéit donc lentement, à regret, puis
elle se mit à faire tourner sur son épaule
l'ombrelle repliée pour bien montrer qu'elle
n'obéissait qu'autant que la chose lui plaisait.
Mais, de l'autre côté de la haie de clôture, un
peu en contre-liant, un trot pesant martelait le
terrain, et, comme on passait devant une large
trouée dans la haie, la tète menaçante du
taureau apparut, le mufflo couvert d'écume,
les cornes en avant, prêt à foncer sur le chemin.
(A suivre). P. F.
Arithmétique pratique.
Mamx’elle Victoire ayant prié Camembor d'aller lui chercher
des pommes de terre ù la ferme, le sapeur s'empresse, mais ne
peut s’empêcher de trouver la route longue et le soleil cuisant.
Heureusement qu’au Iota il aporçoil une auberge. .
— Tiens, dit Anatole à son ami François, vcux-lu que je
te prouve que la somme d’un tas de petits nombres tout petits
peut être très grande ?
— Je veux bien, répond François.
Resuite de la même.
Ce qu'il fallait démontrer (C. Q. F. I).),
36
I.E PETIT FIIANÇAIS ILMJSTHÊ
Variétés.
ltainl>ou» ooine^Ühlo*! -- Ou croit géné-
ralement que les bambous ue peuvent être utilisés
dans nos pays que pour la fabrication des cannes
ou des meubles. Or, un médecin français qui en
cultive, dans le département de Maine-et-Loire, a
fait cuire les plus jeunes et les plus tendres
pousses de ces végétaux ; il les a accommodées à la
sauce blanche (comme des aperges?) et a linipar
leur trouver une saveur analogue à celle des choux
de Bruxelles (!) mais plus line. Un autre avantage
de ce comestible serait d’être sain, facile à digérer
et très économique.
On sait, d’ailleurs, que les Chinois et les Japo-
nais consomment le bambou d'une manière habi-
tuelle et ne s'en trouvent pas mal, ce qui est fort
possible, mais constitue tout de même une faible
recommandation. Depuis que des voyageurs ont
raconté que les Célestes ne dédaignaient pas de
jeunes chiens confits dans l’huile ou des sangsues
accommodées a la sauce tomate, beaucoup de
gens ont gardé quelque méfiance a l'endroit de
la cuisine des pays d’Extrême-Orient.
* *
Les famines dans l'Inde. — Nous avons
de la peine à nous imaginer, nous autres Euro-
péens qui vivons dans des pays où les chemins de
fer et la navigation répartissent si rapidement les
produits de la terre, que des milliers d’individus
puissent mourir en même temps de faim. Et |
cependant cela n'est que trop vrai pour certaines
contrées. Ainsi dans l'Inde, on a compté, depuis
cent-vingt-deux ans, plus de dix-sept grandes
famines.
Madras perdit 200000 habitants sur 500000 en
1832-33.Eu 1837, dans l'Inde septentrionale, il y
eut au moins 800000 victimes; en 1860-1861,
dans le Nord-Ouest, il périt au moins 500000 per-
sonnes. En 1865-1866, a Orissa seulement, il est
mort un million d’individus.
Ces épouvantables famines, qui rappellent les
grands fléaux du moyen âge, sont dues le plus
souvent à la sécheresse. Il suffit, en effet, de la
cessation précoce des pluies pour faire manquer
la récolte du riz, qui constitue presque la seule
alimentation des indigènes.
Contre le» gerçure», — Avec l’hiver et
par les temps froids, les mains et les levres se
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 355.
I Lettres inconnues.
Orge et u font rouge
Elu — b — bleu
Toile — v — violet
Ret — v — vert
Jeun — a — jaune
Nager — t — grenat
Clan — b — blanc
Roi — n — noir
Il Étymologie.
Selon lnttré, l’exclamation « Hourrah! » vient du slave
hu-raj, qui signifie « au paradis u, d'après 1 idée, très générale
chez toutes les races guerrières, que l'homme qui meurt eu
combattant va droit au paradis.
Toutefois, on a propose une autre explication d'apres
laquelle urafi, serait l'impératif du verbe turc urmak, qui
signifie « tuer ». Les janissaires, rangés en ordre de bataille.
gercent et se coupent. Voici la recelte très simple
d’une bonne pommade qui guérit les gerçures et
qui peut même en prévenir la formation : cire
vierge, 12 gr. , huile d’olive, 66 grammes. Faire
fondre la cire sur un feu doux; y ajouter l'huile;
bien mélanger et laisser refroidir.
* *
ItabyhtM plioloseaphe — Notre ami, de
passage a Pans ces jours derniers, est allé pren-
dre une vue de l’Arc de triomphe. Ayant avec soin
disposé son objectif et réglé la mise au point, il
élève la main vers le monument et, grave, lui fait
cette recommandation suprême :
« Et maintenant, attention: ne bougeons plus! »
* *
Réponse à tout. — Le fusilier Pitou va
chez un pharmacien demander du laudanum pour
son colonel :
— On ne donne pas du laudanum au premier
venu.
— Mais je ne suis pas le premier venu, puis-
qu'il y avait six personnes avant moi!
— Oui, mais il faut une ordonnance.
— Mais puisque c’est moi l’ordonnance du
colonel !
Le pharmacien, affolé, a donné le laudanum.
REPONSES A CHERCHER
Petit c»s»e-têt.c. — Avec chacun des groupes
de lettres suivants former un mot; puis mettre les
mots trouvés dans un ordre tel qu'ils forment un
très connu et trèsjoli vers de Voltaire :
etelospis ce cargo la tes la tes evasig que C a pitres au.
Etymologie» florale» — D’où vient le
nom de Souci, et comment s’écrivait autrefois le
nom de cette plante ?
*
* *.
Qiie»tion littéraire. — Parlant d’un per-
sonnage très insinuant, quelqu’un veut faire à ce
sujet une citation, et dit :
« Laissez-] ui mettre un pied chez vous,
Il en aura bientôt mis quatre. »
Pourquoi ces deux vers ainsi travestis sont-ils
absurdes, et comment faut-il les rétablir?
poussaient ce cri devant tours chefs pour sommer ceux-ci de
les conduire an combat
Il résulterait do cotte dernière étymologie, que l'cxclama-
tion que les Allemands emploient aujourd hui dans le sens de
« Vivat! » signifie exactement A mort ! »
III. Curiosité historique.
Par le traité d'Aix-la-Chapelle, signé en 174-S. et qui mettait
fin à Ijt guerre dite de la Succession d’Autriche, la France de
Louis XV et do M" de Pompadour faisait, sans compensation
et.avèc une générosité naïve, te sacrifice de ses plus belles
conquêtes. L'opinion publique, en France, ne s'y trompa pas,
et, apres les premiers jours de satisfaction et même d allé-
gresse, ce dicton courut sur toutes les lèvres . u Bête comme
la paix. »
IV. Charade.
Maroc.
Le Gérant: Maurice TARDIEU.
Toute demande de changement d dfiresse doit être accompagnée de l une aes dei'meres bandes et de 50 centimes en timores-poste.
8' année. — N" 357.
10 centimes
28 décembre 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
i/abonneibnt : ON a», six fbancs Armand COLIN & C“, éditeurs étranger vit — parait craque sahedi.
Part du 1er de chaque mol*. 5, rue «le Mézièrcs, Paris \ Tou* droit* réservé*.
Chryséis au désert. — La valse finie, la malheureuse dut passer à la polka.
38
LE' PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Ghryséis au
— lieux ans!... servante delà tribu! s'écria
Chryséis suffoquée. Mais tu devrais comprendre
que je ne peux pas rester ici deux ans, ni
servir ces gens-là, moi, je n’ai pas été élevée
pour c ela. Comment peux-tu faire des compa-
raisons pareilles ?
— Que tu aies été élevée ou non pour cela,
le cheik n'v regardera guère, fit la petite en
secouant la tète. Mais je ne fais pas de compa-
raisons, je t’assure : je vois bien que tu es une
demoiselle. Moi, je n'ai guère été instruite,
parce qu'on n'a pas pu m’envoyer à l’école.
Chez nous, à Xérès de la Frontera, nous étions
devenus très pauvres, parce qu’il y avait une
vilaine petite bête qui avait mangé toutes nos
vignes2. Alors mes parents ont vendu leurs
terres, qui ne valaient plus rien, et qui du reste
n'étaient pas grandes ; et nous sommes venus
en Algérie, chez les Français du pays d'Oran,
pour cultiver l'alfa sur les plateaux. Seule-
ment, nous sommes allés le plus au sud possi-
ble, parqe que les terrains n'y sont pas chers.
En attendant que nous en trouvions d’assez
bon marché pour nous, nous nous louions aux
propriétaires ; moi je coupais déjà très bien
l’herbe dure. Mais voilà qu'une belle nuit, la
ferme alsacienne où nous étions pour le
moment est attaquée, incendiée - un massacre,
une horreur, enfln ! C’était une tribu de Touareg,
qui faisaient une razzia. Le père Kessner et la
bonne mère Salomé ont été égorgés ; mon père,
ma mère, tués en voulant me défendre, et moi,
emmenée pêle-mêle avec les troupeaux : le
cheik me voulait pour amuser sa fllle Aouka.
J’avais onze . ans alors, j’en aurai bientôt
quinze. L'année dernière, Aouka s’est mariée
avec Sidi-el-Hadj, et nous sommes venus dans
le sud : vojlà ! Seulement la vie est dure, ici,
car Aouka n'est, pas bonne, et je suis, comme
je te l’ai dit, la servante de tout le monde.
Chryséis ne répondu pas tout de suite : évi-
demment ses réflexions étaient amères. Enfin
elle reprit :
— Que veulent-ils faire de moi? le sais-tu?
— Une esclave, comme moi, répondit la [
petite Espagnole. Je les ai entendus discuter j
là-dessus : le cheik voulait te vendre aux mar-
chands arabes qui vont vers l'Égypte, mais
Aouka n'a pas voulu ; elle ne me trouve pas
assez forte pour tout faire, et d'ailleurs elle a ;
déclaré qu’elle te voulait, que tu lui plaisais.
Cela 11e veut pas dire quelle sera bonne pour
toi, au contraire.
I Voir le n° 35C du Peut Français illustre, p iü.
i. Le phylloxéra.
3 Lévriers arabes très féroces et chasseurs.
désert (Suite) 1 ■
— Elle me plaît aussi, répondit Chryséis,
les dents serrées, et si je pouvais l'étrangler
de ma main, je n’y manquerais pas.
— Santa Virgen! veux-tu te taire ! s'écria la
pelile, effarée, en faisant un signe de croix.
Te voilà juste comme elle quand elle est en
colere!... As-tu soif? j'ai un peu de lait.
— Donne... Qu’il est mauvais! c'est l'ordi-
naire de chaque jour, cette espèce de nour-
riture ?
— Je 11'en ai pas toujours autant : il m’est
arrivé de voler des os aux slouguis3.
Chryséis frissonna. Quelle vie allait être la
sienne!... Oh! mais, cela ne durerait pas
longtemps, heureusement ! et son père vien-
drait bientôt la délivrer. Son père ! quelle joie
de le revoir! d’être arrachée par lui à cèt
enfer! Pour la première fois elle s'aperçut
qu’un père est parfois bon à quelque chose...
Ses idées tournèrent là-dessus : certaine
d’ètre délivrée avant peu, teuaiit même la
chose pour faite, elle cessa de s'inquiéter de
sa situation , et l’élève chérie de tante Rosita
reparut tout d'un coup.
— Qu’est -ce que c’est que ees gens-là?
demanda-t-elle à brûle-pourpoint. Des Numides
ou des Gélules ?
— Des quoi? fit l’autre, ahurie. Ce sont des
T 0 tiare g pillards, des tijouad ‘, quoiqu’ils
soient en ce moment dans le sud. Ils viennent
du llarrar et y retourneront sans doute.
— Je ne te demande pas cela, fit Chryséis
impatientée; une cuisinière m'en dirait autant.
Je te demande leur origine : sont-ce des restes
des anciens Numides, descendus au désert
pour fuir la domination étrangère, ou de ces
Gétules lybiens dont parle l'histoire, à la peau
blanche, aux yeux bleus, aux cheveux blonds,
qui, se mêlant aux envahisseurs puniques,
formèrent la race des Liby-Pliéniciens ?
— Je n'en sais rien du tout, dit l’Espagnole
de plus en plus étonnée. Ce sont peut-être bien
les derniers, puisqu’ils sont blancs, et que chez
eux, c’est un signe de grande race que d’avoir
les yeux bleus.
— C'est probable, alors. Sais-tu ce que j'ai
pensé? C’est une opinion qui est de moi, et
que j’ai développée tout au long dans ma
grande étude sur les races africaines. C'est que
ces Gétules étaient des Gaulois, et qu ainsi 0:1
s’explique...
— Je suis bien bête, ma pauvre amie, inter-
rompit très gentiment la petite esclave, mais
4. Les Touareg du nord prennent le nom de itjauad ou
nobles , par opposition aux tribus du sud , do raco plus
mélangée
CHRYSÉIS AU DÉSERT
39
je t’avoue que je ne comprends rien du tout à
ce que tu me dis. Ce sont probablement des
choses au-dessus de mon intelligence.
— Et de ton éducation. Si tu avais été élevée
comme moi...
Et la fille du colonel se mit à raconter orgueil-
leusement sa vie à sa nouvelle compagne,
l'éblouissant de tableaux grandioses, l'assom-
mant du programme de ses éludes, l'écrasant
de comparaisons insolentes. La fillette écoutait
comme un enfant écoute un conte de fées. Et
peu à peu une idée s'ancrait dans cette petite
âme très humble,
très bonne et très
droite : c'est que
lacaptiveétaituiie
personne infini-
ment supérieure
â elle sous tous
les rapports, mo-
raux et même phy-
siques, une per-
sonne néanmoins
peu agréable com-
merelations, mais
surtout, surtout,
une personne qui
avec son éduca-
tion et son tour
d'esprit, allait se
trouver horrible-
ment malheu-
reuse dans sa
nouvelle condi-
tion. (Car, il faut
l'avouer, Merced
était quelque peu
sceptique à l'endroit de la délivrance pro-
chaine dont Cliryséis parlait comme d’une
chose déjà faite.) Cette dernière pensée domina
toutes les autres, et la bonne petite fille, en-
laçant tendrement sa compagne de ses bras
frêles, lui dit tout bas :
— Je t’aiderai le plus que je pourrai dans ta
tâche, et je ferai en sorte qu'on me batte au
lieu de toi. Comment t’appelles-lu'? Moi je me
nomme Merced.
Cliryséis hésita un instant, puis avec un
soupir :
— On m'appelle Catherine, dit-elle.
Tidi-hou, fils des dieux.
main de l'enlèvement de sa nièce, égarée en
plein désert, entraînée par le fantasque Djaoud
dans une direction inconnue.
Or ce jour-là même, une tribu de nègres
Bambaras, alliés de la France, pêcheurs et
chasseurs, étaient allés prier les féliclies de
protéger leur pêche. Un de leurs chefs les
guidait.
C'était un superbe prince, mais le plus singu-
lier échantillon de race sang-mêlé qu'on pût
voir : en un mot ni nègre, ni mulâtre, ni quar-
teron, mais pie. Oui, pie, tacheté de noir et de
blanc, ce qui était
fort avantageux
pour lui, car ce
type étant peu ré-
pandu, la rareté en
fait le prix et l’on
arrive, chez les
Bambaras , assez
vite à l'état de
divinité. C'était le
cas ici : Tidi-hou.
fils des dieux, était
à peu près dieu
lui-même. Au
physique, c'était
un grand et bel
homme à la mine
hautaine qui, par
un raffinement de
coquetterie assez
singulier , pou-
drait à blanc ses
cheveux crépus ;
le reste de sa toi-
lette était, par
contre, beaucoup moins xvme siècle. Une dou-
zaine de négrillons de trois à treize ans rac-
compagnaient, tendres rejetons des quatre
femmes qu'avait massacrées une peuplade
ennemie, le mois précédent. Tar un senti-
ment rare et digne d'éloges, il n'en avait pas
encore pris d'autres, et rêvait, disait-on, une
alliance avec les vainqueurs blancs de Tom-
bouctou.
C'est que Tidi-hou n’était pas le premier
venu. Il comptait parmi ses ancêtres un homme
blanc, de la race des dieux, qui avait daigné se
laisser adorer par la tribu pendant quelque
temps, et avait même honoré de son alliance
une fille de roi dont le nom était : Gracieuse-
— As-tu soif? j’ai un peu tic lait.
Pendant que Cliryséis s’endort dans les bras
de Merced et rêve que son père vient la cher-
cher à la tête d'une armée, retournons vers
M"' Rosita, que nous avons laissée, le lende-
dent-d’éléphant-mort.
Le souvenir du divin « Toossa-La-Beneti » —
dans lequel les savants français ont cru recon-
naître Toussaint-Lavenette, 1 illustre et héroï-
que compagnon de Robert-Robert’, s'était
t. I/histoire de Robert-Robert et de son Môle compa- I trefois : que nos jeunes lecteurs le demandent plutôt à leurs
gnon Toussaint-Lavenette a réjoui tous les enfants d’au- I parents.
40
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
transmis de père en lits dans la tribu, avec une
profonde vénération pour sa postérité, repré-
sentée actuellement par Tidt-hou.
C’est en souvenir de l'ancêtre que les princes
de cette famille poudraient leur laine frisée.
C’est dans leur case que se conservaient les
reliques, oubliées par lui le jour où il fut
enlevé par les dieux, ses collègues : savoir le
peigne lin dont il relevait sa chevelure soyeuse,
et un exemplaire des œuvres de M. de La Harpe,
d’abord relié en veau, puis recouvert en peau
humaine. Aux jours de grande cérémonie, on
y mettait des fleurs, et on brûlait des plantes
aromatiques devant ces fétiches. Les dévots
venaient même y égorger des oiseaux de
différentes espèces, dont le plumage bariolé
décorait la case, tandis que la chair récon-
fortait l’estomac sacré de Tidi-hou, fils des
dieux.
Or, c’était précisément de ce côté que le
zéphyr et le chameau portaient Rosita et sa
fortune. La flamme verte flottait au vent, et
la muse jetait des cris désespérés.
Alors Tidi-hou, fils des dieux, rassembla ses
guerriers, et parla.
U était éloquent. 11 avait été, dans sa jeu-
nesse, à l’école des fils de chefs, fondée par
le général Faidherbe à Saint-Louis, cette école
qui est destinée à instruire à la française les
otages que nous confient — bon gré, mal gré —
nos alliés de toutes les couleurs. Aussi Tidi-hou,
nourri dans les principes de cette éloquence
qui nous a donné Mirabeau, Tidi-hou avait le
don de la parole, et les abeilles de THymette
voltigeaient sur ses lèvres.
Donc Tidi-hou parla ainsi :
— Tenez-vous, fils du désert, à nous unir à
jamais a nos frères de France? Les esprits
invoqués se laissent toucher par nos dons;
la puissance vient à nous. L’âme divine de
mes pères parle en moi : elle me dit que le
chef blanc qui s'est rendu maître de Tom-
bouctou au nom de la puissante République,
reine de France, a reçu, par le dernier convoi,
sa fille et sa sœur, qu'il donnera comme
épouses aux rois de ce pays qui sauront s’en
montrer dignes. Et maintenant, voyez là-
bas, sur ce chameau rapide, cette femme
éperdue : c’est l’épouse blanche que me des-
tine le dieu, mon ancêtre. Elle vient à nous,
et cette fille des esprits chantera dans ma
case, cuira mon poisson, moudra mon grain
et me lavera les pieds.
Quel succès eut ce discours, on se l’imagine-
rait, difficilement. Une heure ne s’était pas
écoulée, que la pauvre Rosita, descendue bon
gré mal gré de son méhari, entraînée dans la
case royale avec autant d’énergie que de sala-
malecs et de marques de respect, entourée et
ahurie par les négrillons enchantés, entendait
l’imposant Tidi-hou lui dire en mauvais fran-
çais :
— Tu es à moi, Fleur d’occident; demain
les sorciers viendront pour la cérémonie
nuptiale ;
Qui peut sonder les mystères d’un cœur
de vieille fille? Cet enlèvement, ces fiançailles
au désert, cet accueil chaleureux, tout cela,
jusqu’aux négrillons, avait eu le privilège de
faire vibrer la corde romanesque, si puissante
dans lame de M"" Rosita. L’aventure n’était
point banale, et ce grand nègre élancé, dis-
tingué même dans son singulier bariolage,
respecté aveuglément par les autres, ne lui
semblait point un époux si méprisable : pour
être reine, on peut sans honte transiger sur
une question de couleur. Et d’ailleurs « un
nègre, c’est un brun qui a eu le courage de
continuer son chemin ».
Bref, M11’ Rosita Verduron, après une nuit
de réflexions, ne chercha pas plus à fuir qu’à
résister. Le lendemain, avec toutes les céré-
monies usitées en pareil cas, elle devint irré-
vocablement la reine Ro-si-ta Tidihlia, et en
fut ravie, se réservant, bien entendu, de faire
ratifier plus tard son mariage par les autorités
françaises. Par un rare bonheur, un mission-
naire irlandais, allant au nord, se trouvait de
passage par là; il bénit ces noces étranges
sans trop d’étonnement, — il en avait vu bien
d’autres, et ne pouvait douter que la fiancée
fut majeure.
Ce fut une belle cérémonie. Je ne veux pas
entrer dans les détails du festin, où toute la
tribu se régala de queues de mouton et s'a-
breuva de raid. Hommes et femmes roulèrent
avec ensemble sous les tables qu'ils n’avaient
pas, et Tidi-hou se grisa royalement. Puis,
lorsque Ton n’eut plus rien à manger, et plus
guère à boire, des danses de caractère termi-
nèrent la fête. Pendant que la tribu, sous les
palmiers, au grand air du désert, se livrait à
d’effroyables bamboulas, Tidi-hou et ses no-
bles, réunis dans la case royale, fumant
d’innombrables pipes et crachant dans des
récipients que des femmes esclaves tenaient
sous leurs augustes nez, Tidi-hou et sa cour
assistaient à un plus austère spectacle.
Le roi, désireux de faire valoir son épouse,
l’avait priée do faire connaître à ses hôtes les
danses européennes. Celle-ci, bien qu’un peu
gênée par les oripeaux royaux qu’on avait
ajustés par-dessus ses vêtements — témoi-
gnage de son «auguste origine — celle-ci ne
songea pas un instant à se dérober.
Et, agitant, avec une grâce mignarde une
écharpe brodée d’or, la *« jeune reine >, essaya
la valse «à trois temps au milieu du cercle des
fumeurs.
Puis, la valse finie, elle dut passer à la polka.
CHRYSÉIS AU DÉSERT
41
puis à la gigue ; enfin le quadrille des lanciers,
dansé en dam e seule, eut une immense succès.
Le roi, transporté d'admiration pour sa nou-
velle épouse, prit une poignée de confitures de
dattes dans ses augustes mains, et la lui
tendit noblement. Cette marque d'intérêt
étonna d'abord la reine, mais elle prit brave-
ment son parti, et, jugeant qu'il l'allait respecter
les usages de sa nouvelle patrie, elle mangea
les confitures.
Elle pensait alors pouvoir se reposer, car
elle était un peu essoufflée : l'habi-
tude lui manquait des exercices
chorégraphiques aussi précipités.
Mais Tidi-liou, fils des dieux, en
jugeait autrement; il lui fit tendre
la derbouka pas un des négrillons,
en l'invitant à chanter.
La forme de l'instrument l'étonna
encore; elle crut qu’ après les confi-
tures on lui offrait à boire. Mais
elle se ressouvint vaguement de la
cruche à musique chère aux pays
d’Orient, et improvisa une danse
d'ours qui dut donner à sa cour
crépue une singulière idée de la
mélodie française. Huis, d'une voix
quelque peu usée, elle commença
la romance connue de « Marlbo-
rough s’en va-t-en guerre ».
Marlborougli. avec son refrain
oriental, retour des croisades, eut
tout le succès qu'il méritait. Tidi-
liou dodelinait de la tête en me-
sure, les négrillons reprenaient
déjà en chœur : « mironton, miron-
taine » ' les conseillers d'État cra-
chaient au nez de leurs femmes
par distraction. Et, lorsque ce fut
fini. Sa Majesté, sans se dépar-
tir de sa dignité, murmura un
grave : encore! et lit rapporter de l'eau-de-vie.
La pauvre Rosila, qui n’en pouvait plus,
essaya une des romances de sa jeunesse ;
geaient aussi entre eux. Aussi, dès que l'épousée
ralentissait, un retentissant : « encore! » dit en
chœur, la forçait à recommencer... Las! elle
dut répéter, pendant deux heures cl. cinquante-
deux minutes, la lamentable histoire du petit
mousse, si bien que la voix lui manqua à la
lin tout d'un coup et qu'elle tomba épuisée sur
le sol.
— Homo! bnnn! disait paternellement Tidi-
liou, iils des dieux!
Et dans sa tendre sollicitude, il lui fit
Chryséis fut introduite parmi les dames de la tribu.
apporter du lait de chamelle aigri délayé avec
des confitures de roses et de l’eau-de-vie de
palmes.
» Petite fleur des bois,
Toujours, toujours cachée... »
La toilette de Chryséis.
Mais cela réussit beaucoup moins que Marl-
borough, et son royal époux l'interrompit au
milieu par un :
« Changez! » fort, imposant.
Haletante, et commençant à trouver que son
diadème recélait des épines, elle entreprit la
triste odyssée du petit navire.
... qui c'avait ja... ja... jamais navigué...
Cette fois ce lut de l'enthousiasme. Ceux des
ministres qui comprenaient quelques mots de
français saisirent le sens de l’histoire et furent
charmés d'apprendre que les blancs se man-
Chryséis rêvait qu'elle allait, escortée par le
régiment tout entier, recevoir la grande mé-
daille de la Société de. Géographie « pour ses
travaux et ses efforts en vue de l’avancement
de la science en Afrique », lorsqu'un grand
diable de nègre, qui riait jusqu’aux oreilles à
l'idée de la bonne farce qu’il allait faire, la
réveilla d’un coup de pied magistral.
Elle se dressa furieuse : le procédé était
choquant,, il est vrai. Mais elle n'eut pas le
temps de s’en formaliser; le nègre, de plus eu
plus joyeux, coupa ses liens, la mit debout
comme on met un sac de pommes de terre, ut.
42
t.E PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
la prenant rudement par le poignet, la traîna
vers la tente du cheik.
Celui-ci n'était pas là. Mais, en revanche,
dame Aouka présidait une réunion aussi nom-
breu que choisie, formée des dames nobles
de 1. tribu.
11 y en avait de jeunes et belles, un enfant
dan. les bras; il y avait d'imposantes matrones,
chargées de bijoux: il y avait d’horribles I
vieilles, aux traits déformés, hideuses autant
qu’étaient ravissantes les jeunes hanoums qui
riaient à leur baby. Mais toutes, jeunes, vieilles,
mûres, accueillirent la Française par un même
gloussement de joie : elles semblaient se
promettre en sa personne une intéressante
distraction.
G. M.
(A suivre.)
Les étrennes des déshérités.
En ce jour de l'An qui est la vraie fête des
enfants, quand tous les petits visages s'illu-
minent et rayonnent, un même doute vient
inquiéter nos cœurs : existe-t-il des enfants
assez délaissés pour que la fée des Étrennes
ignore leur adresse et pour que leur tristesse
vienne s'accroître de toute la" joie des autres?
Petits garçons et, petites filles à qui la for-
tune a souri, célébrez en paix la fête d aujour-
d’hui, les orphelins ne sont pas oubliés. Vous
n’imaginez pas, assurément, que les femmes
charitables qui donnent asile aux enfants sans
abri aient pu ne point avoir le même souci que
vous; que madame Louise Koppe, par exemple,
dont le nom est si connu, tant elle a su se
dévouer pour venir en aide aux humbles d’ici-
bas, n’ait pas organisé sa petite réjouissance,
comme aussi la Société philanthropique, comme
aussi les diverses associations protectrices de
l’enfance ! Mais vous vous disiez que l'Adminis-
tration, dans la sécheresse do son budget et la
rigueur de ses règlements, pouvait bien man-
quer de crédits on d’attention pour les imiter,
il n'en est rien.
L’Assistance publique a prévu l’anniver-
saire.
A la prison de Saint-Lazare, où l'infirmerie
contient toute une section réservée aux petites
pensionnaires des maisons correctionnelles que
leur état de santé oblige à un traitement, et
aux enfants dont les mères sont en détention,
nul ne pensait, il y a quelques années, à
cette catégorie de malheureux. Un écrivain,
M. Hugues Le Roux, signala cette lacune.
Depuislors, des personnes charitables envoient,
tous les ans, des jouets en nombre suffisant
polir cinquante petites Tilles de moins de quatre
ans. M”11» Bogelot, directrice de l'OEuvre des
libérées, y joint, la veille de Noël, un lot d’é-
treunes utiles, des lias, des robes, des souliers.
M“* Mallet, du comité protestant, se charge des
bonbons et des fantaisies. Toutes ces richesses
sont étalées sur une grande labié dans la salle
des nourrices, et les enfants ont l'illusion d’une I
visite à quelque magasin bien fourni, où on
leur laisserait le plaisir de faire leur choix.
Chacun désigne l'objet de ses convoitises et
1 emporte tendrement serré sur son cœur.
Si quelques-uns de nos lecteurs parisiens
avaient, le matin du premier janvier, la curio-
sité de faire le voyage de Ricètre et de péné-
trer dans la section des arriérés du docteur
Bourneville, ils verraient, à dix heures, une
cérémonie analogue. Les pauvres petils idiots
connaissent aussi la joie éphémère du jour de
l’An, et, dans la soirée, leurs parents peuvent
venir les embrasser et leur souhaiter un avenir
meilleur.
J’ai vu là une scène bien louchante.
Un petit idiot d’une dizaine d’années environ
avait reçu, pour sa part de distribution, un
superbe polichinelle qu'il serrait de ses petites
mains crispées, avec la ferme volonté de ne
s’en plus séparer. On n'avatt pas pu le lui faire
abandonner pendant le déjeuner, et Polichinelle
avait déjà des éclaboussures sur sa bosse
antérieure. Dans l'après-midi, l'enfant reçut
la visite de son li-ére, bien portant et âgé
d’un an de moins que lui 11 s’aperçut qu'il
avait les mains vides.
— Tu n’as donc pas de joujoux? lui dit-il
avec beaucoup de pitié.
— Non.
— Pourquoi?
— Parce que papa ne travaille point en ce
moment ei qu’il ne peut rien acheter.
Deux grosses larmes perlèrent aux yeux du
petit malade.
Il regarda son polichinelle, l’embrassa tendre-
ment, puis le fourrant sous le bras de son
frère :
— Tiens! dit-il, emporte-le, je te le donne!
Aies-en bien soin !...
On dut céder au désir du pauvre petit malade,
sous peine de provoquer une crise.
En voilà un chez qui le cœur était moins
arriéré que le cerveau.
On voit qu’il n’y a guère de groupes d’enfants
à qui la charité n’ait pas songé, mais il
se rencontre des parents trop pauvres pour
LA PL T me GOURMANDE
La petite gourmande (d’après un tableau de Th. Grust)
44
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
donner autre chose qu'un baiser à leurs petits
au jour de l'An.
Voulez-vous me permettre de vous citer un
de ces cas, au risque de jeter, en finissant, une
ombre sur le tableau de la bienfaisance ?
L'an dernier, un brave ouvrier français d'une
ville du Nord, nommé Vermeerscli, enterrait sa
femme, après une longue et coûteuse maladie
qui avait épuisé ses dernières ressources. U
restait veuf avec une orpheline, une ravissante
petite fille de sept ans, du nom de Marie. Le
travail manquait. L’ouvrier se souvint qu'il
avait A Paris un frère établi, dans une assez
bonne situation. « Je lui écrirais bien, pensa-
t-il, mais le temps presse et puis, par lettre, il
me refuserait peut-être, tandis qu’en arrivant
avec Marie, il verra combien sa nièce est
gentille, et il n'aura pas le cœur de nous laisser
manquer d'asile pendant quelques jours A bref
délai, je trouverai du travail. Ce n'est pas ce
qui manque à Paris, et nous serons sauvés. »
Comme Vermeersch n'avait plus assez d'argent
pour payer une double place en chemin de fer,
il prit Marie par la main et, par étapes, ils
vinrent de Lille à Paris, le père portant l’enfant
dans ses bras quand la petite était trop fatiguée.
Quand les fortifications furent franchies, le
dernier centime était mangé.
A Paris, un désastre attendait l’ouvrier. Son
frère avait fait faillite et était parti sans laisser
d'adresse. Les deux malheureux restèrent I
comme anéantis. Vingt-quatre heures ils
errèrent, a demi morts de faim et de lassitude;
ils songèrent à tout, même à se jeter à l'eau,
mais non à demander l'aumône; les vraies
misères sont Aères. Par hasard, je rencontrai
ces désespérés et les fis monter chez moi.
Le pauvre homme m’expliqua son cas en
phrases menues et embarrassées. De lui , il
parlait très peu, mais il insistait sur le triste sort
de sa fille... « Une enfant si gentille et si douce,
monsieur. Voyons, Marie, montre au monsieur
comme tu avais bien appris à l’école... »
Et voila ce pauvre petit oiseau meurtri, qui
n'avait pas eu la becquée depuis vingt-quatre
heures, se mettant avec un joli sourire triste à
me réciter un « compliment » et à me chanter
une petite chanson apprise à l'école en vue du
jour de l’An.
Pour les étrennes de Vermeersch je pus, celte
année, le faire admettre, lui et Marie, au Dépôt
de Nanterre. On me fit observer qu'on me luisait
une grande faveur, le Dépôt étant plein et
n’admettant que les mendiants. Je m'empresse
d'ajouter que l’homme n'y resta pas longtemps;
il put en sortir quelques jours après et trouver
une place assez lucrative, étant bon ajusteur-
mécanicien.
Rappelez-vous tout de même son histoire,
quand on viendra quêter vos vieux joujoux
pour les enfants pauvres.
G. T.
Le» grenouille» mangeuses de poi»-
son. — Un membre de la Société des agricul-
teurs de France déclare la guerre aux gre-
nouilles dans la Pisciculture pratique. « J'ai vu,
dit-il, des grenouilles vertes manger des petits
poissons, longs de sept A huit centimètres.
Voici dans quelles circonstances : un étang
avait été mis à sec pour pêcher; des petits
poissons étaient restés sur la vase et sautil-
laient et l’on voyait les grenouilles accourir
d'assez loin et les avaler avec avidité.
« Jusqu'alors j'avais considéré la grenouille
comme inoifensive et bonne, tout au plus, à ;
faire le déjeuner de la couleuvre, qui la fascine I
et l’attire de fort, loin dans sa gueule, sans se
déranger.
« Lorsque la grenouille est sous la fascina-
tion de la couleuvre, elle pousse des coasse-
ments tout particuliers, jusqu’au moment où
eile se fourre, la tête la première, dans la
gueule de la couleuvre.
« En fin de compte, on doit faire une guerre
d'extermination aux grenouilles.
>< Tout le monde connaît la pêche de la gre-
nouille: on fait une petite boulette avec un
morceau d’étoffe rouge ou une fleur de coque-
licot, on met cette houlette au bout d'un fil
long de 50 A CO centimètres, on attache le fil
à une petiL- gauletle d'environ 2 A J mètres,
on présente la boulette A la grenouille qui la
prend dans sa gueule, on l’enlève doucement,
elle ne lAclie pas, dans la crainte de tomber;
on la prend par les pattes, et, d'un coup de
ciseau, ou enlève les cuisses dont on fait un
plat fort recherché par les gourmets. «
Sauvegarder le poisson et manger d’excel-
lentes grenouilles, voilA un double résultat
que chacun se fera certainement un plaisir
d'atteindre.
LES EITE DAINES DE MITAIZE
45
Les fredaines de Mitaize (Suite) 1 .
Mitaize attira en avant les plis frippés
de sa robe.
Les enfants du garde s'enfuirent comme une
volée d’oiseaux peureux, sauf Martial, qui était
devenu très pâle: Daniel, ne se doutant pas du
danger, s’était arrêté pour couper une branche
lorsque son camarade lui saisit le bras et,
s’accrochant d’une main aux traînes épineuses
de la haie de gauche, le força à grimper à sa suite
dans le champ en face. Yermer, avec une rare
présence d'esprit, faisant pirouetter Mitaize, lui avait
enlevé son ombrelle qu’il avait jetée prestement aux
pieds du dangereux animal ; puis, profitant de la
courte minute de surprise qui l’hypnotisa sur ce
rouge aveuglant, cause de sa soudaine colère, il
entraîna la petite fille au plus vite.
M. Le Mauduy, qui était resté tout le temps en
travers du chemin, les suivit rapidement, formant
l’arrière-garde et se retournant quelquefois; mais
le taureau ne songeait plus à s'échapper de la
prairie, pas plus qu'à les poursuivre; il s'acharnait
sur l'ombrelle rouge qu'il piétinait avec rage en
poussant des meuglements sourds.
Mitaize, qui n’avait pas eu conscience du danger
de la rencontre, non plus de la part qu'elle y avait
eue, se mit à crier, dès que Yermer l’eut laissée
libre :
— .Mon ombrelle, je veux mon ombrelle! pour-
quoi l'a-t-on jetée à cette vilaine bête? c’est une
pure méchanceté!
— Crois-tu, petite? fit M. Le Mauduy; qui donc a
été le plus méchant, de toi, qui agites ton ombrelle
au moment où je t’avertis que le troupeau est là,
ou de Yermer qui, pour te préserver, a quelque
peu risqué sa peau? N’as-lu pas honte de mener si
grand bruit pour un mauvais chiffon?
Daniel et Martial, qui avaient longé la haie jusqu'à
ce qu’elle leur offrît un passage, reparaissaient
alors :
— Dis donc, Mitaize, cria le premier, il l’a joli-
ment arrangée ton ombrelle, le taureau; lirr...
quand on pense que si nous avions été seuls ici,
c’est sur nous qu'il se serait jeté, cela donne
le frisson, tu ne trouves pas? Heureusement
pour moi que Martial n’a pas perdu la tête;
■, vrai, ça mérite un merci pour la peine.
Tille regarda son frère, vit qu’il était
sérieux, et, se rapprochant de Yermer, elle
lui tendit la main en souriant. Lui, très
gêné, très rouge, balbutia qu’il n’y avait
pas de quoi remercier, que tout le monde en
aurait fait autant, et d’abord que M. Le Mau-
duy avait été tout le temps entre eux et le
taureau ; qu’il aurait bien voulu trouver sous
sa main autre chose que la belle ombrelle
de M"" Marguerite pour détourner d’eux
l’attention de la bête, mais celle-ci était trop
près....
— Dali!... si ce n’est que cela qui t’ennuie,
fit Mitaize oubliant déjà quelle venait de
regretter bruyamment l’objet perdu, maman
m’en achètera une autre plus jolie, je lui écrirai
1. Voir lo n* 356 du Petit Français illustré, p. 32.
46
L I PETIT FRANÇAIS ILEtSTUÉ
demain et je lui dirai que nous avons échappé,
grâce à toi, à un taureau très méchant.
— l’as très méchant, mademoiselle, mais,
voyez-vous, ces bètes-là ça n'aime pas qu'on
les aguiche, c'est, comme les gens qui ont mau-
vais caractère, vaut mieux les laisser tran-
quilles; celui-là va donner du fil à retordre à
son gardien jusqu’à ce soir.
Le reste du chemin s'acheva sans encombre;
les trois plus petits avaient rejoint le groupe à
peu de distance, et M. Le Mauduy ne laissa plus
les enfants s'écarter.
Cela ne faisait pas tout à fait le compte de
Dany, toujours prêt à sauter les fossés et à
courir dans les friches, mais il se dédommagea
en causant avec Martial; Mi laize, redevenue très
digne, un peu raide, marcha fort tranquille-
ment près de son grand-onele, qui put croire
que l'incident de tout à l'heure lui avait servi
de leçon.
Il n’en était rien cependant; elle gardait
1 impression qu'on s'était entendu pour exagé-
rer le péril afin de la mieux convaincre d impru-
dence, mais, au lieu de se dire que si elle avait
obéi à sou oncle rien ne fût arrivé, elle s'indi-
gnait tout bas contre un pays où les animaux
dangereux n’étaient pas mieux gardés, et ou
M” Servaize ne pouvait pas agir à sa fantaisie.
On arrivait sous bois et, dès les premiers pas,
les myrtilliers nains qui tapissaient toutes les
pentes offraient aux regards leurs feuilles lisses
et leurs milliers de fruits noirs; mais M”* Le
Mauduy avait bien recommandé de cueillir
seulement les myrtilles mûries au soleil, et le
vieillard conduisit sa bande un peu plus haut.
On se mit à l'œuvre; les quelques petites
filles qui venaient d’arriver de Saint-Jean se
dispersèrent avec les enfants du garde dans le
rayon assez étendu. qu’elles voulaient explorer.
Hamel et Martial, sous la conduite de fermer,
devaient se rejoindre au haut de la pente, à
l'endroit même où M. Le Mauduy avait fait
déposer sacs et paniers.
— Puis-je être assuré de votre sagesse, mes
enfants? demanda-t-il.
— Certainement, mon oncle, firent à la fois
Daniel et Mitaize.
— Vous ne vous éloignerez pas, vous vous
tiendrez à portée de voix de Yermer jusqu'à
mon retour. Je dois voir ma malade et je serai
a peine une heure absent, travaillez bien et
ain lisez- vous bien aussi.
! fun rapide coup d’œil, il inspecta les alen-
tours ; pas de ruisseau où l'on pût choir; il vit
Mitaize à genoux, cueillant des myrtilles;
Yermer. attentif à tout, et il s'éloigna, rassuré.
liais à peine avait-il disparu que la petite
poussa un soupir de soulagement et se releva;
<i un tour de main rapide, elle défit son man-
teau quelle déposa sur un des sacs, et apparut
devant son frère, vêtue, non de sou sarrau de
toile, mais d'une toilette de surah rose brodé
de blanc, un nœud de moire formant ceinture.
— lin voilà une idée, Mitaize, de t'être attifée
ainsi! tu sas te couvrir de taches; comment
tante Marie- Anne t’a-t-elle permis’?...
— Je ne lui ai pas demandé la permission,
riposta aigrement Mitaize, je suis lasse depoi-
ter des robes dont une pauvresse ne voudrait
pas, et je me suis habillée comme il m'a plu.
— Tu seras grondée, tu verras.
— Bah! l’oncle ne s'en apercevra seulement
pas ; est-ce que les hommes s'entendent à ces
sortes de choses'?...
Et, d un air plus majestueux que jamais,
elle, descendit vers les petites filles qu'on
entendait rire et jouer un peu plus bas.
Lorsqu'elle arriva, les rieuses se turent, inti-
midées par la présence inattendue de Mitaize
en graude toilette, et la vaniteuse petite savoura
délicieusement leur évidente admiration ; aussi,
se montrant bonne fille, voulut-elle se joindre
à elles pour aider à la récolte et, pendant un
quart d'heure, travailla consciencieusement.
Mais elle devait se lasser vite d’un travail
assidu, et, laissant les petites emplir seules les
paniers que les gamins emportaient à mesure
pour les vider dans de plus grandes corbeilles,
elle s’assit à quelques pas comme pour bien
indiquer que sa condescendance de tout à
l’heure n'impliquait pas une entière égalité.
Daniel, oubliant sa paresse ordinaire dès
qu'il s'agissait de s’amuser, avait quitté Mar-
tial qui faisait plus d’ouvrage que personne; U
aidait les gamins dans leurs voyages et,
comme eux, une fois à destination, dévalait la
pente en se laissant glisser du haut en bas.
Martial riait franchement de leurs culbutes et,
gagné à la fin, suivit leur exemple.
Une fois son effet produit. Mitaize commença
à se sentir embarrassée de son personnage ;
son costume élégant la gênait, elle se repentit
presque d’une coquetterie qui ne lui avait
procuré qu’une courte satisfaction, et quand
elle se fut ennuyée quelques minutes, au
milieu de l'indifférence générale, elle appela
les petites filles.
— Mais, mademoiselle, nous n'avons pas
encore fini.
— Qu'est-ce que cela fait? vous devez être
fatiguées, venez vous amuser, nous jouerons à
faire des visites.
Les enfants se regardèrent et la plus petite
se risqua à dire ■
— Nous ne savons pas ee jeu-là, made-
moiselle !...
— Je vous apprendrai; allons, venez vite ici,
c'est très amusant, vous verrez.
Yermer risqua une observation :
— C’est que tous les paniers ne sont pas
LES FREDAINES DE MITAIZE
47
pleins, mademoiselle, et les enfants feraient
bien de se hâter, le temps se couvre et nous
serons peut-être forcés de rentrer plus tôt
qu'on ne pensait ; un peu de courage, vous
jouerez après.
Les petites hésitaient entre le désir d'achever
leur tâche et l'envie de connaître ce jeu si
amusant, que Marguerite voulait leur apprendre.
Ce que voyant, ce”“-ci déclara tout net à
Yermer que ramasser des myrtilles était
ennuyeux, qu'on en avait assez et qu’il n'avait
qu'à s'en aller s'il n’était pas content. S'en
aller, Yermer l'eût bien voulu s'il eût pu aban-
donner son poste de surveillant. 11 n'osa non
plus résister en face à Marguerite.
Il marcha droit à Daniel, songeant à l’envoyer
bien vite chercher M. Le Mandny. mais une
idée subite l'arrêta à mi-chemin; si c’était une
maladie contagieuse que son maître soignait à
la ferme?... De grosses gouttes de sueur perlè-
rent à son front. Que faire! fallait-il y aller
lui-même et risquer des reproches?
Lue explosion de rires bruyants interrompit
ses réflexions, et il s'élança, suivi de Daniel et
de Martial, du côté où Mitaize s'était installée
avec ses compagnes, pendant que les gamins
accouraient, eux aussi, de toutes parts.
Voici ce qui était arrivé : les petites filles
avaient dû s’asseoir sur des souches d'arbres
ou des pierres et prendre l'attitude de per-
sonnes attentives, tandis que Mitaize, qui était
censée leur rendre visite, pérorait gravement i
au milieu du groupe. En ci* moment, elle faisait
mine de prendre congé et, s’arrêtant, le bras i
encore tendu pour une poignée de main, elle |
semblait ne rien comprendre à cette explosion
de gaieté.
Comme Yermer s'approchait, il l’entendit
répéter en frappant du pied :
— Faites donc attention! ne pouvez-vous
dire comme moi?... tenez, je recommence,
l'une de vous doit me répondre :
« A bientôt, chère Madame, j’aurai le plaisir
devons revoir cette semaine, chez M1"'’ Lorrain. >»
Mais les enfants riaient de plus belle, et
Daniel qui arrivait à son tour, les mains dans
ses poches, s'associa à leur hilarité, si bien que
Mitaize, ne se possédant plus, s’élança sur la
petite fille qui se trouvait le plus près d'elle et
la secoua rudement par le bras en lui deman-
dant ce que signifiaient ces rires.
La petite baissa la tête en se pinçant les
lèvres pour contenir une nouvelle explosion
de gaieté, puis, d’un geste timide, elle indiqua
la robe de Mitaize.
Hélas ! la jolie toilette de surali rose avait
pour jamais terminé son élégante existence ;
les lés de derrière, mis imprudemment en
contact avec les myrtilliers sur lesquels Mitaize
s'était assise, offraient l'aspect d’un plumage
de pintade étonnamment réussi. Chaque
myrtille écrasée > avait imprimé une petite
lâche ronde, et la moire frangée de la ceinture
disparaissait sous de longues macules noirâtres.
Mitaize se baissa, attira en avant les plis
frippés de sa robe, mesura l'étendue du
j désastre et, eu même temps, comprit le ridicule
i île sa situation, ridicule, souligné par les rires
i étouffés des petites paysannes.
(A suivre). P. F.
48
LF, PETIT KH ANC AIS ILLUSTRÉ
Variétés.
!-*<*»* voiture*» w vapeur. — En 1834, une
sorte de voiture automobile lut construite qui
lit le trajet de Paris à Saint-Germain et retour.
La durée de chaque voyage fut d'environ une
heure et demie et la côte de Saint-Germain lut
franchie en 13 minutes. La même machine lit en
1839 un trajet del'Observatoire a l'Arc de Triomphe
devant une commission de l'Institut qui constata
la facilité de conduite de la machine et la sécurité
de sa marche à travers les rues.
Enfin, dans les derniers mois de 1855, on fit
même fonctionner sur la route de la Révolte une
voiture à air comprimé portant trois personnes.
Ainsi donc, il \ a plus d'un demi-siècle que
l’on songeait déjà à trouver l'intermédiaire entre
le chemin de fer, qui ne va pas toujours où l’on
voudrait aller, et les voitures à chevaux qui ne
vont pas toujours comme on voudrait aller.
L.» force et la. ruse. — Exposés à la
voracité des grosses et moyennes bêtes, les
insectes ont dû, pour défendre leur chétive exis-
tence, recourir aux procédés lés plus ingénieux,
et faire de la ruse la première des qualités guer-
rières.
Attaqués par des animaux de force supérieure,
les uns « fontlemort >/,cequi, au fond implique une
certaine dose de courage ; d’autres projet tent sur
l’ennemi des jets de liquide venimeux ou nauséa-
bond qu’ils tiennent en réserve dans des glandes
spéciales. Certains insectes n'hésiteraient même
pas, dit-on, pendant la bataille, à déchirer les
nirties faibles de leurs téguments et a rejeter sur
eurs adversaires dégoûtés une partie de leur
sang.
Cette manière de jeter de la poudre aux yeux ,
pour faire croire qu'on est le plus fort, est bien
permise, après tout, lorsqu'il s’agit non d'attaquer
mais de se défendre.
*
Ht Ht
llalhiiic, sœur «le Itabylam — La sœur de
notre délicieux ami, la jeune Balbine, demandait
l'autre jour à son papa :
<* P’pa, chante-moi donc ce morceau qui est si
joli, tu sais bien, le... ah! oui, c’est ça, le de
'profundis du Troubadour.
— Mais si, tu sais bien, Ira la la la... Léonore...
— Ah ! j’y suis : tu veux dire le Miserere du
Trouvère.
— Mais oui, c'est la même chose! »
♦
Quelque* maximes. — L’ordre est aux
idées ce que la discipline est aux armées ( N kcker).
— Ceux qui emploient mal leur temps sont
les premiers à se plaindre de sa brièveté (La
Bruyère).
— Un seul mensonge mêlé parmi les vérités les
fait suspecter toutes/
*
* *
HIol d'enfant. — Maman surprend Bébé en
train de griffonner sur son papier a lettres.
" Que fais-lu là, Bébé?
— Je t'écris une lettre.
— Alors lis-moi ce que lu m'écrivais.
— Voyons, p'tite mère, tu sais bien que c'est
pas ceux qui écrivent les lettres qui doivent les
lire, c'est ceux qui les reçoivent. »
RÉPONSES A CHERCHER
Curiosité lii.«doi*i«|iio. — Citer une ville
qui fut successivement espagnole, française et
anglaise dans la même journée.
* !*
Etymologie. — Quel esf, d'après son étymo-
logie, la signification exacte du mol poète ? Y a-t-il
une langue vivante dans laquelle le poète puisse
êlre désigné par un mot ayant le même sens ?
KôImik j^raplihiue.
toi roi
K A Ii A R A
T 0 I
II A
£ Jtoi L SI 1
L “ A
L RA
T 0 I
Iî A
TOI TOI
R A
*
Cnleuilnvdaliié. —
Toutes les lettres de
l’alphabet sont invitées à une soirée. A quel
moment arrivent u, v, x, y, z?
REPONSES AUX QUESTIONS DU NUMERO
I. Petit casse-téte.
Les vers <le Voltaire quil s’agissait de rétablir sont les
suivants j
La politesse est à l’esprit
Ce que la grâce ost au visage.
IL Étymologies florales.
Le souci, autrefois soulcv, tire son nom du mot latin Solse-
quiiun (fleur qui suit le soleil) parce que. comme ceux <lu Tout -
nesol, qui est de la mémo famille végétale, les capitules du
souci semblent suivre le soleil dans sa courso . tout au moins
sa fleur uo s'épanouit-elle qu'en plein soleil.
Aucun rapport étymologique avec souci, soin, tourment, qui
a la même racine que sollicitude. Malgré cola, et en raison do
l’homonymie, la fleur de souci a été priso pour omblémo de
l'inquiétude et du chagrin.
III. Question littéraire.
Il est clair que si les deux vers de La Fontaine étaient exac-
tement cités, le personnage dont parle le fabuliste devrait être
au moins un quadrupède' La citation exacte est :
Laissez-lui prendre un pied chez vous
Il on aura bientôt pris quatre.
En effet, il e'agil ici d'un pied do terrain : le pied, ancienne
mesure de longueur qui équivaut à 'U centimètres.
Le Ocrant: Maurick TARDIEU.
Toute demande de eneugemeni d'adresse doit tire accompagnée de l'une des dernieres bandes et de SO centimes en timbres-poste.
année.
N° 358.
10 centimes.
4 janvier 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L ABONNEMENT UN AN, SIX FRANCS
Part du l«r de chaque mois.
Armand COLIN & C“, éditeurs
ÉTRANGER .'Sfr — PARAIT CHAQUE SABEM
5, rue de Iflézièrcs, Paris
Tous droits réservé».
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Les fredaines de Mitaize
Minonne, le front bandf, «Mail assise prôs de l’âlro.
50
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
Les fredaines de Mitaize (SuUe)'.
— Pourquoi riez-vous? cria Mitaize, exas-
pérée...
— Parce que vous êtes joliment drôle, allez,
mademoiselle, riposta la plus hardie.
Et Mitaize, à cette impertinente réponse,
s'élança, trop heureuse de pouvoir assouvir sa
colère, et poussa si fort la petite qu’elle tomba
et se heurta rudement le frond contre une
souche à fleur de terre.
Ce fut le signal d'une mêlée générale : les
petits paysans prirent parti pour leurs sœurs
ou leurs camarades et, sans Daniel et Martial,
Mitaize eut probablement passé un fort mau-
vais quart d'heure. Mais, bien qu'ils ne l'ap-
prouvassent pas, ils ne s'en croyaient pas
moins obligés à la détendre, ce qu'ils tirent sans
enthousiasme, à son grand dépit, car elle
devina à l'instant leur véritable pensée.
Martial a\ ait relevé sa petite sœur et cherchait
à la calmer de son mieux, mais la vue du sang
qui maculait son mouchoir lui arrachait des
cris d’épouvante, et il n’était pas facile de la
maintenir.
Daniel eut une inspiration de génie ;
— Voici l'oncle ! cria-t-il...
Tous, garçons et filles, se dispersèrent comme
une volée de moineaux, abandonnant récolte et
paniers; la petite blessée elle-même oublia de
crier pour fuir aussi vite que les autres; en un
clin d'œil, les trois enfants se trouvèrent seuls
avec Vernier.
— Maintenant, qu'allons -nous faire? fit
Vermer très embarrassé; je ne peux pourtant
pas vous laisser ici, mon maître l'a défendu, et
je ne peux pourtant pas non plus emporter nos
corbeilles.
— Nous t'aiderons, Martial et moi, fit Daniel,
et, si M"* Mitaize n'est pas une sotte, elle por-
tera bien un panier aussi.
M Mitaize ne releva pas l'apostrophe, elle
eût. voulu rentrer sous terre et maudissait pour
la première fois de sa vie sa toilette malen-
contreuse; mais voilà, le pire était qu'il ne
lut restait aucun moyen de cacher sa mésa-
venture; son manteau avait disparu, la plus
maligne de la bande l'avait emporté en s'en-
fuyant, sans i[ue Mitaize, encore dans tout le
leu de la colère, s’en fût aperçue à temps.
Elle souleva cependant avec courage un
des lourds paniers et se mit en route sans
tenter la moindre observation; elle n’avait
plus. qu’un désir: dissimuler à son oncle l'état
pitoyable de son costume, échapper au coup
d'œil perçant, moqueur, qu’elle redoutait, si
tant est qu’elle pût redouter quelque chose.
Pour cela, il fallait envoyer Yermer le prévenir
qu'on regagnait les Molières sans lui et conti-
nuer sa route au plus vite avec Daniel et
Martial.
Hélas! elle dut renoncer vile à cèt espoir;
l’oncle les rejoignit juste à la sortie de la forêt,
et il fallut bien donner une raison de ce retour
précipité, avouer la fuite des enfants.
Yermer essaya eh vain de prendre sur lui
une part de la faute, de dire que le manteau de
M"- Marguerite s’était égaré et que les enfants
avaient voulu le chercher...
Mais il ne savait pas mentir, il balbutiait, si
bien que M. Le Mauduy se mil à interroger
Martial.
Celui-ci n’osa répondre.
— Décidément, fit le vieillard, vous vous
entendez pour me cacher quelque chose; mais
vous ne me persuaderez jamais qu’il n’y a pas
là-dessous quelque tour de Mitaize.
Et comme il examinait celle-ci, dont la mine
confuse l'étonnait, il aperçut sa .robe couverte
de taches.
— Qu’est-ce que c'est, fit-il, ces petites t'ont
roulée dans les myrtilliers?... Par exemple,
ceci passe les bornes; je vais de ce pas nie
plaindre à leurs parents. Comment as-tu laissé
faire tes sœurs? Martial.
Le jeune garçon regarda Mitaize, comme s'il
attendait quelle parlât, et, devant le muet
reproche de ce regard, un besoin subit de fran-
chise vint à la petile fille, elle voulut s’accuser,
mais sa raneuüeuse humeur l’emporta. Ces
gamins qui avaient osé rire de Marguerite
Servaize méritaient une punition; tant mieux
donc si l’oncle leur en faisait donner une
sévère, et, comme après tout Yermer et les
deux garçons n’avaient rien vu, elle pouvait
réellement laisser croire que les petites, par
méchanceté, avaient taché sa robe, et cela leur
apprendrait à rire; elles n’auraient que ce
qu’elles avaient mérité.
Ou arriva enfin à la ferme après s’ètre reposé
bien des fois, car les corbeilles pleines de myr-
tilles étaient lourdes, et Daniel, pas plus que
Mitaize, n’avaient l'habitude d’en porter; aussi
M— Le Mauduy commençait-elle à être inquiète
de leur absence prolongée, car elle avait vu
passer les petites Claudel en courant et Made-
leine, qui venait de rapporter le manteau de
Mitaize, n’avait pu rien comprendre aux expli-
cations des enfants.
Du premier coup d'œil, la vieille dame vit le
1. Voir ie «i° 357 du Petit Fiançai d illustre, p +•>
■ES FREDAINES DE MITAIZE
51
costume de sa petite nièce et Jes avaries qu il
avait subies; sa gravité l'abandonna et elle se
mit à rire, tout comme les petites campagnardes
avaient ri.
Rien ne pouvait humilier davantage la vani-
teuse Mitaize que d’être ainsi l'objet de la
raillerie générale; mais elle lit assez bonne
contenance pendant que son oncle expliquait
l'accident, que Venner rentrait sans mot dire
les corbeilles et que .Martial retournait chez lui.
dans le reste de sa conduite une duplicité qui
me peine.
Si on lui avait taché sa robe exprès, les
taches ne seraient pas si rondes, ni si régu-
lières, il y en aurait sur le corsage et un peu
partout; au lieu de cela, vous n'en trouverez
que sur les lés de derrière, presque à distances
égales, comme si elle s’était assise sur des
myrtilliers.
— .Mais, c'est vrai que Mitaize s'est assise
longtemps par terre! s'écria Daniel1 qui n'avait
encore rien dît.
M" Le Mauduy
écouta sans rien dire
les explications de son
mari, puis, se tournant vers Mitaize :
— Est-ce ainsi que les choses se sont passées?
dit-elle.
— Certainement, ma tante.
— Fais attention de me dire la vérité; pense
que les petites du garde vont être punies et
qu'elles ne doivent pas lctre injustement.
M. Le Mauduy semblait étonné des questions
de sa femme et de son ton sévère.
— Jean, étiez-vous là quand la chose s’est
laite? demanda-t-elle.
— Non, bien entendu; je suis arrivé trop
tard et je n’ai pu constater que les dégâts
commis; mais la robe tachée de Mitaize est
une preuve...
— Oh! mon pauvre Jean, une preuve!... oui,
la preuve de la méchanceté et de la vanité
île sa propriétaire, voilà tout. L'avez-vous seu-
lement remarquée, celle robe?... savez-vous
pourquoi elle l'a mise en se cachant de moi?
c'est pour exciter l'envie îles enfants qui
devaient vous accompagner, et je serais presque
contente de ce qui lui arrive, si je ne trouvais
Le garde forestier se présenta amenant ses enfants.
— Tu n'en sais rien, riposta-t-elle furieuse.
— Si, je le sais, je t'ai vue; tu n'as pas
cueilli des myrtilles seulement un quart
d’heure: tu as laissé tout faire aux autres, et
tu t'es assise.
— Quand je me suis assise, lu n'étais pas là.
cria-t-elle ; tu n'es arrive que quand elles on!
ri et que je me suis fâchée.
— I.a cause est entendue, lit M. Le Mauduy ;
ce qui est arrivé se devine. Mitaize a tour-
menté les petites, celles-ci en ont ri en la
voyant si sale; c'est, pourquoi cette jeune per-
sonne trouvait, bon de me laisser croire qu’on
lui avait joué un méchant tour.
— Aussi, lil la vieille dame, comme c'est
Mitaize seule qui mérite d’être punie pour son
défaut de soin, elle portera dimanche sa robe,
52
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
I elle que la voilà, pour aller à la messe. Ne
réplique pas, Mitaize, Lest inutile, je déteste
les mensonges et les menteurs.
Rou gré, mal gré, le dimanche suivant, force
fut à Mitaize d’endosser la fameuse robe et
d'accompagner sa tante à la grand’messe ; elle
essaya bien de résister au moment de partir,
de retirer sa main de celle de M” Le Mauduy,
mais la vieille femme tenait ferme et ne la
laissa pas aller.
Mitaize dut supporter les regards curieux des
fermiers et des fermières, entendre certaines
réflexions peu faîtes pour lui inspirer de l'or-
gueil, et, pour mettre le comble à sa bonté,
le hasard voulut que le euré de Saint-Jean
prêchât sur l'humilité.
Une autre eût profité de la leçon, mais Mitaize
était trop furieuse pour se promettre sincè-
rement de changer, tout le long de la messe,
elle rumina des projets de fuite, elle agita dans
sa tête ce qui pourrait contrarier ses vieux
parents ; mais, qu'eùt-elle imaginé pour blesser
tante Marie-Anne, toujours si calme, si maî-
tresse d'elle-même? Quant à s'attaquer àl’onele,
sa vaillance n'allait pas jusque-là.
A la sortie de la messe, M” Le Mauduy.
jugeant la punition suffisante, prit des mains
le Yermer, qui attendait près du porche, le
manteau de Mitaize et, sous ses plis amples,
les malencontreuses taches purent être dis-
simulées. Puis la vieille dame reprit la main
de la fillette :
— Maintenant, quitte ton air maussade, lui
dit-elle, ta punition est finie. Je souhaite qu’elle
te profite et que je ne sois plus jamais forcée
de te punir.
Mitaize détourna la tète ; elle eut mieux aimé
être battue que subir les remontrances dou-
cement formulées par sa lante; elle les sentait
justes et n’osait point s’insurger ouvertement.
Mais, reconnaître ses torts!... cela, c'était plus
que ne pouvait faire Marguerite Servaize, plus
qu'elle ne voulait, plutôt, car ce qui lui man-
quait en toutes choses, c’était surtout la bonne
volonté.
Claudel, le garde forestier, ayant appris la
façon désagréable donls’était terminée la récolte
des myrtilles, s'était, présenté chez M. le Mau-
duy, amenant deux de ses enfants, pour appor-
ter des excuses ; mais le vieillard 11e le laissa
lias achever, il montra du doigt Mitaize assise
près de sa tante :
— Claudel, dit-il, voilà celle qui devrait
s'excuser ; demandez-lui si elle y a seulement
pensé; elle sait pourtant à qui votre petite
Minonne doit d'avoir passé une mauvaise
nuit causée par la fièvre, et je lui aurais cru
meilleur cœur.
Le teint blanc de Mitaize s'empourpra, toute-
fois elle fit bonne contenance et, s’absorbant
dans sa couture , feignit de n’avoir rien
entendu.
— Non, non, Claudel, je ne veux pas entendre
parler de gronder vos enfants, elles m’ont été
fort utiles, et je n'ai pas à les punir d'avoir ri
d’une chose ridicule; dites à votre femme que
j’irai voir Minonne tantôt.
Et ils s'éloignèrent ensemble. Dès que les
deux hommes furent à quelque distance, Mitaize
jeta son ouvrage :
— C’est trop fort, dit-elle, cette sotte Minonne
qui se fait dorloter comme si elle était bien
malade, pour une simple égratignure, quelle ne
se serait pas faite, si elle avait été moins mala-
droite. Et c’est à moi que l’oncle donne tort,
c’est une injustice.
Tante Marie-Anne ôta tranquillement ses
lunettes dont elle essuya les verres à son
tablier :
— Tu trouves, fillette?...
Mitaize devant son clair regard, perdit un
peu de son aplomb, mais elle répéta :
— Oui, ma tante, c’est une injustice.
— Je vais donc prendre ton parti contre
l’oncle, petite, car réellement, il 111e semble
que tu as raison. Nous disons donc que tu
as bien travaillé hier, aussi bien qu elles
toutes'’...
— Non, ma tante, fit Mitaize avec une fran-
chise peu ordinaire chez elle, cela m'a ennuyée
tout de suite.
— Tu as été polie, très polie, du moins?
Mitaize hésita :
— Je n’ai pas été polie, ma iante, cela n'en
valait pas la peine.
— Vraiment! quand j’étais petite tille, moi.
on me recommandait d'être polio toujours et
avec tout le monde; la mode a changé depuis
ce tenips-Ià, paraît-il: enfin, passons; elles ont
fini par te battre, 111a pauvre Mitaize?
La fillette devint cramoisie :
— Vous savez bien que c’est moi qui ai
commencé et vous vous moquez de moi, ma
lante, fit-elle en pleurant. Je ne l’aurais pas
cru; je croyais que vous m’aimiez un peu
et ce n’est pas vrai du tout. L’oncle 111e
déteste.
— Il déteste tes défauts et il a bien raison,
mon enfant ; lui et moi nous voudrions te
sentir parfaite ou du moins, très bonne, très
gentille, tandis que tu fais ton possible pour
te montrer désagréable; est-ce bien de ta part,
dis-le moi?
Mitaize s’était appuyée sur l'épaule de la
vieille dame et réfléchissait. Tout un leut travail
se faisait dans son esprit, elle comparait la
douceur de tante Marie-Anne aux aigres repro-
ches qu'elle avait entendu adresser à Mar-
celle Dorgebert par M"' Dorgebert elle-même,
à ceux qu il lui fallait subir de chacune de ses
gouvernant.cs; elle s'avoua, qunprès tout, le
vieux couple s était imposé un grand sacrifice
en les recevant tous les deux, et tout d'un coup,
prise d'un remords, elle passa ses bras au cou
de la vieille dame et l’embrassa presque
tendrement.
M,ne Le Mauduy lui rendit son baiser:
— Mi laize, nous irons ce soir voir .Mi nonne
ensemble, nous lui porterons de la confiture,
je sais qu'elle l'aime beaucoup et que sa mère
n’en fait jamais.
— Si vous voulez, ma tante, répondit Milaize
qui n'osa décliner la proposition, bien qu'elle ,
en eût grande envie.
Et le soir même, M. Le Mauduy, en pénétrant
dans la cuisine du garde, où Minonne, le front
bandé, se tenait assise près de Filtre, vit avec
surprise Marguerite installée près d'elle, de i
l'autre côté du petit fauteuil de l'infirme, et |
causant avec les enfants de l’air le plus
franchement aimable.
A sa vue. elle se leva, prête à quitter la place,
mais il ne lui en laissa pas le temps, il s'assit
au milieu du groupe et. sans paraître* remar-
quer le mutisme subit de sa nièce, il s'occupa
de sa malade, constata que la plaie du front
n'allait pas mal, demanda à Jeanne des nou-
velles de sa santé et se mit à causer si gaîment
que Mitaize ne le reconnaissait plus.
Quand M“* Le Mauduy, qui avait fait le
tour du jardin avec la mère Claudel, vint
reprendre sa nièce dont la conduite n’était pas
sans lui inspirer quelques inquiétudes, elle la
trouva écoutant une histoire que l'oncle contait
avec verve, et riant aux éclats, touL comme
Minonne, tandis que l'infirme les couvrait de
son regard affectueux.
(A suivre.) I*. F,
Une expérience «le mécanique amu-
sante. — Priez quatre personnes, choisies
parmi les plus robustes de l’assistance, de
vouloir bien tenir, deux à deux et comme il est
indiqué par la gravure ci-dessus, deux bâtons,
«le préférence deux manches à balai de lon-
gueur égale.
Au milieu de l'un des manches à balai vous
attachez solidement une corde assez longue,
puis vous faites passer cette corde cinq ou six
fuis autour des deux manches, en ayant soin
de ne pas la croiser sur elle-même.
Vous priez alors les quatre personnes de
tenir deux à deux les manches à balai parallèle-
ment et à un mètre à peu près l'un de l'autre.
Puis vous vous déclarez prêt à parier contre
quiconque que vous obligerez les deux manches
à se rapprocher, quels que soient les efforts en
sens contraire des quatre personnes qui les
tiennent.
Pour cela, il vous suffira de tirer sur la corde,
car l'effort produit par vous se trouvera mul-
tiplié. comme cela a lieu dans les moufles, par
le nombre de tours de la corde autour des deux
manches. L'expérience est des plus amusantes
sur un parquet bien ciré et glissant.
Dana les Ministères. — .avec lesquels, M. le Ministre
nous vous assurons de notre fidélité à vos principes,
ainsi qu'A ceux do vos illustres prédécesseurs. .
(à. part) — Et la petite gratification?
— Tenez! voici quarante francs,
•t ie vous dispense de me dire vos
— Doucement, mes enfants, dou-
cement.. , vos étrennes sont dans
ma poche, vous allez les casser.
— Elles sont bien petites, dis. nos
étrennes, quelles tiennent dans ta
poche
« Cos quatre petits vers vous offrent mes étrennes.
Ces quatre petits vers, . ces «maire petits vers .
- Mon aime, il a fait des progrès étonnants
&née dernière il n’avait pas pu arriver a«
rond vers. ., donne-lui trois francs.
— A papa et à ma m'a u
La Belette et le petit Lapin (fable).
— Nous no sommes pas de ceux qui
croient prouver leur amitié eu apport» ni
un riche sac de bonbons nous somme:
do vrais atnis, nous vouons simplemen
vous embrasser
- Allons, belle-maman ., un peu do
courage! embrassez votre gendre .
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
VOEUX ET SOUHAITS
— Mon pot't papa, tu as encore
l'ait clos folies, j’on suis sûre.
— Mais non' . mais non'.... ma
fille.
— Si, si. jo to connais, papa, si tu
n'as pas fait de folios, tu on feras!
— Allons, bon : ... une dent cassee !
— Es-tu bôte, mon pauvre ami ! tu manges des
bonbons que nous a envoyés le dentiste... ils sont
en marbre '
— Tiens, mou petit, voilà cin-
quante centimes, amuse-toi bien
•t ne les dépense pas!
— On. a donné à Monsieur de bien
mauvais cigares
— Et A Madame de bien mauvais
bonbons.
— Mou lieutuant, le caporal qu'il
m'a dit que vous vouliez me faire un
riche cadeau pour mes ëtronnes.
— Vous me ferez 4 jours de clou,
imbécile '
— Quelles petits licites qui ont des
être mies pensent aux petits pauvres
qui n on ont pas.
— .l'avais pensé, Estelle, qu'en vous offrant
mon portrait...
— Vous me rappelleriez le temps oii l’on me
donnait des polichinelles?
— J'ai joint l'utile à l agréable,
mon ami j'ai renouvelé pour un an
ton abonnement au Petit Français.
— Oui. monsieur. Monsieur est la .
— Tant pis S'il n'avait pas été là.
j aurais été heureux de lui serrer la main,
mais pour ne pas le déranger, je vais
simplement laisser ma carte.
— Donne-moi le louis que t'a donné ta
mere pour tes étrennes.. je vais te le mettre
à la caisse d’épargne..., dans quatorze
ans tu en «hits deux '
— Espérons, ma chère, que le 31 décembre
prochaiu aucun de nous deux ne sera veuf ..
— Ou remarié '
56
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Chryséis au désert (&*)'.
Derrière Aouka, debout, alteutive au moindre
signe, se tenait une petite esclave blanche,
frêle, pâle et un peu triste, qui n’avait guère
d’autre beauté que ses yeux noirs très doux.
Elle souriait affectueusement à Chryséis, et
Joignait les mains comme pour lui recom-
mander la patience. C’était .Merced.
Mais déjà la kadine avait l’ait approcher
Chryséis. Sans lui parler, mais en commu-
niquant ses réflexions à . ses amies, comme s’il
se lût agi d’un animal ou d’une chose, elle la
lit tourner et, retourner; elle releva ses manches
et lui tâta les bras; elle lui fit ôter ses bottines
et ses bas, tâta aussi ses chevilles fines, et rit
en voyant avec quelle grimace de douleur la
fillette posait ses pieds nus sur le sable. Puis
elle plongea les doigts dans les cheveux dorés,
auxquels ressemblaient les siens, les releva,
les laissa retomber, les soupesa, les flaira, tout
en parlant avec volubilité. Jugez, pendant ce
temps, de l’exaspération de Catherine, qui ne
pouvait souffrir qu'on la touchât, ni surtout
qu’on touchât ses cheveux, quasi sacrés à ses
yeux. Mais ni ses protestations, ni sa résis-
tance ne semblaient parvenir jusqu à sa mai-
tresse, qui s’intéressait décidément beaucoup
à l’étude qu'elle faisait.
A la liu, Aouka appela deux de ses amies,
qui, à leur tour et avec elle, relevèrent les
manches de la captive et s'assurèrent de la
force de ses biceps. Les cheveux ne furent pas
oubliés dans l’examen, et, avec forces excla-
mations msytérieuses, on les compara a ceux
d'Aouka.
Puis, après ces deux dames, le tour passa à
d'autres, et Chryséis exaspérée fit ainsi le cercle
complet. Une vieille, noire et horrible, lui mit
les doigts dans la bouche, pour voir ses dents.
De rage, la petite la mordu. Mais elle reçut en
échange un magnifique soufflet, et elle constata
avec amertume que c’était le troisième depuis
la veille au soir : c'était trois de plus qu'en
toute sa vie !
Elle avait donc les nerfs passablement tendus
quand elle revint devant Aouka. Elle n’était
cependant qu’au début de ses épreuves : la
jeune femme l'attira près d’elle, et, en un tour
de main, lui enleva ses boutons d’oreille : Chry-
séis, en effet, avait les oreilles percées. Je lie
sais si la femme du cheik s’y prit maladroite-
ment ou si elle y alla trop vite, mais il y eut
une goutte de sang sur la collerette et Catherine
jeta un cri aigu.
Et elle compta son quatrième affront. Ceux
I d’Aouka étaient très raides, je crois l'avoir dit.
Alors Catherine se tut, jurant bien de ne
nen dire de plus, quoi qu’il pût lui arriver.
Vous voyez que la crainte du Seigneur est bien
réellement le commencement de la sagesse. —
Seulement elle voulut remettre ses bas : Aouka
se mit à rire : — songez quelle prétention ! des
bas à une esclave! — et d’un coup de son
petit pied chaussé de babouches brodées d'or,
elle envoya bas et bottines hors de la tente
ouverte. Là, le nègre qui veillait les prit en
riant de plus belle, et les porta soigneusement
au feu qui faisait cuire le couscoussou.
Chryséis s’était redressée, cramoisie de
colère . cependant elle ne dit rien. C’était très
beau, et je pense que Merced en conçut uue
sincère admiration.
Alors Aouka ordonna que l’on fît la toilette de
la nouvelle esclave, qui allait entrer immédia-
tement en fonctions. Et ces dames se parta-
gèrent les dépouilles de la Française. L une eut
le jupon de soie garni de dentelles; l’autre la
petite montre ornée de perles. La vieille de tout
à l’heure, — peut-être la reine-mère, — prit le
corsage de batiste rose quelle endossa, ô hor-
reur! immédiatement. Toule la fine lingerie,
toute la coquette parure de la fillette y passa;
on dépit de ses résolutions de fraîche date, elle
x oulut. résister, crier, se débattre : la matraque,
cette lois, eut raison d'elle. Et lorsque, dé-
pouillée de ses hardes, eouverle de guenilles
sans nom, qui avaient passé d’une négresse à
l'autre pendant bien des saisons, humiliée,
battue, contusionnée, Chryséis tomba sur le
sol en sanglotant nerveusement, Aouka donna
un ordre qui fit pâlir Merced.
— 0 maîtresse! murmura-t-elle.
— Quoi? fit hautainement la jeune femme en
se retournant, le l’egard foudroyant.
— Ayez pitié d’elle, je vous supplie !
— De quoi se mêle l’esclave? répliqua la
femme du cheik en tournant le dos à Merced.
Ah ! voici Fatoum !
Une vieille femme arrivait, clopin-clopant,
portant les énormes cisailles avec lesquelles on
coupe, la seconde année, le poil des jeunes
chameaux. Un rire joyeux l’accueillit dans le
cercle, et Merced détourna les yeux. Alors
Fatoum s'agenouilla devant. Chryséis qui pleu-
rait toujours par terre, saisit d'une main le '
lourd flot d’or de ses cheveux, et de l’autre,
maniant la cisaille, trancha tout net.
Un cri, ou plutôt un rugissement de bête
fauve, répondit au coup de ciseaux. La fillette
J Voit le nn 35i du Petit Français illustré, p. 38
CHIIYSÉIS AU DÉSERT
S7
se roulait sur le sol en proie à une horrible
attaque de nerfs, tandis qu'Aouka dédaigneuse,
secouant la toison blonde que Fatoum lui .avait
remise, disait à ses amies :
— 11 serait beau qu'on vit sur la tête d'une
esclave une chevelure semblable à la mienne !
EL si, a l'heure du repas du soir, mademoiselle
Rosita eût passé par là, elle fût sans doute
restée bouche bée au spectacle qu’offrait la
cuisine du goum.
Tandis que Merced roulail habilement dans
ses mains les boulettes de farine qui entrent
dans la confection du couscoussou, mademoi-
selle Verduron, la future académicienne, che-
veux courts et en guenilles, s'exercait, après
avoir gâche une quantité notable de farine, à
i-asserdes brindilles pour allumer le feu, qu’elle
aurait à alimenter ensuite avec de la fiente de
chameau desséchée.
Et elle 11e murmurait pas, je vous assure.
Elle avait faim, n'ayant pas déjeuné, et tenait
à gagner son souper.
sergent tout pensif. Pas le droit de faire un
pas hors d’ici, et sa iille qu’on lui tue peut-être
là, tout près 1,
Oui, c’était dur, bien dur.
Le colonel était rentré chez lui. Les deux
coudes sur la labié, il cachait son mâle visage
dans ses mains, et des larmes de désespoir
liltraieiil brillantes entre ses doigts.
Où était-elle maintenant, sa pauvre Cathe-
rine, sa chère petite fille, son enfant adorée et
Lettre de faire part.
Le colonel passa devant les deux
sergents qui déambulaient ensemble
dons la grand’rue de Tombouctou. 11
leur rendit distraitement leur salut,
et continua son chemin vers son
logis, la tête baissée, le regard morne.
— Ce qu'il est changé, notre pauvre
colonel! fit Jubier tout attendri en le
suivant des yeux.
— Dame ! mon vieux, c'est qu’il y
a de quoi ! La demoiselle et la tante
le même jour! Sans compter Djaoud,
encore, la pauvre bête !
— Oui, ça, c’est une perte conséquente.
répondit Jubier. Mais pour la tante, lu sais, je
crois que c’est pas son évanouissement qui a
fait maigrir le colonel.
— Au contraire, ricana le sceptique Gobain
ça l’a peut-être aidé à digérer l’autre.
Jubier rit sans répondre, et continua -
— Aon, le pire, vois-tu, c’est la pauvre
demoiselle. Ce n'est pas qu elle était bien com-
mode, au fond : et, puis, vois-tu, une femme qui
ne sait pas raccommoder son cotillon, faut pas
m’en parler. Mais elle savaitsibien commander!
un amour de petit officier, quoi! Et puis, enfin,
c’est sa fille, au colonel, et il peut bien y tenir,
il 11'en a pas de rechange .
— Sans compter qu'avec la consigne, qui
11’est pas drôle, il ne peut pas bouger d'ici pour
la chercher ; il faut se contenter de faire battre
la campagne aux environs, où il n’y a rien,
naturellement.
— C’est cela qui doit être dur, murmura le
j Lue vieille femme arrivait, clopin-clopant,
{ portant d’énormes cisailles.
choyée ? Esclave, ou morte? Et lequel des deux
destins son cœur de père appréhendait-il le
plus?
— Ma fille’ ma fille!...
Et il la revoyait toute petite, lorsque sa
femme tant aimée la lui recommandait en
mourant. Qu’elle était mignonne, et câline,
alors! Pourquoi l'avait-il laissée à Rosita? sans
elle, qui avait mal élevé la chérie, qui lui avait
faussé le jugement, pareil malheur 11e serait
jamais arrivé.
Et pourtant!... avait-il bien le droit de parler
ainsi de la sœur dévouée qui avait, disait-elle,
renoncé au mariage pour se sacrifier à l’orphe-
line, qui lui avait voué tout ce qui lui restait
de jeunesse et de force, et qui, si elle l'avait
mai aimée, l'avait du moins aimée unique-
ment, en renonçant pour elle à un foyer, à une
famille, à ce qui fait que la vie est douce ?
Pouvait-il nourrir une pensée de rancune
contre la pauvre femme perdue, elle aussi,
58
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
dans le désert immense, morte peut-être de
terreur, de faim, de soit', sans avoir pu des-
rendre de sa monture affolée ?... .Non, il était
un ingrat, un mauvais frère...
Mais cette inaction, cette immobilité le ren-
daient fou!... Ah! quelle torture! D’atroces ten-
tations lui venaient, et il ne savait plus s’il
pourrait toujours leur résister... Partir! oli !
partir!... tout laisser, tout abandonner, déserter
le drapeau, mais courir là-bas, dans l’est, à la
recherche de l’enfant perdue!
En ce moment, un grand remue-ménage se
laineuses : d'invraisemblables anneaux s’entre-
choquaient au bout de leur nez; et le sorcier,
monté sur Djaoud, coiffé d’un bonnet conique
et couvert d'un manteau de plumes de perro-
quet, tenait une enveloppe immense fermée
par plusieurs énormes pains à cacheter de
différentes couleurs, comme ceux que les belles
du pays appliquent en guise de mouches sur
leurs fronts d’ébène.
Le colonel, debout devant sa porte, ouvrait
des yeux dilatés par lVtonneineut. Le sorcier
descendit de sa monture, s'inclina Irois fois
jusqu’à terre, et à la troisième lui
tendit le pli si généreusement
cacheté.
D’un coup d’œil, M. Yerduron
reconnut l’écriture de sa sœur, et fit
sauteries pains à cacheter avec une
hâte facile à comprendre. 11 déploya
une immense . feuille de papier,
dans laquelle il ira! reconnaître l’en-
vers d’une Image d’Épiüal racontant
les aventures du prince .Mirliton. 11
ne s'arrêta point à cette histoire,
qu’il connaissait, du reste, et lut la
stupéfiante épître que voici :
Du palais de Tidi-hou , fils des
dieux el roi des Bambaras, ce sixième
jour de la lune.
De l.a reine Rosita Tldi-ha au
colonel SuU Yerduron , représentant
de la puissante République française
à Tombouctou , son noble frère.
Mon bien-aimé Sigisbert,
fit au dehors, et le brosseur du colonel entra eu
coup de veut, sans dire gare, ce qui était
contraire à tous les règlements :
— Mon colonel! mon colonel! si vous saviez
ce qui arrive!
M. Verduron fut debout d'un seul bond :
— Des nouvelles?
— Djaoud, mou colonel! Djaoud quirevienti...
Et toute une ambassade nègre, conduite par
un sorcier qui tienl comme qui dirait une
lettre !
El en effet un cortège multicolore se déployait
en demi-cercle devant le palais lézardé que le
colonel avait choisi pour sa demeure. Les
guerriers étaient peints de leurs couleurs de
fête ; les plumes les plus nobles et les plus
variées se balançaient avec grâce sur leurs têtes
« Je ne veux pas qu’une autre
plume que la mienne vous apprenne
le grand changement qui s’est pro-
duit dans mon obscure existence.
Moi aussi, faible femme, vouée jus-
qu’ici dans le silence au culte des
Muses, moi aussi je suis destinée à
servir la noble cause de la politique colo-
niale et à rallier à la France les peuplades
malveillantes...
— C’est encore plus embrouillé que d’habi-
tude, marmotta le colonel en reprenant haleine.
Enfin elle est vivante, c’est l'essentiel.
« En cherchant ma bien-aimée nièce, — que
vous avez retrouvée sans doute et dont j’ai
bien regretté l’absence auprès de moi — j’ai
été accueillie comme un céleste esprit par une
nation amie de notre mère-patrie. Là, le roi
Tidi-hou, un noble descendant de l’immortel
Toussaint Lavenette, m’a offert l’alliance de son
peuple en échange de ma main. »
— De sa main!... C’est complet!
G. M.
(A suivre.)
PETIT GOURMAND
b 9
Petit gourmand.
Janot est encore un toul petit garçon. 11 tfa pas
encore huit ans ! Et pourtant il va commencer,
liés aujourd’hui, à gagner de l’argent!
il faut vous dire que les parents de Janot
sont pâtissiers, ils confectionnent chaque jour
grand frère lui a confectionné, avec des
planches et une grosse corde, une petite bou-
tique ambulante qu'il suspendra à son cou ei
dans laquelle papa lîriochard a étalé sur un
papier blanc de jolis hâtons de sucre d’orge ! 11
Janot a chois» dans son ctalagc un Joli sucre d’orge.
des babas, des tartes, des choux à la crème.
Puis ils vont les vendre dans une petite mai-
sonnette à l’entrée des promenades publiques.
Ils sont cinq enfants, chez Janot. Or il faut
beaucoup de sous pour nourrir cinq enfants,
aussi le papa Briochard a-t-il mis tout son polit
monde au travail.
Il n’y a que Janot qui, jusqu’à présent, n’a
rien fait. Mais papa a déclaré que ça ne pou-
vait pas durer comme ça ! C’était l’opinion de
papa Iirioehard, et tout le monde sait, chez lui.
que quand il a parlé, il faut obéir !
Maman a donc bien vite taillé et cousu pour
son Jauot un gentil costume de pâtissier. Son
y en a vingt-deux morceaux. C’est donc vingt-
deux sous que Janot doit rapporter ce soir.
Mais qu'est-ce que je vois ? Il me semble que
monsieur Janot étrenne lui-même sa marchan-
dise ! Mais oui. je ne me trompe pas. il a choisi
dans son étalage un des plus jolis hâtons de
sucre d'orge et il le suce sans honte !
Fi ! le vilain gourmand !
Que dira-t-on chez lui ce soir ? Maman trou-
vera peut-être des excuses, mais papa ne plai-
sante pas, et Janot le sail bien ! il dira, ce papa,
qu’un petit garçon, si petit qu’il soil. est tou-
jours assez grand pour comprendre qu'il ne doit
; pas s’approprier ce qui ne lui appartient pas.
Variétés.
Cyclisme et modeatie. — Voici un sauve*
lagcquo nos pères ne connaissaient pas : le .sauve-
tage à la bicyclette.
Dernièrement, au cours d'une manœuvre lai le
sur la liune de Harcelone a Léridu, deux wagons
chargés de ble se détachèrent, et, la voie étant
en pente, partirent avec une vitesse vertigineuse.
I n veloeipediste passait par là. « N'écoulant que
son courage -, le brave garçon s’élança, non pas
à leur télé, mais à leur suite. "et, grâce a la fermeté
de son jarret, il parvint à les dépasser et avertir
un train qui arrivait en sens contraire. Celui-ci
put s’arrêter à temps; il en lut quille pour une
lorle secousse et une avarie à la machine, mais
sans autre accident, « Le cycliste ne s’est pas fait
connaître », ajoute le nouvelliste.
I nc telle modestie, alliée a un si beau coup de
pédales, mérite les plus grands éloges.
L'éercvise s'en va. — Hélas! bien loin de
faire des progrès, felevage des écrevisses lm-
inènie marche a reculons!
Au grand dommage des gourmets, l’écrevisse
tend a disparaître de nos cours d'eau français
contaminés, en général, parles résidus des usines.
Or, l’écrevisse ne peut vivre que dans l'eau claire
cl courante.
II n’y a plus guère d’écrevisses que dans la
Meuse. Presque toutes les écrevisses que l’on
mange chez nous viennent d’Allemagne. LL il
nous en vient, chaque année, pour 15 millions
environ !
Les « cuivres » eu aluminium. — Il
parait que 1 ou commence, en Autriche, a se ser-
vir île l’aluminium pour la fabrication des instru-
ments de musique dits « de cuivre ». Le 3° régi-
ment d infanterie et les musiques -régimentaires,
en garnison à Vienne, l’ont déjà employé sous
forme de tambours qui, dit-on, rendent un son
très mélodieux ! . D’ici peu, sans aucun doute,
nous aurons des trombones, cornets a piston et
ophieléïdes en aluminium.
La musique gagnera peut-être au change, mais
notre langue y perdra: cuivre » vibrait si bien!
Au lieu de ■< une voix cuivrée », nous faudra-t-il
dire " une voix alumin..? ». — Non, faisons, s il le
faut, des trompettes en aluminium et continuons
à dire : « les cuivres ».
REPONSES AUX QUESTIONS DU NUMERO »5T.
I. Curiosité historique.
La villo dont U s'agit est Dunkerque. — Dunkerque était
aux mains dos Espaguols, lorsque eu tB'JS, à la suite d’un
traite conclu entre la France et la République anglaise, dont
le président ou Protecteur* tait Cromwell. Turenne vint assié-
ger la place, Turenne et ses troupes agissaient, non pour
le compte du roi de France, mais pour le compte do l'Angle-
terre. L'héroïque cité s'empressa de se livrer à Louis XIV
pour ne pas tomber aux mains do 1 Angleterre. Le roi do
France, d'ailleurs, dut le jour même rétrocéder la ville aux
Anglais, selon les clauses du traité. En sorte que Dunkerque,
espagnole le matin, française dans la journée, était anglaise le
II. Étymologie.
Poète vient du grec poléles, artisan, faiseur (de poiéô, je fais)
Fautes nouvelle*» p-.ir noire câble spé-
cial). — On nous télégraphie de Fontainebleau :
Le célèbre et sympathique Franc /tard a qui les
touristes ne manquent jamais de rendre visite,
est gravement indisposé. La Gorge de Franc /tard
est fortement, enflammée. Le IL T..., fumeux spé-
cialiste, appelé en toute liàte., l a examinée au
Jan ngoscope et croit être sûr qu’elle est obstruée
par une arête, lies probablement une arête de
v /e. Le voisinage de la Vallée de ht Sole rend cet
accident vraisemblable et justement Ion croit
savoir que le malade venait de la Vallée.
A propos de hottes — « Moi, je ne porte
que le soulier Molière.
— Moi aussi, mais je ne l'ai pas porté pendant
six mois qu'il devient Je soulier boU-l'cau.
Petit*» dialogues». — >■ Comment va? »
— Mal. J’ai la lièvre.
— Coupe-la...
— Ah ! mais non : ça m’en ferait deux.
REPONSES A CHERCHER
Curiosité historique. — Quels sont les
deux grands généraux français qui moururent le
même jour, l’un assassiné, l’autre eu pleine
victoire ?
Loch t ion i»i*overhinle. Que signili-
l'expression « C'est comme à la cour du roi
Pétaud... » Et quelle en est. l'origine ?
Mots eu losange.
Se trouve dans la lingerie.
Un exil ou bien un appel.
(iloires de la pâtisserie.
Un ange descendu du ciel.
Hommes de petite stature.
Un pronom mis au pluriel.
Se renconlre dans la lecture.
Itéhus.
Le poème (poièma) était, pour les Grecs, l’œuvre par 'excellence.
En anglais un poêle so désigne parfois aussi par lo nom de
ma ker, faiseur (de to nwke, faire).
Mais il est certain que, chez nous, un poète que I on traite-
rait de « faiseur •< n aurait pas lieu d être très llattê.
III Rébus graphique.
E do TOI (c’est- A -dire E fait d.* TOI) L SI L T de RA
(c'est-à-dire T fait de RA I.
Aide-lot , et te ciel l'aidera.
IV. Calembredaine
f r r. y, : arrivent nécessairement après le t (après
le tlié'i
Z# fierait c • MmïUIi'.i? 'l' Alt DIEU
Toute demande de changement d adresse doit être accompagnée de. L'
des dernières bandes et de iû centimes en timbres poste.
8' année. — N" 359
10 centircss
11 janvier 1898.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L’ABONNEMENT : UN AN, SIX FRANCS
Part du l«r do chaque mois.
Armand COLIN & C“, éditeurs
5, rue «1e !Mé*ièrcs. Pari»
ETRANGER Tfr — PARAIT CHAQUE SAMEDI.
Tous droits réservés.
Manœuvres de chasseurs alpins. — La défense d'un défilé.
Composition inédite d’après nulurc, par Catuvey.
62
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Chryséis au
l.o colonel, suffoqué, se laissa tomber sur la
borne placée devant sa porte.
« Pouvais-je refuser? changer peut-être en
un dépit dangereux rattachement d’un prince
qui se donnait à nous?... Que dire? La couronne
de laurier des Muses s'est inclinée sous le
poids du diadème royal; je suis l'épouse de
Tidi-liou, qui envoie à son frère de France et à
notre nièce Chryséis nos présents de noces.
Mais c-royez-le bien, mon frère ; mon cœur
ne sait pas changer. Si haute que soit la situation
où me place la main de Dieu, reine ou simple
jeune tille, je reste, pour vous la sœur dévouée
dont vous avez pu si souvent apprécier la
tendresse.
Rosita Tidi-ha,
belle-fille des dieux.
P.-S. — Mon bonheur veut que, tout en
entrant dans la case de mon époux, mon cœur
maternel trouve où verser les trésors qu'il
renferme. J'ai treize adorables beaux-fils et
belles-filles de trois à douze ans. J’ai commencé
leur éducation qui me paraît avoir laissé beau-
coup à désirer jusqu’à présent. Je serai heu-
reuse de vous les présenter, ainsi qu'à ma
nièce, leur cousine, qu'ils souhaitent passion-
nément connaître. »
— Ah! par exemple!... ah! par exemple!...
mâchonnait le colonel, cela dépasse les
bornes!... Je lui ai toujours cru la tète fêlée,
mais pas à ce point-là!
Et tout à coup prenant son parti :
— Tant pis pour elle, après tout! fit-il. Elle
est majeure, et je n'ai pas la responsabilité de
ses actions. Du moment où elle est vivante,
reine, épouse, belle-mère de treize négrillons,
le tout en vingt-quatre heures, et enchantée
par-dessus le marché, je serais bien fou de
m’en casser la tête!... Je n'ai plus à penser
qu'à toi, ma pauvre petite Catherine, ma chérie,
tout ce qui me reste au monde... si seulement ....
11 n'acheva pas, mais secouant énergique-
ment la tête, il appela. Ses ordres donnés pour
qu’on sustentât et surtout qu'on désaltérât
l’ambassade (il fait si chaud, là-bas!), il répondit
à sa royale sœur :
« Ma chère Rosita,
■< Permets-moi de le féliciter bien sincère-
ment de ton rapide avancement. Par malheur,
je suis obligé de t’apprendre que je suis tou-
jours sans nouvelles de ma pauvre Catherine.
désert (smie)'.
l’arles-en, je te prie, à mon royal beau-frère,
et demande-lui de me rendre l'inappréciable
service de s’en informer chez les peuplades
voisines.
« Tu comprendras, ma bonne Rose, que dans
ces tristes circonstances je n'aie pas le cœur de
t'en dire plus long. Je remercie mon illustre
frère des précieux cadeaux qu’il m'envoie, et
je charge ses ambassadeurs de tout ce que tu
as apporté de France ; j'espère que cela le sera
remis ûdèlement-
« Ton frère affectionné,
« Sigisbert Verduron. »
— Où est le lieutenant Rozel?
— Présent, mon colonel.
— Prenez quelques hommes avec vous, et
faites débarrasser votre appartement de tout
ce qui est personnel à ma sœur; elle est en
sûreté, et souhaite rester où elle a été accueillie.
— Chez ces gens-là? demanda le lieutenaul
stupéfait, sans penser, dans son étonnement,
qu’il questionnait son chef.
Celui-ci se mordit les lèvres, et, s’abstenant
de répondre à cette demande indiscrète,
continua :
— Cette ambassade lui fera parvenir ses
bagages. Mais comme je n'ai pas grande
confiance en ces noirs, veillez à- tout, lieute-
nant, et ne laissez toucher à rien de ce qui
appartient à ma fille.
Les ordres furent religieusement exécutés.
Le lendemain, les messagers nègres quittaient
Tombouctou, emportant en triomphe le trous-
seau et surtout la guitare de leur reine. Mais
très fiers de l'alliance qu’ils venaient de
conclure, enchantés de l'accueil qui leur avait
été fait, les ambassadeurs avaient divulgué
le secret de leur mission. Si bien que toute
la garnison savait maintenant que le colonel
Verduron avait pour beau-frère Tidi-hou,
fils des dieux, et que ses nouveaux alliés
le décoraient du titre enviable de « Source
d’eau-de-vie du désert ».
Chryséis couturière
Et M"‘ Verduron jeune continuait à étudier
— de près — la cuisine arabe et les mœurs
des Libyo-Punico-Vandalo... Touareg. Et, si
ses connaissances ethnographiques, culinaires,
ancillaires et autres ne progressaient pas, ce
n’était pas la faute de ses maîtres.
t. Voir le aa 358 du Petit Français illustre, p 36.
CHRYSÉIS AU DÉSERT
63
Pauvre Catherine !... Ou était-elte, la jolie
petite maison de Passy? Où était-elle, la
chambre rose, si gentiment capitonnée ? Et où
était Annette, la petite femme de chambre, qui
savait si bien « se dépêcher » d’exécuter les
ordres de mademoiselle?
Qui l'eût reconnue d ailleurs, aujourd'hui,
« mademoiselle >», dans l'état où 1 avaient
réduite quelques semaines d’esclavage? Oui,
cette grande fillette pâle et maigre, au regard
mauvais toujours révolté, à la bouche crispée
par un rictus sauvage, aux cheveux courts en
désordre couvrant son front baissé de leurs
mèches inégales, cette fillette aux pieds nus,
en haillons sans couleur, qui peinait pour
retirer de la fontaine ses deux grandes jarres
pleines d’eau, c'était Chryséis, la coquette
Chryséis, l'élève chérie de tante Itosita.
... Elle ht encore un ellort, en soulevant à
deux mains la seconde jarre... Non, c'était trop
lourd décidément.
— Je ne peux pas, non, je ne peux pas !
murmura-t-elle. Us me battront s’ils veulent.
Et elle se laissa tomber sur l'herbe qui bor-
dait la source, à côté des lourdes amphores. Là,
accroupie, la tète entourée de ses deux bras
pour parer les coups les plus violents, elle
attendit que Dadouk. le grand nègre d'Aouka,
vînt la chercher, matraque en main.
— Qu'as-tu, ma pauvre Catherine? fit la
douce voix de Merced tout près d'elle.
L'autre releva ses yeux sauvages, et brus-
quement :
— J'ai que je ne peux pas porter cela. Laisse-
moi toute seule : tu attraperais ta part de la
distribution ; c'est inutile.
— Te laisser? pas du tout. Allons, un peu de
courage, petite amie : relève-toi, nous en vien-
drons à bout à nous deux. Vite, voilà Dadoult,
là-bas.
— Je me moque de Dadouk.
Et Chryséis se roula de nouveau en peloton
Merced haussa doucement les épaules, et
souleva la jarre. Elle était moins forte, mais
plus adroite que sa compagne...
— Veux-tu m'aider, Catherine ? je ne peux
pas toute seule.
— Je le pense bien! s'écria Chryséis avec
impétuosité en se déroulant vivement. Com-
ment peux-tu seulement essayer? Je t'ai
toujours dit que tu n'étais qu’une sotte.
— Je le sais bien, dit humblement l'Espagnole.
Mais elle souriait imperceptiblement, d'un
sourire plein de tendre et fine malice. Chryséis
avait enlevé la jarre d’un bras vigoureux, l'avait
chargée sur sa propre épaule, et, de la main
restée libre, soutenait l'autre, moins grande,
sur celle de Merced. La patiente petite tille
avait atteint son but, et fait faire à sa compagne
le travail qu'elle refusait tout à l’heure.
— Il y a de la farine à préparer et du pain à
faire : que préfères-tu ? dit-elle tout en chemi-
nant vers la tente d’Aouka.
— Je ne peux pas faire le pain, dit Chryséis ;
je n'en ai pas l'habitude ; ces travaux-là son!
faits pour toi. Je broierai le grain.
Chryséis soutenait la jarre sur l'épaule de Merced.
Merced hésita. Ce qu’elle avait à dire était
comme un cocon de soie : elle n'en trouvait
pas le bout. Enfin elle se risqua .
— La dernière fois, Aouka a trouvé le pain
trop grossier. Pourrais-tu faire la farine plus
fine ?
— Aouka?... et que m'importe ce que dit
Aouka ?... Je ferai comme il me plaira.
— Ou comme tu pourras, se dit à part
Merced. Et tout haut : Tu as raison ; je ne dis
que des sottises. C'est que je n’avais pas eu à
souper, l’autre fois.
— Pourquoi ?
— A cause du pain...
Chryséis ne répondit rien, et .Merced n’insista
pas. Elle savait que le grain était semé, et
germerait. La chère fillette avait su prendre sa
revêche compagne de la seule manière qui fût
possible; et si sa tendre affection, qui lui
épargnait les plus durs travaux et la sauvait
parfois des mauvais traitements, n'avait pas
encore trouvé le chemin du cœur de la Fran-
çaise. si Chryséis ne savait pas encore ce que
c'est qu'aimer les autres et se dévouer pour eux,
du moins faisait-elle quelquefois pour Merced
6t
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
cr qu'elle n'eût fait ni pour menaces, ni pour
coups.
1 aimait-elle, cependant? Pas encore. L'affec-
tion implique l’oubli de soi-même, et elle n'en
était pas là. Aimer une petite tille ignorante et
misérable, une esclave, n’était d'ailleurs pas
chose digne d'elle Seulement, à défaut de
l'amitié, qui ne pouvait germer encore dans un
cœur trop aride, un sentiment de justice, inné
dans une àme, au fond très droite, la forçait à
rendre à Merced, quand elle le pouvait, service
pour service. Le rendait-elle gracieusement?
Cela, c'est autre chose.
Elles étaient sous la tente d'Aouka. Là était
pour Chryséis l'épine la plus aiguë de son
fagot. Aouka l'avait prise en grippe dès la
première heure, et, dès la première heure,
Chryséis le lui avait rendu : simple assaut de
bons sentiments. Or, entre ces deux natures
altières, d’orgueil égal, dont l'une commandait,
dont l'autre était forcée d'obéir, c'étaient des
chocs continuels, où la jeune femme déployait
une rare habileté pour frapper aux endroits
sensibles, et qui laissaient toujours Chryséis
plus meurtrie et plus exaspérée.
— Cette paresseuse ne peut porter deux
jarres toute seule ? dit la kadine du plus loin
qu'elle les aperçut. Elle est assez lâche pour se
faire aider par plus faible qu’elle ? Je savais
bien que les Français n'étaient pas même bons
a faire des esclaves !
Les yeux de Chryséis brillèrent de colère, et
c-lle fit un pas en avant, les poings serrés.
— Pour sur ! dit-elle. C'est bon pour vous
autres, ce métier-là !
Aouka devint blanche, leva la main... et
Merced reçut le coup.
— Lâche! cria Aouka, triple lâche ! elle laisse
battre Merced pour elle !
— Toi, je t’étranglerai un jour ! fit en fran-
çais Chryséis qui suffoquait de colère.
(Vous savez que c’était son idée fixe.)
Et, prenant Merced par la taille, elle la fit
pivoter sur elle-même et se mit devant, bravant
la maîtresse.
— Tiens ! frappe donc ! disait-elle toute
crispée, frappe ! voilà de la chair française !...
Mais frappe donc, Aouka ! les Français ne sont
pas même bons à faire des esclaves !
Mais Aouka n’avait plus envie de frapper.
Elle riait, et c’était bien pis pour Catherine.
— Tiens ! dit-elle en lui jetant un riche man-
teau de laine, j'ai compassion de ta faiblesse.
Borde mou manteau avec ce galon d'or; Merced
fera ta besogne. Assieds-toi ici, sur ce tapis, et
travaille devant moi. Hors d’ici, Merced !
L'Espagnole était déjà loin. — heureuse des
rudes travaux qui allaient lui incomber, et se
réjouissant pour sa compagne de cet adoucis-
sement, — que Chryséis était encore hébétée
sur son tapis, le manteau sur ses genoux, sans
savoir par quel bout s'y prendre.
Vous souv îent -il qu'au témoignage d’Annette,
elle n'eût pas su recoudre un bouton? Vous
souvient-il qu'en une circonstance récente et
fatale, la jupe de batiste n avait trouvé un
secours réparateur que dans la grosse aiguille
du sergent ?
Hélas I hélas!... O mœurs des peuples lybio-
punico-romano-vandalo-arabo-sahariens ! que
vous êtes dures à qui doit vous étudier de
près, à qui ne s'y est pas préparé par un
entraînement suffisant !
Aouka était sortie ; elle avait laissé la petite
Française méditer sur les vicissitudes de sa
destinée et sur la manière de coudre un galon
d'or, à points perdus, au bord d'un manteau de
cérémonie. Catherine essayait cependant, je
dois le dire ; elle essayait en conscience. Elle
avait, après plusieurs essais infructueux, réussi
à enfiler son aiguille. Fuis elle fit à sou fil un
énorme nœud, comme en font les toutes petites
filles, c'est-à-dire en nouant son fil comme on
noue la ficelle d'un paquet.
Ce travail préliminaire accompli, elle fit un
ouf! de fatigue, releva ses cheveux qui lui tom-
baient dans les yeux, et commença d'examiner
sérieusement son ouvrage. Sans se laisser
arrêter par de vaines considérations, elle prit
bravement le galon par un bout et le posa tel
quel sur le bord du manteau, sans plus se
préoccuper du point par où elle commençait
que de l’endroit ou de l'envers de la bordure et
du vêtement. Puis, la conscience pure, elle se
mit en devoir de coudre.
Seulement elle avait oublié de se laver les
mains, que ses divers travaux de cuisine ne
contribuaient pas à blanchir De plus, les exer-
cices variés et inaccoutumés auxquels elle
venait de se livrer, joints à la chaleur, la
faisaient suer sang et eau. Hélas! hélas!
Quand Aouka revint, elle trouva Chryséis le
nez baissé sur son ouvrage, tirant l'aiguille
avec une telle application qu elle en faisait la
moue. La ltadino en conclut que sa servante
était tout à fait dans son élément, et s'en
préoccupa d'autant moins que Sidi-el-Hadj
venait d'entrer, revenant de la chasse.
— Trois gazelles et des oiseaux, femme, dit-il
avec bonne humeur; nous n'avons pas perdu
notre matinée.
— N'es-tu point fatigué, cher seigneur ? dit
affectueusement la jeune femme. Veux-tu que
les esclaves te lavent les pieds ?
— Non, inutile. Et riant : Mon meliari en
aurait plus besoin que moi... Les lévriers, eux,
meurent de faim ; je n’ai rien voulu leur
donner avant que nous fussions de retour :
écoute-les hurler.
(A suivre). Ci. M.
PINCÉ!
65
Pincé !
Toutou sc sent la patte pincée comme par un étau.
Voilà déjà longtemps que Bébé a prédit asm
incorrigible Toutou qu'il lui arriverait malheur !
Ça devait être! Toutou est bien le petit chien
le plus téméraire, le plus désobéissant, le plus
touche-à-tout qui se puisse voir! C'est ce que
lui répète chaque jour en gémissant sa petite
maîtresse! Mais que voulez- vous? Toutou sob-
siine à n'en faire ou à sa tète; celte bonne grosse
tète carrée qui renferme malheureusement plus
d'idées biscornues que d’idées raisonnables.
Mais, c'est égal. Toutou devrait être plus
docile! On ne me fera jamais croire qu'avec un
peu de bonne volonté il n’eût pas évité la désa-
gréable histoire qui lui est arrivée ! Jugez-en :
Ce matin encore sa maîtresse lui a répété
d'être bien sage, de ne rien voler à la cuisi-
nière, et surtout de ne rien toucher!
Toutou a écouté ces excellents conseils avec
attention II n'est pas contrariant. Toutou1
Jamais il ne dit non! Mais à quoi cela sert-il,
puisqu'il ne tient pas compte des avertissements.
Le voilà parti! Il fait d’abord son petit tour
habituel à la cuisine.
Tiens! qu'est-ce qui remue donc là-bas dans
cette bourriche? Toutou n'a jamais rien vu de
ce genre. C'est vivant, puisque ça remue!
Toutou voit d'abord une longue corne qui se
meut de côté et d'autre. Puis, peu à peu, sortant
avec peine de la bourriche, une grosse patte
formant comme'' une pince; enfin un corps noi-
râtre cfune queue qui se replie sur elle-même.
Toutou est très intrigué !
Vous croyez qu'il va battre en retraite? Pas
du tout! il commence par japper, il fait de
petits bonds de côté et d'autre, se baissant sur
ses pattes de devant. Ma parole, il croit que
les écrevisses vont faire une partie avec lui !
Mais celles-ci ne se soucient nullement de
ses bonds. Elles sont sorties de la bourriche, à
présent, et elles marchent de droite et de
gauche avec des mouvements maladroits.
Comme c'est drôle! Toutou les regarde avec
stupéfaction. S'il avançait la patte? peut-être
ne r. nt-elles pas vu et seraient-elles bien aises
de faire une petite partie?
Ouali! ouali ! hi ! bi!
Entendez-vous la jolie musique? C'est Toutou
qui se sent la patte pincée comme par un étau!
Crie, mon ami! Cela t’apprendra une autre
fois à être plus obéissant. On ne meurt pas
d'une bonne pincée et, si celle-ci peut te guérir
de toucher à tout, nous dirons : Tant mieux !
I, Il P L T I T FRANÇAIS ILLUSTRÉ
66
Les finesses de Bertoldo (Suite)
Le sbire sort Bertoldo du sac et y entre
à sa place.
Allons, compère, sors delà !
— M'y voici! Que dis-tu de mes grâces?
- Aie! je n'ai vu de ma vio homme plus
mal tourné. Pauvre diable, je te plains !
— Tu as bon cœur, mon compère ; aussi,
pour te récompenser, j'ai bien envie de faire de
toi, cette nuit même, un homme riche, heu-
reux et envié de tous. Vois-tu, je suis absolu-
ment décidé à ne pas me marier; ma fortune
ne me sert pas à grand chose, puisque, à cause
de ma laideur et de ma difformité, je suis
résolu a vivre à jamais caché au fond des bois.
Si donc je te donnais cette fortune et te laissais
prendre ma place dans ce sac, tu serais demain
matin l'homme le plus favorisé de la terre.
C’est à la première heure que l'on doit venir
me chercher pour me conduire à la chapelle et
célébrer le mariage qui me fait horreur.
— Tu me la donnes belle, compère; me ren-
fermer dans ce sac, pour que Ton voie en l'ou-
vrant ce changement de figure : ce serait là un
bon moyen de me faire mettre la corde au cou !
— Mais je ne t’ai pas dit que le mariage doit
s'accomplir en me laissant dans ce sac, pour
éviter à la fiancée des impressions désagréables
pendant la cérémonie? Crois-moi, lorsque tu
auras montré le papier que je vais te signer et
qui te rendra maître de tous mes biens, on sera
trop heureux de l'échange, surtout en te voyant
avec cette figure d’honnète homme et de beau
garçon. Du reste, une fois le mariage fait, ils
ne le pourront défaire. Mais tout cela est un
rêve! Finissons-en. En somme, je rentre dans
mon sac et dans ma fortune. Allons, viens
m'aider !
— Attends un peu. nous avons le temps.
— Non, viens, tiens ce sac pour que j'y
rentre à mon atse...
— Attends, attends, mon ami, ne m'ôte pas
cette grande espérance...
— J'ai bien envie de le refuser, mais un
honnête compagnon ne peut manquer à la
parole donnée. Je vais t'écrire une donation do
tous mes biens.
Et le malicieux personnage, prenant dans sa
poche un papier et un crayon, écrivit sous les
yeux du sbire impatient cet acte qui lui
donnait une si belle fortune et de si beaux
châteaux... en Espagne.
Le1 sbire, absolument convaincu, se fourra
dans Je sac, où il ne tarda pas à s'endormir,
rêvant d'or remué à la pelle et de fiancées plus
belles que le jour.
Bertoldo s’échappe, laissant le sbire
dans le sac.
Aussitôt qu'un ronflement sonore eut averti
notre Bertoldo que le sbire était profondément
endormi, il songea aux moyens de s'échapper
du palais.
L'idée d’une nouvelle farce traversa alors son
esprit; il saisit sur un escabeau la robe et le, man-
teau de la reine et s'en revêtit. Ainsi déguisé, il
traversa les pièces où dormaient les filles
d’atours, gagna les jardins, et, s'aidant des bran-
dies d'un figuier qui se séparaient près de terre,
11 passa par-dessus le mur et s’élança dans la
campagne, cherchant où il pourrait se cacher.
Le jour approchait; rien ne lui paraissait
sûr. Enfin, rencontrant un four banal sur son
chemin, il s'y engouffra.
Le lendemain, le premier soin de la reine
fut d'aller rendre visite à son prisonnier.
No voyant plus la sentinelle qu elle avait
placée près du sac, elle crut tout d’abord que
c'était cet homme qui avait dérobé ses vête-
ments, et elle en fut tellement furieuse qu’elle
ordonna de pendre le voleur sur l’heure, si l'on
pouvait s'eu emparer.
Elle s'approcha du sac et, se figurant parler
à Bertoldo, elle lui dit ;
— Eh bien! compère la Malice, es-tu tou-
jours d'humeur aussi riante ?
— Heine, répondit le sbire, je suis prêt à
épouser la belle fiancée que vous 111'offrez.
— Que me parles-tu de fiancée, maître sot ?
La peur t'a-l-elle troublé la cervelle ?
— \on, non, reine, j'accepte la femme et les
doublons , qu'on me conduise à la chapelle.
— Par la barbe de mes aïeux ! s'écria Sa
Majesté, cet homtae est devenu fou, retirez-le
de ce sac.
A la vue de la naïve figure du sbire, la reine
comprit comment il avait été joué.
— Qui t'a mis dans ce sac ? demanda-t-elle
— Celui qui devait se marier ce malin par
les ordres du Votre Majesté. J'espère, Reine,
que vous m'accepterez en son lieu et place.
— Holà! s'écria la reine, qu'ou vieillie et
qu'on emmène en prison cet imbécile.
Puis elle ordonna que, de tous côtés, l’on se-
rait à la recherche de Bertoldo avec la plus
grande diligence et qu'il fût immédiatement,
pendu haut et court.
(A suivre.)
A. de G.
■:;ô-
Chant triomphal Cavaliers chanteurs et musiciens dans l'Asie russe.
CHANT TRIOMPHAL
68
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Les fredaines de Mitaize t s„ue)'.
A ce moment, Daniel et Martial arrivèrent de
la ville où ils étaient allés prendre leur leçon,
et Ton rentra aux Molières tous ensemble,.
Marguerite s’endormit , ce soir-là, presque
contente de sa journée, satisfaite de sa
démarche, de Jeanne, de l'oncle, d’elle-même,
et trouvant, an fond de sa conscience, la certi-
tude, perceptible déjà, bien qu encore un peu
confuse, d’un devoir accompli.
Depuis ce moment, elle se plut à fréquenter
la maison forestière ; plusieurs fois par semaine,
elle vint s’asseoir près de
la petite paralytique dont
la douceur lui plaisait , on
_.â eût dit que de la résigna-
tion, de la pa-
tience vraiment
extraordinaire de
l’enfant se déga-
geait un charme
qui la rendait sympathique à tous, car Mitaize,
près d’elle, s'humanisait, ne se vantait pas
ainsi qu'elle en avait l'habitude, ne se plaignait
de personne, et, très doucement gagnée par
une influence salutaire, taisait, sans s’en
douter, certains progrès-
Jeanne, très fine, u'était pas sans avoir
remarqué le grand travers de Mitaize, et, avec
l'espèce de sensibilité maladive qui était le
fond de son caractère, elle eût voulu l'apaiser,
lui persuader que ses parents ne voulaient que
son bien.
Mais elle savait que des conseils directs
eussent été mal venus ; elle se bornait donc à
laisser parler son cœur, à dire la reconnais-
sance des siens pour M. et M“° Le Mauduy,
sa propre gratitude pour leurs bontés. '
Mitaize la laissait dire, ne croyant lui mon-
trer qu’une condescendance polie, mais en
réalité ployant son esprit à de nouvelles idées,
gagnant au contact de l'infirme une sorte de
défiance de soi-même qui la rendait moins
brusque et moins hautaine.
Il lui arrivait encore de se plaindre, de
regretter d'être venue, et un jour elle s'écria:
— Si cous étiez à ma place, Jeanne, vous ne
Mitaize rcviut pour recevoir une assiette d'ecume suerée.
1. Voir le n° 358 du Petit Français illustré, p. 30
LES FREDAINES LIE MITAIZE
6Î
trouveriez pas que tout est bien, j'en suis sure
je désirais aller avec maman, ou ne m a pas
plus écoutée que si j avais demandé la chose
la plus déraisonnable du monde.
— C'est qu'on 11e pouvait pas vous écouter,
mademoiselle. Allez! les parents, tous les
parents, cherchent à taire plaisir il leurs
enfants, mais les enfants ne doivenl pas
demander l'impossible; tenez, moi qui 11e sors
jamais, savez-vous que je rêvais une chose :
aller un jour à Nancy oii j'ai lino tante et des
cousins ; mais, si je le disais, cela tourmen-
terait maman de ne pas pouvoir m’y conduire,
et je n'en ai jamais parlé.
— Pourquoi n’iriez-vous pas? lit Mitaize avec
surprise.
— Parce qu'il faudrait d'abord gagner la
gare et que je ne puis pas marcher, et puis le
voyage coûte cher, surtout dans les conditions
où je l'entreprendrais; il vaut donc mieux que
j'y renonce. Dans les premiers temps que
j'avais cette idée-là, il nie semblait que je 11e
pourrais jamais ; à présent, c'est devenu facile.
Martial a fait le voyage, lui, il me raconte ce
qu'il a vu, et je vous assure qu'en l'écoutant,
je suis aussi heureuse que si j'avais vu moi-
méme.
— Voir Nancy, fil Mitaize assez dédaigneuse-
ment, mais c'est assez peu de chose, ma chère;
Paris, je ne dis pas ; les monuments, les pro-
menades, tout enfin; je voudrais vous y voir,
Jeanne ; que vous auriez de choses à admirer !...
— Je n'irai pas plus qu'à Nancy, mademoi-
selle Marguerite, répondit Jeanne avec un léger
soupir, et je pense quelquefois que le bon Dieu
a mis quand même sous mes yeux ma part de
belles choses; de ma fenêtre, je vois la forêt,
la prairie, j'entends les oiseaux chanter, je 11e
suis pas à plaindre, et, du reste, personne n’est
à plaindre tout à fait ; chacun a sa part de joie,
il 11e faut pas la dédaigner.
Et les douces paroles île Jeanne se frayaient
un chemin dans le coeur de Mitaize; petit à
petit, elle s'attachait à l'infirme et se plaisait
davantage auprès d’elle.
A présent, elle semblait prendre à tâche de
contenter tout le monde ; on eût pu croire
qu elle avait oublié ses amies parisiennes, les
réunions, les bals d'enfants, les visites dont,
jadis, le récit revenait sans cesse dans ses
conversations ; elle ne maugréait plus contre
la simplicité de ses sarraux unis, 11e cherchas
plus à éblouir les petites filles du village qu'elle
rencontrait quelquefois, et paraissait se con-
tenter enfin des plaisirs à sa portée.
Daniel, pas très ami de l'étude, essayait
néanmoins de travailler avec suite ; il eût eu
honte d'être trop distancé par Martial, el la
présence de celui-ci, pour lequel l'étude était
une joie, l'empêchait de se ralentir. M. Le
Mauduy . qui ne le perdait pas de vue. se mon-
trait assez satisfait ; aussi le jeune garçon,
rendu plus attentif encore par quelques brefs
éloges, donnait-il le maximum de ses efforts,
lîien 11e le distrayait quand il avait une fois
ouvert ses- livres ; il copiait, corrigeait, calcu-
lait avec un véritable entrain, ce qui ne l'empê-
chait pas de pousser un soupir de soulagement
quand l'heure du repos sonnait, que Martial,
refermant son livre, reprenait le chemin de la
maison forestière.
M. Le Mauduy croyait Daniel (out à fait
changé, et formait des projets, trop ambitieux
au gré de sa femme qui souriait, ne se fiant
qu'à demi à cette soudaine fringale de travail
— Attendons, répétait-elle; un changement si
complet a besoin de la sanction du temps: ce
11'esL peut-être qu'une lubie passagère, un
engouement qui ne durera pas. pour Jeanne et
Martial . encourageons-les de noire mieux,
montrons-leur que nous sommes satisfaits,
mais qu'ils nous sentent toujours prêts à les
reprendre, s'ils font quelque sottise.
M. Le Mauduy approuvait et, de temps à
autre, une velléité de paresse du côté de Daniel,
une réponse impertinente de Mitaize lui prou-
vaient que ces apparences de sagesse n’étaient
pas encore la sagesse elle-même.
Yermer avait à peu près terminé l'éducation
du geai qu'il destinait à Marguerite; l'oncle
Jean avait donné une belle cage où maître Jack
se prélassait, lissant ses plumes bleues, et
grises; sa future propriétaire lui en ouvrait
parfois la porte, sans qu il songeât à s'écar-
ter beaucoup.
il se mêlait aux poules devant la maison,
leur prenait sous le bec les graines quelles
picoraient, avec une adresse et une malice qui
causaient à la petite fille de vrais transports
de joie, il la suivait maintenant, attentif à ses
moindres gestes, imitant de son mieux ce qu'il
lui voyait faire, et toujours pièt. lorsqu elle
11'ouvrait pas assez vite la porte de la cage, à
crier de sa voix rauque: Mitaize, Mitaize. »
Combien d'heures le pauvre Yermer avait-il
prises sur ses nuiis pour apprendre à parler à
maître Jack !... il 11e le disait pas. Quoi qu il en
soit. Mitaize était ravie et avait solennellement
promis d'avoir le plus grand soin de l'oiseau,
quand elle l'aurait enfin pour elle seule.
Sur ces entrefaites, elle reçut un court billet
de sa nière, et madame Le Mauduy, qui le lui
remit sans observations, ne lui demanda pas
davantage ce qu'il contenait.
Sans doute, maman nous rappellera bientôt,
et elle me l’annonce, songeait la petite fille en
ouvrant la mignonne enveloppe, et elle s'éton-
nait de n’être pas plus joyeuse à cette idée d'un
départ, qu'elle avait tant caressée. Mais M Ser-
vaize ne parlait pas de départ, elle répondait
-o
Lli PETIT IUANÇAIS ILLUSTRÉ
par un simple vefus à la folle lettre de Margue-
rite sollicitant sou rappel, et, s'adressant à la
raison, au bon cœur de sa fille, elle lui recom-
mandait une obéissance absolue à tante Marie-
Anne.
Sa santé un peu meilleure restait assez mau-
vaise pour qu'on l’obligeât à poursuivre, un
mois de plus, un traitement qui lui faisait du
bien ; et elle avait besoin de sentir ses chéris
en bonnes mains pour être rassurée sur leur
compte. Il ne fallait pas songer à les rappeler
près d'elle, et leur père, toujours occupé, était,
ainsi qu'elle-même, heureux de les sentir près
de ses parents.
« Ma chère Mitaize, crois-moi, disait-elle en
terminant, profite des leçons de ta tante; en
la contentant, c’est moi que tu contentes. On
m'écrit que tu as grandi, que Daniel commence
à travailler; rien ne saurait me faire plus de
plaisir; encore un mois donc, ma chérie. Si tu
savais combien il y a de pauvres enfants qui
ne connaissent la campagne que par ouï-dire,
qui ne sentiront jamais la bonne odeur des
forêts, qui ne verront jamais les bruyères
fleurir le long de la côte des Molièresi...
« Penses que si je le pouvais, je serais avec
vous, près des chers vieux qui m'ont' élevée et
auxquels je te charge de rendre un peu de cette
affection qu ils m'ont donnée autrefois.
« Je te parle comme à une grande fille, Margue-
rite, j’oublie que tu es trop jeune pour me bien
comprendre, mais j'espère quand même que tu
comprendras un peu et que tu ne voudras plus
me peiner eu te plaignant comme tu l'as fait. »
Mitaize replia la lettre et resta songeuse :
;issez contente d’être traitée en personne
sérieuse, pas très satisfaite de sentir ses do-
léances rester sans effet; elle poussa un soupir A
l'idée du second mois qu’il faudrait passer aux
Molières. Jusqu'alors, elle avait bien compté
ne pas s'y éterniser; son orgueil robuste l’em-
pêchait de croire à autre chose qu'à une puni-
tion pour le paresseux Daniel, punition quelle
partageait sans l'avoir le moins du monde
méritée ; aussi s'était-elle accoutumée lente-
ment à la vie tranquille qu’on y menait, elle
s'5 fût plu tout à fait si on l’eût laissée libre
de partir ou de rester.
Puis elle relut la lettre de sa mère qui lui
disait un mot de ses amies; M"“ Dorgebert et
M“ Drancy étaient venues lui faire une visite
avant leur départ : la dernière emmenait sa
famille au Tréport, les autres partaient poul-
ies Vosges, probablement pour Bussang ou
Gérardmer.
Eh bien! quand elle les reverrait, après les
vacances, Mitaize ne serait plus forcée de subir
leurs récits de voyages, ni leurs exclamations
admira tives ; elle pourrait couler aussi ce qu’elle
avait vu, ce qu elle avait l'ait... en arrangeant
un peu, bien entendu. La ferme, l’étang, la
maison forestière, la chasse, la pêche aux
truites : tout cela serait bien à sa place dans
un récit pittoresque, et ces demoiselles, si
vaines de leur fortune, envieraient peut-être
les plaisirs qu'elle avait goûtés. Ce serait une
légère compensation aux ennuis du présent.
Les prunes achevaient de mûrir dans le ver-
ger, et on profita d'un jour de soleil pour secouer
les arbres qui les portaient; avant cette opéra-
tion qui terminait la cueillette, Yermer, monté
sur les pruniers, en avait choisi les mirabelles
les plus mûres et les plus grosses que M“ Le
Mauduy allait convertir en confitures.
C’était une besogne dilficile, laquelle, néces-
sitant tous les soins de la ménagère, mettait
généralement M. Le Mauduy en fuite jusqu’au
soir: il ne reparaissait que quand le dernier
pot était rangé sur les hautes tablettes d'une
armoire, et que les bassines de cuivre iraient
replacées le long des murs.
11 ne manqua pas à sa coutume et comme, ce
jour-là, Daniel avait congé, ü lui proposa de
l'associer à sa promenade. On devait pousser
jusqu'aux restes, assez éloignés, d’un camp
romain, redescendre pour dîner à l’auberge
d’un village et revenir ensuite par la forêt un
peu avant la nuit. Le jeune garçon, enchanté,
accepta, mais sa sœur, à laquelle, pour la forme,
il avait offert de venir aussi, déclara tout net
qu’elle était nécessaire à sa tante, et qu’elle
comptait aider à préparer les confitures.
M“ Le Mauduy ne se souciait peut-être pas
beaucoup des services de la fillette, mais elle
parut en faire grand cas ; puisqu’on ne pou-
vait empêcher Mitaize de croire à son impor-
tance. mieux valait diriger vers les soins de
l’intérieur et la conduite du ménage ce désir de
dépasser autrui. Donc, elle remit à la petite un
grand tablier blanc qu’on noua sur sa robe et
qui protégeait absolument celle-ci, puis elle
dut aider sa tante à enlever les noyaux des
mirabelles.
Les doigts de Mitaize s’engluaient d'un jus
sucré (iui sentait bon, le tas de prunes grossis-
sait dans la terrine, et Yermeren apportait ion-
jours. Il y en avait de pleines corbeilles, débor-
dantes, par rangées bien alignées sur la table,
et Mitaize, déjà fatiguée, s’arrêta, les yeux
fixés avec découragement sur ces corbeilles
inépuisables.
— Jamais nous n'aurons fini, ma tante !...
M“ Le Mauduy se mit à rire.
Et moi qui avais compté sur une aide hors
ligne, dit-elle!... Allons, appelle Madeleine qui
a fini de pétrir sa pâte; vois aussi si Yermer
a chauffé le four?
— On fait donc les confitures au four?...
— Mais non, seulement on y fait sécher les
prunes qui se gèleraient et qu'on est bien aise
T. ES FREDAINES DK MITAIZE
71
de retrouver en hiver; alors, comme il nous
faut penser au souper de ton oncle, le four
servira aussi à cuire une belle tarte.
Madeleine accourait ; sur un signe de sa
maîtresse, elle saisit un couteau, une corbeille
qu'elle plaça sur ses genoux, et fit tant et de si
rapide besogne que Mitaize ne parla plus de se
remettre à l'oeuvre. Pourquoi faire? Madeleine
finirait sa tâche bien plus vite toute seule, et,
comme elle-même aimait à varier ses occupa-
tions, elle s'en alla flâner dans le verger où
quelques fruits tachaient de leurs teintes dorées
l'herbe foulée au pied des arbres, et se mit à
les ramasser.
Près d'une heure s'écoula dans ce travail peu
absorbant, car la fillette en prenait à son aise,
lorsqu'elle se souvint que la marmelade devait
cuire et que sa tante lui avait parlé d’une cer-
taine écume sucrée, très bonne, qu'on enlevait
à mesure pour la manger toute chaude, en
tartines.
Elle revint donc, .juste à temps pour en
recevoir sur une assiette et la déclarer excel-
lente. puis elle aligna avec la plus grande
symétrie les pots de faïence blanche sur la vaste
table de hêtre, regarda 1 horloge, bâilla, se
plaignit de la chaleur, et, finalement, se sou-
vint qu'elle avait oublié de faire à Yermer la
commission de sa tante. Elle s'élança dehors et
trouva le jeune domestique sous le hangar où
il rangeait une échelle.
— Uloz-vous-en, mademoiselle Marguerite,
dit-il, c'est plein de poussière par ici, et puis
il faut que je ramasse des épines que je veux
brûler, vous pourriez vous piquer.
— Tu te piques bien, toi, et puis il n’y a pas
de danger, je ferai attention; tiens, ton four,
n'est pas allumé, et ma tante qui le croyait déjà
prêt; attends, je vais t'aider, donne-moi les
allumettes.
— Je vous en prie, Mademoiselle, ne vous
en mêlez pas, ce n'est pas de l'ouvrage poul-
ies demoiselles, de chauffer le four. Il s'agitait,
gêné, inquiet, n'osant la renvoyer tout à fait, I
quand la voix de M“ Le Mauduy le fit sursauter.
— Que fais-tu là, Yermer ? mes tartes sont
prêtes!...
Très rouge, tout pénétré de 1 idée qu'il venait
de manquer gravement à ses devoirs, Yermer
se précipita pour achever sa besogne, et
Mitaize, de l'air le plus indifférent, s'en retourna
par le jardin vers la cuisine.
Comme elle allait y entrer, elle aperçut
maître Jack, dont la cage était suspendue à l’uno
des fenêtres de la grande salle, et, faisant bien
attention de n’être pas vue, elle donna la liberté
à l'oiseau
Pourquoi à ce moment plutôt qu’à un autre?
peut-être parce que Mm" Le Mauduy avait fait
enfermer Jack, de crainte qu'il ne causât quel-
que dommage, et que Mitaize avait tout sim-
plement envie de chercher noise à quelqu'un.
Quoi qu'il en soit, deux minutes après, pen-
dant que la fillette tournait autour de la table
où, maintenant, refroidissait la confiture, le
geai arriva en sautillant par la porte laissée
ouverte; mais lui qui, d'ordinaire, faisait assez
bon ménage avec le chat Piquet, s'approcha de
l'éeuelle ou celui-ci buvait tranquillement son
lait et, voyant que son commensal ne voulait
point abandonner la place, sauta dans la jatte
où il se mit à secouer ses plumes, comme s’il
eût voulu s'y baigner.
I m coup, le chat, enlevé à sa quiète béatitude
par cette invasion malpropre, lui lança un
coup de griffe et la bataille s'engagea.
(.1 suivre.) P. F.
Du bois qui travaille
72
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
Le journal le plu* « avancé » du
$;lol>c. — Ce journal parait chez les Esquimaux,
en plein Groenland. L’éditeur est un certain
M. Moëller, qui le rédige, l’imprime et le colporte
lui- même. Il a fondé une imprimerie assez primi-
tive à Godthaale et accomplit deux lois par mois,
sur ses patins, un long voyage à travers le pays
pour vendre son journal. Cette feuille, vu l’etat
de culture intellectuelle du public auquel elle
s’adressait, ne contenait d'abord que de grossières
illustrations sans texte. Puis, M Moëller publia un
alphabet, puis des mots et enfin des phrases en-
tières; aujourd’hui il imprime de longs articles
sur les évènements du jour : on peut donc dire
que M Moëller a littéralement appris à lire à ses
compatriotes.
*
* *
1/liia tu* — Oh sait que la poésie française
condamne l 'hiatus, c’est-à-dire la rencontre de
deux voyelles. Tune terminant, l’autre commen-
çant deux mots qui se suivent. Les jeunes poètes
d’aujourd’hui s’insurgent contre cette règle qu’ils
déclarent mal fondée. L’un d'eux en donne pour
preuve la jolie pièce suivante :
« Gardez qu’une voyelle à courir trop hâtée
Ne soit d’une voyelle en son chemin heuitée. »
Rien que pour ces deux vers, judicieux Boileau,
Tu méritais vingt fois d'être jeté à l’eau.
— Qu’a-t-il dil? jeté à?... Quelle cacophonie !
— S’il disait : lauréat, quelle exquise harmonie !
On accueille Israël et son frère Etau,
On proscrit comme a elle, aussi bien quelle a eu.
Le monstre la tuait... Coosonnance admirable !
Vieux monstre que tu es... Rencontre intolérable!
L’eau et le vin... fi dons! Chlod : délicieux!
Zaïre , Samuel, Oasis, rien de mieux.
On permet nez à' nez (le Z en est la cause);
Ne à Saint-Pétersbourg... inadmissible chose !
J’ai soulagé ma bile, et désormais, motus !
Puisque règle il y a , évitons l'hiatus.
* *
A peu près. — Balbine, qui apprend son
catéchisme, demande une explication à son
frère :
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 358.
I Curiosité historique.
Kléber et Desaix périrent l’un et l’autre le 14 juin 1800
Le premier, né en 1753, iils d un maçon, s'engagea en 1792.
et parvint rapidement aux grades les plus élevés Vainqueur
a Fleuras (1794), à Altenkirchen, à Friedbcrg (1796), il fut
emmené en Égypte par Bonaparte qui l'y laissa comme com-
mandant en chef (1799). Vamquour à Hôliopolis, il s'occupait
à consolider la puissance française en Egypte, lorsqu U fut
assassiné au Caire par un Turc fanatique.
Desaix, né en 1768 d'une famille noble, était lieutenant au
régiment de Bretagne lorsque éclata la Révolution, dont il
adopta les idées. Général de division à 26 ans, il se distingua
à l'armée du Rhin, puis en Égypte. Rentre en France en 1800,
il reçut !e commandement do deux divisions à 1 armée d Italie.
Son arrivée sur le champ de bataille de Marengo décida la
victoire, ma$| il y fut tué en plein triomphe.
II. Locution proverbiale.
Le roi Pétaud (qui devrait s'écrire Péto, du verbe latin peto.
« Qu’est-ce que cela signifie, quand on dit que
Dieu est éternel ? »
L’inimitable Babylas faisant un appel désespéré
à ses souvenirs :
« Cela veut dire qu’il n’a pas eu de commence-
ment et qu’il ne mourra jamais de faim! »
*
* *
.Maxime*. — « Il faut aimer les autres
malgré leurs défauts, comme on s’aime soi-même
malgré les siens. » (E. Marbeau).
*
$ *
« Etre bon, c’est le plus sûr moyen d’être
juste. » (Ch. Düpuy).
*
TjC *
Mot «l'enfant. — Bébé à son grand frère :
« Donne-moi ta pelle, dis, pour faire des tas de
sable.
— Une pelle? mais je n'en ai pas...
— Alors pourquoi que papa a dit ce matin que
tu avais ramassé une pelle? »
RÉPONSES A CHERCHER
Langue française. — Quelle est l’origine
du mot chenet 2
Quelle est l’origine du mot assiette?
*
* *
Géographie. — Que? est le cours d'eau qui
a son embouchure à Marseille?
* *
Physique amusante. — Vous avez une
barrique pleine de vin et une bouteille vide;
comment vous y prendrez-vous pour remplir de
vin celte bouteille par la bonde de la barrique,
sans employer d’aulre appareil que la bouteille
elle-même?
je demande) était lo noni que portait au moyen Age le roi des
mendiants. On sait qu à cette époque toutes les communautés,
toutes les corporations, tous les groupements d individus
avaient ud roi élu ; les mendiants eux-mêmes se conformaient
à cette règle Mais dans ce monde dos mendiants, les disputes,
querelles batailles étaient continuelles, d’où cette iex pression :
C'est la cour du roi Pétaud », pour désigner un milieu
désordonné, bruyant ot troublé.
III. Mots en losange
G
BAN
BABAS
G A B R I E L
NAINS
SES
L
IV. Rébus.
J’ai dos souliers neufs très étroits.
LeAiérant : Maurice TARDIEU.
Toute demande de changement d'adresse doit être accompagnée de Cune des dernières bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8e année. — N" 360
10 centimes
18 janvier 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
■iisirt/K'i'Jit
L’ABONNEMENT : UN AH, SIX FRANCS
Part du 1er de chaque mois.
Armand COLIN & C‘°, éditeurs
5, rue de Mézièrcs, Pari»
ETRANGER :’7k— PARAIT CRAQUE SAMEDI'
Tous droits réservés.
La première permission (Composition inédite de P. -R. do Lacebbk).
74
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Les fredaines de Mitaize (Suite)
— Mitaize, enferme le geai bien vite et citasse
Piquet d'ici ! cria tante Marie-Anne.
La petite se mit donc à poursuivre les deux
adversaires à travers la cuisine, sans se presser
cependant, car le combat la divertissait; deux ou
trois fols, elle Ht mine de saisir l'oiseau, mais,
soit maladresse, soit désir d'éterniser la pour-
suite, elle le laissa échapper.
— Voyons, Madeleine, dit encore M“ Le
Mauduv, il faut que vous vous en mêliez, ma
ûlle, Mitaize n’arrivera à rien de bon 1
Alors, Mitaize, laissant Madeleine courir
après Jack, qui de nouveau se précipitait sur
son adversaire, voulut montrer qu’elle était
vraiment capable de quelque chose, elle s'élança
sur Piquet, auquel un coup de bec dans les
yeux arrachait des miaulements plaintifs, et
comme jusqu’alors elle n'avait jamais manqué,
en passant près de lui, de lui tirer la queue
ou les oreilles, le chat, pris de peur à son
approche, s'enfuit.
En deux ou trois bonds désordonnés il attei-
gnit la porte, que Madeleine avait couru ouvrir,
mais comme Mitaize voulait le saisir, il tourna
sur lui-même, affolé, et sautant par-dessus la
table, s'échappa, renversant toute une rangée
de pots de confiture. Ceux-ci se brisèrent en
tombant et laissèrent échapper leur contenu
sucré et poisseux sur le sol.
Tante Marie-Anne ne put retenir un cri :
— On dirait que tu l'as fait exprès, Mitaize,
c’était vraiment bien la peine de tant travailler
pour que tu puisses emporter des confitures
que tu aimes !... Pourquoi avais-tu lâché cet
oiseau ?
— Ce n’est pas moi, ma tante, dit Mitaize de
l'air le plus sincère, ce doit être Yermer ou
Daniel; non, pas Daniel, nous l’aurions vu
plutôt, ce doit être Yermer, il était tout à
l’heure par là.
M”* Le Mauduy la regarda d’un air soupçon-
neux :
— Pourquoi Yermer l'aurait-il fait?
— Je ne sais pas, ma tante, il ne faut pas le
gronder, il ne pouvait pas savoir que le chat
renverserait la confiture.
Cet essai de défense convainquit la vieille
dame que Yermer n'était pour rien dans la
désobéissance que lui attribuait Mitaize et, dès
qu'elle eut terminé sa besogne, replacé le der-
nier ustensile et commandé à Madeleine de
mettre le couvert, au lieu de se reposer, elle
s'en alla vers le hangar où le petit domestique
rangeait des fagots et l'interrogea :
Aux premiers mots, tout à la surprise d’une
accusation imméritée, il voulut nier, mais
quand M” Le Mauduy ajouta :
— Je te répète ce que dit Marguerite; mais
elle peut t’accuser à tort, de peur d'être gron-
dée, et je sais que tu ne mentiras pas...
11 ouvrit la bouche pour dire la vérité, puis
il se ravisa. Il ne voulait pas faire punir Mar-
guerite; certes, elle seule avait pu ouvrir la
cage, ce n’était point douteux, mais l’avoir
accusé, lui, oh ! il ne le croyait pas. M- Le
Mauduy l'avait mal comprise, et puis le geai
était bien assez malin pour s'ètre sauvé tout
seul. Satisfait de cette solution qui lui permet-
tait de ne pas en vouloir à Mitaize, il la com-
muniqua à sa maîtresse et celle-ci dut s’en
contenter.
Mais Mitaize, qui sentait quelle avait mal
agi en accusant le pauvre garçon, ne s'en fût
pas repentie le moins du monde si elle n'eût
songé qu'il pourrait bien, à l’occasion, lui
jouer quelque mauvais tour, et jusque-là elle
l’avait trouvé si parfaitement esclave de ses
volontés qu'eUe songea à s’excuser près de lui.
Dès qu'elle vjt sa tante occupée, elle se glissa
dehors et, sous le prétexte de porter du grain
aux poules, eüe pénétra à sou tour sous le
hangar.
— Mon pauvre Yermer, dit-elle, est-ce que
tu as été grondé bien fort ?
— Non, mademoiselle, M“ Le Mauduy n’a
pas grondé du tout, et puis, si elle s’était
fâchée, il valait encore mieux que ce soit contre
moi que contre vous.
— Merci, mon bon Yermer, c'est que, vois-tu,
j’ai été si effrayée quand j’ai vu tomber la
confiture que je n'ai pas osé avouer à ma tante
que j’avais ouvert la cage; alors, elle a cru que
c'était toi, et... et je suis bien aise qu’elle ne
t’ait pas grondé.
Le naïf Yermer n'en demandait pas tant pour
trouver Mitaize la meilleure demoiselle de la
terre, il n’était pas assez fin pour remarquer
avec quelle adresse elle avait glissé sur sa
faute et son mensonge, et il répondit avec une
sorte de malice :
— J'ai dit à Madame que Jack s’est peut-être
sauvé tout seul, et on ne peut gronder ni Jaclt,
ni Piquet, pas vrai, mademoiselle?
Il se mit à rire, de cet air que Mitaize décla-
rait niais au possible, quand elle, parlait du
pauvre garçon, et la petite fille, lui faisant un
geste amical, disparut.
Qu’il était nigaud, ce Yermer ! comme on lui
1 Voir le n° 359 du Petit Français illustré p. 68
LES FREDAINES DE MITAIZE
faisail dire el croire ce qu'on voulait!
mais, vraiment, si les petites Drancy,
toujours si moqueuses, l'avaient vue
causer avec ce stupide garçon, elles
auraient pu rire et faire rire leurs amies
aux dépens de Mitaize, forcée de se
contenter d'un pareil auditeur dés
qu elle voulait trouver à qui parler. 11 est
vrai qu'il y avait aussi la petite Jeanne
et que celle-ci, dans sa simplicité naïve,
valait mieux que beaucoup d’autres,
il fallait l'avouer; aussi Mitaize se dit
qu'ayant désobéi à sa tante une cor
laine condescendance à ses désirs ne
gâterait rien, et s'en fut de son pas déli-
béré vers la maison forestière où la
paralytique était seule.
Rien ne pouvait être plus agréable il
Jeanne que cette visite de Mitaize, et
celle-ci, charmée du bon accueil de
l'infirme, oublia un instant ses préten-
tions ordinaires et son insupportable
vanité. Elle lut elle-même, c’est-à-dire
une petite fille rieuse et naturelle, sans
rien de la préciosité et de l'affectation
qu'elle croyait de bon ton de mettre
en toutes choses ; cependant elle n'osa
parler de son aventure du jour, trop
certaine que les yeux clairs de Jeanne
prendraient une expression de blâme
muet qu'elle ne voulait pas affronter.
Et puis, désobéir, passe encore, mais
elle avait menti, et son orgueil lui-même
Sous lo pr<*tcx*<> de porter du grain aux poules,
elle pénétra sous le hangar
s'accommodait mal de cette bassesse qu'on
nomme un mensonge. Le mieux était donc
de n'y plus penser. Mitaize, en effet, n'y pensa
plus.
Quelques jours après, au retour d'une course,
11. Le Mauduv annonça que, le lendemain, il
conduirait Mitaize à la ville, chez des amis
auxquels venaient d'arriver des visiteurs. La
petite fille serait enchantée de trouver une
compagne de jeux, on l'inviterait donc à venir
aux Molière», et Mitaize, suivant son habitude,
manifesta une hésitation qui frisait le déplaisir :
« Qui est cette petite fille?... est-elle bien?...
pourquoi veut-elle me connaître?... il me semble
que je préférerais rester Ici... »
— Cette petite fille est fort bien élevée,
répondit l'oncle visiblement agacé, et tu peux
rester si tu veux, car elle n'a pas demandé à te
connaître, c'est moi seul qui m’étais avisé
qu'une nouvellè amie te plairait, puisque ta
grandeur s'accommode mal des fillettes de nos
environs ; mais si cet arrangement ne t’agrée
pas, tu es libre, petite.
Mitaize regrettait déjà ce quelle avait dit, et
quand M“ Le Mauduy fut seule :
— Ma tante, fit-elle d'un ton décidé, j’aime-
rais à voü- cetle petite fille, vous savez...
— On ne l'eut pas dit tout à l'heure, Mitaize,
et tu peux le flatter d’être changeante.
— C'est que, ma tante, j'ai craint qu'elle 11e
soit pas convenable, et maman recommandait
toujours à Mademoiselle de choisir mes amies.
La vieille dame se mit à rire :
— Bah ! vraiment! Espères-tu me faire croire
que tu risques de mécontenter ta mère en fré-
quentant les familles qù Ion oncle te conduira;
tu ne manques pas d'aplomb, sais-tu, fillette? ..
Dois-je penser que tu désires vraiment accom-
pagner l'oncle demain?
— Oui, oui, ma tante.
— Eh bien ! je le lui dirai et il t'emmènera,
petite girouette.
Le lendemain, Mitaize, toute pimpante dans
un de ses costumes parisiens, s'en allait
gaiement le long du sentier qui gagnait sous
bois la roule de la ville voisine. Daniel et .Mar-
tial, leurs livres sous le bras, marchaient eu
avant, cueillant çà et là une myrtille restée
aux branches ou une framboise; Daniel sifflait
un air de chasse, tandis que Mitaize, l'air posé,
réglait son pas sur celui de l'oncle, très préoc-
cupée de 11e pas déranger l'harmonie de sa
toilette e.t de paraître à son avantage. Où son
oucle la conduisait-il? chez quelques vieux
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
bourgeois maniaques et insupportables, où elle
s'ennuierait beaucoup pour peu que la com-
pagne qu'elle allait y trouver lût tant soit peu
niaise.
Un mot de Daniel lui ouvrit, un moment,
des perspectives peu agréables.
— Oncle, est-ce que nous pourrons vous
rejoindre à la pharmacie quand nous aurons
pris notre leçon?
— Certainement, si nous y sommes encore,
et nous y serons, pour peu que Mitaizc soit
gentille et s’amuse.
Ladite Mitaize ne put réprimer une grimace :
une pharmacie de petite villo, pouah! on allait
s'enfermer dans quelque maussade arrière-
boutique, encombrée de pilons, sentant le
camphre et les drogues; mais aussi comment
avait-elle pu s'imaginer que son oncle avait
des connaissances distinguées !
Son démon familier lui souillait toutes sortes
d’excuses pour ne pas aller plus loin, mais il
fallait oser les donner, et Mitaize n'osa pas; elle
entra donc en ville, très sincèrement désolée
d'être revenue sur sa première résolution et
décidée à se tenir sur la réserve.
Elle traversa la place du marché à la. suite
de IL Le .Mauduy qui recevait et rendait de
nombreux saluts. et sa maussaderie devint si
évidente que Dany, avant de disparaître dans
l'allée de la maison ou habitait son professeur,
se tourna vers elle pour lui demander en riant si
elle se sentait vraiment, chagrine de le quitter.
Mitaize pinça les lèvres et se détourna juste
à temps pour entendre une grosse dame dire à
sa compagne.
— .N'est-ce pas la nièce de M. Le Mauduy,
cette petite fille en toilette bleue? ce serait la
fille de Laure Le Mauduy, vous savez, celte jolie
personne qui a épousé un médecin parisien?
Mais la jeune femme, enveloppant Mitaize
d'un rapide coup d’œil, répondit :
— Ce n’est pas probable, madame, une petite
Parisienne aurait l’air moins guindé; celle-ci
serait gentille sans cette raideur d’automate ;
sa toilette est...
On passa, et il parut à la fillette, qui n’avait
pu comprendre le reste de la phrase, que sou
onele n’avait pas perdu un mot des réflexions
de ces dames, car une espèce de sourire
glissait sous sa moustache blanche.
Par exemple! Ces bavardes provinciales se
figuraient-elles entendre quelque chose à la
tenue ou à la toilette... et Mitaize, se retournant,
les toisa d’un regard malveillant. 11 n’y avait
pas à dire, leurs simples toilettes du matin
étaient correctes, leur tournure point ridicule,
et elle dut reconnaître avec dépit qu’elles
paraissaient des femmes comme il faut.
Cet incident notait pas de nature à lui rendre
sa belle humeur, et, quand on vit, au tournant j
de la place, la devanture de la pharmacie,
Mitaize était plus décidée que jamais à se
montrer strictement polie, mais à ne point
risquer la moindre avance.
Cependant au lieu d’entrer dans le magasin,
M. Le Mauduy frappa trois coups sur un timbre à
l'entrée du vestibule et fit passer sa nièce; ils
montèrent un vaste escalier à rampe de fer
forgé et une bonne les introduisit dans un
coquet salon du premier étage, où une jolie
dame se leva, tendit la main à M. Le Mauduy,
embrassa .Mitaize et lui présenta une petite fille
à peine plus jeune qu’elle, qui s’amusait dans
un coin avec des albums.
La. mauvaise humeur de Mitaize s’était éva-
nouie devant cet accueil aimable ; certes,
partout jusqu’alors on l’avait bien reçue, mais
quelle différence entre les campagnards un peu
frustes des Molieres et cette dame si bien mise!
Mitaize, qui ne voulait voir en tout que
l’apparence et qui préférait un extérieur élé-
gant à toutes les qualités du monde, était, cette
fois, servie à souhait. Au bout d’un instant, la
petite Georgette et elle étaient devenues amies,
aussi M. Le Mauduy pul-il la confier à la jeune
M" Spielmann pour aller, comme d’ordinaire,
faire un bout de causette en bas.
Ceci ne faisait pas l’affaire de Georgette
Spielmann qui, s’accrochant, à lui, le supplia
de les emmener chez grand-papa.
— Tu verras comme c’est amusant, dit-elle
à Mitaize, tous ces tiroirs, ces pots de faïence
où il y a écrit des noms qu'on ne comprend pas.
et puis grand’mamaii nous donne des pastilles
de réglisse et toutes sortes de bonnes choses.
Mitaize regarda son oncle :
— Mais je lie demande pas mieux, dit-il,
amusez-vous, mes enfants, c'est de votre âge.
Mitaize et Georgette descendirent donc
ensemble. M"‘ Spielniann prit sa broderie et
s'installa près du fauteuil oii sa belle-mère
tricotait ; M. Le Mauduy s'assit derrière le
comptoir, aux côtés du. pharmacien dont l'élève
dosait une mixture sous sa surveillance.
Georgette avait eu raison, c’était amusant ;
par les vitres claires, on voyait défiler les
passants dont la silhouette minuscule se mou-
vait très lente, la tête en bas, dans les grands
bocaux rouges et bleus de la devanture, puis
on avait, bien à soi, dans un coin, une table
basse mise Iâ exprès pour Georgette.
Les prétentions (le Mitaize à la supériorité
avaient beau jeu avec Georgette Spielmann
dont le naturel sociable, le caractère doux, fai-
saient une . compagne douée de tout le bon
vouloir désirable. C'était donc Marguerite
Servaize qui tenait le premier rôle, et sa
compagne l’écoutait gentiment parler.
P. F.
(A suiore }.
PLUMES D’OIES
Enfants ramassant des plnmes sur le passage d’un troupeau d'oies.
Mais les prix sont assez variables suivant la
température. On s'imaginerait que lorsqu'il
fait froid la plume, est plus abondante et plus
belle; mais non, car, dans les hivers rigoureux,
à 168 fr. les 100 kilog. Dans un kilogramme, on I les couvées d'oies ne réussissent pas. C'est ce
trouve de 2 000 à 2200 petites plumes, de 600 qui est arrivé l’hiver dernier : d'où une hausse
à 800 moyennes, et de 200 à 400 grosses. | de prix très sensible.
Plumes d'oie». — Tous les volatiles de
la basse-cour réunis ne valent pas l’oie toute
seule, au point de vue de la valeur des plumes.
Le prix moyen de la plume d'oie peut être fixé
7S
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
L’origine de la
fête des Rois se perd
dans la nuit des
temps. Ésaü, victime *
de sa passion pour
les lentilles, l’ignora sans doute, quoiqu'il fût un
délicat gourmet; il faut franchir les siècles et
arriver au célèbre Lucullus pour découvrir
Le Roi du Festin ».
Le vénérable historien Tacite parle, à propos
des Saturnales , de l’usage
de faire désigner par le sort,
dans les banquets, une sorte
de Cornélius-Major de table
d'hôte, Roi du Dîner, qui
préside au repas et fait « des
farces ».
Et pen-
dant que
les escla-
ves appor-
tent les
rougets a-
gonisants,
la hure de
sanglier ,
les moules
douces et les oursins de mer, |le Roi salue les
poulets de Phrygie, qu’on arrosait de vin de
Chypre et de vin du Vésuve, précurseur du
Lacryma-Christi.
Le Roi égayait la
table par des plaisan-
teries du meilleur
goût, obligeant le pa-
tricien antimélomane
à jouer de la flûte, et
faisant servir unique-
ment des épinards au
citoyen qui avait en
horreur ce légume.
*
La fête des Rois,
telle que nous la célé-
brons encore le 6 jan-
vier, rappelle l’arrivée
des Rois Mages.
Au moyen âge, la
cérémonie religieuse
précédait les repas
joyeux. Dans l’église illuminée, arrivaient troi.-'
chanoines revetus de costumes éclatants. Ils
indiquaient la direction de l’étoile qui les avait
guides, déposaient devant la crèche l’encens, l’or
etla myrrhe. Puis unangevêtu
de blanc chantait l’accom-
plissement des faits annoncés
par les prophètes, et, après
l’office, bourgeois et manants
se précipitaient du côté des
victuailles.
* *
Je ne vous conterai ni le
détail de la cérémonie de la fève, sous le grand
Roi, ni les démêlés des boulangers avec les
pâtissiers, lesquels, de par arrêt du Parlement,
j avaient seuls le droit
de fabriquer les gâ-
teaux de Roi.
Pendant la Révolu-
tion, la fête fut con-
trariée, ainsi que le
prouve un arrêté du
4 nivôse, an III ;
« Le citoyen-maire
informe le Conseil de
la section que le Co-
mité révolutionnaire vient de lui dénoncer qu’il
y a des pâtissiers aux intentions liberticides
LE ROI BOIT
79
*
* *
Aujourd’hui, la fête des
Rois est surtout la fête du
Pain; les boulangers ont l’habitude d’offrir, le
6 janvier, à leurs clients, une galette dans
laquelle, au lieu de la fève traditionnelle, on
inseremain-
tenant un
petit bébé de-
porcelaine .
Idée de den-
tiste à court
de clientèle.
Car le nom-
bre de dents
à raccom-
moder le len-
demain de
l’Épiphanie
qui se per-
m ettent
de fabri-
quer et de ven-
dre encore les
gâteaux des ci-
devant Rois. Il invite
la police a découvrir
et surprendre les pâtis-
siers délinquants, et les /
orgies dans lesquelles M
on oserait fêter les JA
ombres des tyrans ! »
est considérable!
Vous savez comment se passe la cérémonie:
La maîtresse de maison découpe la galette
La Calprenède «Mithri-
date ».
On donnait la pre-
mière justement le 6 jan-
vier. A un moment
psychologique, Mithri-
date s’avança,
iune coupe de
poison à la
main. Il déli-
béra longtemps,
puis il s’écria en
1 avalant le con-
tenu.
•« Mais c’est trop différer! . *
Un farceur acheva le vers en s’écriant :
« Le roi boit ! Le roi boit ! ! »
La pièce ne put pas conti-
nuer.
*
* *
Dans les villages, à la
chaumière comme au châ-
teau, on célèbre encore les
Rois avec l’inévitable ga-
lette. Dans les fermes de
Beauce, la fête a conservé
son caractère primitif.
On nomme un roi du
dîner, le vieillard le plus digne. Puis un enfant
apporte le gâteau traditionnel. Et le roi
demande à l’enfant, en coupant la première
part : <• Pour qui le morceau ?
et fait adroitement passer la part contenant la
fève ou le bébé à un convive distrait, lequel
avale quelquefois le signe de la royauté,
s’étrangle souvent, et s’étonne
toujours. Le Roi se lève, em-
brasse sa Reine, on lui crie :
<f Le Roi boit ! » Le dimanche
suivant, il offre une seconde
galette et la petite fête se ter-
mine ainsi.
La fête des Rois a occa-
sionné la chute d’une pièce de
— Pour le bon Dieu ! »
Aussitôt, derrière la porte, quelques men-
diants, prévenus depuis long-
temps, chantent comme par
hasard :
« Honneur à la compagnie
De cette maison,
Nous souhaitons année jolie
Et biens en saison.
Nous sommes d’un pays étrange
Venus en ce lieu.
Pour demander à qui mange
La part du bon Dieu I
80
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Chryséis au
Chryséis palfrenier et valet de chiens.
Des aboiements sauvages retentissaient dans
l'oasis. Catherine, qui avait des slouguis une
peur horrible, frissonna, et baissa encore
plus la tête sur le malheureux manteau qu elle
détériorait.
— Je vais y envoyer Dadouk, fit Aouka en
se levant avec empressement.
— Non, tout à l’heure; il vaut mieux qu’ils
aient moins chaud.. Outre notre chasse, nous
avons encore fait de bonne, mais fatigante
besogne, continua le cheik.
— Quoi donc?
— Nous avions emmené les hengs 1 2 pour les
habituer a trotter. Oh ! les révoltés ! les vail-
lantes bêtes !
Aouka riait :
— Ils sont difficiles ?
— Tu ne peux te l’imaginer. Il n’y a point de
cabrioles, de ruades, de passades qu’ils n'aient
faites. Sans l’anneau de servitude, on ne les
dompterait jamais. Mais que fait là cette
petite ? ,
— Elle garnit d'or le beau manteau dont tu
m'as fait cadeau hier Ici, Catherine I
La fillette sursauta. Elle n’était plus du tout
à la situation; connue il lui arrivait toutes les
fois que son travail était purement mécanique,
Chryséis redevenue Chryséis enfourchait son
dada et revenait au galop à ses chères études.
En ce moment, elle développait in petto sa
thèse favorite, fruit de la découverte qu'elle
avait faite la nuit de son enlèvement; « comme
quoi les Touareg sont des Gaulois. <> Elle en
était — non au chapitre des chapeaux, où la
ressemblance eût pu paraître illusoire — mais
à l’article toilette cependant : à la blouse bleue
de nos paysans, la blouse celtique, qu'elle re-
trouvait dans la longue chemise de coton bleu
foncé que le Targui drape et serre autour de
lui.
Le chapitre sur l'organisation quasi féodale
de ses ravisseurs était déjà fait dans sa pensée,
et conduisait à de savants parallèles avec les
clans écossais. M"" Chryséis Verduron (de l'Ins-
titut, lauréat de la Société de géographie de
France) ravie d'elle-même, savourait avec une
touchante modestie un triomphe bien mérité,
pendant que Catherine, la petite esclave fran-
çaise, cousait machinalement... Et ses points
désert isuue)'.
étaient irréguliers et grands, oh ! combien
grands !...
Aussi la voix d'Aouka la fit-elle doublement
frémir: elle l'arrachait à son rêve auréolé, elle
la replongeait dans une réalité que, malgré son
inexpérience, elle devinait inquiétante.
Elle s'avança cependant, baissant la tête, et
coulant sous ses cils noirs un regard à la fois
farouche et craintif. Aouka lui arracha le man-
teau des mains, regarda, et jeta une exclama-
tion d'horreur, suivie bientôt d'un torrent
d’injures et de cris de colère,
11 est vrai que l'œuvre de Catherine était
terriblement laide, et l’on comprenait un peu
le désappointement de la kadine, en voyant
gâté le riche vêtement dont l'affection de son
mari l'avait parée. La bordure passée à l’en-
vers, effrangée, effilochée par une main mala-
droite qui s'y était cramponnée comme à une
corde de salut, cousue en zigzags étranges avec
des points bizarres, et, par-dessus tout, la line
laine blanche froissée, tordue, souillée, comme
ces ouvrages malheureux qu’un enfant traîne
en classe pendant des mois : tout était réuni
pour exciter la colère d'Aouka.
Chryséis avait fourré sa tête entre ses deux
bras, dans son attitude ordinaire, et, muette
comme une carpe, attendait la grcle qui devait
suivre l'orage.
La grêle suivit en effet; et lorsqu'elle eut les
bras et les épaules couverts de noirs et de bleus
destinés à devenir jaunes et verts, — lorsque
le haut de son crâne, qui dépassait un peu sou
abri improvisé, fut orné d’assez de bosses pour
rappeler le site de Rome, la ville aux sept col-
lines (qui sont huit) ; — lorsqu'elle eut reçu
enfin tout ce que comportait son état et son
crime, alors elle pensa qu'elle pouvait s'en aller
et se dirigea vers la porte.
Elle était loin de son compte.
— Arrête un peu, petite! ditSidi-el-Hadj, qui
n'avait pas proféré un mot.
Et s’adressant à sa femme ;
— Elle est incapable de servir à quoi que ce
soit sous la tente, ce me semble î
— Oh ! tout à fait, tu le vois, répondit
Aouka qui pleurait de colère sur son manteau
perdu. Je ne veux plus la voir : je la tuerais!
— C'est bien. Comme il faut qu'elle se rende
utile et qu elle gagne au moins sa nourriture,
elle va donner à manger aux slouguis, et soi-
1 Voir le n® 359 du Petit Français illustré , p 62.
2. Les hengs sont les jeunes méharis que l’on commence à
drosser. Jusqu'à un an, l'animal est uu bou-kuetà et vit libro
cans quitter sa mûre. Puis »1 devient un heng , on passe dans
sa narine, que l'on perce, un nnneou où s'attache la corde qm
servira pour le conduire . l'extrême seusibilitd du nez lui
lait la blessure très douloureuse, et par eousôquout le rend
d’une assez grande docilité.
CHRYSEIS AU DHSERT
81
gner les hengs qui ont souffert Je la chaleur et
de la course de ce matin.
— I.es slouguis ! cria Catherine. Non ! non !
ils me font peur !... El les hengs !... Je ne veux
pas !...
— Je le veux, moi, répondit le cheik avec un
calme glacial ; et tu vas le faire tout de suite.
Comme ils ruaient ! comme ils bondissaient,
les jeunes méharis, exaspérés par la fatigue et
l'ardeur du soleil ! El quelle besogne, que leur
pénible — l'autre partie de la besogne de
Chryséis lui apparut, terrible, sous la forme
d'une immense jarre, d'une taille invraisem-
blable, que toutes les tentes enviaient à cause
de sa grandeur, et qui contenait le déjeuner
des slouguis.
Les slouguis ! la terreur de la fille du co-
lonel !... Quand elle les voyait, les grands
lévriers élancés, les terribles chasseurs, quand
elle les voyait accourir en bondissant, la gueule
ouverte montrant des crocs formidables, rem-
Chryséis laissa échapper la jarre qui se brisa eu mille morceaux.
pansage! Ah! ce n’était pas ainsi, certes, que
Chryséis avait rêvé d’étudier la faune afri-
caine !
De son bras vigoureux, Dadouk maintenait la
bête; et la fillette, frémissante de rage et de
honte, l'éponge fine à la main, baignait d’eau
claire les naseaux irrités par la poussière,
blessés par l'anneau de servitude, baveux,
sanguinolents, et si sensibles que le plus léger
attouchement faisait bondir 1 animal.
Puis il fallut visiter les pieds des hengs, les
lavera leur tour, ôter délicatement les épines
et les cailloux des sabots encore tendres et
faciles à blesser ; et cette toilette de pieds des
chameaux ne fut pas ce qu'il y eut de moins
désagréable pour Chyséis, saus compter la
frayeur assez naturelle qu'elle éprouvait à
chaque mouvement inattendu de ces poulains
sauvages.
Le pansage terminé — ce qui fut long et
plissant le camp de leurs aboiements féroces,
sautant autour de leur maître jusqu'à la hau-
teur de ses épaules, elle frissonnait jusqu'au
fond des moelles. Et voilà qu'il lui fallait leur
porter a manger! Et cela précisément quand
ils étaient exaspérés par la faim ! Jamais, non,
jamais, elle ne pourrait ; ce serait pour sûr les
forces qui lui manqueraient, car elle se sentait
défaillir rien qu’à les entendre aboyer.
Elle reçut cependant la jarre des mains de
Dadouk, et, tremblant comme uue feuille, dé-
tournant les yeux de la pitance qui l’écœurait,
elle se dirigea vers le lieu de supplice.
Près de là, Merced écrasait le grain entre
deux meules à bras, et la farine tombait, fine
et blanche, sur une peau de chèvre à cet usage.
Elle leva les yeux avec étonnement en voyant
passer sa compagne, et la suivit d'un regard
inquiet.
Elle avait raison de craindre. L'instant
82
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
d'après, Chryséis, affolée par la terreur, en-
tourée des slouguis hurlants, jetait un cri
d'épouvante en sentant un lévrier poser ses
pattes sur ses épaules, et laissait échapper la
précieuse jarre qui se brisait en mille mor-
ceaux.
Comme un éclair, Merced fut près d'elle... là-
bas, Aoulca paraissait entre sa belle-mère et
deux de ses amies...
— Tais-toi ! tais-toi ! fit Merced comme un
souffle en jetant ses bras au cou de Chryséis
pour l'embrasser.
Puis elle courut aux kadines et se jeta aux
genoux d’Aouka :
— Maîtresse! ô maîtresse, pardonnez-moi !...
j’ai voulu aider Catherine et j'ai cassé la jarre!
— Tu as cassé la jarre, malheureuse ! s'écria
Yasmeh, la belle-mère. Une jarre qui venait de
mon aïeule, et que j’avais donnée à ma belle-
fille en cadeau de noces !
— Pourquoi quittais-tu ton ouvrage? fit
Aouka froidement. Dadouk !
— O maîtresse ! pardon ! grâce ! cria la petite
avec épouvante.
Dadouk arrivait, la lanière de cuir à la main.
Merced devint livide, mais elle ne se rétracta
pas.
Et Chryséis, là-bas, appuyée défaillante
contre la barrière, au milieu des lévriers qui se
disputaient leur pâture répandue sur le sol,
Chryséis quicroyait que Merced intercédait pour
elle, vit tout à coup Dadouk relever brutale-
ment l'enfant, déchirer d'un coup d'ongle les
haillons qui couvraient ses épaules... Chryséis
fit un pas en avant, les yeux hagards, la gorge
serrée, voulant crier, ne le pouvant pas... La
lanière de cuir avait sifflé dans l'air, et quand
elle retomba, le sang jaillit... Alors Chryséis
sentit quelque chose se briser en elle, étendit
les bras, et tomba sans connaissance.
Merced gisait sur le sol, tout en sang, les
yeux fermés, comme une morte. Jamais le noir
n'avait frappé si fort; jamais Aouka n’avait fait
durer la punition si longtemps : la pauvre
petite avait fini par défaillir, si courageuse
qu'elle fût. Chryséis, les larmes aux yeux pour
la première fois de sa vie, essayait de la rani-
mer. Enfin, la fillette revint à elle ; et essayant
de sourire en voyant la figure bouleversée de la
Française :
— Ce n'est rien, j'ai l'habitude, vois-tu...
Mais toi, tu en serais peut-être morte.
... Pendant trois jours, Merced, enfiévrée et
délirante, fut incapable de se tenir debout. Sa
compagne connut alors toutes les joies de la
vie d’esclave à tout faire dans une tribu du
désert. Elle eut pour sou partage inégal les
coups, les travaux, la peine, les privations
dont elle n’avait eu jusque-là qu’une moitié, la
plus petite. Elle souffrit cruellement. Mais ce
qui lui parutle plus affreux, ce ne fut point de
faire toute seule ce qui était trop lourd pour
deux : ce fui de ne pouvoir point soigner l'en-
fant héroïque qui s’était si simplement dévouée
pour elle ; de la laisser seule toute la journée
sans pouvoir la distraire, sans pouvoir éventer
son front en feu, sans pouvoir presser sur ses
lèvre le jus d'un de ces citrons doux qu’Aouka
suçait toute la journée. Rien pour la petite
esclave dévorée par la fièvre, rien que de l’eau
et encore ! La source qui raffraîehissait l'oasis
était peu abondante, et les bêtes buvaient beau-
coup^ onrationnait quelque peu les servantes...
Le soir seulement, quand tout le monde dor-
mait, quand seules les étoiles compatissantes
répandaient leur douce lumière sur les deux
petites esclaves, Chryséis venait vers la fillette
malade, la berçait dans ses bras, 1 endormait
comme un petit enfant, et pleurait tout bas
quand Merced était endormie.
Seulement sa haine pour Aouka, haine déjà
si violente, allait grandissant dans son ccrur,
à mesure que ce cœur, si longtemps fermé,
s'ouvrait pour sa sœur d'esclavage.
Chassez- Croisez
« Tambours, clairons, musique en tête,
Vlà qu’il arrive le régiment... »
sifflotaient Lucien Charmes en faisant fourbir
devant lui la batterie de cuisine de sa
compagnie.
— Et ce n’est, ma foi ! pas dommage !...
répliqua Paul Rozel qui arrivait.
Car partout où était occupé Lucien, on voyait
apparaître Paul, comme on était sûr que Lucien
surgissait de terre dès que Paul se trouvait là.
— Pour sûr! répondit son ami. En voilà une
faction de longueur!... Depuis le temps que
nous mangeons du couscoussou et des dattes
le matin, pour manger des dattes et du cous-
coussou le soir, depuis le temps que je
m’éveille en regardant les cigognes de la grande
mosquée et que je m'endors en les contem-
plant, il me semble qu'il a dû me pous-
ser des cheveux blancs. J’ai été, pour me
procurer une distraction avouable, jusqu'à
entreprendre de compter combien il y a ici
d'autruches apprivoisées, sans queue» par
conséquent.
— Et tu en as trouvé?... dit Paul .en riant.
— Trente-huit mille sept cent quatre-viugt-
trois. Alors j’ai trouvé le chiffre formidable, et
je me suis aperçu que je recomptais toujours
les mêmes, faute do mettre un collier à celles
que j’avais déjà numérotées; cela m'a dégoûté,
et je n’ai pas eu le courage de recommencer.
La fête de 1 Épiphanie en Russie. Le jour de l'Épiphanie csi un jour île grande joie chez Ici paysans russes. On v fait ruiro pieusement la ÆWy«-, sorte de bouillie de froment, do mus
et de pavot ; un jeune homme en lance une poignée au plafond, tandis que l'aicule, qui passe sa vie couchée sur le haut du grand poêle cherche des présages d avenir dans les marques que colle
poignée de Koutyn a faites au plafond.
LA FÊTE DE L’ÉPIPHANIE EN RUSSIE
84
LE PETIT l'IIA.NÇAIS ÎLLUSTIIÉ
Variétés.
Le cavaltor cycliste. — Un riche fermier
américain possède, nous dit-on, un cheval et une
bicyclette, et celle-ci est la préférée. Or, pour
donner de l’exercice à son cheval, sans aban-
donner sa bicyclette, voici ce que notre homme a
imaginé : chaque malin, il fait une longue prome-
nade à bicyclette et se fait suivre par son cheval
qu'il dirige à l'aide d'une longe. C’est là une façon
a « avoir plusieurs cordes à son arc comme
on dit. Kneti'et, s’il est fatigué de pédaler, l’ingénieux
cycliste peut atteler son cheval a la machine; si
le « pneu » se crève, il n'a qu'a charger sa
« bécane » sur le cheval, qu’il monte lui-même;
mais si, par malheur, la bicyclette était mise hors
d usage et le cheval blessé, notre Yankee serait
bien embarrassé : il lui faudrait en effet remor-
quer piteusement son cheval et sa machine,
manière de voyager à pied que J. -J. Rousseau lui-
mèine n’aurait certes pas goûtée.
Le eomuieree de rivoire — L’éléphant,
si doux, si intelligent, est impitoyablement pour-
suivi par les chasseurs qui font le commerce
de l'ivoire, un des plus lucratifs et des plus
prospères.
D'après une statistique récente, nous voyons,
en effet, que l'on exporte d'Afrique environ huit
cent mille kilogrammes de défenses d’éléphant
par an.
La plus grande parlie de ces défenses est
expédiée en Angleterre, aux Indes et dans I Amé-
rique du Nord La valeur peut en être estimée cà
20 millions de francs. En prenant 10 kilos comme
poids moyen d'une défense, cette production cor-
respond à une hécatombe de '±0 000 éléphants
chaque année.
L’ivoire de Zanzibar est le plus renommé. Les
défenses d’éléphants adultes atteignent de 1 mètre
à lm,25 et pèsent de 35 à 40 kilos. On en rencontre
quelquefois, mais assez rarement, qui mesurent
jusqu’à 2m,50 de longueur et pèsent 80 kilos.
Contre le coryza. — Voici une petite for-
mule a l’usage des personnes affligées de cette
affection appelée vulgairement rhume de cerveau ;
on mélange bien ensemble :
Poudre d’iris, 4 grammes,
Poudre de guimauve, 4 grammes,
Tanin, 20 centigrammes.
On prend une prise de celte poudre quatre ou
cinq fois parjour et l’on peut ainsi évilerd appeler
une dame : badame , et un gâteau : une badcleine.
* ' *
Itabylas et son tnillcur. — Bonjour, mon
cher Grumpir, dit a son tailleur notre ami Babylas,
qui depuis quelque temps est dans la gêne, je
viens vous commander un complet.
— Je veux bien vous le faire, monsieur, mais
auparavant il faudrait me payer votre petite
facture...
— Voyons, mon cher Grumpir ! un petit complet
cheviotte, le mien est décousu....
— Oh ça ! des réparations, tant que vous
voudrez.
— Eli bien! alors, fait Babylas en tirant un
bouton dé sa poche, veuillez donc remettre un
veston a ce bouton.
* *.■
Le bœuf et In mode. — Lu sur un pros-
pectus de restaurant :
Bœuf à la mode 50 centimes.
A la dernière mode : 00 centimes.
RÉPONSES A CHERCHER
Etymologie. — Quelle est l’origine du
nom de la ville d’Anvers?
Problème alplinl>étl<|iie. — Aux mois
suivants, ajouter une seule et même lettre pour
former d’autres mots :
Braire, clause, domanial, doute, émule, évader,
idéal, laide, Louise, madone, malsaine, plieur,
racine, raideur, ramer, rien, ruiner, sauter, trouer.
♦ *
Aritlimé<i<|uc «musante. — Avec les
chiffres 1 a 9, former un carré de manière à
trouver sur les lignes horizontales, verticales et
diagonales, 15 a l’addition.
# *
Problème ^èo^i*ni»lii«|iio. — Trouver cinq
noms géographiques qui se lisent indifférem-
ment de gauche a droite et de droite à gauche.
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 35î>.
I. Langue française.
Autrefois, l ustousile nommé aujourd'hui chenet (destiné à
sov'oair le bois soulevé dans le foyer), portait généralement,
sur le devant, en manière d ornement, une ligure de petit
chien couché ou chiennet. On donna ensuite ou tout le nom do
la partie, ainsi qu'il arrive souvent, ot, par corruption, chiennet
devint chenet.
Quant à \ assiette, elle marque la place oü chaque convivo
doit s’asseoir ;\ table. Pendant fort longtemps elle fut liguroo
par un morceau de pam coupé eu rond
IL Géographie.
L'Buveaune , petit llouvo côtier do la France méridionalo.
prend naissance dans le département du Var. puis passe dans
le département des Bouches-du-Rhône oh il coule as.se* torren-
tueusement entre des monts déchirés. L'Iiuveauno se pord
onlln dans la Méditerranée h Marseille, au bout de la prome-
nade du Prado, après un cours de 55 kilomètres.
111. Physique amusante.
Vous remplissez d'eau la bouteille; puis, bouchant l’ouvor-
turo du goulot avec le doigt, vous la renversez ot vous intro-
duisez le goulot dans la bonde do la barrique, dont le vin doit
affleurer les bords Au bout de quelques iustants vous verrez
le vin. plus léger, remplacer peu A pou dans la bouteille l’eau
qui s en ost allée dans la barrique.
Le (jetant : Mauhicb TARDIEU-
Toute demande de changement d'adresse doit être accompagnée de C une des dernières bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8' année. — N° 361 10 centimes 25 janvier 1898.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L ABONNE'JENT : UN AN, SIX FRANCS
Pori du i" de chaque mol*
Armand COLIN & Cie, éditeurs
ÉTRANGER -7fr — PARAIT CHAQUE SAMEDI
5,
rue de Méiières. Paris
Tou* droit* réservé*.
Chryséis au désert. — Les deux fi loties étaient blotties au fond d'un panier suspendu au flanc d'un vieux chameau.
86
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Chryséis au désert ismie) ' .
— Je comprends cela, dit Paul qui se tenait
les côtes. J'en ai bien été réduit, moi, à complé-
ter des vers commencés par U"- Rosita sur une
rame de papier à lettres laissée dans mon
appartement de garçon!... Écoute!
« Un cuirassier, c’est superbe
Lorsqu'il est couché dans l'herbe
Comme un rouge coquelicot... »
Cela est de mademoiselle Rosita; j'ai enfour-
ché Pégase derrière elle, et, coinnle le soleil
tapait dur, voici ce que j’ai trouvé ;
« Le soled, dans sa cuirasse
Le cuit, comme, en sa carapace
Cuirait une tortue au pot!. .
Cette distraction valait la tienne, mais main-
tenant que les camarades vont venir nous
relayer, cela va changer de note.
— Je l’espère bien. D’abord, j'imagine qu'on
va. donner au colonel les pleins pouvoirs qui
lui sont nécessaires pour rechercher sa tille,
quoiqu’il n’y aitguèrede chance maintenant de
retrouver la pauvre petite... Hors, s’il a besoin
l'un brave garçon qui se fasse casser gai ment
la tète pour lui venir en aide, j’aime à suppo-
ser qu’ti ne refusera pas le baby à maman ?
— Ni le petit Paul ici présent, acheva le
jeune officier.
— Merci, mes enfants, dit, derrière eux, la
voix bien changée du colonel. Si je puis
rechercher ma pauvre enfant, je compte sur
vous pour rn'v aider. Mais mon successeur va
m'apporter des ordres; seront-ils ce que je
souhaite si ardemment ?...
Et le colonel blanchi, courbé, méconnais-
sable, s'éloigna le front baissé, sans que les
deux jeunes gens osassent dire un mot.
Le lendemain, les troupes annoncées arri-
vèrent et les soldats qui venaient fraternisèrent
;wec ceux qui partaient.
Tandis que les officiers recevaientleurs cama-
rades, le colonel de Bonehamp, qui remplaçait
M. Verdurou, lui communiquait les ordres qu'il
était chargé de lui transmettre.
L’autorité supérieure prenait en considéra-
tion le malheur qui avait frappé le colonel et
lui confiait une mission qui devait favoriser
ses recherches. Il était spécialement chargé de
poursuivre dans le sud-est les tribus rebelles,
quelles qu’elles fussent, jusqu'à la sphère
d’influence anglaise, et était autorisé à employer
tels moyens qui lui sembleraient bons, à
suivre telles routes qui lui paraîtraient
meilleures...
— En un niot, à faire ce que vous voudrez,
dit M. de Bonehamp, c'est un blanc-seing qu'on
vous donne là, mon cher colonel, avec le régi-
ment à vos ordres : je crois qu’on ne pouvait
guère faire mieux »...
.... Et deux jours après :
« Tambours, clairons, musique en tète »,
le régiment Verduron partait pour l'est, « afin
de châtier les tribus rebelles. »
— En réalité, disait Paul, pour aller chercher
la Toison d’or1 2.
— La Toison d’or'? fit Lucien.
Eh bien, mademoiselle Chryséis n'est-elle
pas blonde comme de l'or fondu ? Et quoi de
plus beau pour un régiment français que de
voler au secours de l'innocence captive ?...
Et, plus sérieusement .
— Pourvu que nous la retrouvions, la pauvre
petite !...
Au campement de Sidi-el-Hadj, on mettait
les petits pots dans les grands. Un cheik voisin
avec une douzaine de guerriers, leurs faucons,
leurs slouguis, leurs esclaves, était venu faire
une visite, au courant d'une de ces parties de
chasse qui retiennent parfois les chefs plus
d'un mois loin de leur douar.
Sidi-el-Hadj avait emmené ses visiteurs sur
la piste d'un troupeau de gazelles, qu'on avait
levées quelques jours avant, etle soir, au retour,
chaque cavalier portait une biche en travers
de sa selle ; les slouguis ardents bondissaient
autour de leurs maîtres, et les faucons, lassés,
reployant leurs ailes sur le poignet des chefs,
s’endormaient sous le capuchon de cuir à
grelots d’argent.
Un splendide di/fa attendait les arrivants,
festin qui avait coûté bien des larmes et valu
bien des coups aux deux petites captives.
Chryséis avait été contrainte de tenir par le
museau les moutons dont le boucher de la
tribu faisait voler la tête à coups de sabre, et
toute couverte des jets tièdes du sang des mal-
heureuses bêtes, elle avait en vain demandé
grâce.
Puis il avait fallu moudre le blé pour que
Merced fît le pain, et écraser les olives sous le
pressoir de pierre pour avoir de l’huile fraîche.
Moudre le blé entre deux pierres rondes est un
des ouvrages les plus pénibles pour unefemme;
1. Voir le n° 360 du Petit Franems illustré, p 80. I de Jason, pour conquérir la Toison d'or, expédition racontée
t. Allusion à l'expédition des Argonautes sous la conduite | dans lliistoiro légendaire do la Grèco.
CHRYSÉIS AD DÉSERT
87
quant au pressoir à olives, il faut d'ordinaire,
pour le mouvoir, au moins quatre femmes,
tournant en eourantla lourde meule, àla façon de
nos battoirs à chevaux. Les deux petites l’avaient
manœuvré seules; mais pour leur donner des
forces, Dadouk, le fouet à la main, frappait en
cadence sur leurs épaules; plus elles couraient
vite, moins elles recevaient de coups : l'huile
fut bientôt prête...
Et lorsqu'après la diiïa les seigneurs burent
le café, on renvoya les esclaves : on n'avait plus
besoin d’elles. Elles eurent pour leur part du
festin une écuelle des débris des olives concas-
sées et une poignée de farine.
Heureuses de tant de générosité, elles allèrent
se blottir près des bêtes, comme d'ordinaire :
les grands moutons sans laine, à grosse queue,
étaient les seuls êtres qui ne leur voulussent
pas de mal.
— Oh! les slouguis! disait Chryséis, comme
ils me font peur!...
— Ils sont parfois méchants, dit Merced, et si
forts! ils étrangleraient un homme!
— S’ils pouvaient étrangler Aouka !...
A ce souhait sauvage, qui revenait sans
cesse sur les lèvres de sa compagne, Merced
frissonna :
— Que tu es méchante! ne put-elle s'empê-
cher de dire.
— Et elle'? la trouves-tu bonne?... fit sa
compagne. Mais tu es faite à l’esclavage, toi !
— Crois-tu qu'on se fasse àees choses-là? dit
doucement Merced. Mais la maudire ne
m’avancerait à rien, et la colère souillerait mon
âme : je ne puis rien que souffrir avec patience ;
laisse-moi faire comme j'ai toujours fait.
— Pourquoi nous ont-ils renvoyées?... t'en
doutes-tu? demanda Chryséis qui sentit le
besoin de changer la conversation.
— bans doute ils avaient à parler de choses
importantes que nous ne devons pas entendre.
— Je ne les comprendrais pas, puisque leur
langue m’est inconnue... C’est peut-être du
celtique pur'?... murmura Chryséis du fond de
ses réflexions.
— Non, c'est du targui, et je le comprends,
moi. Dormons.
— Dormons.
Si les petites captives s’étaient doutées de la
communication que le cheik étranger avait
faite à leur maître, elles auraient tout bravé
pour entendre. Celui-ci, en effet, s'était dérangé
de sa partie de chasse tout exprès pour appren-
dre îi Sidi-el-Hadj que les soldats roumis de
Sidi-Verduron venaient de quitter Tombouctou
et s'avançaient vers l’est. Leur route semblait
devoir les conduire à l’oasis que les Toua-
reg occupaient; par conséquent, il lui avait
paru d’un bon allié de prévenir Sidi-el-Hadj. 11
était bien inutile de risquer ses jeunes gens
dans un combat contre les chiens d’infidèles,
ceux-ci surtout étant bien armés et bien
commandés : fuir était donc de la prudence,
on se vengerait plus tard.
Tout cela était d autant plus juste que la
tribu maîtresse de Chryséis se trouvait alors
fort peu nombreuse; car le frère du cheik avait
emmené quinze jours auparavant plus de la
moitié des guerriers dans une expédition qui
Pour leur donner des forces, Dadouk les frappait de son fouet.
promettait d'être fructueuse, mais dont ils ne
reviendraient guère avant un mois.
Braver les Français dans de telles conditions
était un suicide : Sidi-el-Hadj n'en avait pas le
goût Aussi remereia-t-il chaudement son hôte
et. lui fit-il de nombreux présents lorsqu'il prit
congé le lendemain à l'aube.
Puis, lorsque les visiteurs furent partis, que
Sidi-el-Hadj les eut, de ses yeux d’aigle, long-
temps suivis à l'horizon, il se tourna vers ses
guerriers, et, d'un ton bref, donna quelques
ordres.
Aussitôt ce fut un tumulte, un brouhaha
indescriptibles. Tout le monde se mit à la beso-
gne, guerriers, femmes, esclaves, enfants
même ; les méharis furent sellés, les djemels
harnachés; on démonta les tentes, on empa-
queta les vêtements, les étoffes, la batterie de
cuisine, les provisions, pêle-mêle; on en
chargea les djemels. Puis on mit les lévriers
en laisse, les fauconniers prirent les oiseaux de
chasse sur le poing; les femmes et les enfants
furent hissés dans les litières ; les guerriers
se mirent en selle, et moins de deux heures
après le départ des hôtes, la tribu entière,
88
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
avec ses tentes, prenait sa route vers le nord.
Sidi-el-Hadj guidait la colonne, accroupi sur
le cou de son meilleur méhari, qu'il dirigeait,
selon l’usage, par la pression du pied, gardant
ses mains libres pour se servir de ses armes
au besoin. Dans la gaine de cuir cousue à sa
manche, son grand poignard jouait librement,
attaché au poignet par un anneau de cuir ; son
long sabre à deux tranchants, à la poignée en
croix, était suspendu à sa selle avec un fusil
damasquiné de toute beauté ; et le petit bou-
clier de peau d’antilope, retenu par une cour-
roie, battait les flancs du méhari. Assis droit
sur sa haute selle, le front levé, sa longue
lance à la main , le cheik était vraiment imposant
et superbe.
Le reste de la tribu suivait, les enfants avec
les femmes au milieu, les guerriers les entou-
rant. Puis venaient les troupeaux etles esclaves,
un peu pêle-mêle. A la queue de la caravane,
enfin, les deux fillettes étaientblotties ensemble
au fond d uue sorte de panier suspendu au flanc
d'un vieux chameau pelé et boiteux, ayant pour
contrepoids un énorme paquet de vieilles fer-
railles, de vaisselle grossière et de fatras de
toutes sortes.
Où Tidi-hou fait volte face .
Les destinées delà tante et de la nièce avaient
décidément d'étranges accointances. A l’heure
même où les deux cheiks touareg délibéraient,
les émissaires d'une tribu nègre, alliée, celle-là,
de je ne sais quelle compagnie anglaise — elles
pullulent, on le sait, sur le continent noir— se
présentaient à la case emplumée de Tidi-hou,
fils des dieux.
Le souverain les reçut dans son intérieur
familial. Il était gravement assis sur le tronc
de palmier enluminé qui lui servait de trône,
et mâchait du tabac, entre deux esclaves age-
nouillées, dont l'une tenait le plateau de line
paille tressée où reposait le rouleau, le peloton,
si vous voulez, delà délicieuse substance, dont
l’autre soutenait le crachoir à la hauteur du
menton royal. A côté, Rosita, le volume saeré
de il. de la Harpe à la main, faisait déclamer à
ses treize beaux-iils les alexandrins d’une
tragédie. Ils n'en comprenaient pas un mot,
cela va sans dire, mais ils u'en récitaient pas
moins presque aussi bien que des perroquets,
et leur mélopée un peu zézayante et surtout
psalmodiante ravissait leur heureux père, qui
se félicitait de plus en plus d’avoir épousé « la
sorcière blanche de Tombouctou ».
Ce tableau de famille eût tenté Greuze ou
Chardin, et fait pleurer Diderot. Mais il n’émut
pas les hommes d’État de la tribu voisine, qui,
drapés dans des uniformes rouges flétris et
dans leur dignité d'alliés de la puissante dame
Angleterre, reine des Indes, prièrent Tidi-hou
d’éloigner les enfants et les femmes, afin qu’on
pût délibérer sur les choses sérieuses qui se
passaient au désert.
Rosita, sur un mot, fort courtois d’ailleurs de
son époux, qui la regardait comme une espèce
de fétiche, fit une belle révérence aux noirs, et
s'éloigna, le livre en main, suivie de ses élèves.
En même temps, Sa Majesté pommelée, avant
de donner audience à ses visiteurs, leur faisait
apporter un grand choix de rafraîchissements,
au milieu desquels trouait un odorant mélange
d’eau de Cologne et d’absinthe1.
Pauvre Tidi-hou! Quels ne furent pas sa sur-
prise et son désappointement, quand les diplo-
mates d’ébène lui apprirent en confidence,
comme le tenant de leurs alliés aux cheveux
rouges, que « Sidi-Verduron » était en fuite,
qu'il errait dans le désert avec tous ses soldats,
que « bien sûr » Tombouctou était repris, les
Francs de madame République « roulés», et
qu’il n’y avait plus de salut pour lui, Tidi-hou,
que dans la protection de madame Angleterre,
qui lui tendait, grands ouverts, ses bras
maternels.
Le sensible souverain se montra fort attendri
de cette mansuétude; on en profita pour lui
faire comprendre qu’il ne devait plus avoir
d’attache avec les chiens de blancs qui avaient
profané la ville sainte, et qu’ilfallait venger les
fétiches, tout en augmentant ses États au
détriment des possessions françaises « aban-
données par massa Verduron ».
Ce discours machiavélique, où se trouvaient
mêlés la ville sainte des musulmans et les
fétiches des Bambaras, fit que Tidi-hou, fils des
dieux, se gratta longuement l’occiput, — de
préoccupation, je pense. — Disons bien vite, à
sa louange, que s’il ne mil pas un instant en
doute la véracité des émissaires, pas un instant
non plus il ne songea à se défaire de Rosita :
elle lui tenait décidément fort au cœur.
Mais quant à l’autre question, il était de son
pays et de son siècle. Du moment où les Français
ne pouvaient plus lui servir à rien, la politique
la plus élémentaire des pays sauvages — et
souvent même des autres — lui commandait
de tourner casaque. Ses alliés étaient défaits,
exterminés, détruits? Il fallait les achever, leur
donner ce qu’en terre classique on appelle le
coup de pied de l’âne, et porter sou casse-tête
triomphant au puissant voisin, dont la recon-
l. Ceci n’est pus une invention. Le général Faidhcrbe
raconte que cetto boisson incendiaire lut inventée par
B irai ni a, damel du Cayor (1859), qui, ravi de sa découverte,
en but une pleine chope et tomba foudroyé, malgré son habi-
tude de l'alcool. Il paraîtrait d'aillours que l'eau de Cologne
tend à se répandre do nos jours en Angleterre, dans certaines
classes de la société, comme boisson enivrante, et produit un
alcoolisme aigu
COMMENT MANOEUVRE UNE ESCARRE
89
naissance pourrait donner quelque profit.
Sa décision fut donc vite prise. Puisque les
Français étaient en fuite, il allait envahir le
territoire des tribus leurs alliées, et y opérer
quelques gentilles razzias, pour s'entretenir la
main et faire quelques bénéûces. Quant à
Rosita, il se bornerait à la tenir dans une douce
ignorance de ce qui se passait : les choses de
guerre ne sont pas pour les femmes, et la paix
du ménage avait une large part dans les préoc-
cupations de ce bon papa de Tidi-hou
(A suivre.) G. M.
Gomment manœuvre une escadre.
Une escadre, comme celle de la Méditerranée,
à laquelle est arrivé, à la fin de l’année der-
nière, l’accident des îles d’Hyères, se compose
généralement de plusieurs divisions. Chacune
de ces divisions est sous les ordres d’un contre-
amiral et se compose d’un certain nombre de
bâtiments : cuirassés et croiseurs.
Tous ces bâtiments naviguent ensemble,
rangés dans des ordres différents, suivant les
idées du commandant en chef, qui est toujours
un vice-amiral. C’est le vice-amiral Gervaîs pour
l'escadre de la Méditerranée. Les différentes
manières d’arranger les bâtiments de l’escadre
s'appellent des formations. Il y en a deux
principales : la formation en ligne de front,
dans laquelle les bàliments sont sur une même
ligue et naviguent les uns à côté des autres ; la
formation eu ligne de file, dans laquelle ils
marchent les uus derrière les autres. Il y en a
bien d'autres, et des plus compliquées, qui se
prennent suivant les circonstances de la navi-
gation ou de la guerre : c’est ainsi que les divi-
sions peuvent se suivre en naviguant chacune
en ligne de front, comme les compagnies dans
un régiment, ou marcher l’une à côté de l'autre
en ligne de flle.
Dans ces manœuvres, les bâtiments sont
relativement très près les uns des autres, à
400 mètres et même à 200, et l’on conçoit avec
quelle précision et quelle exactitude il faut
exécuter les ordres de l'amiral, pour qu’il ne se
mette pas de confusion dans l’escadre et quo
ces gros vaisseaux ne viennent pas à se cho-
quer, ce qui entraînerait certainement leur
perte.
Chaque contre-amiral commande sa division,
mais obéitlui-mêmeau vice-am irai commandant
l'escadre. Celui-ci donne ses ordres au moyeu
de signaux, qui sont répétés par les contre-
amiraux pour être transmis ù leurs divisions.
90
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Ces signaux sont faits, le jour, au moyen de
pavillons de couleurs et de formes différentes,
chacun d’eux correspondant à une lettre de
l'alphabet. Un gros volume, qui s’appelle le
rode des signaux, contient une liste de tous les
ordres que peut donner le commandant à son
escadre, et, en face, trois lettres de l’alphabet.
Lorsque l'amiral veut donner un ordre, on
cherche dans le code les trois lettres qui lui
correspondent et on hisse, à l’un des mâts du
bâtiment amiral, les trois pavillons qui les
représentent et dans l’ordre où elles sont.
Les commandants des divisions répètent le
signal, c’est-à-dire qu’ils hissent les mêmes
pavillons, et tous les autres bâtiments, lorsqu'ils
ont compris le signal, hissent l'aperçu : c’est
un pavillon spécial, blanc, avec des ronds
bleus. Au moment où tous les bâtiments ont
aperçu, et quand il veut faire exécuter la ma-
nœuvre, le vice-amiral fait amener son signal,
tous les aperçus doivent s’amener en même
temps et la manœuvre s’exécuter.
La nuit, ces pavillons sont remplacés par
uue rangée de fanaux électriques hissés les
uns au-dessous des autres en ligne droite à
l'arrière des bâtiments. On en cache un certain
nombre, on eu laisse d'autres briller et les
combinaisons que l'on peut former avec
ces fanaux brillants ou éteints sont aussi des
signaux.
L'amiral, à bord de son bâtiment, ne s'occupe
pas lui-même, naturellement, de tous ces
détails. Il a auprès de lui, sur la passerelle,
son capitaine de pavillon, qui est le comman-
dant du bâtiment qui porte l’amiral et qui
obéit, comme les autres, aux signaux. L'amiral,
en effet, commande l’escadre et non son bâti-
ment. Il a en outre, auprès de lui, son chef
d'état-major et ses aides do camp.
L’un de ses aides de camp est également
chargé des signaux et ce n’est pas peu de
chose, puisque la moindre erreur dans l’opéra-
tion peut amener des catastrophes. Ce sont les
timoniers, c'est-à-dire des matelots habitués à
ce genre de travail qui disposent les pavillons
et les hissent. Les pavillons sont disposés dans
un coffre à casiers. Ils sont roulés pour occu-
per mofns de place, ou, comme on dit, ferlés. j
On les attache les uns au-dessous des autres à j
la dnsse qui passe en tête du mât et on les I
hisse tout ferlés. Ce n’est que lorsqu’ils sont j
en haut qu’on les déferle, en tirant d'en bas sur j
la drisse par un coup sec.
Les timoniers qui font cela constamment
finissent par avoir une grande habitude de
ces manœuvres, et comme ce sont eux aussi
qui, à l’aide d’une longue vue, lisent les signaux •
des autres bâtiments. Us remplissent à bord
une fonction qui n’est pas une sinécure quand
on navigue en escadre.
Un autre aide do camp de l’amiral est chargé
de la navigation. C’est lui qui détermine à
chaque instant à l'aide de la carte, lorsque
l'on est en vue de terre, ou tous les jours et
même plusieurs fois par jour, quand on est
en pleine mer, par des observations astro-
nomiques, la position de l'escadre.
J’ai dit combien il était délicat de manœu-
vrer ces gros bâtiments quand ils naviguent
en escadre. 11 faut que leur vitesse soit bien
égale et bien régulière pour qu'ils ne tombent
pas les uns sur les autres; il faut qu'ils
obéissent toujours parfaitement à leur gouver-
nail, afin de bien garder leur poste. Tout cela
exige donc une surveillance continuelle des
officiers et du commandant. Malgré toutes les
précautions, les machines sont si délicates et
quelques-unes si compliquées qu'il arrive quel-
quefois des accidents. La faute n’en est pas
toujours à ceux qui commandent, et les gens
du métier savent bien trop à quoi s’en tenir
là-dessus, pour juger les faits avant de les
connaître dans tous leurs détails.
L’un des plus graves accidents qui puisse
arriver n'est pas l'échouage. S’il fait beau,
comme c’était le cas aux lies d'Hyères, il suffit
presque toujours d'alléger le bâtiment en lui
enlevant son charbon et, au besoin ses canons,
pour qu'il puisse flotter et quitter sa mauvaise
position.
C’est surtout lorsque deux bâtiments
s’abordent que la catastrophe est terrible. Il
suffit, quelquefois que deux cuirassés se tou-
chent pour se faire des avaries dangereuses.
Malgré les compartiments étanches qui parta-
gent tout l’intérieur, et une série de chambres
d’où l'eau ne peut sortir pour envahir tout
le reste, il est rare qu'un bâtiment ainsi
touché puisse continuer à naviguer convena-
blement, et il est bien endommagé. Si, par
malheur, l’un d'eux aborde l’autre par son
éperon, comme c’est arrivé, il y a deux ans, à
l’escadre anglaise de la Méditerranée, l’abordé
est bien perdu et parfois même il sombre trop
vite pour que I on puisse sauver les matelots
qui sont à son bord. Tel a été alors le cas du
« Victoria », qui a coulé entraînant presque
tout son équipage.
Il faut pourtant que le commandant en chef
n'ait pas peur do tous ces événements que rien
ne peut faire prévoir. 11 faut qu’il habitue ses
officiers aux manœuvres bien plus périlleuses
que l’on serait forcé de faire en cas de guerre,
avec l’émotion du combat en plus, et les fami-
liariser avec ce qu’elles ont de dangereux.
Un chef d’escadre qui, par crainte d'accidents
toujours possibles, se contenterait de faire exé-
cuter à ses divisions des manœuvres de parade,
celui-là serait vraiment coupable d'imprudeuee.
R. de L.
.Canonnière de haute
■ mpr cuirassée
Croiseur
non cuirassé
Cuirassé de station
irpilleur gar
TbrjîîfJéii r àeRSutr? i ngg
/
Principaux types de la marine de guerre française
COMMENT MANOEUVRE UNE ESCADRE
92
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
Les fredaines de Mitaize {Suite) 1 .
Bientôt, lasse de raconter, Marguerite insinua
qu'elle aimerait jouer à peser quelque chose,
comme l'élève, qui avait une si jolie balance
et qui puisait de temps en temps dans un tiroir.
Georgette se leva avec docilité et alla tout
bas demander une permission à son grand-père,
ce qui ne laissa pas de mortifier un peu Mitaize ;
puis elle revint, très joyeuse d'avoir obtenu ce
qu’elle désirait, et toutes deux s’en allèrent
dans le laboratoire, conduites par l'élève qui,
tout en roulant ses pilules, verrait à surveiller
leurs jeux.
A un certain moment, Mitaize lui demanda
le nom d une poudre qu’il manipulait avec pré-
caution, replaçant toujours hors de leur portée
le bocal de verre où il la prenait.
— C’est du poison, mademoiselle, répondit-il.
— Je voudrais voir, dit-elle.
Georgette la tira doucement par la manche :
— Oh! je vous en prie, Marguerite, laissez
ces vilaines choses-là.
— Poltronne, fit Mitaize, je suis sûre, au
contraire, que ce serait très amusant de toucher
à ces choses...
— Grand-papa le défend, Marguerite.
— Qu'est-ce que cela fait? riposta Mitaize avec
le plus grand sang-froid.
— Oh! oh! ht l'élève qu’elle ennuyait, cela
fait, mademoiselle, que Georgette, qui est une
bonne petite fille, ne désobéit pas, elle se
contente de jouer à ce qui est permis.
— Alors, si on ne peut rien faire, rentrons
avec les vieux, dit Mitaize fort contrariée, cela
va être amusant!...
— Oh ! oui, va, fit la petite qui n'avait pas
saisi l'intention, j’aime tant grand-papa et
grand'maman Spielmann, ils sont si bons, si
gais, maman aussi les aime beaucoup et nous
avons été enchantées de venir. Mais j'oubliais,
M. Le Mauduy est presque comme ton grand-
père et tu sais aussi ce que c’est d’être gâtée.
Mitaize hocha la tête d’un air peu convaincu.
— Mon oncle ne s’inquiète guère de m’ètre
agréable, dit-elle, et si ton grand-père est bon
pour toi, tant mieux, tout le monde ne lui
ressemble pas, va.
— Oh! Mitaize, tu ne veux pas dire qu’on est
méchant pour toi? fit la petite, scandalisée.
— Bien sûr qu’on ne me bat pas! répondit
Mitaize, mais on me contrarie toute la journée,
ma tante est sévère et ne me laisse aucune
liberté. C’est pour cela que mes vacances ne
ressemblent pas aux tiennes, tu peux te plaire
ici, moi je me déplais aux Molières, voilà tout.
Georgette ne répondit pas. Mitaize lui faisait
trop l’effet d’une grande personne pour quelle
osât lui donner tort et pourtant, pourtant... cette
manière de s'exprimer sur le compte de person-
nes de sa famille bouleversait toutes ses notions
sur la bienséance et le respect ; elle regardait
sa nouvelle amie sans rien dire, et Mitaize, que
sa mine étonnée divertissait fort, reprit :
— Je ne sais comment papa a eu l’idée de
nous envoyer ici, où nous sommes sermonnés,
tourmentés toute la journée, et de toutes les
façons. On me fait un crime de n'avoir pas le
goût d'un tas de travaux bons pour une fille de
ferme; je n’ai pour toute compagnie que celle
de deux ou trois enfants ignorants et grossiers,
puis-je m'y plaire, je vous le demande?
Ce fut M" Spielmann qui répondit ; elle était
venue fort doucement en soulevant une por-
tière qui masquait l’entrée de la pièce voisine,
et n'avait rien perdu des doléances de Mitaize.
— Voyons, ma mignonne, il ne faut rien
exagérer, dit-elle, pendant que Mitaize, à cette
apparition inattendue eût souhaité être à cent
lieues. La petite Jeanne Claudel que vous pou-
vez voir, je crois, n’est ni grossière, ni igno-
rante, et puis, si votre oncle vous condamnait
à n'avoir aucune relation hors des Molières,
vous ne seriez pas ici. Quant aux occupations
qu’on vous impose, êtes-vous sûre quelles
excèdent vos forces ?
— Je n’ai pas dit cela, madame, répondit
Mitaize avec embarras.
— Alors, dites-moi en quoi elles consistent
au juste, je puis prier M“ Le Mauduy de vous
les épargner?
— Ce n'est pas la peine, madame, elle ne
vous écoutera pas.
— Enfin, voyons toujours...
— Eh bien! je dois faire ma chambre et
travailler deux heures chaque matin à de
grossiers raccommodages ou à des coutures
dans du linge commun, tricoter des bas de
grosse laine.
— Est-ce tout ?...
— Oui, madame, et je dois finir ma tâche
avant de pouvoir m'amuser.
— Alors, ma mignonne, je ne vois pas que
vous ayez sujet de vous plaindre et je vous
avoue que j’ap_prouvo tout à fait votre tante.
Georgette aussi a sa tâche, elle s’en acquitte
moins bien que vous, sans doute, puisqu'elle
est plus jeune, mais enfin, j’exige qu’elle la
remplisse tous les jours Pour le plus ou moins
d'élégance du travail, cela n'a pas d’importance;
Voir le n° 360 du Petit Français illustre , p. 74.
LES FREDAINES DE MITAIZE
93
si on ne vous confie maintenant que du linge
ordinaire, vous pourrez, plus tard, mener à
bien des travaux plus délicats.
— Je voudrais seulement qu'on se mît à ma
place, riposta Mitaize énervée, quand il faut
compter les points d'un ourlet ou d'un tricot
jusqu'à en avoir mal aux yeux !
— C'est pourtant ce que font toutes les petites
dont son esprit avait l'habitude, elle repoussait
la seule idée d'obéir volontiers et de mettre
ainsi un terme à la situation ambiguë où elle
se plaçait vis-à-vis de ses vieux parents.
Elle insista convenablement sur l’invitation
de son oncle à Georgette et .1 sa mère, car elle
ne voulait pas être taxée d'impolitesse, mais
ftHes.
Toutes deut s'cn allèrent dans le laboratoire et s’amusèrent
à peser.
— Elles ont tort, Marguerite, ou plutôt leurs
parents ont tort de ne pas les y forcer, et
M— Le Mauduy vous rend le plus grand des
services en l'exigeant de vous, vous le compren-
drez plus tard. Maintenant, laissons là ces choses
sérieuses, je suis venue vous chercher pour
goûter
C'était donc une gageure, un complot ! Chacun
s'entendait pour blâmer ses moindres actes, ses
moindres paroles, et le goûter succulent servi
dans de curieuses faïences ne dérida pas la
vaniteuse petite. Comme si l'on pouvait établir
une comparaison entre elle et Georgette! celle-
ci ne passait que irait jours chez ses grands-
parents, et, si elle n'y retrouvait point toutes
ses habitudes, du moins l'ennui était de courte
durée pour elle; pour Mitaize, au contraire, le
séjour à la campagne impliquait une entière
soumission à une règle de conduite trop pénible,
à des travaux qu'elle qualifiait d'inutiles, à des
sujétions vexatoires, et, dans une des révoltes
lorsqu'elle embrassa
son amie qui la reconduisait,
elle se fit violence pour ne pas
la mordre ou la griffer, comme
elle en avait envie, au mépris de
sa correction de petite femme.
Daniel, auquel son professeur avait rendu sa
liberté, juste à temps' pour lui permettre une
courte station à la pharmacie, et que le goûter
n'avait pas laissé Insensible, crut, une fois en
route , pouvoir déclarer que les Spielmann,
vieux et jeunes, étaient des gens très chic.
— Qu'en penses-lu, Mitaize? demanda M. Le
Mauduy.
— Georgette est une petite sotte et sa mère
une poseuse, déclara sèchement la fillette.
— l’as si sottes ni si poseuses que toi! Ht
Daniel furieux.
— Eh là! mon garçon, un peu de calme, s'il
te plaît, laisse à ta sœur ses idées, si elles lui
paraissent bonnes; en tous cas, elles sont
neuves, car jamais personne n'a accusé de pose
cette aimable M"’ Spielmann. J'espère cepen-
dant, Mitaize, que ton opinion, quelle qu'elle
soit, ne t'empêchera pas d'être parfaitement
convenable à leur égard.
— Pourquoi ne serais-je pas convenable?
demanda-t-elle d'un air qui semblait proclamer
que Marguerite Servaize l'était nécessairement
toujours.
— Mes amies ne le font pas, madame.
94-
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
qu'est-ce qu’il a donné pour raison d'un pareil
manque d'égards?
— Rien du tout, répondit Mitaize, nous
l'avons planté là pour aller goûter et j'ai mangé
deux parts de crème pour être sûre qu'il n'en
resterait pas pour lui.
Daniel éclata de rire :
— .Ma pauvre Mitaize ! quel dommage qu’il
y ait eu deux jattes de crème semblables :
tout le monde y a goûté. Martial lui-même
est arrivé à temps pour avoir sa part, et ce
n’étaitpaslapeine de paraître gourmande,
ni de risquer une indigestion pour si peu.
Mitaize n'eut pas d'indigestion, mais
elle bouda son frère toute la soirée, sans
que, du reste, il parut s'en inquiéter
beaucoup, car décidément, son oncle le
remarquait, à mesure qu’il se soumettait
au travail, la dangereuse influence de
Mitaize perdait du terrain.
La journée du lendemain s'annonça fort
belle. Marguerite ne songea pas à récri-
miner lorsqu'elle dut seconder sa tante
pour de menus rangements: elle prit
même l'initiative de certains préparatifs,
et, dans son zèle nouveau, elle accablait
Madeleine d'ordres contradictoires où la
pauvre fille ne se reconnaissait plus.
Mitaize avait enfin, suivant l'expression
de Dany, trouvé une bonne occasion de
faire ses embarras, et, profitant de ce que
tante Marie-Anne lui avait permis de com-
mander un peu, elle avait ouvert les
armoires, fait déballer un service de por-
celaine dont le vieux ménage ne se servait
jamais, mis un complet désordre dans
les piles de serviettes pour en choisir de
finement ouvrées. Elle voulut mettre la
table tout de suite pour être sûre que tout
serait disposé à sa guise, mais quand tante
Marie-Anne reparut, ce fut pour blâmer
tant, d'apprêts, qu'elle ne se gêna point de
qualifier d’inutiles.
— Ma chère enfant, je croyais que tu
m’avais mieux comprise; nous autres
campagnards nous ne pouvons offrir
qu’une hospitalité sans le moindre étalage
de luxe. M” Spielmann, qui vient nous
voir chaque année, s’en contente, et je ne sais
pourquoi nous changerions quelque chose
à nos habitudes.
En un tour de main, elle fit disparaître
les assiettes de porcelaine à filets dorés, les
serviettes damassées et les quelques pièces
d’argenterie qui ornaient la table et remplaça le
tout par de la faïence à fleurs, des serviettes
de toile bise à liteaux rouges embaumant la
lavande.
P. F.
(A suivra.)
— Mais, parce que tu appelles trop souvent
les convenances ce qui te convient à toi, fillette,
et que moi, je les appelle ; ce qui convient aux
autres. Ah ! voilà que j'empiète sur les attribu-
tions de ta tante; les sermons, comme tu dis,
sont de son ressort. Tu t'es donc ennuyée chez
Milaize Gt déballer un service do porcelaine.
les Spielmann, que te voici de mauvaise
humeur?...
— Pas trop d'abord, mais nous n'avons
presque pas pu nous amuser dans le labora-
toire, il y avait là un stupide garçon qui
semblait faire exprès de nous contrarier en
tout.
— Parions que tu voulais lui apprendre à
manipuler ses drogues ?...
— Oh ! non, seulement l’aider un peu.
— Et il n'a pas accepté ton aide, le nigaud,
fit M. Le Mauduy, riant de tout son cœur;
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
95
Un monsieur poli.
HISTOIRE SANS PAROLES, PAR E. COTTIN
96
LE PETIT FINANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
La pèche Mleneiciwe. — Il y a quelque
temps, un avocat de Paris, ayant un procès de
pèche à plaider, consultait d’anciens textes, lors-
qu’il tomba sur cet article étrange du règlement,
avant force de loi en la matière : « Il est défendu
de pécher an son du clairon, du fifre, ou de tout
autre instrument de cuivre. » Fort intrigué,
l’avocat remonta aux origines de la législation et
apprit qu’a Marseille, autrefois, on péchait sou-
vent, la nuit, a l’aide de grands leux allumés avec
des fagots qu’on appelait, dans le pays, clairons
ou cl&rons. Ce mode de poche, ayant donné lieu à
des abus, fut défendu. Plus laid, un intendant
zélé rencontra cet article et ne le trouva pas
clair : croyant qu’il s'agissait de pécher en
musique, au son du clairon, il modiüa le texte,
puis, pour simplifier les choses, il étendit la
prohibition à d’autres instruments et prescrivit
ainsi de pécher « sans tambourin trompette ».
Pomme «le terre monstre. — On vient
de trouver une pomme de terre qui mesure
70 centimètres de longueur, 37 centimètres de
diamètre, et pèse plus de 49. kilogrammes !
Inutile de dire que c’est l’Amérique, pays des
merveilles et des monstruosités, qui a produit ce
tubercule, d’une excellente qualité d'ailleurs.
C’est Parmentier, s’il revenait en ce monde,
qui’ serait étonné de voir la même pomme de
terre, capable de constituer, arrangée à toutes
les sauces, le menu de toute une famille pendant
plusieurs repas 1
❖ *
Invasion «le sauterelles. — On a vu, il
v a quelques semaines, sur les frontières de
ridafao et de l’Ulah, aux Etats-Unis, un vol de
sauterelles — une armée, pourrait-on mieux dire
— qui mesurait 16 kilomètres de longueur et
400 mètres environ de Iront. Ces insectes ont
saccagé, ravagé tout sur leur passage.
Quand elles arrivaient à de petits cours d’eau,
elles sautaient dedans et nageaient, ou bien,
grimpant sut les saules, en faisaient plier les
branches sous leur poids et abaissaient celles-ci
jusqu'à terre, sur l’autre rive.
Si l’on se rappelle les pertes que coûtèrent à
l’agriculture les invasions de sauterelles en Algérie,
l'on voit que tes Américains courent, de ce fut,
un vériLable danger.
*
* *
Courtoisie. — Tau pin interrompt, au beau
milieu d’une conversation, un homme savant et
grave, de sa connaissance, puis se ravisant :
— J’allais dire une bêtise, balbutie-t-il.
— Eh bien! alors, soudiez que je continue,
reprend son interlocuteur, car c'est une occasion
que vous retrouverez, à coup sûr.
Giiil>ollai*«l et ltahyla«>. — Guibollard à
notre ann Babylas, devenu son secrétaire :
— Savez-vous l’anglais?
— Non, monsieur.
— Ça ne fait rien. Voici des journaux anglais,
coupez-moi la-dedans les articles qui vous paraî-
tront intéressants ; je me charge après de les
traduire.
A mi écuyer. — Le comble de l’habileté
pour un écuyer : monter une scie.
RÉPONSES A CHERCHER
Question littéraire — Quelle est la femme
célèbre qu'on a appelée quelquefois : « La maman
mignonne de la plus jolie fille de France » ?
*
* *
Question §éo$i‘itphi«iiic. — Quel est le
cours d’eau dont on dit « qu’il mit, par sa folie,
saint Michel en Normandie? »
*
* *
l’rolilème -ealeniliour — Prendre les
noms de quatre villes de France, et à l’aide d’une
multiplication et d’une soustraction, former le
nombre 20.
Clia racle.
Mon premier déchire la terre.
Mon tout fut philosophe austère,
Cherchez mon second.
REPONSES AUX QUESTIONS DU NUMERO «CO
I. Étymologie.
Dans les armes île la ville d’Anvers on voit un château féodal
surmonté de deux mains coupées. Voici la légende qui semble
avoir donné naissance à coite allégorie et expliquer le nom de
la ville.
Il existait sous Jules César un géant. Druon Antigon, qui
rançonnait les mariniers do l’Escaut et s'emparait de la meil-
leure partie do leur butin. A ceux qui essayaient d’échapper à
ses 'Exaction s, Druon coupait la main droite et la jetait dans
lu neuve. De là la nom flamand de Handwni'pen {H a ntl, main
lOSrjjen , jeter) donné à l'espèce de forteresse qu’il s’était
construite sur le Stoen.ot qui fut l’origino do la cité qui garda
son nom de Handwerpen , par corruption: Antwerpcn , Anvers.
Tonte demande de changement (l'adresse doit litre accompagnée
U Problème alphabétique.
En ajoutant la lettre B aux mots donnés, ou obtient les mots
suivants :
Barbier, bascule, abdominal, debout, meuble, adverbe,
déblai, diable, éblouis, abdomen, balsamine, publier, cmabro,
baudrier, marbre, bénir, buriner, arbuste, brouter.
III. Arithmétique amusante.
6 12
1 5 9
3 3 4
IV. Problème géographique.
Noyon, Souones, Ha 1 lac, Selles, Serres
Le Gérant - Maurice TaRDIEU.
de l'une des dernieres bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8' année. — N" 362
10 centimes
1" février 1 806
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L'ABONNEMENT UN AN. SIX FRANCS
Part du l»r de chaque mois
Les fredaines de Mitaize — Yermer gagna lo bord, que Daniel tout tremblant l'aida a escaiudw
08
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Les fredaines de Mitaize ismtg)'.
M~ Le Mauduy plaça au milieu, dans un
pot de grès commun, un gros bouquet de
bruyères, et se tournant vers sa petite nièce :
— lîst-ce que mou couvert ne te plaît pas,
Mitaize ?
La petite fille, qui ne manquait pas de goût,
n’osa pas cacher que celui-ci lui plaisait, mais
elle eut soin d’ajouter :
— Seulement, avec si peu de chose, vous
aurez l'air d’être par trop pauvres.
— Nous ne sommes pas riches non plus, ma
mie, fit tranquillement tante Marie-Anne, mais
que cela ne te tourmente pas. nous y sommes
habitués. Pourvu qu’on ait le nécessaire, un
peu plus, afin de pouvoir aider plus pauvre que
soi, c’est tout ce qu’il faut à de vieilles gens
comme nous. A quoi nous servirait d'ètre
riches ’ Pourquoi, surtout, 11e l'étant pas, cher-
cherions-nous à le paraître ?
— Pourquoi ? ma tante, mais pour être esti-
més, considérés ; on l’est bien davantage quand
on est riche !
— Ma pauvre enfant, où as-tu pris de pareilles
idées? ce n’est pas ta mère, qui te les a mises eu
tête, pourtant’?
— Non, ma tante, ni maman, ni papa, mais
tout le monde sait ces choses-là. Si papa n’avait
pas de coupé à lui pour faire ses visites, on les
lui paierait bien moins cher, si maman n’avait
pas un bel appartement, nous passerions pour
gênés et cela nous ferait beaucoup de tort.
— Bravo! fit la voix sonore de M. Le Mauduy
qui entrait, voilà une petite fille bien savante.
Marie-Anne, ma chère, est-ce qu’elle ne vous
donne pas envie de porter des robes et des
chapeaux à la dernière mode'?... non!... vous
êtes donc incorrigible, tout comme moi qui
projette de recevoir nos hôtes sans m'endi-
mancher. Voyons, Mitaize, ne fais pas la
moue ; si les balivernes que tu nous contes sont
vraies pour certaines gens, c’est que ces gens-
là sont des sots. Souviens- toi que, au contraire,
mieux vaut n'avoir qu’un peu, très peu de
mérite, pourvu que ce peu vous appartienne,
que de tromper les gens par de fausses appa-
rences Sur ce, viens-tu sur la route, au-devant
de notre monde?
— Je ne suis pas habillée, mon oncle.
[1 haussa légèrement les épaules :
— Tu n'es pas déshabillée, non plus, il 111e
semble, mais peut-être tiens-tu à éclipser Geor-
gette? à ton aise, petite, fais-toi belle et ne la
conduis pas du côté des myrtilliers.
Mitaize baissa la tête : toute allusion à sa
dernière sottise lui était fort pénible ; aussi, de
peur qu’il ne prît fantaisie à l'oncle d'en parler
aux dames Spielmann, dès qu'il les rencontre-
rait, elle se décida brusquement à le suivre
sans changer de robe.
— Allons, c’est bien, ma mie! fit-il, ne devi-
nant pas le réel motif de l'empressement de
Marguerite.
Celle-ci se garda de le détromper. Sa vanité
toujours en éveil se satisfaisait pourtant des
moindres choses; elle était enchantée de pas-
ser devant la maison forestière en compagnie
de personnes distinguées, et d'exciter la curio-
sité des babys. Le même mauvais sentiment
qui l'eût portée à dédaigner les Spielmann
s’ils s’étaient trouvés en face des demoiselles
Dorgebert, la portait à faire montre de ses
nouvelles connaissances sous les fenêtres de
l'infirme. Jeanne s’était dernièrement permis
de lui donner un conseil, oh ! un bien petit
conseil, bien facile à suivre, et Mitaize, quand
son détestable caractère 11e l'emportait pas sur
son cœur, s’était montrée presque reconnais-
sante; aujourd'hui, par un brusque retour eu
arrière, elle regrettait ce qu'elle nommait sa
condescendance, et eût voulu faire repentir
Jeanne de la liberté grande.
Mais, à son vif étonnement, la jeune
M1"* Spielmann s'arrêta devant la maison fores-
tière, et la femme du garde dut lui amener
ses petites filles auxquelles Georgette donna le
sac de bonbons quelle leur apportait; puis,
elle remit un volume à Jeanne dont les yeux
brillants de plaisir et les mains tremblantes
disaient assez l’émotion.
Pendant leur courte visite, Mitaize. froissée
d'ètre reléguée au second plan, se tint un peu
en arrière, très digne et très froide. M. Le
Mauduy, qui s’en aperçut, avait grande envie
de rabattre ses grands airs en emmenant les
trois petites filles chez lui; mais il réfléchit
qu’il faudrait alors trop surveiller Mitaize qui,
certainement, n’aurait de repos qu’en leur
jouant quelque mauvais tour. Dany achevait
ses devoirs quand Georgette et sa mère arri-
vèrent; il s’était hâté, car son oncle, tout en le
dispensant de sa leçon pour ce jour-là, ne lui
avait pas accordé un congé complet.
Mitaize, au lieu de l’exciter au travail, s’était
élevée contre ce qu'elle appelait en cachette
une tyrannie, et, en l’écoutant, il avait un
moment hésité à se mettre à l'ouvrage. Qui
sait, l’oncle n’oserait pas le punir devant
M- Spielmann’'... Une crainte le retint Mitaize
I. Voir le n° 3*! «lu Fétu Fr
LES FREDAINES DE MITAIZE
99
avait beau le traiter de « poule mouillée », déso-
béir, c'était risquer beaucoup, car l'oncle ne plai-
santait pas avec la discipline ; il préféra donc
se mettre en règle avec lui.
Content de soi et des autres, il fit donc le
meilleur accueil il sa petite amie Georgette, lui
üt les honneurs du jardin et du verger, si bien
que Mitaize, désireuse de le surpasser en poli-
tesse, proposa d’aller voir la cascade, tandis
Mitaize, conduis Georgette et prends garde
en traversant le ruisseau.
Ca vanité de Mitaize trouvait son compte à
servir de guide à la petite : c'était encore
posséder une supériorité, celle de l’âge. Celle
de la raison aussi, pensait-elle alors et. avec
des précautions infinies, elle la fit passer sur
les ponts de bois un peu étroits et glissants
qui permettent de franchir le ruisseau aux
divers endroits où il traverse le chemin.
Elle lui aida gentiment à escalader le
raide sentier coupé de pierres qui mène
à la cascade et voulut la conduire au bord
du lac en miniature où se réunissent les
eaux de la chute, au pied des roches d’où
elle tombe.
Georgette, enchantée, battit des
mains et déclara qu’elle n’aurait
jamais cru la cascade si jolie,
que c’était bien dommage que son
grand frère ne fût pas là pour la
dessiner....
— Mais tu sais, toi, Marguerite,
tu me l’as dit, tu
me la dessineras,
n’est-ce pas ?...-
Mitaize, qui n'a-
vait pas cru être
si vite priée de
montrer le talent
que m spreimaim se reposerait près de tante
! Marie-Anne.
- Oui, j'aimerais voir la cascade et je vais
demander la permission, dit Georgette qui
courut vers les deux dames et revint presque
aussitôt, tenant la main de M. Le Mauduy.
— Marchez devant, mes enfants, je vous
suis, lit l’onde Jean en allumant sa pipe; un
petit tour de forêt vous ouvrira l'auDétit. Toi
Mitaize sc Te.lrcssa brusquement et si trouva debout.
100
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
dont elle avait fait grand bruit, dut avouer
qu'elle 11e dessinait pas encore d'après
nature et sa bonne humeur se ressentit de
l'aveu.
Daniel, eu ce moment, venait de découvrir,
dans un ravin en contre-bas, une fougère
curieuse et cherchait à la déraciner sans pou-
voir y parvenir seul, il demanda donc à son
oncle de l'aider et celui-ci, tranquille sur le
compte des petites qui s’étaient assises sur
une roche, en face de la cascade, leur recom-
manda encore de les attendre pour revenir à
la maison, et descendit retrouver Daniel qui
s'épuisait en efforts inutiles.
A peine eut-il disparu que Mitaize, lasse
de son immobilité fatigante, se trouva de-
bout :
— Ce Dany, qui s'imagine avoir découvert
une plante extraordinaire, dit-elle, quelle sot-
tise! je parie que les fougères qui pous-
sent là-haut, vois-tu, sur ce rocher d’où
tombe le ruisseau, sont plus belles que la
sienne !...
— Mais celles-là, on ne peut pas les
cueillir...
— Par exemple !... 011 peut très bien, en fai-
sant le tour du rocher; il y a un sentier
commode qui conduit dessus, juste où sont les
plants de fougères; viens un peu, je vais t’y
conduire.
Georgctte, à qui l’assurance de Mitaize impo-
sait, la suivit docilement, et le bruit léger
de leurs pas, étouffé du reste par le jaillisse-
ment de l’eau dans son bassin caillouteux,
n'arriva pas jusqu’à l’oncle Jean.
lorsqu'au bout de quelques minutes il
reparut à la place qu’il avait quittée tout à
l'heure, son regard chercha les fillettes : plus
personne... Il allait appeler, quand sa voix
s’étrangla dans sa gorge; Georgette, sur l’ex-
trême bord de la roche surplombante, à droite
de la cascade, se penchait pour atteindre des
fleurs sauvages dont elle se confectionnait un
bouquet.
Plus près qu'elle encore de la coupée à pic,
Mitaize, sans souci du danger, arrachait
tranquillement un brin de fougère.
Comment les tirer de là, quand le moindre
mouvement de surprise pouvait provoquer une
chute mortelle? livide, il laissa tomber sa pipe
sur le sentier où elle se brisa, et, s'avançant le
plus près possible du bord du lac, il affermit sa
voix et appela : « Mitaize! ».
Elle se redressa brusquement, et so trouva
debout sur les pierres chancelantes qui jon-
chaient l'espèce de plate-forme moussue :
— Fais descendre Georgette par où vous
êtes montées, ou plutôt non, donne-lui la
main, et ne bougez pas de votre place, je
viens!
Mais il avait compté sans le besoin de déso-
béissance qui inspirait une bonne part des
actions de sa nièce, car, à peine eut-il tourné
la cascade dont le bruit allait s'atténuant
derrière son écran pierreux, qu'il entendit la
voix de Mitaize, disant :
— Viens vite, descendons, nous allons faire
une surprise à l'oncle, nous serons en bas avant
qu'il arrive.
— Marguerite, 11 a dit que nous devions
attendre, et puis, j’ai pour de descendre.
— Sotte, poltronne! riposta Mitaize, allons,
descends bien vite, il n'y a pas le moindre
danger.
Cette fois, M. Le Mauduy n'hésita plus, il se
lança dans le sentier qu'il escalada avec une
rapidité de jeune homme, et arriva au sommet
comme Mitaize, rouge de colère, poussait la
petite en avant, au risque de la tuer sur les
roches.
Heureusement, au lieu de rouler sur la pente,
Georgette s’abattit entre les bras solides de
l'oncle Jean, qui l'assitdoucement surlamousse
au revers de la roche et se retourna vers
Mitaize pour lui tendre la main.
Mais la petite, sûre d'être grondée pour son
escapade, ne voulant pas avouer qu’elle s'était
mise dans son tort en se risquant là-liaut, se
rejeta en arrière :
— Ne me tenez pas, mon oncle, je vais très
bien descendre seule... commença-t-elle. Mais
son pied glissa sur la mousse humide, elle
chancela et ne trouvant rien pour se retenir,
tomba en arrière du haut de la roche dans le
petit lac.
Heureusement, Fermer, envoyé par sa maî-
tresse pour prévenir les promeneurs que le
déjeuner les attendait, arrivait à la cascade; il
s'élança dans le bassin peu profond, et soule-
vant Mitaize étourdie, à moitié suffoquée et
même un peu meurtrie, bien que l'eau eût
amorti le choc, il gagna le bord que Daniel,
tout tremblant, l'aida à escalader. Georgette
effrayée poussait des cris lamentables.
M. Le Mauduy, pâle comme un mort, arrivait
enfin, il saisit Mitaize qui ne bougeait plus et
se mit à courir vers la ferme.
Il y eut un instant de confusion inexpri-
mable quand M™ Le Mauduy, qui causait
tranquillement avec sa jeune visiteuse, vit de
loin apparaître son mari, portant Mitaize ruis-
selante; mais c’était une femme de tête, elle
devina qu’il fallait du secours plutôt que des
paroles, et, moins de cinq minutes après,
Mitaize déshabillée, entourée de chaudes cou-
vertures, était au lit où sa tante la forçait
d'avaler une tasse de thé.
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
101
La Saint-Charlemagne.
Charlerangue est, eu France, le patron des écoles et des écoliers.
La Saint-Charlemagne, qui revient le 28 jan-
vier de chaque année, est, par toute la France,
la fête des écoles et des écoliers. Le grand
empereur « à la barbe fleurie » est votre patron,
lecteurs et lectrices du Petit Franeais-'iUuslré,
— et c’est un patron dont on peut être fier.
Entre deux rudes chevauchées, Charlemagne
se plaisait à visiter les écoles qu'il avait fon-
dées. Au sortir à peine des ténèbres sanglantes
de l'époque mérovingienne, ce grand homme
comprit que le plus humble livre pesait autant
dans la balance de l'avenir que la plus lourde
épée. Par là, il a mérité que son nom fût à
jamais honoré de quiconque sait lire. B.
102
LE l'ETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
-
La guerre Sino-Japoi
1 Débarquement des troupes japonaises eu Corée
3. Le ministre japonais et le général
chef posent un ultimatum à
conseil de Chia
et de Coréens,
LA GUERRE SINO-JAPON AISE
103
d’après un album japonais inédit en France.
4 Rencontre navale dans la rade de Huto.
5. Combat d'infanterie. — Rupture d uo pont.
104
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Vieux wagons.
Si de votre nature vous êtes curieux (qui
n'est pas curieux?) vous avez dii certainement
vous demander quelquefois ce que deviennent
les vieux wagons de chemins de fer quand, à
force de rouler à toute vitesse à travers les
plaines et les monts, ils ne peuvent plus sans
danger faire partie d'un train. Les rails ont
beau constituer une voie assez douce, les
pauvres wagons sont bien secoués durant leur
existence; on les entretient soigneusement, il
est vrai, mais dès qu'ils ne présentent plus uno
solidité absolue, que leurs ais commencent à
gémir, il faut se bâter de ne plus les faire
circuler, car s'ils venaient à se démolir pendant
la marche d'un train, il en résulterait des acci-
dents épouvantables. Souvent, du reste, les
voitures de chemin de fer terminent leur
carrière avant d’être hors d’état de servir,
parce que les voyageurs sont de plus en plus
difficiles. Nous ne nous contentons plus des
wagons assez incommodes qui suffisaient à
nos pères, et nous en voulons de capitonnés,
où l'on soit plus à l'aise, mieux assis, où les
fenêtres, les sièges soient plus larges.
Lors donc que les wagons commencent à
vieillir, on cherche à les utiliser, pour ne
rien perdre, et, comme ce sont en somme des
sortes de maisons roulantes avec portes et
fenêtres, on leur Ote leurs roues et on les
dépose à terre pour en faire de petites maisons
condamnées dès lors pour toujours à l'im-
mobilité. Souvent, dans les gares anglaises
notamment, on peut voir ainsi des bureaux,
des lampisteries, des magasins installés dans
de vieux wagons de toutes sortes, dont natu-
rellement on a enlevé sièges et cloisons. Ces
pauvres voitures, qui ont peut-être été jadis
luxueusement décorées , doivent être bien
humiliées de se voir ainsi utilisées et surtout
d'apercevoir leurs pareilles passer devant elles
en fendant l'espace !
Souvent aussi le vieux wagon quitte com-
plètement le monde des chemins de fer où il a
constamment vécu jusqu'alors : on le vend au
premier venu, qui eu fera une maisonnette à la
campagne, où il pourra s’abriter quand il ira
visiter ses champs. Si vous vous promenez
dans certains coins de la banlieue de Paris,
près des fortiûcations, vous pourrez apercevoir
des chiffonniers qui se sont payé à peu de frais
le luxe de posséder une demeure, laquelle est
tout simplement une ancienne voiture de che-
min de fer. Et il faut bien vous figurer que c'est
là une excellente maison, qui durera souvent
plus longtemps que son propriétaire, mainte-
nant quelle est à l'abri des cahots.
Nous avons parlé seulement des wagons;
mais nous pouvons ajouter que, sur leurs vieux
jours, les locomotives qui ont fait autrefois
l'orgueil des compagnies auxquelles elles
appartenaient, les reines de la voie ferrée,
maintenant poussives, fatiguées, sonnant la
ferraille, sont employées d'abord sur les petites
lignes; puis elles ne sont même plus bonnes à
cela, et, tell’ ancien vainqueur d'un derby arrivé
sur ses vieux jours et qui traîne la charrette,
on leur fait tirer des trains de cailloux, de
ballast. On n’a plus confiance en elles, elles
ont perdu cette puissance, cette légèreté, cette
vitesse qui étaient leur gloire, et comme on n'a
pas pour elles la même ressource que pour les
wagons, on arrive à les mettre en pièces, à les
vendre à la ferraille... à moins cependant
qu’elles soient assez heureuses pour prendre
place dans quelque musée, où elles resteront
comme un souvenir des anciens temps, et où
on les regardera d’un œil étonné en comparant
leur aspect primitif aux magnifiques locomo-
tives actuelles, surtout à la locomotive élec-
trique qui supplantera dans un avenir prochain
la locomotive telle que nous la voyons encore
aujourd’hui. D.
Cil silliiini jiiponsilf* Inédit.. — Uu ailli
du Petit Français illustré nous a rapporté
d’Extrême-Orient un curieux album où sont
représentés les principaux événements de la
guerre entre la Chine et le Japon, entre les Fils
du Ciel el les Fils du Soleil levant. Cet album
se compose de planches en couleur d’un effet
extrêmement amusant, que nous sommes mal-
heureusement obligés de réduire et de tirer en
noir. Telles quelles, nous sommes sûrs qu'elles
intéresseront nos lecteurs : c'est 1 histoire de la
guerre aiiiu- japoiuise racontée— il ne faut pas
l'oublier— par les vainqueurs, et comme pour-
rait le faire chez nous l’imagerie dite d Epinal,
mais, on doit le reconnaître, avec une supérorité
évidente sur notre imagerie populaire.
La minutie, le fini qui caractérisent Fart
japonais, sont remarquables dans ces dessins.
C’est le cas de dire qu'il ne manque aux soldats
du Mikado ni une boucle de ceinturon, ni un
bouton de guêtre.
Nous donnerons, dans notre prochain numéro
les six dernières planches de cette curieuse
série. R-
CHRYSËIS AU DESERT
103
Ghryséis an désert [Suite,1.
La paix était en effet complète; et le petit-
fils de Lavenette était le plus heureux des époux
et des pères. Les treize négrillons étaient
enchantés de leur belle-mère : ils n’avaient
jamais vu sorcière 1 pareille, et leur éducation
faisait de grands progrès. Le quadrille des lan-
ciers, qui avait tant charmé l'entourage royal
le jour des noces, n'avait plus de secrets pour
eux. On sait d'ailleurs quelle est la passion des
nègres pour la danse ; aussi les plus austères
vieillards de la tribu, ceux qui se souvenaient
d'avoir mangé, dans leur heureuse jeunesse,
plus d'une côtelette européenne, s'arrêtaient
émus et charmés en les voyant tourbillonner
comme un vol de libellules, ou un manège de
chevaux de bois, aux sons enchanteurs de la
guitare de la reine.
J'ai parlé des tirades devers ; mais ils savaient
encore bien d'autres choses : se moucher dans
une feuille de palmier au lieu de leurs doigts,
signerleurs noms à la française, dire: « Bonjour
monsieur; bonjour, madame », et saluer poli-
ment; ils avaient des notions (vagues, il est
vrai) de cosmographie, de géographie, d’histoire
générale même, et croyaient que Napoléon était
un roi d'Égypte qui fut vendu par ses frères
pour avoir voulu leur faire boire de la ciguë,
drogue qu'ils pensaient être du tafia détérioré.
Ils savaient qu'on doit tenir sa main devant sa
bouche quand on bâille, et ne pas cracher sur
ses voisins ni dans leur assiette ; ils ne tiraient
plus la langue à leur père ni à Rosita ; du moins
ils ne le faisaient que par derrière. Enfin, ils
devenaient des princes accomplis.
La reine eût bien voulu aussi leur apprendre
l'orthographe; mais la pénurie de papier fut
un sérieux obstacle, Tidi-hou tenant beaucoup
à son stock d’images d’Epinal. En revanche, et
par un échange tout patriarcal, tandis qu’elle
leur apprenait le français du grand siècle, elle
apprit d’eux un « sÆbir » très panaché ; elle ne
s’était jamais doutée, avant ce temps-là, que
boulotte r voulait dire manger et mille belles
choses de ee genre. Combien de petits Français,
dignes d'être nègres, parlent sabir sans le
savoir !
Et tandis que les jours de Rosita s'écoulaient
ainsi, tissés d'or et de soie, Tidi-hou, fils des
dieux, buvait de l’eau-de-vie de palme avec les
tentateurs, trahissant sans vergogne ses alliés
de la veille, et n'ayant pas conscieuce de son
indignité.
Et la reine s’endormait du sommeil de l’inno-
cence,rêvant que des colombes blanches appor-
taient une couronne de roses mousseuses pour
l’auguste front de Tidi-hou. Et cependant le
roi transfuge, passant sur le territoire français,
s’emparait d’un village voisin endormi, le
pillait, y mettait le feu, et finalement se grisait
Jubîer ramassa à ses pieds une loque informe.
sur des ruines fumantes en compagnie de ses
nouveaux alliés.
Le casaquin à mademoiselle.
— Formez les faisceaux!... posez les senti-
nelles!... dressez les tentes : on va camper.
Et le colonel, ses ordres donnés, se mit à se
promener de long en large, les mains derrière
le dos, au bord de l'oued intermittent qui ferti-
lisait l'oasis.
Seul avec ses réflexions, toujours de plus en
plus triste, il ne prêtait aucune attention au
remue-ménage du campement.
Cependant tout le monde s'en donnait à cœur
■ ■ Voir le n" ’ao du Peiit Français illustre , p. 86. | méprisant qoo uous lui appliquons. Pour eux, il équivaut j
2. Les peuples sauvages 11e donnent pas à ce mol lo sens I prétresse-fée. ot c'est, au contraire, uu ternie d'honneur.
106
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
joie : après une journée de marche longue et
pénible, sous le soleil et dans les sables
enflammés, qui brûlent également les souliers
et les yeux, on venait d'arriver à une véritable
ile de végétation, fraîche et reposante à la seule
vue, où avait déjà campé, c'était visible, quelque
caravane.
Aussi, c’était avec un réel enthousiasme qu’oû
se préparait à s'y installer. L'ordre de dresser
les tentes indiquait que le colonel voulait s’y
arrêter, et en faire, en quelque sorte, son
quartier général, jusqu'à ce qu'il eût, par ses
éclaireurs, des renseignements précis sur la
marche qu'il voulait suivre.
Et Gobain et Jubier s'escrimaient à qui mieux
mieux pour installer leurs hommes, car ils se
vantaient tous deux d'avoir les escouades
les mieux soignées du régiment. Jubier, en
effet, avait suivi le colonel ; il en avait
demandé et obtenu la permission, car il voulait
contribuer de toutes ses forces au salut de
Chryséis; il avait encore sur le cœur les
reproches de son chef le jour de l’enlèvement,
et il voisinait en ce moment avec Gobain, tout
en surveillant ses hommes.
— Lanternois, animal! criait ce dernier, est-ce
ainsi qu'on enfonce un piquet?... il est droit
commeunon bras quand je me mouche Eh
bien ! nym vieux, nous voilà dans le sentier de
la guerrfe, comme ils disent dans le Journal
des Voyages... C’est là dedans qu'il y en a des
aventures !
— Oui, j'y ai lu l'histoire d’uu crocodile
qu’avait sauvé une demoiselle parce qu’il y
avait un Parisien dedans... C'était beau!... Seu-
lement qu'il était empaillé, le crocodile... Mais
nos aventures, à nous, elles ne valent peut-être
pas celles-là?... Espèce de tête de veau! Picard,
c’est à vous que je cause ! où allez-vous dresser
cette tente-là?...
— Pour sûr, que les nôtres les valent! Seu-
lement, voilà?... est-ce que nous aurons la
chance du crocodile? nous sauverons -t-y la
demoiselle?... C'est ça qui me paraît difficile!...
— Que si c’était facile, ça ne serait pas la
peine de faire donner les enfants de Paris!
répliqua Jubier avec la juste fierté de son
illustre origine.
— Si tu crois que ceux de la Comté ne les
valent pas?... dit Gobain légèrement froissé.
Maroles, voilà trois fois que je vous récupère
la dislanee à mettre entre les tentes, et c'est
comme si je chantais !...
— Qu’est-ce que tu crois qu’elle nous dira,
quand on la retrouvera, si on la retrouve? fit
Jubier, n’insistant pas sur la question d’ori-
gine.
— Elle nous dira, fit Gobain imitant la voix
claire de Chryséis : « Sergent, j'ai bien l'hon-
neur de vous remercier. Mon cher père, une
poignée de pinces » ! Et elle secouera gentiment
ses jupes pour qu'il n'y reste pas de pous-
sière.
Et Gobain de secouer avec grâce les pans de
sa tunique comme avait fait la fillette en des-
cendant de chameau. Jubier riait :
— Ses jupes! ses jupes! mon vieux!...
d'abord il en manquera une : le cotillon rose
que j'ai eu celui de repriser avec tout l'art dont
auquel je suis susceptible.
Le cotillon? je croyais que c'était un casa-
quin?...
— Un easaquin? jamais de la vie ! Un cotillon,
que je te dis, couleur de rose de mai; je te prie
de croire que je le connais depuis des jours et
des jours que je le vois... Lanternois, four-
bissez votre gamelle, triple propre-à-rien que
vous êtes!...
— Tu l'as donc toujours dans ton sac?
— Itérativement dans mon sac, prêt à le
rendre à ma jeune colonelle. Signalement :
rose comme les joues d'une demoiselle, avec
des choses après, comme qui dirait un volant de
broderie blanche dans le bas... Mais saperlotte
de saperlotte ! qu'est-ce que je vois ? Est-ce que
je deviens toqué?
Et Jubier, tout pâle, ramassa à ses pieds une
loque informe, horrible,, sans couleur, mais
qui avait dû être un corsage de batiste rose,
garni de broderie blanche.
Il battit un entrechat formidable, et, à la
stupeur de tous ses hommes scandalisés, exé-
cuta une danse de Peau-Rouge autour des
faisceaux en hurlant à pleine-voix :
— Le v'ià le easaquin ! le v’ià !... Mon colonel !...
hé! mon colonel!., le easaquin à mademoi-
selle !...
M. Verduron était loin, très loin; comment
entendit-il? comment comprit-il?... Le fait est
qu’il se retourna d’un bond et accourut comme
un fou :
— Quoi? qu’y a-t-il? cria-t-il d une voix hale-
tante.
— Le easaquin, mon colonel! le easaquin!
criaient les deux sergents^n chœur.
Les mains du colonel tremblaient en rece-
vant la guenille... Quoi! c’était vrai'?... sa
fille, sa bien-aimée avait passé par là? Ah! elle
vivait, sans doute, car Dieu ne lui aurait pas
envoyé ce signe de son passage s'il n'avait pas
voulu la lui rendre!... Comme il eût baisé cette
loque, s'il eût été seul!... Et telle était l'émo-
tion empreinte sur ce mâle visage, que Gobain,
tout dur-à-cuire qu'il fût, se détourna pour
cacher une grosse goutte d’eau tiède qui roulait
dans sa moustache.
— Vite ! dit M. Verduron d'une voix étran-
glée, vite! que l'on relève les traces de ceux
qui ont campé ici, et que l'on parte ! Démontez
les tentes, mes enfants, c'est inutile; vous dor-
CH H V SKIS Al DÉSERT
107
mirez dans vos couvertures, cl à l'aurore, nous
partirons.
... La bonne nouvelle s'élatt vite répandue;
et les officiers, joyeux de la lueur d’espérance
qui semblait faire revivre leur chef, étudiaient
eux-mêmes le terrain pendant que les hommes
faisaient la soupe. M. Verdurun allait ot venait
dans tout le campement, ne pouvant tenir sur
place.
— Mon colonel, vint bientôt lui dire Paul
Rozel tout essoulllé, j’ai relevé les traces d'une
troupe nombreuse, guerriers, méharis, djemels
lisées, au costume moitié européen, puisqu'il
portait un pantalon et une bretelle unique,
tranchant en blanc sur son corps d’ébène.
— Au sud! mon colonel, au sud! cria Gobain
du plus loin quil vit son officier. Le naturel
qu'il a l’honneur d'être devant vous s’est échappé
d'un village allié incendié cette nuit, et détruit
par des diables-à-quatre de moricauds, qu'ils
oui une femme blanche que le chef traîne
toujours avec eux, que ça doit être la demoiselle
à mon colonel.
— Où est le fuyard?...
Gobain ramenait avec lui un nègre portant un pantalon et une bretelle.
de charge et chiens, dans la direction du nord !
— Vers le nord? très bien...
— Mon colonel, interrompit Lucien qui arri-
vait à son tour, les traces se dirigent au sud;
une troupe nombreuse, avec chiens et cha-
meaux...
— Vers le nord, voulez-vous dire, lieutenant? j
interrompit le colonel.
— Von, mon colonel, vers le sud...
— Allons! bon!... que faire?...
Et, tout au bout du camp, on entendait la
voix harmonieuse desJubier qui chantait à ses
hommes une de ses plus belles romances.
« Comme l'âne de Buridan,
— Buridan !
Vous vous demandez, je gage... •
Mais le colonel ne tarda pas à être tiré d'em-
barras. Les éclaireurs revenaient : Gobain rame-
nait avec lui un nègre aux allures presque civi-
— Là, mon colonel; il parle presque comme
vous-z-et moi, vu qu'il a été éduqué par un
missionnaire espagnol, qu'il en sait le latin!...
Tout en parlant, le sergent faisait signe au
noir d'approcher, ce qu'il fit avec aisance,
saluant à l’européenne et disant en sabir mêlé
de consonances latines :
— Massa illustrimm ceaturio' ...
— Que diable me débite-t-il là? dit le colonel
tout interloqué; au fait, mon ami, au fait, j'ai
un peu oublié mes classiques.
— Si la demoiselle au colonel était là! dit
Jubier a Gobain, ça ne l'embarrasserait pas,
pour sûr!...
— Si elle était là, imbécile, est-ce qu'on
aurait besoin du baragouin de ce particulier?
— Pour sûr que non! reprit Jubier avec
conviction.
G. Jl.
(A suivre.)
1. Ce n’est point là un fait isolé. De toutes les langues, m'a
assuré un ofHcicr qui avait fait plusieurs campagnes loin-
taines, c’est lo mauvais latin, le latin de cuisine, qui peut
rendre le plus de services auprès des indigènes, tout en
permettant de communiquer avec les Européens do natio-
nalités différentes
108
LE PETIT EU AIN Ç AIS ILLUSTRÉ
Variétés.
ltol>iiiMoia Crnsoé et Koliinsontüiilssc.
— Nous avons déjà parlé à nos lecteurs des îles
Juan- Fernandez, récifs de la côte chilienne où
vécut seul, pendant plus de quatre ans, le matelot
écossais Selkirk, et nous leur avons dit comment
le récit des souffrances de cet homme fournit à
Daniel de Foë, l'idée première de son immortel
roman : Robinson Crusoé.
C’est un Suisse, M. Rodt, qui, maintenant, joue
dans le moins aride des deux rochers de Juan-
Fernandez le rôle de Robinson Crusoé. En 1872,
ce personnage a loué file au gouvernement chilien
>our y former une colonie agricole qui estactuel-
ement en pleine activité. M. Rodt combattit pour
la France en 1870, notamment à la bataille de
Champigny. Il est actuellement quasi souverain
dans L'ile de Robinson, ou, sous la réserve de la
souveraineté du Chili, qui n’a jamais été invoquée
jusqu’à présent, il exerce à lui seul les fondions
législatives, administratives et judiciaires.
Une prime aux voyageurs. — Aux
États-Unis l’exploitation des chemins de fer n’est
pas un monopole de l’Etal, et souvent il arrive
que plusieurs compagnies desservent les mômes
localités. Aussi les Compagnies se font une concur-
rence très vive, chacune cherchant a attirer le
plus grand nombre de voyageurs par les moyens
les plus divers.
Une Compagnie de Chicago vient d’inaugurer un
procédé curieux pour encourager le public à
prendre ses trains. Elle place à la disposition des
voyageurs des exemplaires de six journaux quo-
tidiens, de trois publications hebdomadaires illus-
trées, et enfin de huit revues mensuelles. Et, le
plus beau, c’est que les voyageurs ont le droit
de conserver les journaux quotidiens.
Il n’est pas douteux que sous peu la Compagnie
rivale offrira, avec les journaux, des cigares pour
fumer en les lisant.
*
* *
Pompes à incendie. — Les deux plus puis-
santes pompes à incendie qui existent ont été
construites, il y a près de trois ans, pour la ville
de Liverpool à la suite d’une série d’incendies très
violents. Ces pompes coûtent cinquante mille
francs chacune. Elles lancent verticalement un
jet de 45 m de hauteur, et horizontalement un
jet de 150 m. environ. Leui débit dépasse 8200
litres d’eau à Ja minute.
Chose curieuse, depuis qu’elles sont en service,
il ne s’est déclaré à Liverpool que des incendies
relativement insignifiants. L’adage si vis paeem
para bellum (si lu veux la paix, prépare la guerre!
serait- il donc vrai aussi pour le feu?
Bizarreries du langage. — A la boulan-
gerie :
— Donnez-moi un petit pain bien frais.
— En voici un qui est tout chaud !
*
* *
Le ciiie aniglsii*. — Ça m’est égal d’avoir
l’air hôte pourvu que j’aie le chic anglais, disait
un élégant.
— Votre but est atteint, jeune homme, repartit
son interlocuteur.
*
* *
Le» lentilles. — Les opticiens ont bien raison
de dire que les lentilles grossissent les objets, affu -
mail Babylas ; j’en ai mangé beaucoup ce matin
et j’ai le* ventre comme un tonneau.
REPONSES A CHERCHER
Question Iiisl orique — A quel traité
donne-t-on, dans l’histoire de France, le nom de
paix des Dames, el pourquoi cette appellation?
*
Question géographique. — Quel est le
département dont le préfet exerce sur un petit
Étal voisin le contrôle de l’administration fran-
çaise ?
*
* *
Petit casse-tête — Dans chacun desgroupes
de lettres suivants retrouver un mol, puis mettre
tous ces mots dans un ordre tel qu’ils forment
deux vers célèbres de Boileau :
NECENO RO PU SEL TE CE TENVARRI S'
TI O CEO N NO CLE N MERITA L TSOM QEU BENI
TASI.MENE DERI EL.
REPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO :*<» I
I. Question littéraire.
C'est M"* de Sévigné qui fut appelée quelquefois, dans les
salons où elle fréquentait, - la maman mignonne do la plus
jolie tille de Franco Ou sait, eu effet, quelle avait une
fille gracieuse et jolie, qu’elle idolâtrait, et qui épousa,
en 1069, M. de Griguan, devenu deux ans apres gouverneur
de Provence. M“# de ürignan dût quitter sa mûre pour suivre
son mari. C'est à leur longue séparation que nous devons ces
Lettres si célébrés dans noire littérature. M"" do Sevigud
avait aussi un fils, qui fut un homme d'esprit et un bravo
officier »
II. Question géographique.
Troyes. Fois, Cette (3 fois 1) = 21
Autun (oie un) — 1
Reste = 20 |
III Problème-Calembour.
On disait autrefois :
Lo Couesnon. par sa folie,
Mit Saint Michel on Normandie.
Le Couesnon. cours d'eau qui so jette dans la bmo du Mont-
Saint-Michel et séparait autrefois les provinces do Bretagne
et de Normandie, changeait en effet fréquemment de cours,
et, après avoir coulé A l'est du mont Saint-Michel, s'était rejeté
vers l'ouest.
Naguère encore, chaque grande marée déplaçai son ht
Aujourd'hui le Couesnon est enfermé par dos diguos. alterna-
tivement émergées et sous-marines, qui eu conduisent les
oaux jusqu'à la hase de la roche do Saint-Michel.
IV. Charade.
Soc - rate.
Le tieifinc : Maurice TARIMES
Toute demande de changement d adresse doit être accompagnée de l'une des dernières
bandes et de àü c ntt mes en timbres-poste .
8* année. — N° 363. 10 centimes. 8 février 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L'ABONNEMENT : UN AN. SIX FRANCS
Armand COLIN & C‘e, éditeurs
ÉTRANGER T fr. — PARAIT CHAQUE SAMEDI!
Part du 1er do chaque mois.
5. rue de Mézfères, Pari»
Tous droits réservés.
Le petit amateur destampes. — Fac-similé d'une lithographie d Éd. Frère, d'après son tableau (Salon de 1851).
no
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Chryséis au désert
Le noir continuait son récit avec une parfaite
aisance, sautant sans scrupule du sabir au latin
et du latin au dialecte des Bambarras; le
colonel écoutait anxieux, faisait répéter et com-
prenait plus facilement qu'on ne l'eût cru, car
il y a des grâces particulières pour les pères
qui ont perdu leurs filles.
Le nègre racontait l'assaut de son village, la
nuit précédente, par une tribu noire qui avait
tout saccagé, enlevé le drapeau français, pillé,
brûlé, enfin bu, en quelques heures, toute l'eau-
de-vie du tata.
Cette tribu guerrière avait disparu avant le
jour, entraînant en esclavage plusieurs jeunes
filles et huit hommes vigoureux pour porter,
disait-il, la litière de la femme blanche que le
roi ne voulait pas laisser à son gourbi, de peur
que les guerriers francs ne la lui reprissent.
Comme le cœur du pauvre père battait dans
sa poitrine! Évidemment c'était Chryséis, car
, il ne pouvait être question de Rosita et de son
beau-frère Tidi-liou, attaché si étroitement à
l’alliance française. Sa petite Catherine prison-
nière de ces gens sans foi ni loi ! sa chère
enfant entre les mains d’un roitelet, nègre,
brutal, ivrogne et grossier!... Que voulait-il en
faire? un otage, peut-être... peut-être un objet
de trafic : les esclaves blanches se vendent, si
cher sur les marchés d’Égypte !...
..: Mais on la lui reprendra!... on la lui
reprendra!... — Et s'il la tue avant? siffle une
voix désespérante au fond du cœur du pauvre
père... Non pas, ces gens sont lâches et n'ose-
raient pas !... Du moins le colonel essaye de se
le persuader...
Mais cette fois on est fixé sur la piste à
suivre; les ordres sont brefs, précis. Cependant
Paul Rozel insinue :
— On a pu vendre la femme blanche à une
caravane allant vers le nord. Depuis que les
Français font la loi sur le marché de Tom-
bouctou, la traite blanche et noire opère où
elle peut; je crois, mon colonel, qu’on aurait
tort d’abandonner absolument la seconde trace ;
quels remords, plus tard, si la première piste
n’était pas la bonne!...
— Allons donc! dit Lucien Charmes, il me
semble que c’est assez clair.
— Rien n’est clair dans la politique des
nègres, mou bon; il y a belle lurette qu'on a
dit que c'était la bouteille à l’encre!...
Cependant l'objection du lieutenant avait
frappé le colonel.
— Votre idée est bonne, Rozel, et vous serez,
en conséquence, à la tête du détachement Nord ;
de cette façon ma pauvre petite sera certai-
nement délivrée, à moins que...
Le colonel n’acheva pas, il songeait à tous
les pauvres enfants de France traîtreusement
massacrés, lors de la conquête, presque sous
les murs de Tombouctou1.
Où Merced fait le catéchisme.
Dans l'espèce de panier où elles étaient
blotties, balancées par le pas rythmé du vieux
chameau, les petites causaient. Chryséis parlait
le sabir maintenant, et, malgré ses hautaines
protestations du premier jour, elle avait eu le
temps de l’apprendre.
Merced avait entrepris une tâche difficile, elle
catéchisait Chryséis.
Cette fillette était exquisement bonne et elle
souffrait littéralement de tous les défauts de sa
compagne ; chaque fois que Chryséis avait un
accès de rage — et cela arrivait souvent —
c'était pour .Merced une vraie douleur, comme
si elle l’eût vue souffrir d’un mal physique.
Lorsque T altière petite Française la rudoyait,
l’humiliait, se montrait ingrate à tout ce que
faisait Merced pour elle, la petite Espagnole,
très doucement, s : disait ; « Cela lui fait du
bien; elle souffrira moins quand elle m’aura
dit tout ce qu’elle a sur le cœur. Si elle pouvait
done devenir bonne !... »
Chryséis ne paraissait guère en prendre le
chemin, car sa haine pour ses maîtres et
surtout pour Aouha, sa principale ennemie,
semblait augmenter chaque jour.
Peu àpeu, cependant, ce cœur fermé s’ouvrait
pour Merced. Catherine n'avait jamais aimé rien
ni personne, sinon elle-même, comme il arrive
aux enfants très gâtés qui ont. toujours vu leurs
souhaits prévenus, et n’ont jamais eu occasion
de sacrifier quoi que ce soit à qui que ce soit.
Or, toute tendresse est faite de sacritices, et
celui qui ne s’est jamais renoncé lui-même,
celui-là n'a jamais aimé les autres.
Chryséis s'était laissé adorer par sa tante et
par son père, et avait trouvé cela tout naturel :
ils étaient là pour cela... Aujourd’hui tous deux
lui manquaient, et plus d’une fois, pendant la
nuit, Merced l’avait entendue sangloter en
murmurant :
— Ma bonne Rosita!... Père! ah! père!... ne
m'embrasserez-vous donc plus jamais?...
Et un mot revenait après ce souhait ardent,
un mot que Merced no. comprenait pas, qu’elle
i. Voir lo n<* 362 du Petit Français illustré, p. 105.
2. Le colonel Bonmer et ses compagnons.
CHRYSÉIS AU DÉSERT
i 1 1
ne pouvait pas comprendre : J'ai refusé... j'ai
refusé le baiser de ce pauvre père!... Comme
je suis punie!...
Ce n'était pas seulement au souvenir des
siens que Cliryséis s'attendrissait lorsqu'elle
se croyait bien seule. La pauvre enfant n’avait
jamais eu d'amie, jamais elle n'avait connu
cette joie d’avoir une compagne de son âge,
travaillant avec elle, jouant avec elle, pleurant
avec elle, riant avec elle encore ; cette intimité
si douce, qui n'est point tempérée par le respect,
ou la jeunesse trouve son compte dans des
rires joyeux, elle 11e l'avait point connue. Tante
Rosita avait jalousement éloigné d'elle toute
enfant qui eût pu être une rivale, et, dans son
désir de faire de sa nièce un prodige, elle l'avait,
absorbée dans des éludes au-dessus de son âge.
Ainsi la pauvre petite avait été sevrée des plus
fraîches et des plus douces joies de l’enfance;
encore presque une petite fille par les années,
elle avait un cœur vieilli et desséché à l’avance,
sans jamais avoir été jeune.
Aujourd’hui tout cela changeait, jour après
jour. Catherine étonnée, et tour à tour révoltée
et ravie, se découvrait des idées nouvelles, des
sentiments nouveaux. Souvent, lorsque Merced
la soulageait dans ses durs travaux, en prenant
pour elle double tâche, lorsque Merced se jetait
au devant des coups, lorsque Merced, de ses
bras trop frêles, portait la lourde jarre, rem-
plaçant l'ancienne, que Catherine aurait dû
porter aux lévriers, alors la fillette se sentait
bouleversée par quelque chose de très doux et
de pénible à la fois... qu'elle avait déjà senti
le jour de la jarre cassée...
... Surprise, elle s'y laissait aller un court
instant, puis, elle se redressait vite, indignée,
plus altière ; c’était une esclave, après tout, que
Merced, tandis qu'elle, Catherine, était une
demoiselle. Merced l’avait bien dit, le premier
jour ; il était très naturel que l’esclave sou-
lageât la demoiselle.
« Non, répondait tout bas sa conscience,
non, ce n'est pas naturel... et ce qui Test moins
encore, c’est que ton cœur soit si dur... »
Dur? il ne l’était pas ; il n’était que cuirassé
d'égoïsme, et c'est la douce petite Espagnole,
1 ignorante petite récolteuse d'alfa, qui ne savait
que sa prière, qui en avait un jour trouvé la
clé au prix de son sang ; c'était elle qui allait
l'ouvrir enfin.
— Ecoute, disait Merced, laisse-moi te dire
une chose qui me pèse... Il y a longtemps que
j'aurais voulu le faire, mais je suis si igno-
rante, si sotte à côté de toi ! Et cependant je
sens bien que je dois parler...
— Quoi? dit Catherine avec impatience, quel-
que- chose de nouveau dans notre destinée?...
— Non. If s’agit d'Aouka.
— Ne me parle pas d’elle, je te le défends!
s'écria Catherine dont les yeux brillèrent de
colère. Elle qui m’a souffletée, qui me traite en
esclave, elle qui t’a fait battre presque jusqu'à
te tuer!...
son impuissance.
— Calme-toi, je t'en prie, lit tendrement
Merced. Tu te rends malade de colère chaque
fois que tu penses à elle, et moi, tu me fais
souffrir plus que si on me battait, chaque fois
que je te vois si mauvaise.
— Je te fais souffrir? fit Chryséis étonnée.
— Oui, je ne peux pas t’expliquer coda : je
suis si nulle! Mais je sais pourtant bien qu'il
Catherine, l’éponge fine à la main, rafraîchissait les beau\ pieds
de la maîtresse.
faut pardonner à ses ennemis, je sais qu’il ne
faut pas se croire plus que les autres, et que
plus nous sommes mauvais, plus nous sommes
malheureux.
— C'est vrai, murmura sourdement Chryséis.
— Ainsi, est-ce que tu crois que je n'ai pas
bien plus de raisons encore que toi d'en vouloir
aux maîtres? Ils ont égorgé mes parents : ma
chère maman s’est fait tuer à coups de lance
devant la porte de la grange où elle m’avait
cachée, et j’ai passé sur son corps encore
palpitant, lorsqu’ils m’en ont arrachée à demi
morte.
Merced se tut un instant, sa douce voix
d’enfant s’étranglait dans sa gorge ; et Chryséis
se souvint que jamais un mot de révolte n’était
sorti de ses lèvres, pas plus en l’absence des
maîtres qu’en leur présence. Mais cela, elle 11e
le comprenait pas.
— Et tu leur as pardonné? dit-elle frémis-
sante-
— Oh ! j’ai eu bien de la peine ! fit. Merced tout
bas. Mais maman me l’avait si souvent répété
autrefois : « N’aie jamais de haine pour per-
sonne, et sache pardonner les pires offenses. >>
J’ai essayé de lui obéir, pour lui plaire, même
I
Elle s’arrêta, suffoquée par des sanglots ner-
veux que provoquaient à la l'ois sa colère et
112
I.E PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
après quelle fut partie; je crois que j ai un
peu réussi.
Chryséis avait passé en silence son bras
autour de la taille de la fillette : cette enfant
lui paraissait maintenant si grande quelle
n’osait lui répondre. Mais elle regardait en
dedans son âme haineuse et sauvage, et
s’effrayait de la comparaison.
— Ce que je te dis là, reprit Merced, ce n’est
pas, tu comprends, pour te faire la leçon : je
suis trop peu de chose auprès de toi pour avoir
prétention pareille. Mais c'est pour te dire que je
serais si heureuse, si heureuse, si tu voulais
essayer de ne plus en vouloir à Aouka, et de ne
pas t'aigrir et te désespérer sans cesse comme
tu le fais. Cela me fait tant de peine, quand je
t'entends avoir des crises de rage, ou te déses-
pérer de ton malheur sans vouloir essayer de
le surmonter. Il me semble que si lu voulais te
dominer, tu souffrirais moins, et que ce serait
plus noble. Vois-tu, ma chère, chère Catherine,
Dieu veut que nous pardonnions pour qu'il
nous pardonne : et d'être bon et d’aimer les
autres, c’est encore la seule chose qui puisse
nous soutenir et nous consoler.
Cette fois, Merced avait vaincu. Le but qu'elle
avait atteint n’était cependant pas tout à fait
celui qu’elle poursuivait : Chryséis lui avait
jeté les bras autour du cou, abandonnant tout
orgueil et toute fausse honte, et elle pleurait
de tout son cœur en répétant :
— Merced, ma petite sœur, ma chérie, oui,
je ferai ce que tu voudras, mais guide-moi,
conseille-moi ! sans toi je ne puis rien :
apprends-moi à pardonner, apprends-moi à
m’oublier, afin que Dieu me pardonne, afin
qu'il console mon pauvre père !
— Et tu essayeras d'oublier les duretés
d’ Aouka? lit Merced les yeux brillants de joie.
Chryséis hésita un instant, puis résolument :
— J'essayerai! dit-elle.
La chaleur était accablante ; les chameaux
s’arrêtèrent, ou taisait halte, pour la sieste.
Mais on 11e dressa pas les tentes : c'était une
halte, rien de plus. La route était pénible, on
était dans les sables ; au loin, rien que le
désert vide, reflétant le soleil comme un miroir
brûlant; et la route du nord que l'on suivait
semblait, aussi loin que l'œil pouvait porter,
pareille à la pénible étape que l’on venait de
fournir.
Aouka, descendue de sa litière, fit appeler
ses femmes : elle voulait qu’avant de manger
on lui lavât les pieds. Les fillettes frémirent :
cette opération était généralement une des plus
belles occasions d’orage, et faisait régulière-
ment regretter à Chryséis la fameuse toilette
des jeunes méharis, lesquels au moins ruaient
et se défendaient, mais n’avaient ni langue ni
fouet. Or Aouka se servait aussi adroitement
de Tune que de l'autre, et blessait aussi
profondément.
L’eau tiède et parfumée coulait dans le bassin
d’argent; Catherine l'éponge fine à la main
rafraîchissait les beaux pieds de la maîtresse
que Merced séchait doucement dans un linge
lin, en attendant qu’elle pût teindre les ongles
de henné.
Mais Aouka n’était pas satisfaite ; Catherine
avait cette fois rempli ses fonctions avec une
promptitude, une adresse et une soumission
qui dépassaient celles de Merced elle-même :
le plaisir favori de la cruelle jeune femme lui
manquait.
— Il me semble que tes cheveux repoussent,
esclave ? dit-elle tout à coup.
Les yeux de Catherine brillèrent : qu'allait-
elle encore inventer? Aouka sourit : elle avait
touché juste.
— Oui, ils repoussent. D’ailleurs on les avait
mal coupés. Je vais faire appeler Fatoum, elle
te tondra de tout près comme les jeunes
méharis.
— Oh ! cria Chryséis comme si elle avait de
nouveau senti la main de Fatoum sur elle.
— Que signifie? dit Aouka en levant le fouet
qui ne la quittait guère, tu protestes, vile
créature?...
Le fouet retomba sur les épaules de Catherine
qui pinça les lèvres et ne cria pas. Aoirka
considéra ce silence comme une offense per-
sonnelle et redoubla. La fillette continua à se
taire : à genoux devant Aouka, comme 1 avait
surprise le premier coup, elle ne fit pas un
mouvement, ne desserra pas les dents... la
maîtresse frappait, de plus en plus furieuse ;
Catherine se taisait ; le sang ruisselait de ses
épaules déchirées, et Merced suppliait en pleu-
rant la jeune femme qui ne semblait pas l’en-
tendre...
Ce fut Sidi-el-Hadj qui mit fin à cette scène
affreuse en donnant l’ordre du départ.
Merced entraîna jusqu'à leur monture Cathe-
rine tout en sang et voulut panser ses épaules
meurtries; mais celle-ci, rompant enfin le
silence :
— Laisse, dit-elle, tu vois bien que je ne
peux pas lui pardonner, c’est elle qui ne le
veut pas !...
Les Touareg avaient repris leur marche
hâlive vers le Nord.
Jusque-là on avait marché dans le sable fin,
où enfonçait le pied des bêtes et où Ton n’avan-
çait que lentement. Maïs tout à coup le sol
changea, devint rocailleux sans être mauvais,
et les chameaux hâtèrent leur pas égal que ne
retardait plus la nature du terrain.
G. M.
(A suivre.)
LES TOURNOIS AU XV SIECLE
U3
Les tournois au XVe siècle.
U faut lire la description des tournois dans
le curieux traité que le roi René d'Anjou leur
a consacré à la fin du quinzième siècle, pour
voir combien ces parades militaires différèrent
à cette époque des exercices violents et dange-
reux qui portaient le même nom au douzième
et au treizième siècle.
D'abord, l'organisation d'un tournoi, divertis-
sement fort onéreux, est devenue l’affaire des
plus puissants seigneurs. Puis il y a tout un
trouver ». Les juges à leur tour font leur entrée
dans la ville. Dès le soir de leur venue, ils
réunissent dans une grande salle, après souper,
tous les tournoyeurs et les dames ; invitation
est criéée aux seigneurs parle roi d’armes et ses
poursuivants do faire apporter leurs heaumes
en l’hôtel des Juges ; et. la soirée se, termine par
des danses.
Le lendemain a lieu l'exposition des heaumes ;
la répartition, en est faite après une enquête
« Le en du tournoi « d’après une miniature du Livre des Tournois du roi René d’Anjou.
(Manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale.)
ensemble de règles minutieuses auxquelles il
faut se conformer et dont les rois d'armes et
les hérauts sont les dépositaires.
Celui qui veut faire un tournoi en envoie
d'abord la proposition à quelque autre seigneur
de même rang que lui; si celui-ci accepte, il
choisit les quatre juges diseurs. Ensuite a lieu
le cri du tournoi. L'assistant du roi d’armes ou
poursuivant fait savoir « qu'en tel jour de tel
mois, en tel lieu de telle place, sera un gran-
dissime pas d’armes et très noble tournoi
frappé de masses de mesure et épées rabattues,
en harnais propres pour ce faire, en timbre,
cottes d'armes et houssures de chevaux armoyés
des nobles tournoyeurs, ainsi que de toute
ancienneté est de coutume ».
Les seigneurs se rendent au lieu désigné,
accompagnés « de la plus grand quantité de
chevaliers et écuyers tournoyants qu'ils peuvent
auprès des dames, qui fait connaître si l'un des
tournoyeurs n'a pas manqué à quelque devoir
de chevalerie ; le soir, nouvelles danses, pendant
lesquelles les rois d'armes invitent les seigneurs
à venir le jour suivant « sans armure, habillés
le mieux et le plus joliment qu'ils pourront »
avec leur escorte, pour prêter serment de ne
point contrevenir aux lois du tournoi.
La troisième journée est consacrée à cette
cérémonie qui estl'oceasion d'un brillant défilé.
Enfin, le quatrième jour, a lieu le tournoi; il
dure autant qu'il plaît aux juges; quand ceux-ci
estiment qu'il y a eu un nombre suffisant de
combats singuliers ou de luttes en groupe, iis
font sonner les trompettes; on ouvre les lices,
et les combattants reviennent « en leurs
auberges ». Les prix sont distribués à la réunion
du soir; puis le roi d’armes fait crier les joutes
et les prix pour le lendemain. (A suivre }.
LE PEUT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
La guerre Sino- Japonais
7 . Les Coréens accueillent triomphalement les Japonais.
8. Départ du Mikado pour Hiroshima où fut transporté le quartier general japonais.
y. Lne audience du Mikado au quartier général.
LA RDERRE SIXO-JAPOXAISE
après un album japonais inédit en France [Fin).
10. lu conseil d' État -Major à Hiroshima.
11. I ne revue au quartier général.
12. Le dernier combat de la guerre Sinu -Japonaise.
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
116
Les fredaines de Mitaize (smie)'.
C’était une triste fin pour une journée de
plaisir, et M” Le Mauduy songeait avec un
frisson qu’il s'en était fallu de bien peu qu'au
lieu d’un bain froid et de quelques meurtris-
sures, Mitaize se fût brisé la tête sur les bords
rocheux du petit lac, ou peut-être se fut noyée,
si personne n'eût été là pour lui porter secours
à temps.
Serait-ce une leçon pour la désobéissante
fillette? Il fallait l'espérer, mais lorsque
Georgette, après bien des sollicitations, fut
enfin admise à voir sa compagne, celle-ci fut
prise d'un accès de fiévreuse colère et refusa
obstinément de lui parler.
— Marguerite, je ne suis pas cause, n'est-ce
pas, et tu ne m'en veux pas? dis-moi que tu
n'es pas fâchée?...
— Si, je suis fâchée, dit enfin Mitaize, tu n'es
qu’une sotte petite et tu es cause de tout ; si
tu étais descendue quand je te l’ai dit, je ne
serais pas tombée I
Et elle tourna son visage contre le mur pen-
dant que Georgette s’en allait, les larmes aux
yeux. Marguerite en voulait au monde entier
de sa propre sottise, et elle s’attendrissait sur
elle-même en songeant à ce qui aurait pu lui
arriver ; au fond de sa conscience, elle sentait
bien que sa seule désobéissance avait causé
tout le mal, mais elle n'était pas disposée à le
reconnaître, car, à ses yeux, ses torts avaient
toujours d'excellentes excuses.
En se laissant soigner par l’oncle Jean, qui,
de peur de complications imprévues, voulut la
veiller lui-même la première nuit, elle ne
trouva pas un mot de regret et de gratitude
pour lui, pas plus que d’affection pour sa tante.
Grâce aux soins éclairés de M. Le Mauduy,
l'accident n’eut pas de contre-coup fâcheux sur
la santé de la petite fille; mais son détestable
caractère parut s'aigrir encore pendant la courte
réclusion qu'elle dut subir, et, malgré toute la
patience de la vieille dame, celle-ci en arriva
à ne plus pouvoir retarder les reproches qu’elle
se devait do lui adresser.
Daniel, au retour de la ville, apportait à son
oncle les compliments de mesdames Spielmann,
mère et fille, et, une fois ramené par ce nom
au souvenir du dernier exploit de sa sœur, il
ne put se tenir d’en parler :
— Quel plongeon ! ma pauvre Mitaize, dit-il,
j'y pense toujours... Quelle chance tu as eue
de t’en tirer à si bon compte!
— Quelle chance j'ai eue? Je te conseille d'en
parler, de ma chance ; est-ce que c’en est une
de rester dans ma chambre, depuis ce jour-là,
quand il ferait si bon aller voir les faneuses
au pré?
— Je croyais justement que tu n'aimais pas
ce genre de distractions.
— Cela dépend, fit-elle d’un ton sec, et puis
cela ne te regarde pas.
— Marguerite, tais-toi, interrompit Mm" Le
Mauduy avec sévérité, tu deviens positive-
ment grossière, et je ne le souffrirai pas. Daniel
n'avait pas l'intention de t’être désagréable, et
si, dans ton accident, il y a eu de la faute de
quelqu'un, ce n'était certes que de la tienne;
supporte donc ce que tu 11e peux empêcher, et
ne récrimine pas.
— Si, du moins, j'étais c-liez nous! fit-elle,
espérant, par cette dernière phrase, déplaire
encore à la vieille dame ; mais celle-ci répondit
simplement :
— Je serais enchantée de t’y voir, ma chère,
car je commence à croire que tous mes eff orts
11e te rendront pas meilleure pour un centime;
mais les parents ont besoin de repos, je ne te
renverrai donc pas un seul jour avant l'époque
fixée, ce serait leur rendre un trop mauvais
service.
Mitaize ne répondit pas, très vexée que sa
précieuse présence pût être regardée comme
un fardeau par celte vieille femme, et, dans
ses loisirs forcés, elle ébaucha tout un plan de
fuite qu'on pourrait aisément exécuter, si
toutefois Danv voulait consentir.
Jeanne Claudel avait tant supplié son père
de la conduire chez Mitaize qu'un beau jour le
garde forestier l'apporta suspendue à son cou
comme un petit enfant, et que Madeleine lui
installa un fauteuil dans la chambre de Mar-
guerite.
Celle-ci parut touchée de cette démarche de
l'enfant, et leur intimité fit un grand pas : dans
sa solitude égayée par la présence de Jeanne,
Mitaize oublia de bouder et de se fâcher de
tout; elle n’osa plus se plaindre d’une réclusion
qui allait finir, devant la pauvre petite qui ne
pouvait faire un pas sans secours ; la bonne
humeur de Jeanne aida à une détente dans les
manières bourrues de Mitaize, et personne ne
s’en plaignit.
Depuis ce temps-là, elle vint plus souvent
encore jusqu'à la maison forestière, près de la
petite paralytique dont la douceur l’avait
conquise.
Madeleine, pendant les jours où Mitaize avait
gardé la chambre, s’était multipliée pour éviter
1 . Voir le n° 3C2 du Petit Français illustré, p 98.
LES FREDAINES DE MITAIZE
117
tout travail à sa maîtresse, et celle-ci lui en
savait gré. Elle faisait volontiers l'éloge de sa
lionne volonté, de son amour du travail, ce qui
n'était pas sans ennuyer Mitaize, que le moindre
éloge accordé à autrui blessait comme une
injure personnelle.
Cependant; comme à deux ou trois reprises,
devait, sinon atténuer les défauts de Mitaize,
du moins inspirer à la petite le désir de se
vaincre.
Marguerite, si rebelle jusque-là aux leçons
directes de la vieille tante, parut même trouver
de l’intérêt aux menus travaux exécutés par
Madeleine; puis, s'humanisant tout à fait et
Jack, surpris, lui happa le doigt de son bec noir et dur.
elle fut obligée de recourir aux bons offices de
la jeune bonne, celle-ei se montra si obligeante,
si serviable que l’orgueilleuse Mitaize la prit
en gré aussi soudainement qu'elle l'avait
détestée au début. Elle lui parlait volontiers,
lui faisait donner des détails sur sa famille,
sur Jeanne, sur Martial, voulait savoir tout ce
qui les concernait, comme si réellement elle y
eût pris un plaisir extrême.
M“ Le Mauduv encourageait ces rapports,
car elle savait que sa nièce ne pouvait que
gagner aucontaetdu bon sensde Madeleine. Sous
ses dehors simples, cette fille cachait un grand
fonds de droiture et de franchise ; elle était
parfaite pour ses parents et pour Jeanne qu'elle
adorait, active, d'un naturel soumis ; toutes
qualités dont la fréquentation journalière
sous prétexte de se désennuyer un jour de
pluie, elle voulut apprendre à pétrir une
galette.
Comme chacun, le soir même, déclara ladite
galette excellente, .Mitaize, enchantée de son
succès, se persuada facilement qu’elle possé-
dait un vrai talent de cuisinière, et M** Le
Mauduy eut toules les peines du monde à
modérer eette ardeur.
Ce ne fut, du reste, qu’un feu de paille ; elle
essaya ensuite de dépasser Madeleine et Jeanne
dans l’art difficile des reprises, mais le désir
forcené de l’emporter sur les autres n’est pas
toujours couronné par le succès : pour réussir,
il faut travailler, et Mitaize ne voulait pas
perdre ses heures à des essais parfois mal-
heureux.
H8
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Un jour, elle prétendit réparer seule la déchi-
rure d’une nappe de toile fine ; aussi, n’ayant
abouti qu'à produire un affreux assemblage de
fils bizarrement entrecroisés, elle jeta son
ouvrage avec dépit. Madeleine le ramassa vite,
offrit de réparer la besogne mal laite, et
Mitaize, toute rassérénée, acceptait, lorsque
maître Jack, perché sur l'appui de la fenêtre,
s’avisa de crier : « .Mitaize, Mitaize, sotte petite! »
Il avait retenu ces deux mots qu'à tout propos
la fillette adressait aux petites du garde, et il
se rengorgeait, très lier de sa prouesse, ses
petits yœux vifs fixés sur elle, comme s'il eût
eu conscience de sa malice.
Madeleine ne put s’empêcher de sourire,
mais Mitaize n’était pas disposée à rire de la
chose, elle courut à la fenêtre :
— Vilain oiseau, cria-t-elle, attends, tu vas
me le payer!
— Laissez -le , mademoiselle , je vous en
prie! intercéda Madeleine, qùî regrettait déjà
d’avoir ri.
Du reste, Jack, très docile d’ordinaire, ne
paraissait pas vouloir se laisser atteindre ; il
sautillait lestement, la tête penchée de côté,
d’un air narquois qui acheva d’exaspérer
Mitaize, et comme l’oiseau, perché sur le haut
d’un buffet, répétait: « Mitaize, sotte petite! »
elle le saisit, et l’attira si violemment par une
aile que Jack, surpris, lui happa le doigt de
son bec noir et dur. Elle poussa un cri de dou-
leur et voulut le jeter à terre, mais il ne lâchait
pas prise, cramponné des deux pattes à sa
robe; tout hérissé de colère, il lui lançait des
coups de bee furibonds.
Madeleine s’était levée pour venir à l’aide, i
M” Le Mauduy accourait du fond du jardin,
croyant à un accident sérieux, tant Marguerite
poussait des cris aigus, mais l’une et l’autre
arrivèrent pour voir l’oiseau lâcher prise, à
demi étouffé par les petites mains de Mitaize
furieuse, et tomber sur le sol, pantelant, les
ailes à demi ouvertes.
Madeleine le ramassa vite et l’emporta vers
la grange où elle savait trouver Yermer, puis,
appelant le jeune domestique, elle lui tendit
l’oiseau sans rien dire.
— Qui est-ce qui Ta arrangé de la sorte? fit
le pauvre garçon désolé, est-ce toi, Madeleine?...
tu peux te vanter d’être méchante, et je ne
l’aurais pas cru.
— Mais non, ce n’est pas moi, c’est .M"' Mar-
guerite ; Jack Ta appelée sotte petite, alors elle
s’est fâchée, ils se sont battus, fit Madeleine à
laquelle le souvenir de la scène donnait encore
le fou rire, malgré le piteux état du geai. Tiens !
continua-t-elle, il remue, donne-lui un peu à
boire et porte-le dans sa cage.
— Danssacage, jamais delà vie!reprit-il d’un
ton mécontent, pourquoi dit-elle tout le temps I
des sottises aux gens, M"* Marguerite, si elle
ne veut pas que Jack les apprenne? Oh ! je ne
la croyais pas si peu raisonnable, je lui avais
donné Jack de bon cœur, mais elle ne l’aura
plus jamais !
11 cacha l’oiseau sous sa blouse et s’eu alla
le mettre en sûreté dans le réduit qu’il occu-
pait près de l’étable.
Mm“ Le Mauduy avait été rassurée par un
simple coup d’œil qui lui montra sa nièce
debout, au milieu de la salle. Mais quand elle
la vit entourer de son mouchoir le doigt que
Jack avait pincé, elle s’approcha rapidement :
— Que t’avait donc fait cette pauvre bête,
ma fille ?
— 11 m’a injuriée, ma tante, et quand j’ai
voulu le punir, il s’est révolté et m’a pincée
jusqu'au sang! alors... je crois que je lui ai
tordu le cou un tout petit peu.
M“" Le Mauduy attira une chaise à elle et
s'assit :
— Tu ne t’en repens pas, dis, Mitaize?...
Mitaize, par bravade, voulut dire que non,
mais, tout d’un coup, au souvenir du pauvre
geai, si amusant, si comique, si bavard, elle
se sentit prise d’un regret véritable, et, cachant
son visage sur l’épaule de sa tante, elle se mit
à pleurer en murmurant :
— Oh ! ma tante, je voudrais n’avoir pas
tant serré !
— Je ne te gronderai donc pas, ma fille,
puisque tu le regrettes, mais si certaines per-
sonnes de ma connaissance tordaient le cou
aux petites filles méchantes, penses-tu que ce
serait très bien ?
i Mitaize, confuse, baissa la tète :
— Ce n’est pas la même chose, dit-elle.
— Non, sans doute, les petites filles savent
ce qu’elles font quand elles sont impolies, le
pauvre Jack ne le savait pas du tout. Va main-
tenant au-devant de ton oncle, je le vois venir,
et s’il rapporte des livres de la ville, il ne
sera pas fâché qu’on l’en débarrasse.
Et Mitaize partit en courant.
Si peu durable qu’eût été son repentir, le seul
fait de l’avoir éprouvé fut cependant agréable
à tante Marie-Anne; cela donnait raison au
jugement qu'elle avait porté sur Mitaize :
« Mauvais caractère, esprit faussé, mais au
fond, du cœur. Reste à savoir si on réussira a
faire prendre le dessus à ce cœur-là. »
Et depuis son arrivée, Mitaize n'avait pas
laissé voir qu’il existât chez elle le moindre
bon sentiment, elle eût cru s’abaisser en témoi-
gnant le moindre regret d’une de ces fredaines
dont elle était coutumière, et les larmes
d’aujourd’hui, larmes vite refoulées pourtant,
marquaient aux yeux de M”' Le Mauduy une
détente et un progrès.
(A suivre).
P. F.
L’économie de Camember.
— Vous avez déjà servi, sapeur? — Que je suis à mon troi-
sième congé, uia colouelle — Oui ! je sais bieu ' mats vous
confondez. — Comme il plaira-z-à ma coJonelle ! — Je vous
demande si vous avez déjà servi... à table. — Faites pardon,
ma colonelle — Très bien ' mais pas de gaspillage, sapeur !
ne jetez aucun reste sans ma permission.
À chaque service, Camember, esclave de la consigne, a bien
soin de verser dans le pot de graisse les sauces et autres résidus
laissés par les convives dans leurs assiettes. Cette façon d'agir
provoque de violeutes protestations de la part de Sac-a-Puccs,
le clneu du colonel.
Et voilà comment il se fait que notre ingénieux et sympathique
sapeur se trouve remplacer Yves, l'ordonnance du colonel,
lequel Yves est pour le moment malade. Or, ce jour-là préci-
sément, le colonel recevait à déjeuner il le Sous-Intendant,
M. le Préfet et quelques officiers.
Puis il aide mamz’cllc Victoire « Voyez-vous, mamz’ellc
Victoire, une supposition que vous .tareriez uu peu de goutte .
votre gosier il est trop délicat pour la boire, pour lorssse vous
la laissez moisir ; c’est de lapordig...gi...gabté -I Vous ladounez
au sapeur • c’est de l’ économie, »
Après quoi Camember se livre à un travail mystérieux.
— Vous voirez. mnmz'elle Victoire, vous voirez comme la
colonelle elle sera satisfaisante de voir que le sapeur il est-z-cco-
nomique, vous voirez !
— Mais, sapeur, qu’est-ce que vous laites donc là ?
— Ma colonelle peut voir que le sapeur il obtempère radica-
lement aux ordres de sa colonelle ,, qui lui a défendu de rien
jeter... pour lorssse je retaille les cure dents.
120
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
L'arrêt «les trains. — Lors de l’étrange
accident de la gare Montparnasse, à Paris, on "a
beaucoup parlé des moyens à employer pour
ralentir rapidement la marche d’un train sans
secousse brusque.
Voici, à ce propos, une disposition préventive
appliquée par les ingénieurs allemands dans
plusieurs gares terminus , notamment à Metz :
Ils répandent sur la voie, et sur une longueur de
quelques mètres, une couche de sable en plan
incliné, haute d'environ 60 centimètres au heur-
toir, et finissant en pente au point où les roues la
rencontrent. La locomotive dont le mécanicien
n’est plus maître, en continuant à rouler sur les
rails, pénètre dans cette couche de plus en plus
profonde, et sa vitesse se trouve détruite progres-
sivement.
* *
Ue pastel. — On donne le nom de pastel (en
italien, pastello , du latin pastülus, petit gâteau) à
un crayon composé d’une couleur quelconque
puivénsée et pétrie avec de l’eau gommée. Autie-
fois le mol de pastel servait seulement à désigner
une pâte de couleur bleue, tirée de Y 'isatis ou
< /itède, genre de plantes qui croissent dans les
régions chaudes ou tempérées de l'Europe et de
l’Asie. V isatis ou guède reçut par suite le nom de
pastel. La culture du pastel comme plante tincto-
riale a eu une importance très grande jusqu'au
xvii" siècle. Mais depuis, la découverte de Y indigo
l'a très considérablement restreinte.
* *
Collection «le timl>i*cs-postc. — Le comte
Primoli, vient de vendre 150000 fr. à un amateur
pansien, sa collection de timbres-poste. Cette col-
lection a ceci de particulier qu’elle se compose
entièrement de timbres neufs. Un des timbres a
été évalué à 8000 fr., c’estcelui de Moldavie ; deux
autres, les fameux timbres de la Réunion, à
5000 fr. ; le rarissime 3 lire de Toscane a été
coté 3000 fr. C’est vraiment pour rien !
Maxime. — Une écriture illisible est une forme
du mépris d'autrui : elle prouve qu’on attache
plus de prix à son temps qu’à celui des autres.
(Grote).
*
* *
Où va la poésie*? — -Un poète a eu la sin-
RÉP0NSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 302.
I. Question historique.
On appelle paix des Dames , la paix de Cambrai , qui,
conclue en 1329, mit lin à la seconde guerre entre François I”r
et Charles-Quint et nous rendit la Bourgogne que François Ier
avait abandonnée en 1526 par le traité de Madrid. — On l'ap-
pela paix des Dames parco qu’elle fut négociée par Marguerite
d'Autriche, tante de l’empereur, et Louise de Savoie, mère du
roi de France.
II. Question géographique.
Celui de nos départements dont le préfet exerce le contrôle
de l'administration française sur un petit État voisin est le
département des Pyrénées-Orientales , et ce petit État est la
république d'Andorre. Ce territoire est placé, en effet, sous !a
gulière idée de mettre la géométrie en vers. Vous
cueillons, dans ce poème, le remarquable distique
que voici :
La perpendiculaire s e pique
D’être plus courte que l'oblique !
Est-elle heureuse cette perpendiculaire I
*
* *
Enseigne «Pim changent*. — L'homme
absurde est celui qui ue change jamais.
A propos «le pantoufle**. — Deux petites
filles d'invalides font des pantoufles pour leur
grand-père.
— J’aurai fini avant Loi, dit l'une.
— Je crois bien 1 répond l'autre.Tu as de la chance,
toi... ton bon papa, il n’a qu’une jambe î...
Un moyen i*n«licnl. — Câlin O cause avec
un ami, qui lui dil :
— C'est idiot a la fin! Je ne peux arriver à faire
des économies! Tous les quinze jours, je relire à
l’aide d’une laine de couteau les quelques pièces
de monnaie amassées avec peine dans ma tirelire,
et dont il ne reste plus rien le soir.
— C'est bien simple, réplique Calino, achetez
une tirelire sans ouverture.
REPONSES A CHERCHER
Etymologie — Y a-t-il une différence entre
la soupe et le potage ? Quelle est l’origine de ces
deux mots ?
* *
Question historique. — Qu’appelait- on
au xv° siècle les fillettes du roi?
* *
Homonyme. — Trouver un substantif qui
soit Je nom d’une île, d’une ville, d une bombe,
d’un fruit ?
* *
Problème alphabet Lpie. — Former, avec
la première syllabe du nom de quatre sous-pré-
fectures de l rance, le nom d’une autre sous-
préfecture ?
suzeraineté de la France d’une part, et d'autre paî t, de l'évêque
d'Urgel, en Espagne. Le gouvernement est aux mains d’un
Conseil général composé de 24 membres. Le pouvoir exécutif
appartient A un syndic et à un vice-syndic. La France et
l'évêque d’Urgel nomment, l'un et l'autre, un viguier [magis-
trat chargé do rendre la justice criminelle) et, alternative-
ment, un juge civil. Enfiu trois députés andorrans prêtent
sonnent entre les mains du préfet des Pyrénées- Orientales.
Cotte petite république, qui a une superficie de 452 kilomètres
carres, compte une population de 6000 habitants.
III. Petit casse-tête.
Ce que I on conçoit bien s’énonce clairement.
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
(Boileau.)
Le héraut . Maurice TARDIEU.
Toute demande de changement d'adresse doit être aceomoaynée de l'i
des demiei es bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8' année. — N' 364.
10 centimes.
15 février 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
l ‘ABONNEMENT : CN AN, SIX FRANCS
Part du 1er de chaque mois.
Armand COLIN & C“, éditeurs
ÉTRANGER ? fr — PARAIT CHAQUE SAHEDE
5,
rue de Nlézièrcs. Pari»
Tous droits réservés.
Une école indigène au Soudan (Composition îuiîdxle de Mautis).
422
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Chryséis au
Où l'on joue au Petit Poucet.
Les deux petites se taisaient; Chryséis dormait
à demi, avec un pli mauvais au coin des lèvres,
une grande ride au milieu du iront. Merced, très
éveillée, au contraire, et interrogeant l'horizon,
avait, cela se voyait, une terrible envie de
parler : dans ses jolis yeux noirs animés, sur
ses lèvres à demi souriantes, se lisait une
pensée joyeuse qu'elle voulait taire partager
à sa compagne.
Mais elle n'osait pas : Catherine n'avait pas
l'abord agréable quand elle était de mauvaise
humeur, et l'on avouera que, cette lois, elle
était en droit de l’être. Aussi Merced, quelque
affection que sa compagne lui eut montrée le
matin, ne se risquait pas à éveiller le chat
qui dormait.
Cependant, quand elle sentit l’allure des bêtes
s’accélérer, quand, se penchant hors du panier,
elle vit la nature du terrain changer et les cha-
meaux voler sur ce sol rocheux sans laisser
plus de traces que les aigles dans l'air, elle se
décida :
— Catherine !
— Quoi'? fit sèchement la jeune fille, sans
ouvrir les yeux.
— Écoute donc 1... Les Touareg...
— Ce sont des Gétules, ou tout au plus des
Numides.
— ■ Des Gétules, si tu veux. Eh bien ! les
Gétules fuient, cela se voit ; ce n'est pas un
voyage ordinaire; songe qu’on n’a pas, pour
ainsi dire, emporté de provisions, ce qu’on fait
toujours quand on se déplace.
— Qu'est-ce que cela me fait? marmotta
Chryséis en se rencognant dans le panier,
laisse-moi dormir.
— Mais non... s’ils fuient c’est, qu’on les
poursuit.
— C’est Amilcar, murmura Chryséis du fond
de son rêve. Il les attend au défilé de la
Hache...
— Mais non, fit encore Merced qui ne s'émou-
vait pas pour si pou, car elle en avait entendu
bien d'autres. Ce général-là no doit pas être en
Afrique, car je n'en ai jamais entendu parler.
Si les maîtres — elle n'osait plus dire les
Touareg — sont poursuivis, cela ne peut
guère être que par les Français.
— Tu crois ?
Et Chryséis, se redressant, ouvrit tout
grands ses yeux gris :
— Où vois-tu des Français ?
désert {Suite) .
La petite Espagnole, sans se faire prier,
répéta patiemment ses explications et ses
suppositions, puis elle ajouta :
— Tu sais qu’il faut nous aider pour que le
ciel nous aide. Je crois donc que nous ferons
bien d'être très attentives à tout : d'abord
parce que les maîtres sont bien plus méchants
lorsqu'ils sont en guerre, ensuite pour pro-
fiter de la moindre occasion favorable.
— Oui, murmura Chryséis ; tu dois avoir
raison. Mais tu comprends que ceux qui nous
poursuivent vont vite perdre nos traces, dans
cet affreux désert. Tiens, regarde, ajoute-t-elle
en se penchant, cela me paraît être un banc de
gneiss, ce terrain-là ; jamais on n’y retrouvera
vestige de notre passage...
— Bon ! fit Merced avec un frais éclat de rire,
toi, une Française, tu ne connais pas le Petit
Poucet?
— Je ne lisais pas ces sornettes, répliqua la
fille du colonel avec un de ces restes d'acidité
qu'on trouve parfois au fond des vieux citrons,
même vidés de leur jus. Je les connais cepen-
dant ; j'ai fait une étude spéciale sur leurs ori-
gines et je sais que ce sont des mythes so-
laires. A quel propos vlens-tu m’en parler ?
Qu’est-ce que le Petit Poucet peut avoir à dé-
mêler avec notre situation ?
— Ce qu'il peut avoir à démêler? et com-
ment a-t-il retrouvé son chemin ?
Et Merced, riant toujours, ôta une de ses
longues boucles d'oreilles de filigrane, se
pencha hors du panier où elle était emboîtée,
et laissa tomber le pauvre bijou sur le sol.
Chryséis, qui avait suivi ses mouvements
avec un intérêt croissant, battit des mains avec
une joie et des rires d'enfant :
— Oh! la bonne idée!... la bonne idée!
Merced ! ma petite Merced ! il faut que je t’em-
brasse...
Et elle se jeta au cou de la fillette qui, toute
rougissante de joie, lui rendit sou baiser en
murmurant :
— Oh! tues contente?... Cela me fait tant de
plaisir !...
... Et la tribu fugitive continuait sa route,
toujours en hâte, toujours fuyant. Et les deux
fillettes, désormais unies comme deux vraies
sœurs, continuaient, elles, à semer leurchemiu
des cailloux blancs du Petit Poucet. Après les
boucles d'oreilles de Merced, ce furent des
lambeaux de leurs vêtements; puis, hachées
avec un mauvais couteau, des mèches de leurs
cheveux : si courtes que fussent les boudes
l. Voir ie n- 363 da Petit Français illustré, p. 110.
CHRYSÉIS AU DÉSERT
renaissantes de Chryséis, elle les sacrifia gaiement en disant :
— Aoukane les trouvera plus trop longs, mes pauvres cheveux !
... Puis, eu hésitant, en rougissant un peu, Catherine tira de son sein
une chaînette d’or, échappée à ses maîtres, où pendaient trois médailles.
— Santa Virgeu! dit l’Andalouse, tu as des médailles saintes'.'...
Et l’étonnement de Merced était si visible que Chryséis rougit plus fort :
— Oui, dit-elle, ce sont celles de ma première communion... je n’y
pensais plus guère, car ma tante me faisait tant étudier que je n’avais
le loisir d’aller souvent à l’église, mais je les avais gardées...
Et soupirant, elle ajouta :
— C’est cependant ce qu’il y a de meilleur, que de prier et d’avoir confiance
en Dieu ! Et sans toi, ma chérie, je ne l’aurais
peut-être jamais compris. J’ai courage, à pré-
sent, et j’aurai patience, car tu m’as appris ce
que je no savais pas, malgré tout ce que j’avais
étudié : c’est que « Celui qui me garde ne
sommeillera pas ».
El sans regarder Merced, elle laissa tomber sur
le sable une des médailles qui étincela au soleil.
... Le soir était venu. On fit halte, on campa.
Mais un terrible accident était arrivé dans la
journée sans qu’on s’en fût aperçu. Soit par un
manque de soin, dans la hâte du départ, soit
par la chaleur trop ardente, la moitié des outres
d’eau s’étaient ouvertes, et pendaient fiasques
sur les djemels. Ce fut une consternation géné-
rale ; il n’v avait ni puits ni oued *, à des dis-
tances énormes, et pour désaltérer bêles et
gens, l’eau allait manquer avant deux jours.
Pour commencer on rationna les serviteurs, et
les deux fillettes n’eurent pour elles deux que
la valeur d’un verre d’eau saumâtre.
— Pourvu qu’on nous rattrape bien vite! dit
Merced avec épouvante. Tu ne sais pas ce .que
c’est, toi, que la soif au désert! j’ai failli en
mourir. Fan dernier...
... Et le lendemain la fuite reprit. La chaleur
augmentait, le soleil devenait de feu, le sol
brûlait. La soif dévorait les petites qui n’a-
vaient eu pour leur nourriture qu’une poignée
de farine de maïs et quelques dattes gâtées. Les
moutons, qu’on avait rationnés, bêlaient lamen-
tablement. et, clopin-clopant, suix-aient la cara-
vane en s’échelonnant à de longues distances
les uns des autres.
.Merced et Chryséis avaient jeté, à de longs
intervalles, les deux autres médailles et la
chaînette d’or, et maintenant, silencieuses,
n’ayant plus rien qui pût guider les sauveurs,
souffrant sans oser se le dire, elles feignaient
de sommeiller. Tout à coup Chryséis releva
vivement la tête :
— Merced! Merced!... une idée !...
— Laquelleîfitlapetiteprestement réveillée.
— Ce couffin qui nous fait contrepoids, que
contient-il?
— De la ferraille, de la vaisselle, des... tu as
raison!...
Sidi-el-Uadj tua ses deux plus beaux lévriers.
Et sans en demander plus, les yeux brillants
de joie, la fillette se dressa sur le chameau,
plongea son bras dans le couffin et en tira une
cruche de terre.
— Ce n’est peut-être pas très honnête de
casser la vaisselle des maîtres, fit-elle gaîment,
mais il faut vraiment avouer qu’ils nous paient
trop irrégulièrement nos gages.
Elle cassa là-dessus la cruche en mille mor-
ceaux, et les tessons remplacèrent les mé-
dailles.
... Mais la soif, l’horrible soif, dex-enait into-
lérable. Le soir à la.halte, rien à boire pour les
esclaves; quelques gorgées pour les bêtes et
pour les maîtres. Ou saigna quelques moutons
que l’on mangea ; c’était autant de moins à
désaltérer. Mais toute la uuitles hurlements des
slouguis tinrent les petites éveillées, muettes
de terreur.
Le lendemain fut plus dur encore. Des
chiens, devenus fous de soi! ;■< hydrophobes ,
murmura Chryséis), galopaient sur le flanc de
la troupe, et Sidi-el-Hadj lui-même, très pâle
et les larmes aux yeux, tua de deux balles ses
deux plus beaux lévriers qui avaient voulu
mordre Aouka. Les moutons morts jonchaient
la route ; les fillettes n’avaient plus besoin de
bouées pour signaler leur passage. A la halte
de midi on tua des brebis pour boire leur
sang...
1. Rivière do la région saharienne, le plus souvent intermittente.
124
I.i: IM' HT F n A N Ç A I S ILLUSTRÉ
Los petites, depuis longtemps, enfiévrées, à
demi mortes, ne trompaient leur soif qu'en
conservant des cailloux dans leur bouche.
... Puis on égorgea des chameaux de charge,
dont on abandonna les bagages, et les chefs et
leurs femmes burent l’eau qui restait dans leur
estomac... Les autres suçaient des oignons,
buvaient quelques gorgées de beurre fondu,
selon l'usage des caravanes en détresse. Mais
les puits étaient bien loin encore... Sidi-el-
Hadj ne se préoccupait plus de dissimuler ses
traces : il voulait seulement arriver jusqu’à
l'eau... Mais combien y arriveraient vivants ?
elles deux petites esclaves, mourantes au fond
de leur litière improvisée, vivraient-elles
encore jusque-là ?
G. M.
(A suivre.)
La leçon d’histoire.
MONOLOGUE
PERSONNAGE : un collégien en uniforme.
(n débute sur un ton désolé) Papa ne veut pas me
croire ! Papa me traite de paresseux ! et pour-
tant... (cherchant a convaincre son auditoire) et pourtant
ça n'est pas ma faute ! (baissant le ton) Je suis un
cas très curieux, très intéressant, un cas que
les docteurs devraient étudier, avec soin :
(très grave) je ne peux pas retenir mes leçons
d'histoire.
(En pressant un peu) Je retiens bien mes autres
leçons, les leçons (cherchant)... d'écriture... de
gymnastique... d'instruction militaire, et ça...
c'est presque de l'histoire ! — mais l’histoire
de France, l'histoire avec des noms propres et
des dates... oh ! les dates ! ça m’est tout à lait
contraire ! (il passe sa main sur son front) Pour moi,
c’est du surmenage chronologique.
(Changeant de ton — plus gai Mills comme il lie
faut pas se faire punir, j’ai dû imaginer quel-
ques petits moyens honnêtes pour échapper
aux punitions fatales, et puisque les prix sont
passés C't (regardant, à gauche et à droite) que 110US
sommes entre nous (fort) je vais faire ma
confession.
(Un temps assez long pendant lequel il se recueille)
Parbleu I Si le maître vous pose la question de
cette façon :
(Imitant la voix d’un vieillard) « Moll petit ami,
dites-moi la date de la bataille d’Azineourt qui
fut livrée eu 1415 et où fut battue la noblesse
française? »
(Ton naturel) Cela va tout seul !
Mais on ne peut pas espérer toutes les fois
une aubaine pareille ! et je suis plus souvent
victime de questions aussi indiscrètes que
celle-ci :
(Brusqucmment d une voix rude) « Qui succéda à
Henri IV? »
(Ton naturel) Qui succéda'?... qui succéda?... J’ai
toujours envie de répondre : « Vous êtes bien
curieux ! » ou encore : « Ça n’est pas moi,
m'sieur ! »
Mais comme ma réponse serait peut-être mal
! interprétée, je cherche eonscieusement (prenant
son menton dans sa main droite d’un air soucieux) qui
succéda... à Henri IV ?... à Henri IV?
(Comme s’il venait de trouver subitement) Qui
succéda à Henri IV? Mais Henri V, m’sieur!
(vite) Car il 11e faut jamais hésiter, lorsqu'on
ne sait pas.
(D'un ton doctoral) Dites une bêtise, mais dites-
la sans broncher ! 011 ne sait pas ce qui peut,
arriver; le maître peut être distrait; enfin le
hasard peut s’en mêler et vous faire tomber
juste.
Mais le cas insoluble — ou du moins, qui
semble insoluble au premier abord, est celui-ci,
par exemple : (Imitant un maître très doux) « VOYOUS,
Victor, parlez-moi, je vous prie, de la bataille
des Pyramides? »
(s'adressant a l'auditoire) La question porterait sur
la bataille de Pavie ou de Sébastopol que le
cas serait identiquement le même. Il s'agit
de raconter un événement dont vous ne
connaissez pas le premier mot.
(Très contont de lui) Pour moi, voici comment
je procède et comment je vous engage à pro-
céder. Une question ainsi posée est un véritable
triomphe.
(Un tompsi Ne parlez ni des vainqueurs ni des
vaincus, cela vous entraînerait trop loin! Et
puis, vous pourriez vous tromper. En outre,
chaque peuple raconte la même bataille à sa
façon; ça n’a donc aucune importance.
(Presser) Ne vous embarquez ni dans les causes
qui ont pu déterminer cette bataille, ni dans
les traités qui ont pu la suivre : tout le monde
les connaît, ça n’intéresse plus personne (Élevant
10 ton) Mais levez-vous bruyamment, lancez le
nom de la bataille avec chaleur, comme un bon
élève tout plein de son sujet, puis débutez
brusquement... (s'arrêter net, puis d'une voix grave
et lente)... brusquement... pour n'être pas inter-
rompu. (il lance a pieino voix) « La bataille de
Malplaquet... (Moitié nanti ou de Trots-Étoiles. (La
LA LEÇON D'HISTOIRE
125
« La mêlée fut sanglante, les pertes considérables de part et d’autre. »
suite sur un ton légèrement déclamatoire) « La journée
fut terrible : les troupes avaient contre elles le
climat, les intempéries de la saison, les diffi-
cultés d'un pays ignoré, l'infériorité du nombre,
mais, en revanche, toute la vaillance de la race,
toute l'énergie d'un sang bien français.
« Dès le matin, toutes les dispositions avaient
été prises — et bien prises. Un gros d'infanterie
(il ponctue de gestes toute la suite du récit) était massé
devant la cavalerie dissimulée derrière un
mamelon que couvrait l'artillerie. Le terrain
bien choisi mettait toutes les chances de notre
côté.
(Avec enthousiasme; tt Trois fois l'ennemi re-
vint à la charge ; trois fois il fut repoussé !
(Tragique; « La mêlée fut sanglante, les pertes
considérables de part et d'autre, et, si la victoire
fut achetée au prix de bien des héroismes, ce
fut, pour les vaincus, un désastre glorieux ! »
(Un temps — puis d'un ton grave) « On retrouve
bien loin dans l'histoire les éclatants résultats
de cette mémorable journée ! »
(So reprenant) VOUS VOUS arrêtez (Un temps) et
vous attendez.
Il n’y a pas de milieu : ou vous obtenez le
maximum, eu vous passez à la porte.
C'est Austerlitz... ou Waterloo !
H. D.
Uaniçcr «les apéritifs. — Il y a quelque
temps, à l'une des séances de l'Académie de
médecine, un savant distingué a entretenu ses
collègues du danger des apéritifs.
Les apéritifs sont ces liqueurs qui, sous des
noms variés, amers, absinthes, bitters, ver-
mouths, contiennent, avec une forte dose
d'alcool, une essence végétale qui est presque
toujours un poison.
Ces apéritifs, dont malheureusement quel-
ques-uns sont agréables au goût, produisent
des effets désastreux sur l'organisme tout en-
tier, principalement sur le cerveau et sur le
système nerveux. L’appétit devient nul. 1 es-
tomac fonctionne mal. la mémoire s'éteint, la
parole s’alourdit, les mains tremblent.
L'absinthe, surtout, est dangereuse; la plu-
part de ses victimes succombent à la phtisie
pulmonaire; d’autres tombent en proie aux
fureurs sans cause, à la paralysie, à la folie,
à toutes les misères et toutes les hontes de
l’alcoolisme.
Presque tous les apéritifs sont des poisons.
L'absinthe est le pire des apéritifs.
m
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Au moment où le
cortège va passer —
le bœuf étant rede-
venu «à la mode», —
j’interroge les inté-
ressés : i° le vieux
statisticien qui pleu-
rait depuis vingt-
cinq ans la dispari-
tion du bœuf gras,
— 2° les figurants du
cortège, — 3° le pu-
blic, — 4° le bœuf
lui-même !
Le vieux statis-
ticien. — Mossieu,
a-t-il commencé, l’o-
rigine du bœuf gras
se perd dans la nuit
des temps. Le bœuf
Apis...
— Pardon, je n’ai
que peu d’instants
à vous donner... lui
dis-je, passons au moyen âge.
— Bien, Mossieu. Le bœuf ville, ou vielle ,
ainsi nommé parce qu’on le promenait au son
des vielles et des violons, est cité par Rabelais
comme un des divertissements du jeune Gar-
gantua.
— Dépêchons, je vous en prie...
— Soit, Nous sommes en
l’an de grâce 1739, le jeudi
gras. Le bœuf gras s’avance,
ayant sur la tête une grosse
branche de laurier (celle que
l’on mettra dans la sauce) et
sur le dos un riche tapis. Un
enfant, décoré de rubans
bleus, « le Roi des Bou-
chers », conduit triomphale-
ment la victime, un sceptre à
la main. Le cortège, précédé
de fifres et de tambours, va
mations
dupeuple!...
Sous la Révo-
lution, Mossieu,
pas de bœuf gras!
L'Empereur le réta-
blit. En 1812, le bœuf
gras s’échappe et tue
trois personnes. C’était un
fâcheux présage que Napo-
léon ne voulut pas écou-
ter; ce bœuf- augure eût
épargné le passage de la Bérésina ! Le premier
bœuf gras que j’ai vu, moi, de mes yeux vu, fut
celui de 1843 ! Un bœuf énorme, pesant 1 900 ki-
logrammes! Ah1
quel cortège ! L'O-
Ivmpe défilait der-
rière le magnifique
représentant de la
race bovine ! Il se
rendit chez les
ministres , aux
Tuileries et chez
les ambassadeurs 1
Puis de là, au res-
taurant du Bœuf à
la mode , rue de
Valois, où eurent
lieu bombances et
libations pendant
que l’orchestre jouait « Où peut-on être mieux
qu'au sein de sa famille ! »
J’ai vu tous les bœufs gras, Monsieur; j’ai vu
celui de 1843, le Père Goriot; celui de 1846,
Dagobert ; ceux de 1847, César et Monte-Christo ;
comme d’habitude, faire visite aux grands per-
sonnages et aux magistrats. Ne trouvant pas
chez lui le président du Parlement, la cavalcade
envahit le Palais de justice, et le bœuf gravit
avec majesté l’escalier de la
Sainte-Chapelle, traversant
les salles et ressortant par
la porte Dauphine aux accla-
LE BŒUF GRAS
127
celui de i852,
Manlius; j'ai
vu Port lias. Ara mi s et
cTArtagnan , Sébastopol
et Maîakoff: j'ai vu Sol-
ferino... Puis en 1870,
hélas'... ce fut fini...
Enfin, grâce au ciel et
au conseil municipal, le
cortège nous est rendu...
le bœuf est ressuscité... >
Je quittai ce monsieur précieusement ren-
seigné et j’écoutai le public.
Un municipal , glacé de froid, un confetti dans l’œil.—
Mince de réjouissance !... Si le bœuf gras pou-
vait faire disparaître ces sales confetti! Circul
lez... circullllez... Allons, bon! un coup de petit
balai sur la nuque à présent... Circullllez... cir-
cullllllez...
Un page Henri III. — Sale mode!... j’ai les
mollets sans connaissance. Pour sûr que je vais
pincer une fluxion de poitrine... Quels crétins,
ces Valois... de n’avoir pas porté
des bottes!... (il éternue) Allons,
bon!... ça y est... tout ça pour
le bœuf gras !
Un meurt de faim. — L bœuf
gras... si encore on pouvait
m’en don-
ner une
tranche. . .
même d’un
maigre... !
Un pick-pocket. — Bonne
affaire... j’ai déjà recueilli
neuf montres.
M. Prudhomme et son
fils. — Tu vois, mon gar-
çon, aujourd’hui le Capi-
tole et demain la roche
Tarpeienne
Une Vénus. — De-
main redevenir blanchis-
seuse... ça qu’est dégoû-
tant!...
*
* *
Un Dieu du cortège. —
V’ià le 22° apéritif que je prends... pour... célé-
brer... la résurrection du bœuf gras... Ousqu'est
mon sceptre ?... il n’est pas là, mon sceptre?
(il prend on titubant le parapluie d un monsieur qui se
fâche. Le municipal emmène le monsieur et Jupiter au poste.)
Au Bœuf, maintenant ! Sa majesté, grisée par
le succès, fait néan-
moins quelques ré-
flexions mélancoli-
ques :
— To be> or not
to be... fteak aux
pommes ! Oui, l’on
n’a pas été grand'-
chose si l’on n’a pas
été bœuf gras... Voi-
là bien la foule, la
voilà bien ! Je suis
au faite des gran-
deurs, on m'applau-
dit comme un géné-
ral populaire. Oui, mais demain "
« De quoi demain sera-t-il fait? »
Aujourd’hui le velours, demain
le sapin! Ah! n’eût-il pas mieux
valu ruminer, maigre et incon-
nu, dans les pâturages verts ?
N’eût-il pas mieux valu devenir
insalubre? Qui sait?... On m'eût
peut-être tout de
même découpé
pour les sol-
dats ! Vanitas
vanitatum , tout
n’est que vanité 1
Mais j’entends les trombones et la grosse
caisse... Adieu, badauds! celui qui va mourir
vous salue!
H.
128
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Les fredaines de Mitaize iswue)'.
De nouveau, Daniel montrait des velléités
de paresse; ses devoirs, bâclés à la hâte, ne
supportaient plus la comparaison avec ceux
de Martial. Celui-ci travaillait avec ardeur, ne
perdait pas une des explications de leurs
maîtres et semblait en passe de devenir un
élève hors ligne ; c’est que, pour lui, c'était une
joie de continuer des études entreprises à
l'aventure, poursuivies sans suite, au hasard
de ses lectures.
Mais Dany, lassé déjà d’un court effort, se
relâchait, malgré les conseils de son cama-
rade.
— Vous ne connaissez pas votre bonheur,
disait celui-ci, vous n'avez qu'à parler, on vous
donne des maîtres, vous pouvez choisir votre
carrière, rien ne vous empêche de la suivre;
moi, sans M, Le .Mauduy, je fréquenterais
l'école du village encore quelques mois, puis
j’en resterais là, pas assez instruit pour obtenir
une place quelconque, trop pauvre pour devenir
cultivateur. Heureusement qu'il m’a aidé, heu-
reusement que vous êtes venu, Daniel; sans
vous, je n'aurais pas tous les jours des leçons.
Il y avait tant de choses que je ne comprenais
pas seul, et je n'osais pas le dire au bon M. Jean,
car il serait venu plus souvent chez nous, et
cela le dérangeait, je le sais bien.
Daniel s’étira les bras en étouffant un bâil-
lement.
— Mon pauvre Martial, je t’admire, mais je
ne peux pas te ressembler. Que veux-tu ! nous
n'avons pas les mêmes goûts; cela t’amuse
d’étudier, moi, cela m'ennuie ; tu es reconnais-
sant à ceux qui t'instruisent; moi, je les
voudrais voir à cent lieues. Et puis, tu as
Jeanne, qui te conseille et t'encourage ; moi,
ma sœur me dérange tant qu’eUe peut.
Comme tu le dis très bien, tu veux te créer
une position et rien ne te distrait de tes
livres; quant à moi, j’ai le temps d'y songer,
je ne vois pas pourquoi je me tuerais de tra-
vail. Papa désire que je fasse mes études de
médecine; je les ferai donc, mais sans me
presser. Quand je serais recalé deux ou trois
fois à mon bachot, cela est arrivé à bien
d’autres !
— Aux paresseux surtout, monsieur Daniel
Daniel lit claquer ses doigts d’un air détaché :
— A eux et aux autres, va... Après, je pren-
drai mes inscriptions, je suivrai les cours, et,
ma foi, il n'y a pas de limite d'âge pour deve-
nir docteur.
— Oh ! monsieur Daniel, vous ne voudriez
pas gaspiller votre temps quand vous pouvez
avoir fini moitié plus vite !
— Il n'y a pas grand mal à s'amuser un peu,
au lieu de s'abrutir à travailler.
— Si, monsieur Daniel, fit Martial avec viva-
cité, si... perdre son temps est mal. Je vous en
prie, travaillez, c'est si bon quand on réussit,
vos parents seront si heureux! et puis, je ne
devrais pas vous dire cela, mais si vous veniez
à les perdre, on ne sait jamais ni qui vit ni qui
meurt, n'est-ee pas?... et vous vous repentiriez
de ne pas leur donner le plus de satisfaction
possible.
— Tu as raison, mon cher, mais vois-tu,
que je travaille ici... une fois à Paris, je serai
distrait de nouveau par tant de gens et de
choses, les amies de Mitaize, mes amis à moi ;
je ne pourrai pas m’empêcher de négliger ma
besogne, c’est certain.
Demandez à votre papa de vous mettre en
pension.
— En pension ! Comme tu y vas, toi! pour-
quoi pas en prison tout de suite; me lever de
grand matin !...
— Mais vous vous levez de bonne heure,
ici.
— Tiens, c’est vrai... Oui, mais il y a les
études, les cours, presque pas de récréations.
— On doit si bien s'amuser aux vacances,
alors !
— Tais-toi, Martial, tu es vraiment trop
raisonnable, tout le monde est raisonnable ici,
personne ne fait de sottises, et si je n’avais
pas Mitaize, j’oublierais d'en faire aussi.
— M“* Marguerite n'est pas assez grande
pour savoir toujours ce qui est bien.
— Tut, tut, tut, mon cher, Mitaize est un
diable incarné et tu n’as pas besoin de la
défendre, je t'assure; je sais ce qu'elle vaut et.
malgré tout, elle a le talent de me faire faire
tout ce qu’elle xreut.
Tout en parlant, il avait fermé ses cahiers et
se disposait à reconduire Martial jusqu'à la
maison forestière; c'était une courte prome-
nade qui lui procurait le plaisir de donner, en
passant, un coup d'œil à son petit moulin, sans
compter que l’étang aux truites était proche et
qu'il faisait bon voir bondir les poissons argen-
tés hors de l'eau pour happer les moucherons
qui tourbillonnaient dans la lumière.
En descendant à la ville, le lendemain, avec
Martial, Dany était pensif, les conseils de son
camarade lui revenaient à la mémoire et, quoi
qu’il fît pour les oublier, il n’y parvenait pas
1. Voir le n® 363 du Petit Français illustré, p. 116.
LES FREDAINES DE MITAIZE
129
entièrement et convenait, tout bas, qu’ils
avaient du bon.
Il ne revint cependant pas sur ce sujet : les
allées et venues du marché qui emplissaient la
ville de bruit et de tapage, sa leçon, difficile
ce jour-là. et surtout une rencontre qu’il lit,
changèrent le cours de ses idées, et quand il
reparut aux Molières, il n’y songeait déjà plus.
leur des hypothèques à Saint-Dié. Cette dame
les a engagés à prolonger un peu leur séjour,
elle doit leur faire voir les environs. Fanny
Dorgebert parle de passer une huitaine à Saint-
Dié et nous pouvons nous attendre à les voir
apparaître. Ce sera toujours une après-midi
de passée; eh bien! tu ne me sautes pas au
cou pour la nouvelle que je t'apporte ?...
Daoy s’assit près de Mitaize, au bord du chemin.
— Dis donc, Mitaize, fit-il en courant vers sa
sœur, très agité, dès qu’il l’aperçut assise au
bord du chemin, — assezloindela maison, mais
dans les limites permises, tante Marie-Anne
pouvant toujours la voir de chez elle, —
devine un peu qui j’ai rencontré tout à l’heure?
— Je ne sais pas.
— Devine, voyons, devine?...
— Mais tu m’impatientes, comment veux-tu
que je devine? les Spielmann, peut-être?
Il fit un signe négatif.
— Les Dorgebert, en personne! déclara-t-il
avec emphase. Ils sont venus en bande de
Gérardmer et ont rencontré une cousine des
Lelorrain dont le mari est, je crois, couserva-
— D’abord, de qui la tiens-tu, ta nouvelle?
interrogea Mitaize énervée et mécontente.
— De qui? mais d'eux-mêmes! Je les ai vus,
ils m’ont parlé; ces dames m’ont demandé de
tes nouvelles, elles viendront ici, je te dis.
Mais ton histoire, Mitaize, elle ne va plus
tenir debout. Comment leur feras-tu croire que
l’oncle Jean et tante Marie-Anne sont de vieux
paysans très attachés à notre famille, c’est
qu'il ne faudrait pas que Fritz Dorgebert le
prît de trop haut avec l’oncle, tu sais.
Mitaize frappa du pied :
— Il ne faut pas qu’ils viennent, dit-elle.
— C’est très bien, mais je ne vois pas
comment tu les en empêcheras, ma chère;
130
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
l’endroit est joli, les touristes le connaissent,
et, à moins de demander à tante Marie-Anne
de nous emmener pour n’être pas là quand ils
arriveront... Tu pourrais dire que tu ne tiens
pas à les voir, que... oui, c'est cela... que maman
n'aime pas que nous les fréquentions; ce serait
la vérité, du reste.
Elle eut un geste d'impatience ;
— On pourrait essayer de cela, si Ton était
sûr qu'elles viennent aujourd'hui, et encore, il
n’est pas sûr du tout que tante Marie -Anne
consente; il faut autre chose; quoi? je ne sais
pas; je réfléchirai.
Cette après-midi là, Mitaize fut particuliè-
rement aimable avec Yermer, elle s’attacha
à lui faire oublier sa méchanceté passée ,
dont le naïf garçon lui avait gardé rancune;
lui-même eût tout supporté de Mitaize, mais
la cruauté envers un animal inoffensif l'avait
indigné, aussi resta-t-il d'abord assez indif-
férent aux flatteries de la petite fille.
Celle-ci, cependant, arriva à le faire causer,
le questionna sur les divers chemins de la
forêt et finit par lui avouer quelle voudrait
faire l'ascension de la montagne pour redes
cendre de l'autre côté, au col du Spitzenberg;
ce ne devait être ni très long ni très difficile.
— N’y pensez pas, mademoiselle, à moins
que M. Le Mauduy ne vous conduise, parce
qu'on peut très bien se perdre par là, et puis,
c’est trop loin pour vous.
— Tu crois ? fit-elle. Moi, je pense que j'irais
très bien jusque-là; Dany pourrait m'accom-
pagner et, si l'oncle refusait, est-ce que tu ne
pourrais par venir, toi?...
Fermer la regarda, hésitant :
— Si le maître ne veut pas, mademoiselle,
comment voudriez-vous que j’y aille?...
— Je m'arrangerai autrement, alors, dit-elle
en s’éloignant sans ajouter un seul mot.
Et le reste du jour, Yermer se demanda ce
quelle avait voulu dire; sûrement, ce n'était
pas qu'elle irait seule, une petite demoiselle
comme celle-là ne pourrait pas oser traverser
sans guide une forêt si profonde, risquer de
se casser le cou dans les roches, pour voir
quoi?...
Yermer qui, de sa vie, n’avait été curieux,
ne s’en doutait même pas.
Mitaize, pendant ce temps, très satisfaite de sa
conversation, était remontée dans sa chambre;
elle s'y livra à de mystérieux préparatifs, puis
redescendit et, sous prétexte d'aller jusqu’à la
maison forestière porter à Jeanne un livre très
amusant qu’elle venait de trouver au fond de
sa malle, elle demanda à emmener Daniel.
Comme on était parvenu au tournant et qu’on
se trouvait hors do vue, elle l’arrêta en le
prenant par l'épaule .
— Es-tu sûr que cette dame, comment dis-
tu,... la femme du conservateur des hypothè-
ques, ne sache pas que nous sommes les
neveu et nièce de M. Jean Le Mauduv?...
— Elle ne peut pas le savoir, puisqu’elle
vient seulement d'arriver.
— Et elle ne connaît pas non plus les Spiel-
mann?...
— Quand je te dis qu'elle arrive et qu’elle
n’a encore fait aucune visite ; c’est bien pour
cela qu'elle est ravie d’avoir les Dorgebert
— C'est que, tu sais, il ne faudrait pas que
M“ Dorgebert et Fanny ou Marcelle viennent à
apprendre d’un autre côté ce que je leur ai
caché.
— Bien entendu, et pourtant, Mitaize, l'oncle
et la tante ne méritent pas qu'on en ait honte;
tu pourrais peut-être insinuer que nous nous
sommes déplu où l'on nous avait envoyés, que
l'oncle et la tante nous ont repris et que nous
sommes enchantés du changement...
— Ce serait un mensonge.
— Mitaize, je t’eu prie, l'autre chose aussi
était un mensonge; eh bien! dis la vérité telle
qu'elle est, cela vaudra mieux.
— Il n’est plus temps, fit-elle; s'ils arrivent,
je n’aurai pas même le mérite de leur rien dire
avant qu'ils aient tout découvert, et ils seront
ravis de nous prendre en faute ; ils épilogueront
à perte d’haleine, nous serons la risée de toutes
nos connaissances quand nous rentrerons à
Paris.
— La risée, je voudrais bien voir...
— Tu le verras, mon cher, mais je suis
décidée à 11e pas le supporter, je 11e veux pas
attendre leur visite, il y a longtemps que je me
déplais ici.
— Je croyais que tu te déplaisais moins, que
tu aimais assez la petite Jeanne et aussi un
peu Madeleine ?
Mitaize haussa les épaules r
— Madeleine est une brave fille et sa sœur
une merveille de patience, mais je n'ai pas
son caractère, moi, je ne sais pas me contenter
de tout, être toujours de l’avis des autres, me
plier à toutes les exigences. Je regretterai
Jeanne, c’est certain, mais rester à cause d'elle,
non, non, c.'est impossible et je vais partir !
— Ou ne nous le permettra pas, petite
sœur.
— Certes, t’imagines-tu que je vais deman-
der la permission ?...
Il la regarda, stupéfait :
— Tu ne feras pas cela, Mitaize! s'écria-
t-il.
— Je le ferai, répondit-elle d’un air calme, à
moins que tu ailles « me moucharder ».
— Oh! Mitaize, peux-tu croire?...
— Alors, tu en es, n’est-ce pas?
— Non, dit-il, non, je n’en suis pas, j'aime
encore mieux supporter ce aue les Dorgebert
LES FREDAINES DE MITAIZE
131
pourront dire ! ils n'inventeront toujours
pas des horreurs, et si Frit* cause trop,
je le ferai taire à coups de poing.
— Fameux argument! dit-elle de son
ton le plus dédaigneux; eniin, puis-je
compter que lu te tairas?
— Bien sûr, fit-il, mais lu réfléchi-
ras, Mitaize, c'est un loug voyage d'ici
Paris, et. tune l'as jamais fait seule, sans
compter que tu seras mal reçue là-bas,
je t'en réponds !
— Nous verrons cela, dit-elle, maman
n'aura jamais le courage de me gronder.
— Hum, hum, ût Daniel en s'en allant,
très peu convaincu.
11 remonta vers le haut du ruisseau et
s'assil sous bois, les jambes pendantes
sur le bord d une roche.
Cette Mitaize!... où allait-elle chercher
cette hardiesse et, malgré sa désapproba-
tion de tout à l'heure, il l'admirait néan-
moins, la trouvant crâne, sentant déjà
moins l’extravagance de son idée, bien
que celle-ci lui déplût encore par son
caractère d'ingratitude.
Tout à coup, au-dessus de lui, dans
le sentier de la forêt, il entendit des
voix, des promeneurs sans doute, et il
se souleva, inquiet: si c'était déjà les
Dorgebert !
11 écouta une seconde, puis, philoso-
phiquement, reprit sa position première.
Ma foi, tant pis si c'étaient eux ! .Mitaize
s’arrangerait comme elle, pourrait; pour
lui, il avait la ressource de ne point
reparaître avant le soir, il dirait qu'il
avait dormi et, comme ce n'était pas la
première l'ois, on le croirait.
(A suivre.) P. F-
Daniel tout à coup cnteud.it des voix et se souleva, inquiet.
Pourcpiof il faut aimei* la Patrie
française. — Sachez, enfants, que vous
apprenez l'histoire non pas pour mettre dans
vos mémoires quelques faits et quelques dates,
mais pour graver dans vos cœurs l'amour de
votre Patrie. Rappelez-vous le lointain passé
de votre pays.
Au temps où les peuples n'étaient pas civi-
lisés, quand la gloire consistait dans des expé-
ditions aventureuses, les Gaulois, vos ancêtres,
ont été des vaillants.
Les Francs, vos ancêtres, ont été des vail-
lants au temps où Charlemagne les menait en
Italie, en Espagne et au fond de l'Allemagne
encore barbare, où ils ont porté la civilisation.
Les Français, vos ancêtres, ont été des vail-
lants lorsqu'ils ont combattu à Bouvines contre
l'envahisseur allemand et, pendant la guerre
de Cent ans, contre l'envahisseur anglais.
Ceux-là aussi sont de vaillants ancêtres qui
ont travaillé dans les écoles, écrit de beaux
ouvrages, composé de beaux poèmes. Ils ont
honoré l'esprit français.
Ceux-là encore sont des vaillants ancêtres
qui ont élevé nos cathédrales, ou bien qui ont
travaillé dans les ateliers des corporations,
car ils ont honoré l'art et l’industrie de la
France.
C’est un devoir pour vous d’aimer par-dessus
tout une Patrie que vos pères ont honorée par
leur travail et pour laquelle ils ont versé leur
sang. (Ernest Lavisse.)
132
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
Ln naissance «lu « canard ». — « C'est
un canard! » dit-on couramment en parlant
d’une fausse nouvelle. Voici quelle serait l’origine
de cette expression. Un membre de l’Académie de
Bruxelles, en veine d’imagination et de bonne
humeur, communiqua certain jour à un journal
l'expérience suivante, bien propre à démontrer la
voracité peu commune du canard :
On avait réuni 20 de ces volatiles. L’un d’eux
avait été haché menu avec ses plumes, son bec
et ses pattes et servi aux 19 autres, qui l’avaient
avalé gloutonnement L'un de ces derniers, a
son tour, servit de pâture aux 18 suivants, el
ainsi de suite jusqu'au dernier, qui, dans un
temps déterminé et fort court, se trouvait avoir
dévoré ses 19 camarades.
Ce récit plaisant fit le tour de la presse. Or un
jour il revint d’Amérique, flanqué d’un procès-
verbal d’autopsie du dernier de 20 canards, chez
qui l'on avait constaté de graves lésions du tube
digestif! Aussi, quand on voulut parler d'une
nouvelle fantaisiste, prit-on l’habitude de dire :
« Encore un canard ! »
Roulette* eu — Le papier ne sert
pas seulement décrire, à faire des petits baleaux
et des boulettes; certains peuples, comme les
Japonais et les Américains, l’emploient a une
foule d’usages inattendus. Ces derniers nol ani-
ment fabriquent pour mettre sôus leurs meubles
des roues ou galets en papier aggloméré, collé et
comprimé. On s’en sert beaucoup pour les
meubles tels que fauteuils et chaises, que l’on
déplace souvent, car ces roulettes ne rayent pas le
parquet, tout en ayant, paralt-il, beaucoup de
résistance et de durée.
Collection <Ie tabatières. — C’est à Paris
que se trouve la plus belle, la plus riche et la plus
artistique collection de tabatières. Elle fut réunie
par L. Lenoir, ancien patron du célèbre café Foy,
au Palais-Royal, qui, à sa mort, en 1864, la laissa
au Louvre. Matériellement elle est évaluée à plus
d’un million; quant à sa valeur artistique, elle
est inestimable.
Fausses nouvelles (par notre câble spé-
cial). — On nous télégraphie de Massouah : Chas-
sez le naturel, il revient au galop.
« Les troupes du corps expéditionnaire d’Abys-
sinie ont reçu des instructions du ministre de la
guerre iecommandant d’apporter la plus sérieuse
attention à l’hygiène du costume. Les chefs de
corps veilleront a ce que les hommes sous leurs
ordres prennent des habits sains. »
A. la table «Tliôte. — Un voyageur prend le
plateau aux radis et le vide sur son assiette.
Son voisin réclame.
— Pardon, monsieur, mais je vous ferai obser-
ver quej’aime aussi les radis.
Et le \ oyageur avec âme :
— Ob! pas tant que moi, monsieur, pas tant
que moi !
RÉPONSES A CHERCHER
Question historique — Que signifie l’ex-
pression : « A la lanterne ! » De quelle époque
date-t-elle ?
*
* *
Histoire naturelle. — Y a-t-il des chats
sans queue? Où en trouve-t-on ?
Vers à reconstruire. — Les deux épis. —
Fable.
D’un brin touffu voisin, un babillard épi,
sans grain, allongé, sec, lai disait : « Dieu !
comme vous penchez, camarade; seriez- vous
donc malade? — Malade, moi? non; c’est que
je suis plein. » Ainsi toujours en guerre avec le
sens commun, le sot léger, vide, au vent porte sa
tôle, tandis que le savant, rempli, regarde la terre
et baisse la sienne. »
REPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 363
I. Étymologie.
Aujourd'hui, nous appelons plus particulièrement soupe
un aliment composé do bouillon gras ou maigre et do
pain , et potage , un aliment composé de bouillon et de pâtes,
de légumes, do purée, etc... Toutefois nous confondons géné-
ralement ces deux mots qui avaient pourtant, à l'origine, une
signification bien distincte.
Soupe (en espagnol sopa ) était, au quinzième siècle, uno
tranche de pain mince, et jusqu’au dix-septième siècle ce mot
conserva ce même sens- — Potage . proprement ce qu on met
dans le pot (du latin potare, boire), ne s’appliquait primitive-
ment qu'a un aliment liquide. Mais comme on ajouta au potage
des tranches de pain, des légumes, des pâtes, etc , les mots
soupe olpotage finirent par être employés l'un pour l'autre.
II. Question historique.
Au quinzième siècle, on appelait fillettes du roi de lourdes
chaînes dont on chargeait les prisonniers, •• A l'extrémité de
la chaîne, dit l’historien Commincs, était suspendue une grosse
boule de fer beaucoup plus pesante que n'était do raison. •' —
Dans la suite. Louis XI remplaça les chaînes par des cages
de fer où il faisait enfermer les prisonniers d’État et qu'ou
appelait aussi ses fillettes .
III. Homonyme.
Grenade,
IV. Problème alphabétique.
Lure, Nérac. Ville franche. Le Vigan. dont les premières
syllabes font Lunéville.
Le Gérant • Mauhice TARDIEU.
Toute demande de changement d'adresse doit être accompagnée de l'une des iernwres bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8' année. — N° 365.
10 centimes.
22 février 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L'ABONNEMENT : l’N AN, SIX FRANCS
Part du l*r de chaque mois.
Armand COLIN & Cu, éditeurs
5, rue de NIézière», Pari»
ETRANGER / fr — PARAIT CIIAQUE SAMEDI,
.ous droits réservés.
Un moment critique, d'après un tableau de W. Kcuneht.
134
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Les fredaines de Mitaize [Suite) *.
Comme Dany considérait, les veux en l’air,
le sentier ondulant entre les arbres, un peu
au-dessus de lui, une robe claire, puis une
autre flottèrent dans la verdure, et une voix de
femme demanda :
— Mon brave homme, ce chemin conduit-il
jusqu'aux Molières?
Ce fut la voix de M. Le Mauduy qui s'éleva,
très nette :
— Vous allez y être, mesdames, les premières
maisons du hameau arrivent jusqu’à la lisière
du bois, encore quelques pas, vous serez arri-
vées.
— Pourriez-vous nous dire où logent deux
petits Parisiens, le frère et la sœur; ils sont en
pension chez d'anciens domestiques de leur
famille, et nous leur avons promis d’aller les
voir. Croyez-vous que chez ces gens-là, nous
puissions trouver de quoi nous rafraîchir et
nous reposer, ou devrons-nous nous arrêter à
l'auberge?
Daniel se souleva, le cœur lui battait, il
attendait, effrayé, quasi stupide.
— Si vous voulez bien vous contenter de ce
que ces gens-là auront à vous offrir, mesdames,
je puis vous garantir au moins leur bonne
volonté.
— Moi, je préfère descendre à l'auberge, dit
une voix que Dany crut reconnaître pour celle
de Fritz Dorgebert, nous mourons de soif, et
boire du lait dans des tasses de faïence écor-
nées ne me semble pas l’idéal des plaisirs
champêtres.
— En ce cas, l'auberge est tout près, à quel-
ques minutes à peine, répondit l’oncle Jean
avec une politesse railleuse. Vous avez raison,
personne aux Molières ne recevrait convena-
blement des personnes telles que vous,
— Conduisez-nous, alors, mon brave homme,
il y aura du pourboire.
— Excusez-moi, mon petit monsieur, on
m’attend, je suis pressé.
Daniel écoutait toujours; aux intonations de
M. Le Mauduy, il se le figurait vêtu de sa
blouse, appuyé sur sa lourde canne, et si amusé
de l’offre d’un pourboire..., il s’imaginait ses
yeux perçants, plissés par un rire contenu;
oui, mais les Dorgebert les avaient demandés,
ils avaient dit qu'ils habitaient chez d’anciens
domestiques. Seigneur! qu’allait penser l’oncle
Jean? il devinerait sans peine qu'ils avaient
désavoué leur parenté, et alors...
Juste à cette minute, M " Dorgebert disait
avec une pointe d’impatience :
— Enfin, il faudrait savoir si réellement ces
petits habitent aux environs. Voyons, mon
brave homme, si vous habitez par ici, vous devez
connaître deux enfants, très gentils, très bien
élevés, la petite surtout, un amour..., ils sont
en pension pour toutes les vacances dans une
propriété des Molières?
Et la voix tout à fait moqueuse de l'oncle
Jean répéta avec une placidité narquoise quî
fit monter un pied de rouge aux joues de Dany ;
— Deux enfants très gentils, très bien éle-
vés? je ne connais pas cela, pas du tout. Les
seuls étrangers qui soient ici ne répondent pas
à ce signalement, et puis, une propriété par
ici, non madame, je ne vois pas, il n'y a que
des fermes et une maison forestière aux
Molières, rien qui puisse convenir à des gens
de votre monde. Je suis votre serviteur,
mesdames.
Il s’en allait et Daniel bouleversé, condamné
à une Immobilité absolue, entendit les prome-
neuses se consulter, puis finalement retour-
ner sur leurs pas :
— Mitaize m’avait pourtant dit: les Molières,
et peut-être ce vieux bonhomme nous a-t-il
trompées? disait M"" Dorgebert mécontente.
— Savez- vous ce qu’il faut faire, mesdames ?
dit une autre voix inconnue à Daniel, probable-
ment celle de la femme du conservateur. Venir
un de ces jours par la grande route, c’est égale-
ment une très agréable promenade, et nous
pourrons nous informer au hameau même ou
à la maison forestière.
Dès qu’il n’entendit plus rien, Daniel se
redressa et essuya son front où perlaient des
gou ttes de sueur. Com ment affronter les regards
de l’oncle après cela? rester près de la tante
quand elle saurait que ceux auxquels elle avait
offert de si bon cœur l'hospitalité avaient
rougi d’elle à l’avance? Et il fallait rentrer, oui,
il le fallait pour ne pas attirer par trop
l’attention sur ses faits et gestes.
Il s’en vint donc, à l’abri du bois, jusque
assez près de la maison, puis il pénétra dans
le verger, longea les carrés bordés de groseil-
liers du jardin et se glissa dans la cuisine.
Là, près du feu sur lequel M“” Le Mauduy
plaçait une marmite de laitage. Fonde Jean,
appuyé au chambranle, bourrait tranquille-
ment sa pipe d’écume, tandis que Mitaize,
debout à quelques pas, arrangeait de la bruyère
dans un gros vase.
Ilia regardait, tout en paraissant continuer
: une conversation commencée avec sa femme :
1 Voir le u° 3C4 du Petit Français illustré p. 128-
I.ES FREDAINES DE MITAIZE
135
Mitaize arrangeait de la bruyère dans un vase.
— Et je me suis donné le plaisir de les laisser
chercher, fit-il en riant; cela valait quelque
chose de voir leurs grands airs. Je ne peux pas
me plaindre : elles m'offraient un pourboire
pour les conduire.
— Oh ! Jean, si elles avaient besoin de quel-
que chose, il fallait les amener ici.
— Pas le moins du monde, dit-il, je hais
les lanceurs de poudre aux yeux, et ces gens-là
me faisaient l’effet d'en être. Ils avaient soif,
mais dans cette saison, la soif est supportable;
du reste, il y a des fontaines partout dans le
bois et j'ai poussé la complaisance jusqu'à
leur indiquer l'auberge... qu’ils y aillent.
— Jean, si c’étaient Mitaize et Daniel qu'ils
voulaient voir?...
— Je ne crois pas, fit-il, riant toujours, je le !
leur ai dit, le signalement donné n’était pas ;
exact. En tout cas, ils sont libres de revenir, si
ce sont eux qu'ils cherchent, et tu les recevras
si tu veux.
Daniel regardait avec inquiétude du côté des
écuries d’où Yermer pouvait arriver d’un
instant à l’autre ; s'il allait dire que le matin
même, lui, Daniel, avait causé en ville avec
des dames étrangères, que celles-ci projetaient
une visite aux Molières et qu’il le savait bien!...
Heureusement, Yermer ne parut pas
et Daniel énervé, incapable de tenir en
place, alla s’asseoir dans le verger sous
prétexte d’étudier ses leçons
pour le lendemain, en réalité,
pour ne pas entendre les com-
mentaires de sa tante sur les
Parisiennes.
Son oncle, qui voulait
émonder un pommier, l’y
découvrit bientôt, et comme
il lui adressait un léger
reproche pour scs no-
tes devenues mauvaises
cette semaine-là, il vou-
lut répliquer, et ne le
fit pas eu trop
bons termes.
M. Le Mauduy,
mécontent, lui
imposa silence,
mais Daniel ne se
tut pas, perdant
toute mesure ,
emporté par une
de ses colères
d'autrefois. 11 fut
grossier, criant
qu’on l’ennuyait
à la fin, qu’il sa-
vait ce qu’il avait
à faire, qu’il était
las de se voir
traité comme un gamin aux lisières.
Cette fois, ce fut du mépris qu’exprima le
clair regard de l’oncle Jean :
— Des lisières, pour toi? dit-il... une douche
plutôt, mon ami, en ce moment cela te ferait
le plus grand bien, je t’assure.
Et remettant son sécateur dans sa poche, il
tourna le dos à son neveu, comme s’il jugeait
inutile de parler raison avec lui.
Daniel, fou de colère, courut s’enfermer
dans sa chambre et refusa de souper. Sa tante,
inquiète, monta plusieurs fois sans obtenir
qu’il ouvrît sa porte, mais l'oncle Jean la
tranquillisa : .
— Ne donnez pas trop d’importance à cette
incartade que je punirai demain, dit-il, je le
connais, il sera honteux de sa conduite; peut-
être la regrette-t-il déjà, mais il faut qu il
reconnaisse son tort, el il ne le ferait pas,
13C
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
ma chère, s'il vous voyait prête à pleurer.
Tante Marie-Anne redescendit donc, sachant
bien que son mari avait raison, mais elle envoya
Mitaize porter au coupable son souper, qu’il
accepta bien vite, enchanté qu'on ne l'eût pas
entièrement pris au mot.
Il n’avait, rien dit à sa sœur, mais quand
celle-ci se fut couchée, il vint, sur la pointe du
pied, la rejoindre dans sa chambre.
— Dors-tu, Mitaize ? fit-il à voix basse.
— Non, je ne dors pas, mais dépêche-toi de
parler, je vais dormir.
— Est-ce que tu veux toujours te sauver?
— Toujours, mais il faudrait pouvoir.
— Ne t’en va pas sans moi, en tout cas.
— Comment! tu es décidé? lit-elle eu se
soulevant, toute surprise.
— Oui, l'oncle m’a grondé, je lui ai mal
répondu, c'est fini, il ne me le pardonnera pas
et je veux m’en aller.
— Alors, c’est bon, va te coucher. Tu penses
bien que nous ne pouvons pas nous sauver
cette nuit; je t’avertirai quand il faudra. Mais,
va-t’en donc, ils vont nous entendre causer !
Daniel promit tout ce qu'elle voulut, et doci-
lement alla se mettre au lit, soulagé par la
décision prise, ne voulant plus réfléchir à rien,
plus penser à l'ingratitude de cette fuite, plus
se dire que Mitaize ne réussirait pas, et se
répétant seulement :
— Je m'en irai, je m’en irai, je veux m’en
aller !
11 finit cependant par s'endormir d'un pro-
fond sommeil, où il trouva à la fois la détente
nécessaire à ses nerfs fatigués et le bon repos
de l’enfance, coupé de ses songes heureux qu’on
a oubliés au réveil.
Daniel ne s’éveilla qu’au bruit de certaines
allées et venues sous ses fenêtres : plusieurs
voix s’élevaient, son oncle descendait à demi
vêtu et courait appeler Yermer. Une lueur
d’aube montait au-dessus des bois ; était-ce
donc le jour? se pouvait-il qu'il eût déjà tant
dormi?... Non, car le long de la route fores-
tière des bruits de pas résonnaient dans le
grand silence, une rumeur confuse faite de
voix nombreuses, et tout d’un coup, la cloche
de Saint-Jean-d’Ormont tinta lentement.
C'était un incendie, de l’autre côté de la
montagne, pas très loin, autant qu'on en
pouvait juger maintenant, car des gerbes de
lumière rouge dépassaient les cimes des
sapins.
M. Le Mauduy parlait en bas ;
— Il est inutile que tu viennes, Marie-Anne,
disait-il, tu nous retarderais ; reste donc, peut-
être n'est-ce qu’une meule de foin ou un
hangar.
— Jean, laisse-moi y aller! S'il y a là-bas
des gens en détresse, ils seront bien aises de
me voir arriver à l’aide; va toujours en avant,
je te suis.
— Mais les enfants, peut-on les laisser seuls?
— Oh ! ils dorment, je suis entrée dans la
chambre de Mitaize qui n'a rien entendu ; ils
dormiront jusqu'au jour.
Tout se tut et Daniel ne bougea pas, si bien
dans la tiédeur douce des oreillers qu'il n'en
fût sorti qu’à regret. Ils devaient être partis
tous, les pieds dans la rosée; par le froid des
premières heures du matin, grand bien leur
fasse, il ne se sentait pas la moindre envie de
les suivre.
Tout à coup, sa porte s’ouvrit et Mitaize,
habillée déjà, enveloppée de son manteau,
coiffée de sa toque de paille, apparut, son
bougeoir à la main.
— Voici la meilleure occasion, dit-elle, on la
croirait faite exprès; voyons, paresseux,
prépare-toi vite, il ne faut pas risquer de
les rencontrer quand ils reviendront.
Daniel, encore somnolent, eut besoin d'un
effort pour se rappeler sa colère de la veille. 11
n'avait plus envie de partir, mais Mitaize se
campa devant son lit :
— Tu recules, vilain poltron, ce n’était pas
la peine d’être si décidé hier; reste donc, je
pars seule. Tu les consoleras de ma perte,
ajouta-t-elle en soufflant sa bougie.
-- Marguerite, réfléchis, je t’en prie!...
— Cela me retarderait, dit-elle en riant, tu
ne viens décidément pas ? Alors, adieu, — et
Mitaize referma la porte.
Daniel se précipita hors de son lit, décidé
cette fois à la suivre et à essayer de la rame-
ner, s’il le pouvait. Si seulement il avait pu
écrire, laisser derrière eux un mot pour avertir,
pour empêcher qu’on s'inquiétât, mais il y
voyait à peine, et puis le temps manquait,
Mitaize était déjà au bas de l'escalier.
— Mitaize, cria-t-il, attends-moi, me voici!
— Est-ce sûr, au moins?...
— Tout à fait sûr.
— Eh bien! eh bien! ne va pas allumer la
lampe maintenant, j'ai ce qu'il nous faut dans
un petit sac, dépêche-toi ou je pars seule.
Force fut à Daniel de descendre à peine vêtu;
dans l'obscurité presque complète du rez-de-
chaussée, il se heurta à sa sœur qui, trouvant
la porte close, venait d'ouvrir une des fenêtres
de la grande salle
— Passons vite et referme le volet, dit-elle.
Il avait déjà enjambé l’appui et tendait les
mains à sa sœur pour l'aider quand elle se
rejeta en arrière :
— Mitaize ! avait crié une voie perçante.
Mais la petite fille reprit vite son sang-froid.
— Oui, oui, Mitaize, sotte petite! J’ai eupresque
peur, c’est le geai de Yermer qui retrouve sa
voix. Pas par cette route, Dany... ; tu penses bien
LES FREDAINES DE MITAIZE
137
— Possible, répondit-elle, mais je ne te
demande pas ton avis, et quand j'ai commencé
une chose, je la termine.
11 soupira et se tut. Quelle enragée que cette
Mitaize, et comme il eut mieux aimé retourner
aux Molières que courir ainsi à l'aventure I
mais il ne pouvait plus l’abandonner et, tout
Mitaize s'approcha enveloppée de son manteau et coiffée de sa toque.
doucement, s'habituait à l'idée que leur fuite
était possible, que Mitaize, après tout, avait
ses raisons et qu'il était de son devoir, à lui,
de l'accompagner.
On s'enfonça sous bois, le chemin gazonné et
coupé d'ornières était assez large; sous la haute
colonnade des sapins, une fraîcheur pénétrante
montait du sol et Mitaize frissonna, tout en
ramenant autour d’elle les plis de son manteau ;
— Tu as froid ? fît Daniel.
— Ne t'en inquiète pas, je me réchaufferai
en marchant, et puis, c'est ma faute, j'avais
préparé un châle de laine et je l’ai oublié.
(A suivre.) P. F.
que si l'on nous cherche quelque part, ce sera
de ce côté. Aussi, comme rien ne leur serait
plus facile que de savoir si nous avons pris nos
billets à la gare, et qu’ils pourraient nous arrê-
ter eu route avec une simple dépêche, nous
irons prendre le train à la première station.
— Tu no connais pas le chemin, dit-il, aba-
sourdi par cette façon péremptoire de
tout arranger à sa guise.
— Si, je le sais, les petits Claudel
me l'ont montré l'autre jour, et j'at
retenu l’endroit où l'on prend le sen-
tier; nous n’avons qu'à marcher jus-
qu’au Col de la Bure, à suivre, à gauche,
dans les genêts jusqu'au pied de la
montagne; une fois là, c’est le sentier
de la Crénaie qu'il faut prendre jus-
qu'au haut du bois, puis on redescend
sur la grande route. Ne crains rien,
nous serons arrivés pour prendre le
premier train au passage.
— Crois- tu qu'il n'est pas possible
de se perdre'? essaya-t-il, ne sachant
que faire pour la détourner de son
projet.
— Retourne, si tu as peur, dit-elle,
je ne te force pas à venir.
Et il la suivit, ne comptant plus que
sur le hasard pour venir à son aide.
La hardiesse de la petite produisait sur
lui son effet ordinaire ; il n'osait lui
résister en face et elle y avait bien
compté.
— As-tu assez d'argent pour nous
deux? fit-il encore.
— Oui, j’ai assez, tout juste pour
payer nos places, en troisièmes, par
exemple ! Ce sera pis qu'en arrivant,
mais cette fois, cela m'est égal.
On passait devant les fermes qui
garnissent le haut de la côte; mais,
leurs habitants ayant couru au feu, les
maisons étaient closes et muettes. Les
fuyards atteignirent donc le Col sans
avoir fait la moindre rencontre; le so-
leil déchirait la mer de brume qui
rampait sur les champs, les bruyères roses
embaumaient, et des buissons montaient de
courts et furtifs froissements d'ailes; la rosée
perlait dans l'herbe et argentait les toiles
-d'araignées tendues presque au ras du sol,
sur l'herbe étoilée de scabieux lilas.
— C'est beau, tout cela! fit Daniel en mon-
trant les hauts rochers gris dont la silhouette
se dressait fièrement sur les cimes.
— J’aime mieux Paris, déclara Mitaize ; ici,
je serais morte d'ennui.
— Oh ! Mitaize, tu n'es pas juste, l'oncle et
la tante sont bien bons... et c'est mal ce que
nous faisons là!
138 LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Les tournois au XVe siècle [Fin)'.
L’entrée des juges du tournoi dans la ville où doit avoir lieu la joute d'après une miniature du Livre ries Tournois
du roi Rene d'Anjou (Bibliothèque nationale, fonds français, 2692). Les juges, précédés <le trompettes, do poursuivant* et de
rois d'armes, tiennent en main chacun <« une verge blanche qu ils doivent porter, â pied et à cheval, partout ou ils seront durant
la fête, afin que mieux on les connaisse être juges diseurs ».
L exposition des heaumes avant le jour du tournoi, Vaprès une miniature du Lu des Tournois- Les dames, sous la
conduite des juges, font le tour des galeries ; on leur indique le nom des chevaliers possesseurs des heaumes ; et si l'un d’eux a
inédit d’une dame, celle-ci fait connaître le coupable au juge. « Et doit être si bien battu lo médisant, que ses épaules s'en sentent
très bien » et qu'il profite de la leçon
1 Voir lo n® 363 du Petii Français illustré, p. 113.
LES TOURNOIS AU XV' SIÈCLE
139
Prélude du tournoi. Les seigneurs, rangés dans les barrières ou lices. sout partages eu doux Moupos qui s- ront face;
derrière eux sont leurs écuyers tenant leurs bannières. Sur les balustrades, ou voit assis quatre hommes, munis chacun <1 une
■ grande hache de charpentier Au signal donné par les juges, ils couperont la corde et les tournoyours s'élanceront les uns
contre les autres. Au fond de la scène trois tribunes , dans celle du milieu se tiennent les juges diseurs et le roi d'armes.
« Comment les tournoyeurs se vont combattant par troupeaux ». Ou voit au premier plan les barrières ou lices où
sc tiennent les valets et les hommes d’armes ; a l'intérieur des lices, les cavaliers combattant les uns contre les autres ; à 1 arrière-
plan. deux échafaudages réservés, l'un aux juges, l’autreaux dames; celui-ci porte le « couvre-chef de plaisance » du chevalier
d honneur. Ce personnage, choisi par les daines, avait mission d'intervenir pour protéger le chevalier qui, s étant rendu coupable
de quelque infraction, était châtié par ses compagnons d'armes. Cet épisode marque la lin du tournoi - les cavaliers, après une
dernière passe d'armes, retournent « en leurs auberges ».
140
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Les finesses de Bertoldo
Bertoldo est découvert par une vieille femme
qui a reconnu un pan du manteau royal sortant
de l'ouverture du four.
Comme ce pauvre Bertoldo était dans sa ca-
chette, il entendit autour de lui des allées et
venues de gens qui s'interrogeaient.
« I.'avez-vous vu ? disait l'un, la reine a com-
mandé de le prendre.
— C'est une fine mouche, répondait l'autre,
on ne le prendra pas avec du vinaigre. »
Tout cela perçait le cœur de notre héros et,
pour cette fois, il eut réellement peur de la
mort et regretta grandement d'avoir renoncé à
la liberté de ses paisibles montagnes, pour
courir les dangers de la cour.
Comment avait-il fait cela, lui, un sage?
*
* *
Il se désolait de l'aversion que lui témoignait
la reine, car, dans son cœur, il ne sentait que
du dévouement pour ses souverains et ne se
reprochait que quelques innocentes malices et
le trop grand essor donné à sa verve gouailleuse.
Mais, par contre, il se repentait maintenant
sérieusement du tour joué au sbire et était fort
inquiet du sort de ce pauvre diable.
La malechanee voulut que, par suite d'un
mouvement trop brusque, un pan du manteau
royal sortit un instant de l’ouverture du four;
cela suffit pour qu'une vieille femme qui pas-
sait vînt regarder avec curiosité à l'intérieur
et, reconnaissant les broderies armoriées, se
mît à crier :
« La reine est dans le four! La reine est dans
le four ! »
Le cri passa de boucha en bouche, si bien
qu’en peu de temps, toute la ville scandalisée
savait que la reine était cachée" dans un four, à
la campagne, presque aux portes de la ville.
*
* #
La nouvelle en arriva comme le vent aux
oreilles du roi, et sa première pensée fut de
croire à quelque nouvelle farce de Bertoldo, qui
avait pu trouver le moyen d'attirer la reine
dans ce four par quelque malicieuse invention.
Cela, il ne le lui eût pas pardonné; c’eût été
trop d'audace.
Il courut donc dans les appartements de sa
royal® épouse et la trouva en proie à une
indescriptible fureur.
Elle lui raconta aussitôt la corruption de la
sentinelle et comment « son » Bertoldo s’était
emparé de la robe et du manteau royal.
Elle se plaignit avec éloquence du manque de
respect du favori et demanda justice.
*
* *
Le roi se rendit incontinent au four banal et,
se penchant par l'ouverture, il aperçut Bertoldo
couvert des vêtements de la reine.
Furieux, il lui jura alors que la mort seule
pouvait payer un tel outrage à la majesté
royale.
Le pauvre hère fut retiré du four, et jamais
plus étrange figure ne se vit depuis que le
monde est monde.
Bertoldo, que la nature avait déjà fait le plus
laid des hommes, était horrible à faire crier.
*
* *
Ses habits de femme, qui étaient beaucoup
trop longs, traînaient autour de lui d'une façon
piteuse; une énorme fraise de dentelle salie
encadrait son grotesque visage couvert de suie :
on eût dit un diable.
*
* *
« Ah ! pour cette fois, je te tiens, canaille !
s'écria le roi. A qui ne fait pas ce qu'il doit
faire, arrive enfin ce à quoi il ne s'attendait
guère.
— Aïe, Seigneur! il n'y a que celui qui ne
marche pas qui ne tombe pas et celui qui tombe
ne se relève pas toujours propre.
— Tu le seras toujours assez pour gigoter à
quelque branche maîtresse. Holà ! qu’on s'em-
pare de cet homme et aussitôt pris, aussitôt
pendu. Surtout, que nul n'écoute ses paroles
enjôleuses ni ses supplications. Obéissez sans
retard à mes ordres.
— Mon doux sire, considère, je t'en prie, que
chose faite en courant ne valut jamais rien.
Pour avoir dit la vérité à ta cour, ai-je mérité
la mort? Toi qui aimais ton pauvre Bertoldo, tu
ne seras pas si cruel.
— Trêve de paroles, Bertoldo, c'en est fait,
tu m'as offensé dans la personne de la reine; à
cela, il n'y a pas de pardon; prépare-toi à
mourir.
1. Voir lé n° 359 du Petit Français illustré p. 6C.
CHRYSÉIS AU DÉSEIÎT
141
Chryséis au désert ( Suite ) 1 .
Politique nègre.
... Et le colonel suivait l'émissaire nègre à
la bretelle blanelie du coté des talas 2 dévastés,
relevant les traces des Bambaras rebelles et
croyant être sur celles de son enfant.
... Et Tidi-hou, iils des dieux, allait de village
rois, même gorgés d'alcools, pouvaient être
heureux.
Tout allait donc pour le mieux dans le meil-
leur des royaumes noirs, lorsque, la colonne
française approchant, les deux troupes se ren-
contrèrent et Tidi-hou apprit à ses dépens
que les Anglo-nègres s’étaient joués de lui.
en village, surtout dans ceux où il savait les
guerriers absents, pillant, rançonnant tout le
long du jour, et s'alcoolisant tous les soirs avec
l'eau de feu des vaincus.
... Et Rosita, toujours dans les nuages, tou-
jours dévouée à l'éducation de ses nobles
beaux-fils, ne descendait pas de l’empyrée où
planait son poétique esprit, bien loin de sur-
veiller la politique de son royal époux quelle
croyait toujours ami avec les Français.
... Et les treize négrillons ne mettaient plus
les doigts dans leur nez. chantaient la table de
multiplication et la complainte des départe-
ments dont ils intervertissaient l’ordre avec la
plus complète désinvolture.
...Et les noirs partisans del’alliance anglaise
étaient heureux comme des rois, si toutefois les
Aussi lorsque le malheureux fils des dieux
trouva occupé par les Français le village qu’il
croyait seulement gardé par les femmes, il
plia prudemment bagage, se contentant d’enle-
ver une vieille sorcière de l'endroit pour avoir
quelques détails. Ainsi il laissa ses guerriers se
débrouiller comme ils pourraient avec les par-
tisans de l'Angleterre, et profita du tumulte
pour regagner sa capitale avec toute sa
famille.
Et pendant la route, la sorcière parlait. Comme
l'indiquait son nom, traduisible par la péri-
phrase : « la Puce qui aboie », c'était une vieille
femme hargneuse, ravie de retourner le poi-
gnard dans le coeur de Tidi-hou, lui vantant la
puissance guerrière des Francs, déroulant à
l'avance devant ses yeux les représailles qu’ils
1. Voir le n* 364 du Petit Français illustré, p. 122.
1 2. Village fortifié, le plus souvent entouré do fossés.
142
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
ne manqueraient pas d’infliger à l’allié trans- 1
fuge , lui apprenant que non seulement
Tombouctou n'était pas abandonné, mais
encore qu'il était occupé par de nouvelles
troupes, tandis que les anciennes parcouraient ;
le pays pour la défense du bon droit et l’anéan-
tissement du brigandage...
Et tout cela perçait le cœur de Tidi-hou, fils j
des dieux, dont la conscience n’était pas I
tranquille.
— Un jour viendra, continuait à prophétiser !
la sorcière, où d’autres bateaux de feu viendront !
du pays franc, lançant depuis la Djoliba* des !
globes de fer noir qui renverseront les tyrans
pillards, un jour où le dragon nourri de feu,
portant des hommes blancs dans son ventre 3,
traversera le désert, amenant le règne de la
justice, un jour où tous les Bambaras, devenus
frères des Francs, seront protégés par eux, non
seulement contre les Touareg, mais contre !
les chefs injustes...3
Et Tidi-hou, fils des dieux, bourrelé de
remords, se demandait ce qu'il allait devenir
pour avoir attaqué sans provocation aucune
la puissante République, reine de France-?...
Et, sans se douter des angoisses paternelles. I
les jeunes princes chantaient à tue-tête et en
chœur, avec la plus parfaite insouciance de la
géographie et desteiribles circonstances où ils
se trouvaient :
« Caen, chef-lieu de la Lozère,
Mende, chef-lieu du Calvados.
Saint-Étienne, chef-lieu de la Louère
Et de la Gironde, Bordeaux... »
Comme la rime y était tout de même, Rosita,
emportée sur les ailes de la mélodie, ne s’aper-
cevait même pas de quelle façon ses élèves
panachaient la carte de France.
Cependant Tidi-hou, fils des dieux, avait pris
le parti qui lui semblait le plus sage, vu l'im- :
passe où il se trouvait acculé ; il avait trahi ;
ses alliés lorsqu'il les croyait vaincus : quoi de
plus simple?... Il lui semblait tout naturel de
passer à présent l'éponge sur ses erreurs pas-
sées, et de revenir aux Français, maintenant
qu’ils étaient vainqueurs.
Tidi-hou, fils des dieux, rassembla donc ses
guerriers en déroute et leur parla à peu près en
ces termes :
— Les traîtres qui nous ont entraînés de
force contre nos frères alliés aux Francs seront
punis de mort s'ils reparaissent parmi nous.
L’ensorcellement qu'ils avaient jeté sur la tribu
est rompu, grâce aux invocations de la sorcière i
blanche : c'est en frère, en allié, en ami, que |
nos vaillants recevront le puissant chef franc
de Tombouctou, la source d'eau-de-vie du
désert.
J'ai dit! Que l'on prépare des présents, que
l’on tue les poules les plus tendres, les agneaux
les plus gras, que l’on défonce un tonneau de
tafla et que l’on dresse, au-dessus de la case
royale, l'invincible drapeau des Francs.
Que l’on se peigne des couleurs de fête et
que tous les sorciers du tata apportent leurs
tamtams et leurs derboukas pour fêter digne-
ment l'entrée de Sidi Verduron, mon frère,
guerrier favori de la puissante République,
reine de France!...
Et pour rendre hommage à son terrible beau-
frère, Tidi-hou distribua à sa progéniture près
de trois cents pains à cacheter de différentes
couleurs, ce qui permit à ces jeunes princes
d’organiser promptement une parure dont
l’originalité égalait la variété de bon goût.
Rosita apprit seulement alors, de la bouche
sacrée de Tidi-hou, fils des dieux, que son frère
venait leur rendre visite et qu'il était juste
qu’elle servît de trait d’union entre les fidèles
alliés.
Le colonel avait vu les noirs fuir devant lui,
comme s’ils avalent eu, à l’instar de Mercure,
des ailes aux pieds; cependant il avait pu
recueillir des renseignements précieux sur la
direction prise par ceux qui veillaient sur la
femme blanche, et la journée n’était pas ter-
minée qu’il arrivait devant l’enceinte en pisé
du tata inexpugnable où régnait son frère
Tidi-hou...
— Mais..., mon colonel!... s’exclama Lucien
Charmes avec stupéfaction, ce village est à
nous!... voyez le drapeau?... nous avons dû
nous tromper ?...
11 n’acheva pas, le pont-levis des remparts
venait de s’abaisser livrant passage au groupe
bigarré des sorciers de la tribu. Puis des guer-
riers s'avancaient au-devant d'eux avec des
cris gutturaux et des danses joyeuses, accom-
pagnées de tamtams, de trompettes et de der-
boùkas; de jeunes négresses aux pagnes
éclatants portaient des corbeilles remplies de
fleurs et d'oiseaux rares, tandis que treize
négrillons se tenant par la main, en rang de
taille, s’avançaient en chantant de leurs voix
discordantes :
« Des Pyrénées-Orientales
Le chef-lieu c'est Draguigna,
De Seine. et-Oise Versailles
Et du Var c’est Perpigna
— Comme géographie, c’est réussi!... s’écria
Lucien Charmes qui se tenait les côtes.
1. Le Niger.
2. Le chemin do fer.
3. Ces opinions, si étrange que la chose puisse paraître, ont
réellement cours parmi un certain nombre d’indigènes.
CHRYSEIS AU DESERT
143
— Si l'on peut m'expliquer ce que cela signi-
fie!.. dit le colonel abasourdi.
! Comme si les souverains n'avaient attendu
que cette invocation pour paraître, un bran-
card orné de feuillage, porté par vingt hommes
vigoureux et surmonté d’un énorme parasol en
plumes d'autruche, surgit comme par enchan-
tement entre les deux tours en pisé qui mar-
quaient l’entrée du tala, et sur cette litière
M. Verduron reconnut avec stupeur, côte à côte
avec le roi nègre, sa tendre sœur Rosita,
sceptre en main et diadème en tète!...
— C'est elle qui est la femme blanche!...
murmura avec le plus profond découragement
le colonel désappointé... Catherine! Cathe-
rine! ma pauvre enfant, tout espoir est donc
perdu!..
— Peut-être la trace du Nord est-elle la
bonne, mon colonel?... essaya de dire le lieu-
tenant Charmes, tandis que les négrillons
chantaient à tue-tête :
« — De la Charente-Inférieure
La Rochelle est le c hef-lieu,
Le souvenir y demeure
Du cardinal Richelieu... »
La fête était donc splendide. Cependant
l'entrevue fut gênée de part et d'autre, malgré
les déclarations bruyantes de Tidi-hou, fils des
dieux, il expliqua, en effet, avec l'accent ému
de la vérité, qu’étant allé défendre les villages
attaqués par des partisans de l’alliance anglaise,
il était revenu à la hâte préparer un accueil
digne de lui à son frère blanc, pensant bien
qu'il ne quitterait pas le territoire de Bambaras
sans lui faire visite...
Bon gré, mal gré, il fallut assister aux
danses guerrières de la tribu, lesquelles eurent
lieu aux sons de deux grandes boîtes à musique
qui jouaient ensemble, l'une les Cloches de
Corneville, l'autre le Miserere du Trouvère. Puis,
toujours avec les mêmes airs à la clef, il fallut
faire honneur à un repas capable d'apaiser la
faim d’un régiment de cuirassiers àjeun depuis
six mois. Tidi-hou ne pouvait rassasier ses
yeux de la vue divine de son frère de France,
et, attendri par de fréquentes libations, lui fai-
sait des déclarations de fidélité et de dévoue-
ment qui firent pleurer les crocodiles des
marigots voisins.
Comme « sidi Verduron » l’avait mis au cou-
rant de ses recherches infructueuses, espérant
qu'il lui serait de quelque utilité, il cherchait
dans son cerveau étroitun moyen de se venger
de ses alliés de la veille, et il assurait dans des
discours non moins longs que diffus que «pour
lui » la disparition de Chryséis ne pouvait être
attribuée qu'aux traîtres qui se disaient parti-
sans d’Angleterre, reine des Indes, et avaient
si lâchement pillé les villages voisins.
On chantait, on dansait, on buvait surtout.
Le cœur du colonel n’était cependant guère à
ces fêtes; la satisfaction fraternelle, modérée
du reste, qu'il éprouvait dans la société de
Rosita, de son mari et de leur cour, ne contre-
balançait pas la terrible déception éprouvée en
retrouvant celle-ci au lieu de Chryséis.
(A suivre). G. M.
Nouvelles à la main illustrées
PAR HENRIOT
— Défense «ux supérieurs de tutoyer leurs subordonnés.
Voilà l’ordre !
— Pardon, sargent, et la subordonné est-ce qu’il pourra
tutoyer sa supérieur ?
— C.’ est agaçant ' Je ne peux pas dire à quelqu'un: « J'ai
un rhume » sans qu'il me réponde . « Ça n’est rien à côté du
mien . »
Ui
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
Complet dernier Rentre. — Il n’est ni
en drap, ni en cheviot, ni en soie, ni en toile, il
est en peaux de vipères!
C’est un habitant du Puv qui le porte, et,
qui mieux est, l’a fabriqué A l’occasion de la
foire de Saint-André, il établit sur une place de
la ville une baraque où il s’exhibe, vêtu de ce
costume original, qui coûta la vie, dit-il, à
900 vipères.
Ce tueur de vipères a déposé à la préfecture,
depuis le commencement de 1889 jusqu'à ce jour,
9175 tètes de ces vilaines bêtes C’est en 1893
qu'il en a tué le plus, 2502, qui lui ont été payées
par la préfecture à raison de 50 centimes par
tête. Mais il est probable qu’on a trouvé que
le gaillard gagnait trop à ce métier, et la prime
a été réduite à 0 fr. 25.
C’est dommage, car cet industrieux chasseur a
rendu à la contrée de grands services, et puis il a
inventé un si beau complet!
*
* •*
La discipline allemande — Une revue
militaire allemande raconte comment, de l’autre
côté du Rhin, on empêche les jeunes soldats
d’être sales ou négligents. Voici la traduction
littérale du texte :
« Les individus sales ou qui ont un penchant à
la malpropreté sont reconnus dès leur incorpora-
tion. On les fait étriller une bonne fois . sous la
pompe de la caserne par leurs camarades,' à
l'aide de sable et d'un balai La cure est particu-
lièrement efficace en hiver, par le froid et la
neige. Il est extrêmement rare qu’une seconde
leçon soit nécessaire; le criminel est ordinaire-
ment guéri après la première...
<- Les matelots doivent changer de linge et de
veste de travail deux fois par semaine. Comme
ils doivent laver eux-mêmes leurs effets, la moin-
dre tache ou trace de malpropreté est sévère-
ment punie; la peine consiste, par exemple, à
laver une seconde fois 1 objet dans l’eau salée, et
il s’ensuit nécessairement pour les mains des
crevasses et des érosions douloureuses. »
*
* *
Enlèvement dew tadies «le graine
sut* le pnpiei*. — Voici une façon pratique de
procéder pour faire disparaître les taches de
graisse qui peuvent souiller le papier :
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 361
I. Question historique
« À la lanterne I » cri sauvage que l’on entendit souvent
pendant los tumultueuses journées de la Révolution, ôtait le
cri par lequel on Ifésignait quelqu’un à la vengeance popu-
laire. « Mettre à la lanterne » consistait à pendre les gens
avec les cordes des réverbères. On sait, en effet, quau
xvin' siècle. Paris était éclairé au moyen do lanternes à réver-
bère suspendues par une corde au milieu de la rue et manœu-
vrées par une poulie. C’était le lieutenant de police Sartine
qui, sous Louis XV, avait doté Paris de ce mode d’éclairage.
A propos des pendaisons révolutionnaires, rappelons le mot
de l’abbé Maury (1746-1817) :
Comme la foule le poursuivait en hurlant : « A la lanterne [
à la lanterne1 » — « Eh bien! répliqua-t-il. quand vous
m aurez mis & la lanterne, y verrez-vous plus clair? »
II. Histoire naturelle.
Il existe à la vérité une race curieuse de chats, caractérisés
On recouvre le papier taché d’une feuille de
papier-brouillard sur laquelle on promène un fer
chaud, en déplaçant le buvard a mesure qu’il
boit la graisse. On termine en enduisant à l’aide
d'un pinceau les deux faces du papier, encore
chaud, avec de l’essence de térébenthine bouil-
lante ; enfin, on rend à la feuille sa blancheur
primitive en imbibant la place de Ja tache avec
de l'alcool rectifié.
*
* *
Fausses nouvelle* (par notre câble spécial).
— On parle beaucoup à Vienne, en ce moment, de
construire des omnibus en caoutchouc. Ces voi-
tures d’un nouveau genre présenteraient des
avantages qui n’échapperont a personne : lors-
qu’elles seraient pleines, en effet, elles pourraient
s'étendre un peu et faire ainsi place a des voya-
geurs supplémentaires. Et puis les gros messieurs
êt les grosses dames pourraient y prendre leurs
aises sans se soucier de leurs voisins.
* *
Lie comble «le- l'avaricc. — Je ne connais
pas, disait l’autre jour Babylas, d’homme plus
avare que M. Rapiat. Ainsi chaque fois qu'il y a
l’ouïe au guichet de la gare, pour prendre les
billets, il se met le dernier de la file, afin de
conserver son argent plus longtemps dans sa
poché
Bizarreries «lu langage. — Lu dans un
journal de province :
« Un enfant trouvé vient d'être perdu. Il est
sourd-muet et répond au nom de Joseph. »
RÉPONSES A CHERCHER
QiicNtion littéraire. — Quel est l'auteur
dramatique français qui fut tailleur de pierre
dans sa jeunesse?
*
, ■* *
Question geoarapli i<jue — Qu’es t-CC
que la. Floride ? D’où vient ce nom ?
, * #
Etymologie. — D’où vient l’expression :
« A propos de boites? »
*
* *
Cale»il>re<laiiic. — Quelle est la rivière de
France et de Belgique qui est la plus méchante?
par l’absence d’appendice caudal. Malgré bien des recher-
ches, personne n’a encore donné d’explication satisfaisante de
cette bizarrerie C’est dans l’îlc de Man que se trouve cette
race particulière. On sait que cetteïlo, qui dépend de l’Angle-
terre, est située dans la mer d’Irlande, près de la pointe sud-
ouest de l'Écosse.
III. Vers à reconstruire
I.ES DEUX ÉPIS. — Fable.
Un épi babillard, sec. allongé, sans grain,
Voisin d un brin touffu, lui disait « Camarade,
Dieu! comme vous penchez; seriez-vous donc malade?
— Malade, moi? non; c’est que je suis plein. »
Avec le sens commun ainsi toujours en guerre.
Le sot. vide, léger, porte sa tête au vent,
Tandis que le savant,
Rempli, baisse la sienne et regarde la terre.
Le Gérant : Maubic.k TARDIEU.
Toute demande de changement d'adresse doit être accompagnée de Cune des dernieres bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8' année. — N° 366.
10 centimes.
29 février 1890.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L'ABONNEMENT : BS AN, SIX FRANCS
Part du 1er de chaque mois.
Armand COL! N & C‘’t éditeurs
5, rue de Méziéres, Paris
ETRANGER : ?fr. — PARAIT CHAQUE SAMEDI
Tous droits réservés.
Les fredaines de Mitaize — Les bûcherons roaugeaiont, assis sur des troues abattus.
146
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Les fredaines de Mitaize (Suite) 1 .
Daniel n'insista pas, ce simple incident rame-
nait devant ses yeux la iolie de cette fuite que
tout à 1 heure il trouvait presque toute simple,
et il éprouvait une honte à s'en être fait le
complice; il songeait que Mitaize n’eût peut-
être pas osé se risquer sans sa colère de la
veille, sans sa faiblesse de ce matin.
II se repentait de l'avoir suivie au lieu de la
retenir, de la faire rentrer de force dans sa
chambre; maintenant, il n’avait plus qu'à mar-
cher avec elle, car, aussi bien, le jour était tout
à fait venu, les gens des Molières étaient peut-
être déjà rentrés chez eux, et leur fuite allait
être découverte.
On arrivait à la Crénaie, et Mitaize, résolu-
ment, s'engagea dans le chemin devant elle.
— Tu es sûre que c'est par là? demanda
Daniel ; il me semble que pour gagner Deni-
paire, il faut descendre?
— Oui, je suis sûre, n'aie pas peur, je n'ai
pas envie de me perdre.
Mais cent pas à peine plus loin, une sorte de
clairière se présenta, et, autour du plateau cou-
vert d'herbe, quatre ou cinq sentiers rayon-
naient, s'enfonçant sous les futaies dans toutes
les directions.
Cette fois, une hésitation arrêta la petite, et
son frère la prit par la main :
— Marguerite, retournons? veu.x-tu, il est
facile de dire que le bruit nous a réveillés, que
nous sommes sortis et que nous avons été trop
loin, nous serons un peu grondés, voilà tout.
Elle le toisa d'un coup d'œil méprisant ;
— Voilà tout! dit-elle, eh bien! moi, je ne
veux pas être grondée; surtout je ne veux pas
être là quand les Dorgebert arriveront.
— Cela ne les empêchera pas d'apprendre
que l'oncle et la tante Le Mauduy ne sont pas
nos domestiques, fit-il.
— Tu m'ennuies, ils ne pourront toujours pas
se vanter que nous nous plaisions chez eux, et
je trouverai moyen d’expliquer les choses à
Fanny ou à Marcelle Dorgebert; mais ne per-
dons pas notre temps à causer, il faut prendre
le sentier du milieu.
— Mitaize, il monte celui-là, je ne crois pas
que pour gagner l’autre côté de la montagne on
ait besoin d’escalader cette hauteur, le chemin
du bas doit tourner le bois plus facilement.
— Celui-ci est plus court, je le prends, dit-elle
d’un ton qui réadmettait pas la réplique; quand
nous descendrons, nous verrons la gare devant
nous.
Daniel n’en était pas si sûr, il lui semblait
vaguement reconnaître ce sentier pour l’avoir
pris lors de son excursion au camp romain;
mais il la suivit quand même dans l'étroit
chemin dont les pierres se détachaient sous
leurs pas, rendant l'ascension si pénible qu'ils
durent reprendre haleine plusieurs fois.
Mitaize, pour rien au monde, n'aurait proféré
une plainte ; cependant, elle dut so déchausser
pour enlever un caillou qui la blessait et qui
s’était introduit dans son fin soulier de cuir
jaune. Elle n’avait pu mettre ses bottines de
marche, car Madeleine les avait descendues
pour les cirer, et elle n’avait pas voulu s'attar-
der à les chercher.
Et puis, la gare n'était pas bien loin, et elle
se reposerait en wagon.
ils atteignirent enfin le sommet; mais, au
lieu de redescendre, le sentier filait entre les
arbres sur une sorte de plateau tapissé de
mousse; ce que Mitaize avait cru une simple
montée à franchir était, en réalité, une partie
delà montagne qui se continuait assez loin, en
éperon.
Au lieu de prendre un chemin de traverse,
Mitaize avait choisi le plus long, celui qui suit
les cimes, et, à moins de retourner sur ses
pas, on devait le continuer au hasard, sans
même savoir si ses détours conduiraient au
but. Elle ne voulut pas avouer son désappoin-
tement.
— Ce sont ces stupides enfants qui m’ont
trompée! fit-elle avec dépit; iis m’ont pourtant
dit ; « Toujours tout droit. » Enfin, mainte-
nant, au moins, le chemin est beau, c’est tout
à fait agréable.
Et elle se remit en route, lelong de ce chemin
si agréable, où cependant croissaient d’en-
nuyeuses ronces qui, tout à coup, s'accro-
chaient sournoisement à sa robe et ne s’en
laissaient pas détacher sans quelque avarie;
au moindre choc contre les branchés, celles-ci
laissaient échapper leur rosée sur la gaze
roulée autour du chapeau de Mitaize, lui
donnant un aspect lamentable.
Bientôt la mousse, disparut, cédant la place
à un tapis glissant formé des aiguilles de pins
tombées sur le sol.
Mitaize serrait les lèvres et avançait toujours;
mais elle dut, plusieurs fois, se retenir au bras
de sou frère pour ne pas tomber. Ils mar-
chaient depuis longtemps déjà, le soleil montait
rapidement dans le ciel et, même à l’abri des
arbres, la chaleur devenait torride; la petite
avait enlevé son manteau, au grand dommage
1. Voir lo n<> 365 du Petit Français illustré , p. i 34 .
LES FHEDAIKES UE MITAIZE
de sa robe légèi-e qui, maintenant, s'accrochait
partout, car les sapins rapprochés ue laissaient
l>lus qu'une place étroite entre leurs troncs aux
branches basses qu'il fallait écarter à chaque
pas.
Tout à coup Daniel la retint :
— Je 11e m'étais pas trompé ; je suis déjà venu
ici, et il doit y avoir un ravin devant nous.
Laisse-moi descendre le premier.
En effet, traversant le plateau du nord au
sud. un fossé profond creusait le sol de sa cou-
pure nette dont les parois rocheuses dispa-
raissaient sous les herbes folles et les arbustes
épineux.
Mitaize descendit avec précaution, puis
remonta bravement, non sans peine ; mais
quand elle eut atteint l'autre bord et qu'elle vit
le sol tout couvert de roches éboulées, de
pierres moussues entassées comme un mur
devant eux. elle se laissa tomber sur un quartier
de roche et se mit à pleurer.
— Je 11e pourrai jamais passer là dedans,
dit-elle.
— Alors, retournons, Mitaize, veux-tu?...
Elle secoua la tête négativement et essuya
ses yeux.
— Pour cela, non; mais il faut que je me
repose ou bien je 11e pourrai pas aller plus
loin, et je ne voudrais pas manquer le train.
En ce moment, par delà la forêt silencieuse,
un coup de silûet aigu résonna, que répétèrent
deux ou trois échos, et le roulement sourd d'un
train eu marche monta de la plaine.
— Oh ! nous ne pouvons plus arriver, quel
ennui ! lit-elle; nous voici forcés de ne prendre
que le train suivant.
— Bah ! lit Daniel, ravi de sentir du temps
devant eux, cela nous permettra de déjeuner;
j ai faim, tu sais, Mitaize, et il faut ouvrir ton
panier.
Hélas! les provisions emportées se rédui-
saient à deux tablettes de chocolat et quelques
pastilles; et Daniel fit la grûnace devant ce
déjeuner de poupées.
— Je meurs de soil, dit-il; si nous cueillions
quelques mûres? cela vaudrait mieux que rien.
— Cueillcs-en si tu veux, répondit-elle, moi,
je n'en puis plus.
Mais, au bout de cinq minutes, la petite,
restée seule, fut prise de terreur à l’idée que
Daniel pouvait partir sans elle et elle se jeta
dans le taillis en l'appelant de toutes ses
forces.
— Eh bien! quoi? me voici, dil-il en repa-
raissant près de là; qu'est-ce qui te prend, de
crier si fort ?
Elle baissa la tête, confuse et ne répondit
pas.
— Sais tu que tu es jolie, fit-il en la regar-
dant du haut en bas; tu as l'air d'une men-
diante, ma chère, ta robe est en loques, ton
chapeau est horriblement déformé.
-- Et loi, dit-elle très froissée, ton pantalon
est déchiré aux genoux ; si tu crois être correct,
tu te trompes beaucoup.
— Marchons, 11 est-ce pas? il faut; absolument
nous presser.
Elle avait repris son air accoutumé, et, tous
Mitaize se laissa tomber sur un quartier de roche.
deux s'engagèrent à travers les pierres amon-
celées où, ça et là, des myrtilliers avaient pris
racine; ils buttaient contre des souches, sc
heurtaient à des quartiers de roche trop hauts
pour être franchis et qu'ils devaient contourner-
les obstacles semblaient s'accumuler comme à
plaisir pour leur barrer le passage; puis les
arbres s’écartèrent et, dans l'espace libre oti
les hautes tiges des digitales se balançaient
au vent, une sorte d'autel carré se dressa.
— Tu vois, c'est le camp romain, fit Daniel,
il m’avait bien semblé reconnaître les alen-
tours; vois- tu, Mitaize, ici on a fait des fouilles;
à droite, où il y a cette longue pierre creusée,
il paraît que c'est le cercueil d’un chef et l'on
a trouvé là dedans toute sorte de choses
curieuses. Mens voir, là, par terre, il y a des
pierres sculptées, une tête d’homme, on croirait
qu’il nous regarde.
Mitaize s'était curieusement avancée, mais,
à la vue du bas-relief, en partie enfoui dans la
mousse et d'où une tête de grandeur naturelle
émergeait seule, Axant sur eux ses yeux de
pierre, elle poussa un cri de terreur et s’élança I
en avant.
Heureusement, au delà du front du camp, la
pente, très raide, n'avait plus de roches, et
Daniel se mit à la poursuite de sa sœur. Elle
courait affolée, ne sentant plus sa fatigue;
tant qu’on fut sous la futaie, tout alla bien,
mais quand il fallut traverser le taillis, dont la
large bordure enserrait le bois, les difficultés
recommencèrent et la toilette de .Mitaize subit
encore plus d’un accroc fâcheux.
Enfin, lasse à mourir, la petite fille s’arrêta,
et les deux fuyards regardèrent autour d’eux.
Des arbres, partout des arbres, des sapins qui
couvraient les pentes de leurs hautes colon-
nades toujours pareilles; plus de trace de !
sentier...
— Qu'allons -nous faire? demanda-t-elle,
presque timidement.
— Que veux-tu que nous fassions? répondit-
il avec mauvaise humeur, trouver un chemin
qui nous conduise quelque part, après nous
verrons. Tiens, il y a une fumée, à gauche,...
la vois-tu? allons de ce côté, peut-être y a-t-il
des bûcherons auxquels nous pourrons deman-
der la route...
11 n'osa pas ajouter... la route des Molières,
mais il comptait bien, à présent que sa sœur
pouvait toucher du doigt la folie de son entre-
prise, qu’elle ne ferait plus d'objection, le
moment venu.
A grand'peine on parvint à l'endroit où le
feu était allumé ; c’étaient en effet des bûche-
rons qui, à l'abri d'une roche, venaient de
préparer leur repas; un chariot dételé reposait
à terre sa longue limonière, deux bœufs encore
jouxtés ruminaient, le nez dans leur provende,
et les hommes, assis sur des troncs abattus,
mangeaient, puisant à même, chacun avec sa
cuiller, dans la marmite de terre.
L’un d’entre eux avait aperçu les enfants :
— Parions que vous n'avez pas trouvé la fon-
taine? leur dit-il d'un air entendu, les gens de
la ville qui viennent par ici rfen font pas
d'autre et, quand il fait chaud, rester sur sa
soif n’est pas amusant. Si le cœur vous en dit,
ma petite demoiselle, vous pouvez vous rafraî-
chir à la cruche.
Mitaize prit une mine dégoûtée et regarda
son frère, mais celui-ci, qui avait encore plus
faim que soif, ne la laissa pas répondre; il prit
la parole le premier.
— Si vous vouliez nous vendre un morceau
de pain, dit-il, vous nous rendriez grand
service.
Le plus âgé des bûcherons était déjà debout;
il tirait d'un sac de toile une grosse miche de
pain noir à peine entamée et en coupait deux
larges tranches.
— Vendre, non, dit-il, mais donner, oui. Ça
ne se refuse pas du pain. Et il ajouta ; Je vois
ce que c’est, vos parents sont quelque part là-
haut, vous avez voulu marcher en avant et
vous vous êtes perdus.
Dany 11'osait pas répondre, mais Mitaize
s’écria très vite.
— Mais nous devons les rejoindre à la gare
de Saint-Michel, et nous y arriverons en même
temps qu'eux, si vous voulez bien nous indi-
quer le chemin à suivre.
— La gare est encore loin d'ici, ma petite
demoiselle, et vous avez l'air bien fatiguée,
dit-il eu hochant la tête.
Elle se redressa en s’efforçant de sourire :
— J'irai très bien jusque-là, je vous assure.
— En ce cas, vous n’avez qu'à couper à
gauche, sous bois. Par là, tenez..., ne vous
inquiétez pas des sentiers et descendez tou-
jours jusqu’à la lisière, de là, vous verrez le
village droit devant vous. Pourtant, croyez-
moi, reposez-vous un moment, un de nous ira
à la recherche de vos parents qui sont peut-être
inquiets.
— Non, fit Daniel, c’est inutile, vous ne les
trouveriez pas et nous vous remercions beau-
coup ; puisque vous le permettez, nous allons
rester là un instant, ma sœur a besoin de repos
et moi aussi.
Le vieux bûdjeron jeta sur le sol une bras-
sée de branches de sapin et fit signe aux
enfants de prendre place sur ce siège impro-
visé.
Mitaize s'y laissa glisser avec un soupir de
soulagement et Dany, plus perplexe que jamais,
s'y étendit auprès d’elle. Lorsqu'il avait abordé
les bûcherons, son premier mouvement avait
été de se nommer et de prier l'un d’eux de les
reconduire aux Molières, puis il s’était décidé
à attendre une Occasion de parler, et mainte-
nant il n’osait plus. Son caractère assez mou
! se refusait à toute initiative et, puisqu'il avait
suivi sa sœur, autant valait continuer jusqu'à
ce qu’elle s'avouât incapable d'aller plus
loin.
( A suivre.)
P. F.
LES ENFANTS DE TROUPE
149
Les enfants de troupe.
Le gymnase à l’École d'enfants de troupe de Rambouillet (Cliché Jules David).
Sous l'ancien régime, les soldats étaient
autorisés à se marier, et un grand nombre de
femmes accompagnaient l'armée. Dans les régi-
ments naissaient des enfants que les parents
avaient grand'peine à élever, le roi ne faisant
absolument rien en faveur des familles mili-
taires : la maigre solde du père devait subvenir
à tous les frais. Aussi les enfants de soldats
étaient-ils appelés de bonne heure à gagner
leur vie, et beaucoup d'entre eux devenaient
« valets » ou « goujats ».
On appelait ainsi alors des jeunes gens qui,
sans être enrôlés dans l'armée régulière, sui-
vaient. les troupes pour apprendre le métier
des armes et que nourrissait la charité des
gens de guerre auxquels ils rendaient des ser-
vices en faisant leurs corvées, au même titre
probablement que les mousses de nos jours
qui sont, en quelque sorte, à bord, les servi-
teurs des matelots.
L'armée se mettait-elle en campagne, femmes
et enfants partaient avec elle, se blottissant
tant bien que mal dans.de pauvres charrettes.
On voit, dans beaucoup de tableaux ou estampes
du temps de Louis XV, des enfants de sept à dix
ans jouant, à la balte, avec les soldats. Comme
le dit M. le capitaine Mader, auquel nous em-
pruntons ces détails', ces enfants ne peuvent
guère être que des enfants de soldats.
La situation de ces petils malheureux était
donc fort triste. Condamnés à une existence
nomade, vivant dans un milieu peu recom-
mandable, réduits, sinon à la mendicité, du
moins à la servilité, ayant sous les yeux plus
de mauvais exemples que de bons, ils ne pou-
vaient espérer sortir de leur humble condition.
Ils devenaient la plupart du temps musiciens,
fifres ou tambours. •< A toutes les phases de
notre histoire, nous retrouvons sur le champ
de bataille et un peu partout les petits tam-
bours, ces enfants de soldats, ces enfants, quel-
quefois maraudeurs et indisciplinés, mais tou-
jours insouciants et braves devant l’ennemi. »
Vers 1767, un officier de cavalerie, le che-
valier de Pawlet, conçut le projet, ainsi qu'il
l'expose lui-même dans un mémoire, « de tirer
des hôpitaux de Paris 700 jeunes orphelins ou
autres enfants d'indigents amoncelés dans ces
lieux-là par la misère et dans la misère, de les
rassembler dans une caserne pour les élever
sous une forme militaire en leur faisant
apprendre différents métiers en raison de leur
Les Écoles d enfants âe troupe. 1 vol. in-8, Paris, 1 894 (Henri Charles-La vauzclle).
ISO
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
plus ou moins de dispositions, surtout les plus
intéressants pour des soldats. » On voit, d'après
ce programme, que le philanthrope Pawlet se
proposait de préparer de bonnes recrues à
l'armée, mais non d'instruire les enfants de
troupe, 'lais l’institution qu'il rêvait de créer
appela l'attention sur ces pauvres petits. Il
ouvrit en 1772, à la barrière de Sèvres, un éta-
blissement destiné à recevoir les fils de mili-
taires morts ou blessés au service, et sa géné-
reuse initiative inspira au due de Liancourt
l’idée de fonder une école d'enfants de troupe.
La Révolution bouleversa ces tentatives. Au
commencement de ce siècle, on en revint au
système ancien, en le réglementant : on laissa
les enfants de troupe dans les régiments, en
les plaçant sous la surveillance directe d’un
officier, secondé par des sous-officiers et capo-
raux. Ce personnel devait leur enseigner à
lire, h écrire, à calculer, leur donner en outre
l'instruction militaire, leur faire faire des exer-
cices physiques, tels que la natation, surveiller
leur instruction morale et leur faire apprendre
un art ou un métier utile aux armées. C’est
ainsi que les uns étaient mis en apprentissage
chez les maîtres ouvriers, pour devenir tail-
leurs, bottiers ou bourreliers, tandis que les
autres prenaient part aux leçons des élèves-
tambours ou des élèves-clairons.
Mais, comme on le voit, il semblait qu'on
cherchât à les maintenir dans la condition
humble dont ils étaient sortis. Peu à peu cepen-
dant les chefs de corps encouragèrent les
efforts de ceux qui montraient des dispositions
particulières. Ceux qui obtenaient des bourses
dans les lycées étaient admis ù en suivre les
cours : toutes facilités leur étaient offertes à
cet égard. Aussi n'est-ii pas tout à fait juste de
dire, comme le capitaine .Mader, que, jusqu'en
1884, l’enfant de troupe était fatalement
condamné à ne devenir qu’un tambour ou un
ouvrier dans les régiments.
Toutefois il est bien certain que cette date
de 1884 marque le début d’une ère nouvelle.
C’est l’époque de la création des Écoles mili-
taires préparatoires et de l’Orphelinat de la
Boissière, établissement dû à la munificence du
commandant Hériot, digne imitateur, il un
siècle de distance, des Pawlet et des Liancourt.
Aux termes de la loi du 1 0 juillet 1884, les
fils de militaires peuvent être, sous certaines
conditions, admis dans l’armée et classés enfants
de troupe. Ils restent jusqu'à treize ans dans
leurs familles, celles-ci recevant une petite
pension pour les élever ;de 100 à 180 francs pal-
an). Mais, de treize à dix-huit ans, ils sont
versés dans les écoles, lesquelles sont au
nombre de six, savoir : à Rambouillet, à
Montreuil-sur-Mer, à Saint-IIippoiyte-du-Fort et
aux Andelys, pour l'infanterie ; à Autun, pour
la cavalerie ; à Billoin, pour l’artillerie et le
génie.
A dix-huit ans, l’élève doit contracter un enga-
gement de cinq ans, faute de quoi il est rendu
à ses parents, et ceux-ci sont alors tenus du
rembourser à l’État la moitié des frais d’en-
tretien que leur fils lui a coûtés.
Ces établissements fonctionnent depuis une
dizaine d’années, et déjà ils ont rendu de grands
services à l'armée en lui fournissant des sujets
instruits capables de faire; pour la plupart,
sinon des officiers, du moins de bons sous-
officiers. Sans posséder encore les éléments
d’une statistique complète, on peut évaluer la
proportion des sergents et des maréchaux des
logis à un tiers des engagés ; un autre tiers
reçoit les galons de caporal ou de brigadier ; le
dernier tiers se compose de simples soldats
(musiciens, ouvriers, prévôts d’armes, moni-
teurs de gymnastique, etc.).. Mais on peut
admettre que beaucoup de ces simples soldaLs
et de ces caporaux sont destinés à devenir
sons-officiers par la suite.
Quant à ceux qui ont de plus hautes ambi-
tions, libre à eux de quitter l’école : Us n’ont
qu’à obtenir une bourse dans un établissement
quelconque d’instruction, lyeée ou collège, et
ils sont immédiatement rayés des contrôles.
Les cours sont professés, dans les Écoles
d'enfants de troupe, soit par des officiers, soit
par des instituteurs civils. Les éludes sont à
peu près celles de l’enseignement primaire ou
de l’enseignement secondaire moderne. Le
dessin de paysage et la musique vocale figu-
rent au programme. On y joint la musique
instrumentale. La plupart des écoles ont une
fonfare, et c’est un spectacle amusant de voir
tel de ces bambins porter un instrument
presque aussi grand que lui et marcher grave-
ment, les joues enflées, comme la grenouille
lorsqu'elle cherchait à se faire aussi grosse
que le bœuf.
« Si la musique a une importance réelle dans
les régiments, dit le capitaine Mader, à plus
forte raison est-elle pour les enfants un stimu-
lant dans les marches, dans les exercices ; elle
rehausse l'éclat des revues et constitue toujours
pour les élèves une distraction et un délasse-
ment.
« Elle augmente enfin l’intérêt et l’attraction
des fêtes annuelles qui, à l’exemple du régi-
ment, sont données dans plusieurs écoles. Dans
ces cérémonies, les enfants exécutent les exer-
cices les plus variés en présence d’un public
toujours nombreux; ils montrent leur adresse
et leur vigueur et ils excitent sou\ eut l’admi-
ration par la souplesse et l’agilité dont ils font
preuve et par la régularité dans les mouve-
ments. »
LES ENFANTS DE TKOL’PE
En effet, les exercices physiques se font, dans
les diverses écoles militaires d’infanterie, avec
une rare perfection : boxe, canne, gymnastique,
escrime, sont l’objet (les soins les plus atten-
tifs. La danse, bien que réglementairement
elle fasse partie des arts d’agréments ensei-
gnés, est naturellement plus négligée. Quant à
la vélocipédle et aux sports, en honneur dans
la jeunesse civile, ils n'ont pas encore acquis
droit de cité dans les Écoles d'enfants de
lot
variât l’objet de ses réflexions, qui étendît le
champ de ses connaissances, qui satisfit la curio-
sité de son esprit, on a accepté avec recon-
naissance tout ce qu'on recevait et on l'a
presque indistinctement donné en pâture à ces
jeunes gens, sans songer qu'il y avait là, dedans
bien des ouvrages qui n'étaient guère à leur
portée.
De plus, les livres, à force (l'être lus. sont
abîmés, déchires : ils finissent par s'user
Exercices de canne f Cliché Joies David1.
ou se perdre. Les écoles 11e peuvent pas tou-
jours recourir à la générosité de leurs donateurs
habituels. Aussi les bibliothèques deviennent-
elles de plus en plus pauvres.
C'est pourquoi j'ai songé à m'adresser aux
lecteurs du Peut Français illustré. Si vous avez
des livres amusants ou instructifs dont vous
vouliez faire profiter les fils des soldats, vos
futurs camarades de régiment, vos futurs
compagnons de chambrée, faites-en un ballot
que vous enverrez aux écoles dont j'ai donné la
liste.
Ces livres seront les bienvenus, j'en suis cer-
tain, et on vous remerciera d'avoir songé à de
bons petits Français qui aiment leur pays, qui
11e rêvent que de le défendre, de le venger, et
qui ont pris, comme ceux de Montreuil, cette jolie
devise : « Surtout qu'on nous attende'. » E. M.
troupe, mais nul doute qu'on ne finisse par y
venir un jour ou l'autre.
Il est malheureusement un point qui laisse à
désirer. Le budget de ces écoles est maigrement
doté, et les frais d'instruction proprement dits
l'absorbent complètement. Aussi n'a-t-on pu
constituer des bibliothèques abondamment
pourvues d'ouvrages dont la lecture soit saine.
Obligé de renoncer à des acquisitions coûteuses,
on a fait appel aux bonnes volontés indivi-
duelles. Des donateurs bien intentionnés ont fait
cadeau aux écoles des livres qu'ils ne tenaient
pas à garder. Ils les ont envoyés sans y regar-
der d'assez près quelquefois, et sans se deman-
der si c'était bien ce qui convenait à des enfants
de condition médiocre. Trop heureux de don-
ner à cette jeunesse quelque chose qui prit
l'intéresser, qui parlât à son imagination, qui
132
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Chryséis au
Malgré toutes les protestations de ses alliés, I
le colonel refusa de s'arrêter plus longtemps, et
reprit tristement, dès le petit jour, le chemin
qu’il avait suivi la veille avec tant d’espoir.
Tidi-hou, fils des dieux, était incapable de
lui proposer de l’accompagner, ne se tenant
plus sur ses jambes; mais il pleura comme un
veau en le voyant partir. Cependant, comme il
restait encore des victuailles, le festin ne fut
pas interrompu par le départ des Français, et
reprit de plus belle après, tant qu’il resta un os
de poulet, une queue de mouton et une calebasse
d'eau-de-vie.
Le colonel avait donc fait fausse route. L’autre
détachement avait-il été plus heureux?
On s’en doute, puisque Paul Rozel avaitrelevé
la trace du nord, la seule bonne, et qu’il s’y
était tenu. La double direction des vestiges,
qui avait trompé M. Verduron, tenait à la visite
qu’avait reçue Sidi-el-Hadj, la veille: la trace
du sud, qui se confondait plus loin avec d’autres,
était celle des Touareg qui avaient averti le
cheik.
Al'aube donc,les deux détachements s’étaient
séparés, et Paul avait dit à son chef :
— Mon colonel, je vais faire chou-blanc, pour
sûr : c’est à vous que le succès est dû. Aussi,
soyez tranquille, dès que je serai sûr que je me
trompe, j’aurai vite fait de rebrousser chemin
et de vous rejoindre.
Chryséis retrouvera-t-eUe son cotillon?
Tout ébranlé qu’il fût dans sa confiance,
Paul Rozel voulut faire les choses conscien-
cieusement. Jubier et Gobain l'accompagnaient,
et, à l'envi, relevaient les traces. Cela dura
ainsi une demi-journée, dans des sables fins qui
brûlaient les pieds des hommes.les fatiguaient,
et décourageaient le jeune officier, presque
persuadé maintenant, tant Lucien s’était moqué
de la trace du nord, qu’il faisait, comme il
disait, de la bouillie pour les chats.
Tout à coup, aux sables fins, succéda le gneiss,
comme l’avait fort bien reconnu Chryséis, et
les traces cessèrent complètement.
— Envolé, le gourbi! fit Jubier.
— Deux sous de récompense à qui le retrou-
vera! ajouta Gobain.
— Ça fait encore un objet perdu, quoi!... ce
qu’il en pleut dans ce pays-ci !... Mon lieutenant?
— Qu'y a-t-il, sergent?
— Sans vous commander, est-ce que je pour-
rais m’astiquer de vous demander co qu’ils vont
désert (suite)'.
chercher, ceux que nous courons après? Il n’y
a rien que le vrai désert de tous les côtés à
partir d’ici : ils ont donc bien besoin de se
sauver, qu'ils se earapatent dans un pays
pareil?...
La réflexion frappa Paul Rozel, déjà presque
résolu à rebrousser chemin, tant l'odeur de la
poudre l’attirait dans le sud.
— Vous avez peut-être raison, sergent, dit-il.
Déployons-nous en éventail et avançons encore.
Bien leur en prit. Cent pas plus loin, Gobain
suffoqué de joie, ramassait uue boucle d'oreille
et disait à son officier :
— Ah! mon lieutenant, ça pousse-t-il dans
le sable, ces brimborions-là?... on 11e l'a pas
perdue, que je vous dis, on l’a jetée exprès!. .
Et l'on avança... et l'on trouva la seconde
boucle d'oreille.
Puis ce fut un lambeau d'étoffe, qui suggéra
aux sergents la même idée qu’à Merced :
— Tiens! via qu’on joue au Petit Poucet!
Puis on trouva un fragment de mouchoir
marqué C. V., et l’on ne douta plus. Mais Jubier
11e se tint pas de dire tout bas à Gobain :
— Mon vieux, j’ai idée que nous allons retrou-
ver mademoiselle dans une fichue toilette!...
Excités par l'espoir du succès, les soldats,
qui savaient maintenant que l'on était sur les
traces de « mademoiselle », allaient devant eux
sans demander de repos, sans songer à leurs
fatigues, riant entre eux de la déconvenue cer-
taine de leurs camarades, se faisant une fête de
ramener la fillette à leur chef. Car elle vivait,
elle espérait, elle appelait à son secours : chaque
indice le criait bien haut.
Un peu plus loin, c’était une courte mèche de
cheveux blonds, arrachés plus que coupés.
Très ému. Paul Rozel les .serra pieusement dans
son portefeuille pour les remettre au colonel en
murmurant :
— Ah! si son père était là !...
Et les jeunes officiers, qui, peu de temps
auparavant, s’étaient tant amusés de l’arrivée
et de l'extravagance de Chryséis, se sentaient à
présent tout impressionnés en présence de ces
lambeaux, muets témoignages des souffrances
de la captive, pressants appels à leur dévoû-
ment, à leur courage.
Quelques pas plus loin, Jubier et Gobain, qui
marchaient en avant, s’arrêtèrent ahuris :
— Mon lieutenant!...
— Qu'y a-t-il?...
— Vlà qu’ils sont noirs, maintenant, les
cheveux de notre demoiselle !... Est-ce que nous
1. Voir le n° 3G5 du Petit Français illustré, p. 141
CHRYSÉ1S AU DÉSERT
153
serions comme qui dirait les pompiers d'escorte
du coiffeur de la tribu?...
Paul regardait avec une stupéfaction égale
les cheveux de Merced.
— Ou bien, insinua Gobain, si ça serait qu'elle
aurait bruni? il fait si chaud, dans ce pays-ci!
Paul haussa les épaules en souriant :
— Je crois plutôt, sergent, que nous ferons
d'une pierre deux
coups, et que
nous en délivre-
rons deux pour
une. La pauvre
petite aura trou-
vé une compa-
gne de captivité;
ce n'est malheu-
reusement pas
rare chez ceux
que nous pour-
suivons.
— Ah! si c’est
comme cela !
murmura le ser-
gent convaincu.
Alors, mon lieu-
tenant, que nous
serions par sup-
position des
chiens de Terre-
Neuve, et que
nous mériterions
la médaille de
sauvetage ou le
prix de M. de
Montyon?
— Précisé -
ment,monami...
Bon, une médail-
le maintenant !
c'est ce que vous
réclamiez...
Après les mé-
dailles et la chaînette, il y eut une interruption
dans les petites bouées. La nuit tombait d'ail-
leurs, il fallut s'arrêter. Le lendemain, à
quelque distance, on commença par trouver
un tesson.
— Les voilà qui cassent la vaisselle, déclara
Jubier enchanté. J'ai toujours pensé que notre
demoiselle était plutôt capable de cela que de
la disposer artistement sur une table
Et la marche en avant continuait, infati-
gable, ardente ; les soldats, bien approvision-
nés, soutenus par l'espoir du succès, ga-
gnaient, sans s'en douter, à chaque heure du
terrain. Le troisième jour, on trouva les restes
du campement : des moutons morts de soif
près d’un feu éteint.
— Diable! dit Paul, cela se gâte : ils n'ont
plus d’eau. Ils n'iront peut-être pas bien loin,
mais qui sait si cela ne sera pas trop loin encore
pour celle que nous cherchons?...
Désormais plus de débris, ou à peine sur la
route du nord, mais de distance en distance un
mouton ou des agneaux morts. Puis deux
lévriers tués à coups de fusils...
— Cela va mal, cela va mal, disait Paul.
Toutes ces bêtes
sont mortes de-
puis longtemps :
de combien sont-
ils en avance sur
nous?
Et il craignait,
sans oser le dire,
de trouver au
milieu de ces
épaves mortes le
corps déjà roidi
de la petite tille
aux cheveux
blonds qu'il ve-
nait chercher si
loin.
La troupe par-
tageait son an-
goisse : arriver
trop tard après
avoir été si
près !... non.
Dieu ne le per-
mettrait pas...
Enfin on trouva
les chameaux
évenlrés dont la
poche de réserve
avait fourni la
dernière goutte
d'eau aux Toua-
reg.
—Victoire! cria
Paul, ils palpi-
tent encore. Un effort, camarades 1 nous les
tenons... et elles sont vivantes; tenez!
Et sur le sable brûlant, à côté des chameaux
morts, il ramassait joyeux deux mèches de
cheveux nouées ensemble.
— En avant! mes amis, en avant!
Et Jubier, remontant son sac d’un tour
d’épaule :
— J’ai idée que je vais lui rendre son
cotillon, pour lors, et quelle n’en sera peut-être
pas fâchée. .
Tidi-hou passe définitivement au rang
des dieux.
« En cyprès noirs, changez les myrtes d'hyménée... ■■
0 Rosita!... triste retour des choses humaines :
tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse ;
Paul regardait avec stupéfaction
les cheveux de Merced.
154
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
tant s'engouffrent les queues de mouton dans
un estomac élastique qu'à la fin il se rompt;
tant va le gosier, si cuirassé qu'il soit, à l’eau-
de-vie, qu'un jour vient où il se consume...
Mais à quoi bon continuer cette fatale litanie?
Qu'il suffise de savoir qu'une indigestion hor-
rible, surhumaine, convulsionnait, à la suite de
ses fraternelles agapes, Tidi-liou, fils des dieux,
au milieu des lamentations de son peuple
consterné.
11 se roulait littéralement sur le sol, malgré
les tasses de thé, sucrées au miel sauvage, que
Rosita lui préparait sans relâche et qu'il trou-
vait bien fades; ses fils l’entouraient, à la fois
émus et surpris, ne trouvant pas logique qu'un
excès de victuailles eût pu l'affaiblir à ce
point.
Les sorciers avaient, d'autorité, envahi la
case; ils brûlaient force plumes de poulets sur
un réchaud d'or ciselé devant les fétiches du
logis, afin d'obtenir la guérison du malade ;
l’air devenait irrespirable, mais le mieux ne
se prononçait pas, au contraire. Entre deux
hoquets, Tidi-liou se tourna vers Rosita en
balbutiant :
— Musique!.. . Sorcière du pays des blancs,
musique !...
La pauvre reine, les yeux remplis de larmes,
décrocha la guitared’une main tremblante, et le
lils des dieux fit signe qui' c’était bien cela qu’il
voulait.
Elle essaya quelques accords...
— Non!.,, non! balbutia Tidi-liou.
Elle s’approcha tout près de lui :
— Que veux-tu? lui demanda-t-elle... que
veux-tu?...
Un des négrillons entonna le chant de guerre j
de la tribu, en claquant les doigts en mesure
pour faire l’accompagnement.
-- Non!. . non!.., dit encore le roi nègre.
— Il était un petit navire? chantonna la reine
qui avait plutôt envie de pleurer, en voyant
son mari dans un si triste état, quoique l'idée
d’une issue fatale ne se fût pas encore pré-
sentée à son esprit.
— Non!... non!... mironton... mirontaine.
— Malborough ! murmura Rosita d’une
voix qu’étranglait à la fois l’émotion, et l'as-
phyxiante fumée des plumes de poulets qui
se consumaient sans relâche aux psalmodies
incessantes des sorciers.
La reine se mit à chanter, Ti-
di-hou était tout oreilles, malgré
ses souffrances, et ses tremble-
ments nerveux suivaient pres-
que la mesure, tandis que ses
yeux convulsés se tournaient
vers la sorcière blanche avec
une sorte d’extase.
— Elle vit venir son page,
.Mironton, ton ton, mirontaine
Elle vit venir son page
Tout de noir habillé. ..
Le pauvre monarque eut une
syncope dont la reine, les sor-
ciers et les négrillons eurent
grand’peine à le tirer.
— Encore!., dit-il en repre-
nant ses sens. L’héritier du trône
crut que c’était de l’eau-de-vie
qu’il demandait et courut en
chercher, mais Tidi-liou détourna
la tête avec un tel dégoût, que, pour faire
disparaître avec une attention toute filiale le
corps du délit, les négrillons se le partagèrent
séance tenante.
Ce refus avait consterné les sorciers, qui, à
partir de ce moment, n'augurèrent plus rien
de bon de l’état du malade.
— Mironton... mirontaine..., balbutia le
moribond.
Le cœur serré, quoiqu'elle fût encore sans
inquiétude, Rosita reprit la chanson; Tidi-hou
dodelinait de la tête comme un vieux chat mélo-
mane, et semblait regarder dans le vague la
belle dame blanche sur sa tour et le page tout
de noir habillé.
— Quittez vos habits roses
Mironton, ton ton, mirontaine.
Quittez vos habits roses
Et vos satins brochés...
La main de Tidi-hou, fils des dieux, pendait
inerte sur la natte qui lui servait de lit.
G. M,
La maiii de Tidi-Flou pendait inerte sur la natte qui lui servait de lit.
(A suivre.)
LA PHOTOGRAPHIE DE L’INVISIBLE
loo
La photographie de l’invisible.
Il n'y a guère plus de six semaines, un fait
extraordinaire mettait en rumeur le monde
savant. Un professeur allemand, le docteur
Roentgen, de Wilrtzbourg, venait, après de
longues recherches, d'obtenir un cliché pho-
tographique d'une espèce toute particulière.
Ce cliché représente le sque-
lette d’une main humaine, vi-
vante, squelette que l'appareil
photographique a été
travers les muscles, la chair et la
peau, et dont il a fixé l'image.
Pour cela, l'opérateur a éclairé
l'objet •(c’est-à-dire, dans ce cas
particulier, la main d'un homme
vivant) à l'aide de rayons que les
savants appellent, jusqu'à nou-
vel ordre, « rayons X », et qui
proviennent du passage d'un
courant électrique dans un tube
de xTerre où l'on a d'abord fait le
vide. Ces rayons, dont on ignore
encore la vraie nature, traver-
sent la peau, la chair, les mus-
cles, le bois, le carton, comme
les rayons du soleil traversent
le verre. En d'autres termes, des
corps opaques, comme le bois,
le carton, la peau, la chair, les muscles, sont
transparents pour ces rayons qui n'ont sans
doute pas encore dit leur dernier mot.
Et, de même que l'on peut, à la lumière du
soleil, photographier un objet placé derrière
une vitre, il est désormais possible, à la lumière
de ces rayons encore mal connus, d'atteindre,
pour en lixer limage, un objet placé derrière
un corps opaque, et. soustrait par conséquent
à l'action de la lumière ordinaire. — On remar-
quera, dans le cliché ci-contre
représentant le squelette
d'une main vivante, que le
métal de la bague s’est com-
porté non comme les muscles
et la pe.au, mais comme les
os eux-mêmes, c'est-à-dire est
resté opaque aux rayons X.
Depuis, dans tous les la-
boratoires de physique du
monde, on s'escrime à répé-
ter, à varier la surprenante
expérience imaginée par le
professeur Roentgen. On pho-
tographie des serrures à tra-
vers des portes closes, des
boussoles ou des montres en-
fermées dans des éçrins ou
dans des boîtes. Enfin, chose
plus intéressante encore, on
cherche à appliquer la nou-
velle découverte à l'étude des maladies, frac-
tures, blessures du système osseux On a pu
déjà, paraît-il, redresser un pied déformé.
après avoir pris une image du squelette de ce
pied.
Enfants qui nous lisez aujourd’hui et à qui
la vie réserve des années nombreuses, de
quelles étranges merveilles, de quels prodiges
inattendus vous serez un jour les témoins!
H. B.
1 no chaîne de montre photographiée à travers les parois du coffret qui la contenait.
156
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
Variétés.
Le passeport «l’nii chien. — Le nommé
Owney, « chien de la poste des États-Unis d’Amé-
rique », possédait, avant sa mise à la retraite, un
passeport qui lui avait été délivré en bonne et due
forme par le consul américain au Jqpon. Voici
quelques passages de ce document : « Ce passe-
port est délivré au chien Owney afin qu’il puisse
voyager à l’intérieur. Le chien est invité à se
conduire d'une manière convenable et conciliante
envers les autorités et le peuple du Japon... Il est
prié d’observer l’avis ci -dessous :
« Le porteur, en voyageant à l'intérieur, doit
obéir à tous les règlements locaux. Il ne lui sera
pas permis de se livrer au commerce, de conclure
des contrats, de louer des maisons ou de résider
à l’intérieur du pays. Il ne lui sera pas permis de
faire.usage. .d’armes a feu ni de chasser eu dehors
des concessions. Il lui est interdit d’aller à cheval
voir les incendies, et de négliger de payer les
péages et sa place à bord des bacs à vapeur. »
Inutile d'ajouter qu’Owney s’est scrupuleuse-
ment conformé à la plupart de ces prescriptions.
* *
Herbier* ancien*. — La durée de la conser-
vation des herbiers dépend de l’habileté et des
précautions apportées dans la préparation des
plantes, et un peu aussi de la constitution et du
choix des végétaux On cite un certain nombre
de collections qui datent d'une époque assez loin-
laine. Tels sont :
A Bâle, l'herbier de Gaspar Bauhin, botaniste,
mort en 1582 ;
A Paris, a la bibliothèque du Jardin des Plantes,
dans les nouveaux bâtiments : l'herbier deTour-
nefort, mort eu 1708; celui de Vaillant, mort en
1722; celui de Michaux, mort en 1802 ;
A Londres, au Musée britannique :
Celui de Wray, mort en 1705; celui de
Kaempfer, mort en 1710.
*
* *
L,e café de bouton*. — On avait cru jus-
qu’à présent que le corozzo ou ivoire végétal ne
servait qu’à faire des boutons; or il paraît qu’il a
d'autres propriétés. La manipulation du corozzo
donne, eu déchet, une poudre blanche qui,
torréfiée, possède un arôme comparable au meil-
REPONSES AUX QUESTIONS DU NUMERO :*G5.
I Question littéraire.
Sedaine (Michel-Jean), auteur dramatique, né â Paris (1719-
1797), était fils d'un architecte pauvre. Ayant perdu de bonne
heure ses parents, il se lit tailleur de pierres pour vivre; mais
il lisait et étudiait tout en faisant ce métier, et bientôt il le
quitta pour se livrer aux lettres et travailler pour le théâtre.
Il a écrit des comédies, des livrets d'opéra-comique, d opéra,
des pièces de vers II fut reçu à l’Académie française en 1786.
Ses deux meilleures comédies, restées d'ailleurs au répertoire
du Théâtre-Français, sont : le Philosophe sans le saooir et la
Gageure imprévue.
H. Question géographique.
La Floride est une presqu’île de l'Amérique du Nord et l’un
des États de l’Union, entre le Golfe du Mexique, l'Atlantique,
l’Etat d Alabama.et la Géorgie. Son nom lui vient de ce qu'elle
fut découverte par l'Espagnol, Ponce de Léon, en 1313, le jour
des Rameaux (en espagnol, Pascua Florida. Pâques fleuries).
leur « Bourbon »> ou « Java ». Des commerçanls
peu scrupuleux s’en serviraient, parait-il, pour
opérer des mélanges réputés. Nos pères n’au-
raient pas trouvé cela. Je café de boutons de
culottes*!
*
* *
F»u*ses nouvelle* (par noire câble spé-
cial). — Le savant ingénieur Pierre Raplàtre
vient de découvrir au Texas une très importante
mine de papier mâché. U y aurait, paraît-il, dans
ce gisement, de quoi faire des boulettes pendant
plusieurs siècles. Nul doute, par conséquent, que
cette mine ne soit bientôt florissante.
Sf
A l’Ecole. — Le Maître: — Voici un morceau
de fer. Pour en faire une barre comment s’y
prend-on ?
L'Elève.-???
Un camarade complaisant souffle :
— .On le passe au laminoir.
L'Élève, qui a mal entendu :
— O11 lui passe un habit noir.
*
* *
Centre die açravité. — Qu'esl-ce qu’il a
donc Gustave, à marcher de côté comme ça?
— C’est bien simple. Il faisait sa raie au milieu
depuis sept ans et sou équilibre a été rompu
depuis huit jours qu’il la fait sur le côté.
REPONSES A CHERCHER
Les invention*. — De quels genres d<
voitures attribue-t-on l’invention à Pascal?
Etymologie. — Que signifie l’expression
<• xMonter sur ses grands chevaux? » Quelle en est
l’origine?
*
* *
Charade. — Je vous rends de très grands
services, et cependant vous me tournez le dos :
dites ce que je suis?
Rébu*.
L’oisiveté /ent q ma^
N nous N
III. Étymologie.
La justice se rendait autrefois en latin, et les mots debotat
et debotamt , d’où est venu débouté , revenaient fréquemment
dans les protocoles.
L’ordonnance de Viilers Cotterets, due à François Ier, pres-
crivit que, dorénavant, tous les arrêts judiciaires seraient
prononcés, enregistrés et délivrés aux parties « en langage
maternel français ».
Cette célèbre ordonnance excita le mécontentement des
gens do robo dont elle bouleversait les usages. Ils crurent la
ridiculiser ou disant qu’elle était venue «a propos de bottes
et c'est alors que fut mise en vogue cotte expression, employée
pour désigner une chose faite ou dite hors de propos ot sans
motif raisonnable.
IV. Calembredaine.
C’est l’Escaut, puisque l’ Escaut griffe!
Le Gerant' : MaURICC TARDIEU.
Toute demande ne changement d luiresse ’ioit être accomnai/née de l'une, lies démit nés bamles et de 50 centimes en timbres-poste.
8" année.
N» 367
10 centimes
7 mars 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
l’ABORNHisnt : DR as, six frascs Armand GO Ll N & C,e , éditeurs êtrancbu Tffr. — paraitciiaqdbsauedi
Part «lu !»«• tic Unique mois. 5. MIC «le Mézi^ros. I*«ris [ Tous droits réservés.
La promenade interrompue
158
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Chryséis au
La fumée des plumes de poules avait envahi
toute la case, où l'on ne se voyait plus que
comme dans un nuage, et l'on entendait, au
dehors, dans la brousse, jacasser au soleil les
perroquets jaseurs...
— Mironton... mlrontaine... encore!., soupira
la voix du roi qui s’éteignait dans un râle.
— Monsieur de MalLiorough est mort.
Mironton, mironton, mirontame,
Monsieur de Malborough est mort,
Est mort et enterré...
Tidi-hou, fils des dieux, était mort, lui aussi,
et la chanson de Rosita se termina par des
hurlements de douleur.
Les funérailles du royal descendant de Tous-
saint Lavenette eurent lieu le surlendemain
avec tout le cérémonial usité en pareil cas. La
reine régente, les yeux en boules de loto à
force de pleurer, à moitié pâmée de désespoir,
édifia tous ses sujets par ses crises de nerfs; le
bûcher éleva bien haut ses flammes rouges et
sa fumée blanche, les oiseaux s'enfuirent a
tire-d’aile du bouquet de bananiers, les tam-
tams et les trompettes, tout ce qui avait servi
à l’apothéose du colonel, vint rehausser la tas-
tueuse incinération de Tidi-hou, fils des dieux.
La veuve entendit cependant, avec horreur,
quelques anciens murmurer contre l’abandon
des saines traditions et regretter la vieille cou-
tume qui consistait à manger ses morts, ce
qui, du moins, ne laissait rien se perdre et
transmettait plus sûrement les vertus des
héros.
Les négrillons témoignèrent, eux aussi, du
plus profond désespoir, le prince héritier se
taillada les bras avec une pierre coupante en
jetant des cris affreux, et la danse funèbre des
douzes autres fut proportionnée à leur piété
liliale. Mais les anciens disaient aussi qu'il y
avait beaucoup plus d'union dans les tribus au
temps regretté où le nouveau roi faisait vendre
comme esclaves ou égorger sur le bûcher du
défunt tous ses frères et sœurs, ce qui préve-
nait toutes les révolutions possibles et assu-
rait la tranquillité du pays.
Rosita ne pût s’empêcher de frissonner, en
entendant, bien malgré elle, ces profonds poli-
tiques. Qu’allait-elle devenir chez ces gens,
décidément peu civilisés, maintenant que son
cher époux n’y était plus?... Ces anciens, dont
les discours la faisaient frémir, n’auraient qu'à
ressusciter quelque usage du même genre
relatif aux reines douairières'?...
1. Voir lo il0 360 ou Petit Français illustre, p. 152.
désert is-W.
Et dans l'air adouci du soir s’élevaient les
flammes du bûcher qui achevaient de consu-
mer la dépouille mortelle de Tidi-hou, fils des
dieux.
Comme quoi Chriséis découvrit sa vocation
et retrouva sa jupe
Terrassés par la soif, la fatigue, la chaleur
terrible du milieu du jour, les Touareg dor-
maient dans le sable, à côté des bêles épuisées.
Point de veilleurs, pas même les chiens poul-
ies garder ; parmi ceux-ci. quelques-uns affolés,
hurlaient sans discontinuer; les autres gisaient
sur la sol, pantelants, la gueule haletante, l'œil
glauque, mourants. Le sommeil, qui fait oublier,
planait un instant sur la tribu fugitive.
Les deux petites esclaves sommeillaient à
demi dans les bras l’une de l'autre. Les pauvres
enfants étaient dans un triste état : dévorées
par la fièvre, elles se soutenaient à peine; les
maîtres s’étaient montrés la veille plus durs
que jamais, et Chryséis, qu’un soufflet d’Aouka
avait renversée dans le feu, les bras cruel-
lement brûlés, le visage noirci, était presque
méconnaissable. Elle avait déliré toute la
nuit, pendant que Merced éventait son front
brûlant et pleurait de n'avoir pas même une
goutte d’eau pour rafraîchir ses lèvres : el dans
ses paroles incohérentes, la pauvre fillette
mêlait le nom de son père à ceux de Genséric,
d’Amiloar, d’Annibal, tous personnages parfai-
tement inconnus de Merced, mais que la petite
Espagnole supposait être de grands savants de
Paris qu’avait fréquentés sa compagne.
... Soudain une éclatante fanfare retentit :1e
désert frissonna lout entier aux notes joyeuses
de « la casquette », les Touareg bondirent sur
leurs armes, et, sans explications préalables,
une fusillade enragée éclata.
— Mon père !... s’écria Chryséis, qui se trouva
debout, soudain ranimée. Que Dieu nous
sauve !...
C’était, comme on le devine aisément, notre
ami Paul. Il avait fait marcher ses soldats
pendant l’heure de la sieste, pour essayer de
surprendre les fugitifs, et cette heureuse tac-
tique avait réussit au delà de toute espérance.
Mais il avait affaire à forte partie, et le com-
bat n’était pas égal. Le détachement de Paul,
s’il était plein d’ardeur et d’entrain, était pat-
contre peu nombreux, et fatigué par la longue
étape ; les Touareg étaient de robustes et vail-
lants guerriers, et, quoique ayant souffert de
CHIiYSÉIS AU DÉSERT
la soif, ils défendaient leur peau avec une
vigueur et une énergie incroyables.
Le mot d'ordre de Paul était : « Attention à la
prisonnière ! » et d'un commun accord les
Français dirigeaient tous leurs efforts vers un
retranchement improvisé où devait se trouver
Cliryséis.
C'était là, en effet, dans un cercle formé par
les chameaux, les bâts, les litières renversées,
que Sidi-el-Hadj avait rapidement enfermé les
enfants et les femmes. Mais les Touareg, qui
sentaient là ce qu'ils avaient de plus cher, en
défendaient héroïquement les approches. La
fusillade ne s'arrê-
tait pas, etdesslou-
auis, réveillés par
l’attaque et par
l'odeur du sang,
bondissaient en
avant, montrant
leurs yeux flam -
boyants et leurs
dents féroces ; ce
ne serait pas chose
facile que de forcer
ce ring1 improvisé.
Déjà, au milieu
des femmes éplo-
rées , Aouka se
montrait vraiment
reine, et Chrvséis
seule pouvait lui
être comparée
comme vaillance.
La jeune femme
était assise sur le
meilleur des méharis, agenouillé, mais tout
sellé, tout prêt à partir :
— Si nous sommes vaincus, avait dit Sidi-
el-Hadj, essaie de fuir : ne t’inquiète pas de
moi ; si je suis tué, tu me feras venger par les
guerriers de mon frère.
C’était la chance suprême à tenter; mais
Aouka n'en voulait profiter qu’à l'extrémité
dernière. Le regard altier, le visage impassible,
elle était aussi tranquille qu'un jour de fête au
milieu de ses femmes : elle suivait de ses yeux
bleus très fiers les péripéties du combat, et ne
sortait de son hautain silence que pour essayer
de relever le courage de ses compagnes, qui
hurlaient de terreur à chaque pas en avant que
faisaient les Français.
Ceux-ci gagnaient peu à peu du terrain, et
Chrvséis en exultait de joie. Debout derrière sa
maîtresse, un bras autour de la taille de Merced,
la fillette était ressuscitée : ses yeux brillaient,
ses joues se coloraient et volontiers elle eut
(59
battu des mains. Son enthousiasme juvénile
ressemblait aussi peu au courage calme et un
peu dédaigneux d’Aouka, que la vibrante
Française à l'Orientale fataliste et digne.
L'odeur de la poudre grisait littéralement
Chryséis, qui n'avait pas l'air de se douter le
moins du monde qu'elle courût quelque danger.
— Ah ! Merced ! que c’est beau une bataille '
disait-elle à la petite Espagnole qui tremblai!
comme la feuille... Tiens !... tiens ! regarde !..
les voilà qui escaladent le retranchement !..
bravo, sergent !... bravo !... Gare au cheik !..
il va tirer !... Bon ! ill’a évité !...Que c’est beau,
Merced ! que c'est
beau !... Ah ! pour
sûr, si j’eu ré-
chappe, je n'épou-
serai jamais qu’un
officier, et je le sui-
vrai à la guerre !...
Lapauvre Merced
ne l'écoutait pas ;
elle disait son cha-
pelet, tressaillant à
chaque sifflement
des balles qui s’en-
trecroisaient au -
dessus de leurs
têtes, et toutes les
Virgen de la Cas-
tille—et il yen a —
se succédaient dans
ses invocations.
— Simla Marin
del Pilori Com-
ment peux-tu dire
une chose pareille, Catherine!... Que j'ai
peur!... Ayez pitié de nous, Virgen del
Rosario! ...
— Pauvre chérie, fit Chryséis en l'embras-
sant, tu n’es pas fille de militaire, toi!... c'est
de famille, vois tu, ces idées-là!...
— Cela se peut... ah!... un soldat tué... là...
tout près!... Maria santissima j’en mourrai,
pour sûr!...
Cependant les assiégeants étaient assez près
pour qu’on pût distinguer leurs visages, et
Chryséis cherchait des yeux, parmi les com-
battants, le père, jadis si méconnu, aujour-
d'hui si aimé, si ardemment désiré...
— Où est-il '? se demandait-elle avec an-
goisse... je ne le vois pas ..
— Santa Maria de Séville !... nous sauverez-
vous, bonne Mère ? ,.
— Victoire !... Merced ! victoire! les Français
gagnent du terrain... Oh !... l’affreux lévrier qui
saute à la gorge du sergent !... \h!... il l’a
Paul Itozel saisit Aouka à la gorge.
I . Le ring ou cercle était une enceinte de sept (ou i ieurs trésors. Le ring fut forcé et pris par Pépin, iils do
neut’) fortifications où les Avares (T 0) avaient entassé . Charlemagne.
160
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
tué... ii n'est pas mordu... Est-ce que mon père
serait en embuscade ? Il a peut-être repris le
plan d'Annibal à la Trebia... Tu connais le plan
d’Annibal, Merced ?...
— Non, Catherine, je ne le connais pas, ce
gentilhomme... Yirgen de los Solores, ayez
pitié de nous...
— Ici, les . esclaves !... commanda la voix
brève d'Aouka.
Un grave événement, qui perdait les Toua-
reg, venait de se produire.
Sidi-el-Hadj tombait mortellement frappé, et
ses guerriers en désordre livraient passage aux
assaillants. Le faible retranchement allait être
forcé : c'était la minute suprême pour nos deux
fillettes...
Elles obéirent cependant à la voix de la maî-
tresse. Blanche comme une morte, ses yeux
bleus brillant d’une épouvantable férocité,
celle-ci attira d'une main de fer Chrvséis
jusqu'il elle :
— Misérable Allé, lui dit-elle d’une voix qui
sifflait entre ses dents serrées, c’est, pour toi,
c’est pour te reprendre, que les tiens m'ont tué
mon mari, le plus vaillant et le plus noble
des guerriers de la tribu!... Je jure par la
barbe de mon père qu'ils ne t'auront pas
vivante !
Mais la petite n’eut pas même l’air d'avoir
entendu ces terribles paroles; elle suivait la
bataille d'un regard étincelant : Paul Rozel et
le sergent Jubier, escaladant les méharis, la
touchaient presque, les Touareg fuyaient...
— Victoire !... Victoire ! criait Paul.
— A nous !... répondit Catherine, à nous!...
et vive la...
Elle n’aclieva pas, Aouka, bondissant sur
elle comme une panthère, l’avait renversée ; un
genou sur sa poitrine, elle brandissait au-des-
sus d’elle un poignard affilé : Chryséis se vit
perdue Mais en même temps, et comme
dans un rêve, elle entrevit Paul Rozel qui sur-
gissait entre la maîtresse et l'esclave, saisis-
sait Aouka à la gorge et, tenant un pistolet par
le canon, allait assommer la mégère. La jeune
fille eut un cri suprême :
— Ne la tuez pas !... ne la tuez pas !...
Et elle perdit connaissance pour tout de bon.
Quand elle revint à elle, elle était dans les
bras de Merced, qui riait et pleurait à la fois
en l'embrassant.
Devant elle le sergent Gobain, agenouillé,
tenait encore la gourde d'eau-de-vie dont il
avait frictionné ses tempes, et Paul Rozel,
debout, très ému, attendait son retour à la vie,
A côté, Jubier ficelait arlistement Aouka qui,
insensible en apparence, se laissait faire sans
résisLer.
— Mon père ?... demanda tout de suite Chry-
séis, qui redevint toute pâle en ne voyant pas
le colonel.
— Sain et sauf, mademoiselle, mais égaré
sur une fausse piste. Comme il va être heu-
reux !...
— Et moi donc ! murmura la fillette. Lieute-
nant, nous vous devons la vie, ma sœur et
moi...
D'un geste plein de tendresse elle montrait
Merced. Le jeune homme salua la fillette et
répliqua gaiement :
— Il était grand temps, en effet, d’intervenir,
mademoiselle . 11 y avait une diablesse qui allait
finir notre expédition de terrible manière...
Que voulez-vous qu’on en fasse ?... j'allais
l'assommer, ce que je regretterais mainte-
nant, car, enfin, c'est une femme,... et c'est
votre voix seule qui m'a arrêté... Ai-je bien
entendu?...
Merced leva un regard anxieux sur son
amie.
— Oui, lieutenant, dit Catherine d’une voix
un peu tremblante. Elle m’a fait du bien en
voulant me faire du mal, et si je suis moins
mauvaise c’est à Merced et à elle que je le dois.
Et maintenant laissez partir ce qui reste de la
tribu, lieutenant, je vous en prie; la leçon a
été bien dure, et je ne voudrais pas que ma
délivrance fût marquée par des représailles.
N'est-ce pas, ma chère Merced? c’est bien ce
que tu veux?...
La fillette sourit doucement, et Paul Rozel
s’inclina : , .
— Votre volonté sera respectée, mademoi-
selle.
Et Jubier, lâchant Aouka, fit le salut mili-
taire :
— Et pour lors, ma colonelle, vous voulez-t-y
votre cotillon ?...
Au bercail.
... Et les cigognes perchées sur la grande
mosquée, et les flamants roses qui se mi-
raient dans les marigots, et les autruches sans
queue jacassant dans les rues poussiéreuses de
la ville Sainte, et les grands lézards se chauf-
fant au soleil sur les ruines blanches, et les
crapauds plaintifs des canaux embourbés se
racontaient la rentrée triomphale du corps
expéditionnaire escortant le colonel et son
enfant retrouvée. C'est que c'avait été une
vraie fête dans Tombouctou, d’abord parce que
le colonel était adoré par ses hommes et même
par la population indigène qui avait appris
à l'apprécier ; ensuite parce que, — c'est le
Marseillais de Déroulède qui T affirme :
... Triompher fait toujours plaisir. »
G. M.
(A suivre.)
LA MORT DU CXD
1 61
La mort du Cid’.
FRAGMENT DU ROMANCERO
I
Eu son grand palais, à Tolède,
Le roi don Alphonse songeait : —
Le temps où Mahom ravageait
Sa terre a pris fin, grâce à l'aida
Que lui donna, ([lie donne encor
Le bon Cul, le Campéador.
Tranquille, il siège sur son trône.
Le Cid détend comme un lion
Castille, Galice, Léon,
Ces trois fleurons de sa couronne,
plus de bataille à tout propos;
Il a la paix et le repos.
I. Nos jeunes lecteurs savent que don. Rodrigue Draz do
Bivar, mort en 1099, contribua, plus qu'aucun autre guerrier
espagnol du xi° siècle, à refouler les Maures dans le sud de la
Penmsule hispanique. Les x’ois qu'il avait vaincus lui donnèrent
lo titre de Saïd, c'est-a-dire « seigneur », d'où l'on a fait cul
Son autre surnom, le Campéador, correspond assez exactement
à notre mot champion. — La légende qui fait le sujet do la pièce
ci-dessus est tirée du Romancero General, recueil de poèmes
populaires et héroïques, où Corneille a puisé les éléments de
sa tragédie le Cid , chef-d'œuvre que tout le monde connaît —
L’épée favorite du Cid s'appelait Ttzona, ou plutôt T/ son ,
c’est-à-dire « glaive ardent »; il l’avait enlevée au roi maure
qm défendait Valence, elle était estimée mille marcs d’or
marc valait 8 onces, soit environ 270 grammes). - Son cheval,
Babiéca , avait également été conquis par lui au siège do
Valence. - Mahom est l'abréviation de Mahomet, et désigne
les sectateurs de ce prophète, ou Mahométaus, qui sont ici
les Maures.
162
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
C'esl assez, pour tenir l'épée.
D'un bras fidèle et jamais las :
Tout devant lui vole en éclats ;
La puissance maure est frappée
On peut dormir sur son trésor,
Quand veille le Campéador.
Il
Hais une rumeur de la rue
Monte jusqu’au royal retrait ; —
Cris de douleur et de regret
Qu'en bas pousse la foule accrue.
Un galop s’arrête au portail :
Des pas... Roi, voici du travail!...
— Un messager!... Qu'on l’introduise...
L»e Valence!... Qu'apportez-vous ?...
Parlez haut, car ne suis jaloux
Des faits du Cid, quoi que l'on dise.
— Il est victorieux et mort,
Sire, le bon Campéador. —
Le visage du roi s'altère,
Un nuage assombrit ses yeux ;
Il penché son front soucieux
Vers l’homme, les genoux en terre :
— Viens ici, près de moi, debout !
Parle vite et franc, dis-moi tout ! —
III
— Fatigué de mainte victoire.
Le bon Cid dormait sur son lit.
Soudain, il s'éveille et pitlit.
(Lui-même m'a conté l'histoire.)
Saint Pierre lui touchait le bras.
Lui disant : — « Bientôt tu mourras.
Dieu n'attend pas, quand il appelle.
« Tu seras en son Paradis
« Avant que les Maures maudits
« Qui suivent Buear, le rebelle,
<- Soient signalés de tes remparts.
« Pourtant, Pâme tranquille, pars,
« Bon Cid! Dieu veut, en récompense
« De l'église qu'à Cardena
« Ta piété me dédia,
■■ Qu’ignorant ta mort, Bucar pense
« Dans vos rangs voir reluire encor
« Le glaive du Campéador,
a Et que, sans soupçon de prodige,
« Il fuie et te laisse le champ.
« Au trentième soleil couchant,
n Cette chose adviendra, le dis-je.
« A toi de trouver les moyens.
ii .Ma voix t’instruit, instruis les tiens. »
Trente jours après, sur sa couche,
Au matin, le bon Cid mourait.
Et Bucar au loin se montrait.
Mais il nous avait de sa bouche
Expliqué les desseins prédits.
Contre un les Maures étaient dix :
Qu'importe? Sortant de Valence
Avec nous, droit sur son cheval,
Le Campéador sans rival
Apparaît. Sa dextre balance
Le fer qu’eu bataille il gagna,
L epée ardente, Tizona.
11 est vêtu de son armure;
Sous lui piaffe Babiéca,
Qu'éperon jamais ne piqua ;
Sous son lieaume'on croit qu’il murmure
Les ordres dont chefs et sergents
Dirigent et poussent les gens.
La mêlée est folle et sanglante :
Les armes volent en morceaux;
Les corps s’entassent par monceaux,
Et toujours, d'une marche lente,
Avancent, sous le soleil d'or,
Les restes du Campéador.
Plus qu'en sa vie il est terrible,
A la fois fantôme et de chair.
En vain les Maures vendent cher
Leur vie : il va, tragique, horrible,
Bravant les traits, à travers tout,
Partout frappé, toujours debout.
| Wt 'WËrm
1
W ST %-mM
Vâï.î'.'.B'iJiH
§1 v-ü'iBfcL,
Peux ais le fixent à la selle
Et maintiennent son front hautain:
Jlais nul ne voit son œil éteint.
Ce qui brille, c'est l'étineelle
Que l'acier tire de l’acier.
Le sang jaillit, niais du coursier.
Enfin, sur la plaine rougie
Qu’emplissent les cris des blessés
Tordant leurs membres convulsés,
Le soir vient; la lune élargie
Éclaire, en montant, un charnier
Que Bucar a fui le dernier.
164
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Et depuis Valence, Messlre,
Nous escortons le corps du mort.
Pour prix de son posthume effort,
Dans son testament il désire
Qu’on l'enterre en ce Cardeûa
Qu’à Pierre, Apôtre, il dédia.
IV
L’homme se tut, et don Alphonse
Eut grande douleur et pleura
Celui que nul ne lui rendra.
Mais un roi longtemps ne s'enfonce
En d'inactil's et vains regrets :
Son devoir court et sans arrêts.
Il fit donc creuser une fosse
A Cardeûa, près de l'autel.
Pour y coucher le grand mortel.
La mesure se trouva fausse;
Muscles, tendons étaient durcis :
Le Cul voulait dormir assis.
On entendit alors Chimène
Gémissante, parler au roi :
— Sire, disait-elle, pourquoi
Faut-il sous terre qu'on emmène
Et qu'on cache pendant qu'il dort.
Mon époux, le Campéador?
Et le roi dit : — Je veux vous plaire.
Et le Cul , en harnais de fer,
L'épée en main, rigide et fier.
Fut mis et reste en une chaire.
Droit en face du maître-autel,
Mort, sans doute, mais immortel.
IJ. -II. Gaussebox.
I>K S FREDAINES DE MIT AI/E
165
Les fredaines de Mitaize (Suite)'.
Doux dos bûcherons étaient partis, la hache
à l'épaule, ils allaient commencer une coupe
à peu de distance ; deux seulement restaient,
les deux plus vieux, sans doute, moins forts
et moins ingambes; ils s’étaient étendus près
du feu, le chapeau sur les yeux pour faire la
sieste, et Mitaize put croire qu'ils dormaient,
tout comme elle venait de dormir elle-même.
Mais, si une fatigue plus forte que sa volonté
l'avait abattue, un mal de tête violent l'avait
bientôt réveillée et, dans la demi-somnolence
qui la tenait encore étendue, elle perçut un
murmure de xroix tout près d'eux. Les bûcherons
causaient a voix basse :
— ,1e te dis que j’en suis sûr, Mathieu, ces
petits-là sont les propres neveux de M. Jean Le
Mauduy, je les ai vus pas plus tard que
dimanche à la ville et ce ne serait peut-être
pas un mal de pousser jusqu'aux Molières pour
l’avertir qu'ils sont ici.
— Tu dis que tu es sûr?
— Oui, père Mathieu.
— Alors, vas-y si tu veux, un peu de chemin
à faire n'est pas pour t'effrayer. Moi, je vais
dire aux autres qu'ils fassent leur besogne
sans t’attendre et je reviendrai pour retenir les
enfants quand ils s'éveilleront.
Les deux hommes se levèrent et disparurent
sous la futaie. Mitaize s'étira les membres, se i
mit debout avec quelque peine et secoua
Daniel qui dormait, profondément.
— Que veux-tu? dit-il, dès qu'il put rassem-
bler deux idées.
— Je veux partir, fit-elle, tout de suite, tout
dp suite, ou nous allons manquer le train.
Il la regarda, surpris, vaguement alarmé à
la vue de son visage enflammé, de ses yeux
luisants, de ce je ne sais quoi d’abattu et de
fiévreux à la fois qu'il remarquait dans ses
mouvements.
— Oh! Mitaize, Mitaize, fit-il, n'allons pas
plus loin, je t'en prie, les bûcherons nous
remettront sur le chemin des Molières,... je
dirai que c’est moi qui t’ai emmenée, si tu
veux, si tu as peur que l’on te gronde.
— Je n'ai pas peur du tout, mais décide-toi,
voyons, dit-elle d’un ton saccadé, viens-tu ?
— Oui, je viens, murmura-t-il, mais vrai-
ment, Marguerite, que penseront-ils de nous
là-bas? la pauvre Jeanne qui avait tant de
plaisir à te voir, Martial, que j’aimais bien,
après tout?...
— Je serais restée si les Dorgebert n’étaient
pas venus, répondit-elle, mais je ne voulais
pas subir leurs grands airs. Tâchons de mar-
cher plus vite, ici, à la descente...
Elle trébuchait souvent, dans sa hâte à
mettre un plus grand espace entre eux et
l’endroit où les bûcherons pouvaient revenir
d’un moment à l’autre ; mais elle s’entêtait à
continuer quand même, et Daniel, quoique
édifié sur son caractère dominateur, la trouvait
si follemênt obstinée qu'il ne la reconnaissait
plus.
Enfin, ils étaient hors de la forêt. Debout
fous les deux sur le talus couvert d’herbe
roussie, ils pouvaient voir la plaine abaisser
devant eux ses ondulations revêtues de champs
déjà moissonnés, jusqu'à la route, là-bas,
très loin encore au milieu des prairies.
Comment irait-on jusque-là?...
Le regard de Mitaize se détourna de celui de
son frère, dans lequel il eût été trop facile de
lire cette question qu'il ne formulait pas. et
elle se remit en marche, d’un pas assez ferme
encore.
Le soleil était chaud sur le chemin sans
ombre ; la sueur inondait le visage des
deux petits voyageurs, attirant des nuées de
mouches qui les harcelaient de leurs piqûres.
— Il doit au moins être quatre heures, mur-
mura Daniel découragé, je suis sûr qu’on nous
! cherche. Si les bûcherons allaient nous pour-
suivre... eux qui connaissent la route, ils nous
rejoindront, c'est certain. Penses-y, Mitaize, si
nous voyions arriver mon oncle, là, (oui d’un
coup !...
Sur le visage altéré de Mitaize passa la
flamme orgueilleuse d'un sourire :
— Oui, si je n'avais pas pris mes précau-
tions. Mais j'ai dit à Yermer que j'avais envie
d'aller au Spitzemberg, il doit l’avoir raconté
et je suis sûre qu'on nous cherche de ce
côté-là !..
— Sais-lu bien que tu es joliment rusée,
Mitaize! fit-il sur un ton admiratif qui la flatta,
mais cela ne m’empêche' pas de trouver que
nous avons tort. Si c’était à recommencer, je
resterais aux Molières, coûte que coûte.
— Retournes-y, dit-elle avec une tranquille
indifférence.
Il haussa les épaules :
— 11 n’est plus temps. Je suis venu jus-
qu'ici, j’irai jusqu’au bout, je no suis pas un
lâcheur.
— Oh! je puis aller seule, la station n’est
plus loin.
il lui indiqua de la main les deux clochers
i. Voir le n° 36G du Petit Français illustré , p. 1(G
166
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
qui, presque en faee d'eux, se profilaient sur
le ciel.
— Près duquel se trouve la station? dit il.
— Nous le demanderons tout A l’heure.
— A qui donc? vois-tu quelqu'un à portée
dans les champs ?
— Allons plus loin, insista-t-elle.
Comme ils quittaient le talus et tournaient
dans un étroit chemin, la voiture d'un vannier
ambulant leur barra le passage, et un chien,
couché sous la voiture, gronda en se dressant,
prêt à mordre.
Une lemme en haillons, qui tressait une
corbeille dans l'étroit carré d’ombre formé par
la cahute roulante, les regarda venir d'un air
peu bienveillant, mais, quoique Mitaize eût
grand’peur du chien, elle s'approcha encore
un peu et demanda poliment :
— Madame, sommes-nous bien sur le chemin
de Saint-Michel?
La femme ne répondit pas tout de suite, elle
les examinait avec attention, puis étendant le
bras à gauche, elle indiqua le clocher le plus
proche :
— Saint-Michel est lit, dit-elle, et comme le
chien montrait les dents et s'approchait, elle
le rappela.
— Vous n'ètes donc pas du pays, ques-
tionna-t-elle, que vous ne connaissez pas les
chemins?... mais vos souliers sont déchirés,
ma petite demoiselle, attendez un peu, je vais
appeler un de nos hommes qui vous les I
raccommodera. De ses mains brunes, elle
retenait le manteau que Mitaize avait gardé
sur son bras, mais la petite l'avait senti palper i
sa poche, et avec un geste de dégoût, elle se
rejeta en arrière.
— Merci, madame, nous ne pouvons pas
nous arrêter, dit-elle.
Mais la femme tenait toujours le manteau et
ne semblait pas décidée à le lâcher; alors
Mitaize le lui abandonnant, saisit la main de
Daniel guère plus rassuré qu'elle-même, et les
deux enfants se mirent à courir droit devant
eux, jusqu'à se sentir hors d’haleine.
A la Un, Mitaize épuisée, s'arrêta :
— Oh! Dany, que cette horrible femme m’a
fait peur, elle voulait me voler, j’en suis sûre...
et le chien... je croyais qu'il allait nous pour-
suivre... heureusement, il n'est pas venu; le
village est tout près, n'est-ce pas, continua-
t-elle en passant la main sur son visage
couvert de sueur, il me semble que je n'v vois
plus, je tombe de fatigue.
11 leur fallut suivre longtemps encore la route
poussiéreuse qu'ils avaient fini par rejoindre,
puis le village montra ses maisons basses, un
peu éeartées les unes des autres et, tout au
bout, la station du chemin de fer.
En face de celle-ci, sur le mur d’une maison 1
| neuve, Daniel put lire : « Antoine, restaurant,
loge à pied et à cheval. »
— Maintenant, Mitaize, il faut demander à
dîner ici; cela ne doit pas coûter très cher,
ajouta-t-il timidement, car il savait quelle
avait peu d'argent.
Elle jeta sur sa robe en lambeaux, sur ses
souliers troués, un regard humilié, et, avec un
grand soupir :
— Entrons tout de même, dit-eüe, mais tu
parleras, toi, je n'ai plus la force.
Deux ou trois enfants jouaient de l'autre
côté du chemin ; ils relevèrent la tète pour les
voir passer et Mitaize s'imagina qu ils se
moquaient d'eux; aussi, malgré sa fatigue, se
hâta -t- elle de gravir le perron de l'auberge et
de pousser la porte d'entrée.
Au premier moment, dans la grande salle
obscure et fraîche, ils ne distinguèrent rien et
comme ils restaient debout sur le seuil, une
voix rude cria :
— Fermez la porte, hé ! là-bas ! pas besoin
de laisser entrer les mouches.
Daniel poussa sa sœur en avant et referma
soigneusement la porte derrière eux, puis il
s'avança vers un coin de la pièce où ses yeux,
qui s’habituaient à la quasi obscurité, distin-
guaient deux ou trois hommes attablés.
- Qu'est-ce que vous voulez, petits ? reprit
la voix, nous ne faisons pas la charité aux
vagabonds.
— Nous ne sommes pas des vagabonds!
s’écria Daniel indigné, et si nous venons
demander à dîner, nous vous paierons, soyez
tranquille.
— Oh! si tu paies!... qu'est-ce qu'il te faut,
mon garçon?
— Ce que vous avez ; des œufs, un potage,
n’importe quoi, le plus vite possible; nous
prenons le train de S heures.
Une grosse femme avait déposé son tricot
sur la table :
— On va vous servir tout de suite, dit-elle.
— Oh ! oui, tout de suite, s'il vous plaît,
murmura Mitaize dont le regard ne quittait pas
l'horloge qui marquait 4 heures et demie.
Il y eut des allées et venues du côté de la
cuisine, les consommateurs avaient repris
leurs places après avoir examiné les nouveaux
venus, et la petite devina qu'ils parlaient d'eux,
car, à plusieurs reprises, l'un des hommes
se retourna. Mais la maîtresse d'auberge en
servant un potage coupa court à leurs
remarques et le potage disparut si vite que
l’aubergiste ne put s’empêcher d'observer
qu'on leur eût fait grand tort en les laissant
attendre. Comme Daniel se levait, pressé de
payer et de partir, il les retint :
— Oh ! vous avez encore plus d'un grand
quart d’heure, fit-il d'un air bonhomme tout
LES FR Eh AIN E S ME MITAIZE
tfi7
(*n comptant sa monnaie, et vous avez l'air si
fatigués qu'il vaut mieux attendre le train ici.
Vous devez venir de loin comme cela?...
Daniel regarda sa sœur comme pour savoir
ce qu’il pourrait dire et son hésitation n’échappa
pas plus à l’aubergiste qu’à l'homme qui les
avait regardés tout à l’heure et qui, s’étant
retourné sur sa chaise, les examinait avec
attention.
- Non, de pas très loin, mais nous nous
sommes perdus dans la forêt et nous avons
noms; mais Daniel, qui ne voulait pas mentir
et que ces questions énervaient, répondit très
vite :
— A Paris, monsieur; mais je me demande
eu quoi le but de notre voyage vous intéresse?
L’aubergiste se redressa :
— Pourquoi cela m’intéresse? dit-il, parce
que, depuis qu'il y a des bohémiens dans le
pays, on a volé pas mal de choses dans nos
environs, et ce ne serait pas étonnant qu'ils
aient des affiliés pour emporter d'ici ce qu’ils
nous onl pris. Peut-être bien que vous en êtes
tous les deux?
Mitaize eut un éclat de rire nerveux, tandis
que Daniel ébauchait un geste de dénéga-
tion :
— Vous vous trompez, fil orgueilleusement
la petite, nous retournons à Paris, dans notre
La femme, de ses mains brunes, retenait le manteau.
manqué le train que nous devions prendre.
— Alors, vousvenez par la forêt? fit l'homme,
ce n'est pas le chemin des voyageurs, pourtant ;
voyez-vous, monsieur Antoine, continua-t-il à
demi-voix en s'adressant à l’aubergiste, ces
enfants-là ont quelque chose sur la conscience,
vous devriez faire chercher le garde cham-
pêtre.
Mitaize, toute pâle, s'était levée et marchait
vers la porte, entraînant son frère. Comment
ces gens-là devinaient-ils qu'elle avait quelque
chose sur la conscience? peut-être qu’il était
venu aux Molières, celui qui parlait, qu’il les
avait vus, qu'il devinait leur fuite et qu’il
s’amusait à les tourmenter?
— Et où allez-vous, si ce n’est pas être trop
curieux? demanda l'homme qui, debout, cette
fois, les avait suivis jusqu'au seuil.
Mitaize hésita, voulant nommer une station
du voisinage et n'en connaissant pas les
famille, nous sommes les enfants du docteur
Servaize, un médecin très connu.
Elle avait cru que ce nom, ainsi prononcé,
allait mettre fin à la scène et forcer les paysans
à des excuses, mais l'aubergiste s’était tourné
vers ses compagnons.
— Servaize ! qui est-ce qui connaît cela, par
ici ? Personne, pas vrai, les amis? Je parie que
la gamine prend ce nom-là au hasard, pour ne
pas avouer qu’elle vient du camp des bohé-
miens.
Daniel, du coup, perdit patience.
— Si nous étions ce que vous croyez, dit-il,
nous n’aurions pas eu besoin de venir dîner à
l’auberge. Et comme il les voyait indécis, il
ajouta :
— Je m'appelle bien Daniel Servaize, ma
sœur que voici est bien M"* Marguerite Ser-
vaize...
(.1 suivre).
P. F.
168
LE PE TIl Eli ALLAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
Tué par une halle. — Un des hippopo-
tames du jardin zoologique de Berlin vient île
mourir atteint d'une balle dans l’estomac. Cette
nouvelle n’aurait en soi rien d'extraordinaire si
l’on n’ajoutait que ladite balle était en caoutchouc,
et cependant rien n'est plus vrai. Voici les faits :
Il y a quelques temps, des enfants, jouant dans
le jardin zoologique, égarèrent leur balle dans
l’enclos du pachyderme. Charmé par le caractère
élastique de cet objet, l’iiippopotame l’avala; mais
il ne put le digérer et il étouffa.
Mœurs d’aiitrefol». — On sait qu’au
Moyen âge et jusqu’en 1783 les différents corps
d’ouvriers ou de marchands étaient organisés en
sociétés ayant des règlements et des privilèges
particuliers. Ces associations ôtaient fermées et
l’exercice de leur monopole donna souvent lieu
a des abus.
Ainsi, sous Louis XV, nous voyons des corpo-
rations demander et obtenir, sous prétexte d'en-
combrement et de concurrence excessive, des
arrêts qui leur interdisaient, pendant trente et
quarante ans de suite, de recevoir des apprentis
et des maîtres. A Montpellier, le nombre des
orfèvres fut fixé à 12; à .Nîmes, les perruquiers
réclamèrent énergiquement contre un arrêt du
parlement qui avait autorisé les chirurgiens à
iriser les cheveux. A Paris, un chapelier, Lepré-
vost, s’était lait une nombreuse clientèle en fabri-
quant des chapeaux avec de la laine mêlée de
soie; mais, comme les statuts ne mentionnaient
que la laine pure, les jurés de la corporation
vinrent à plusieurs reprises saisir ou détruire ses
chapeaux, sous prétexte qu’ils n’étaient pas
conformes aux statuts.
*
Une orlgluallté «le .1 .1 ltou««ean. —
Cet écrivain, qui naquit en 1712 et mourut en 1778,
avait une manière particulière d’écrire la date
de ses lettres. Il avait pris cette manière au doc-
teur Tronchin (1709-1781), premier médecin du
duc d'Orléans. Il partageait l'année par deux
chiffres, placés l’un sur l’autre, l’inférieur mar-
quant le numéro du mois de l’année, et le supé-
rieur le quantième de ce mois. Ainsi 17 - 70 vou-
2G
lait.direle.9 février 1770. — Paris, 17 — 64 voulait
dire : Paris, 26 juin 1764.
*
Le elilen «In boucher. — Une dame, qui
accompagne sa cuisinière chez le bouclier, re-
marque sous l’étal un gros dogue.
— Est-ce que votre chien ne vous mange
jamais de viande? demande- t-elle au marchand.
— Oh! non, madame, il la lèche tout au plus.
# *
Maxime. — Le bien ne fait pas de bruit, et
le bruit ne fait pas de bien.
*
Remède ingénieux. — La maman affolée :
— Docteur! docteur! que dois-je faire? Bébé vient
d'avaler un paquet d’aiguilles...
Le jeune médecin (qui cherche en vain dans
sa mémoire un antidote contre l’ingestion des
aiguilles) : — Faites... faites... lui avaler, tout de
suite, une grosse pelote...
=r
* '
o IIj«* sont trop verts >. — Avez-vous des
homards, ce matin? demande à une marchandu
nolre ami Babylas.
— Oui, monsieur, en voici de très frais.
— Quel ennui! reprend alors Babylas en aper-
cevant les sombres carapaces, je ne les aime pas
verts. N’en avez-vous pas de plus mûrs?
REPONSES A CHERCHER
Questions littéraires. — De quel per-
sonnage est-il question dans le quatrain suivant
et quel en est l’auteur?
Tout esprit orgueilleux qui s’aime,
Par mes leçons se voit guéri,
Et dans mon livre si chéri
Apprend à se haïr soi-même.
Phrases à compléter. — Quand on saura
cette nouvelle, il y aura du bruit dans.... — Il est
comme l’anguille de : il crie avant qu’on
l’écorche. — Quand les Français rendront...., les
souris mangeront les chats.
Enigme.
J’étends les deux bras sur le Rhône
En même temps que sur le Pô ;
On me voit assis sur un trône;
J’habite au-dessus de Saint-Lô;
Je plane sur toutes les têtes;
Je préside à toutes. les fêtes ;
Je nage même sur le moût,
Et surmonte aussi le dégoût.
Qui me voit si souvent paraître,
Sans peine doit me reconnaître.
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO SGG
I. Les inventions.
On attribue à Biaise Pascal, illustre écrivain et géomètre
français, né à Clermont-Ferrand en 1623. mortà Pans en 16G2,
l'invention do la brouette et du baquet. Tout le. monde connaît
ia brouette, sorte de petit tombereau à uno seule roue et a
deux brancards que l'on pousse devant soi Quant au baquet,
c’est une charrette longue, étroite, sans ridelles, que Von peut
laire basculer sur ses deux roues. Le baquet sert surtout au
transport des tonneaux.
II. Étymologie.
u Monter sur ses grands chevaux » signifie prendre les
choses avec résolution, avec hauteur, se gendarmer, se pré-
j parer h combattre. Cette locution vient do ce que les cheva-
j tiers allant on guerre et chevauchant sur despalefrois, chevaux
de tajllo moyenne, d'allure douce et qui servaient surtout pour
| los voyages, montaient, pour combattre, leurs destriers ou
dextriers , qui étaient des chevaux do haute taille. Le nom de
destrier fut donné au cheval de bataille parce que l'écuyer qui
le conduisait, lo tenait à sa droite (en latin, dextra ) et lorsque
l ennemi paraissait il le présentait à son maître.
III. Charade
Une chaise,
IV. Rébus.
j L'oisiveté nous entraîne souvent au mal.
Le Garant . MAdticu TARDIEU.
Toute demau'te de changement d’adresse doit être accompagnée de L'une des dernieres bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8’ année — N° 368
10 centimes.
14 mars 1886.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L'ABONNEMEM : IN AN, SI\ FRANCS
Part du lrr de clinque mois
Armand COLIN & C“, éditeurs
5, rue de Môiièros. Paris
ETR ANGER :Tfr. — PARAIT CHAQUE SAMEDI
Tous droits réservés.
Ch.ry3êis au désert — Rosita était soutenue par les bras robustes de NI. Vcrdurou,
170
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Chryséis au
C'avait été une fête parce que le « carnet
mondain » est peu rempli dans le centre afri-
cain et que le retour de Chryséis, qui pour les
belles commerçantes d’ivoire et d’or ciselé était
« la Française », formait la grande attraction
du moment.
Quant à Paul Rozel, il avait grandi d’une
coudée aux yeux de ses camarades. C'était à
qui lui serrerait la main, le complimenterait
sur son succès et lui ferait raconter avec détails
son heureuse expédition.
Le pauvre Paul en eût perdu la respiration
si Lucien ne l’avait relayé de temps à autre
en racontant l’entrée triomphale au Tata, et
l'accueil chaleureux des alliés Bambaras.
liais il avait moins de succès et en convenait ;
« car, disait-il, ce n’est pas moi qui ai retrouvé
la Toison d’Or. »
— La Toison, nouvelle édition revue, et corri-
gée môme, ajoutait Paul Rozel. Je commence
à croire qu’il n’y a rien de tel qu’une saison au
Sahara pour terminer l’éducation des jeunes
personnes. Si je suis jamais Président de la
République, ou seulement ministre de l'ins-
truction publique, je ferai établir ici une
succursale d'Écouen.
— C'est une idée...
Oui, l'édition était revue et corrigée, et
Catherine n’était plus Chryséis. De quel cœur
elle avait embrassé son père! et comme elle
était loin, la ligue anti-microbienne! Et avec
quelle tendresse elle lui avait présenté « sa
sœur Merced! » Le bon colonel, tout ému en
apprenant ce que la petite Espagnole avait été
pour sa fille, avait ouvert les bras à l'orpheline,
qui croyait rêver et demandait qu’on ne
l’éveillât pas.
— La gentille enfant! disait le lieutenant
Charmes. C’est elle, Paul, elle toute seule, qui
a changé la Toison d'Or.
Et la Toison d’Or, comme disait Lucien, avait
commencé l’éducation de Merced « parce
quelle savait mieux que personne maintenant
quels sont les dangers d’une instruction mal
comprise. »
— Je n'ai rien à t'apprendre, en retour, moi,
disait la Ailette avec tendresse ; je te devrai
tout, Catherine.
— Comme tu te trompes ! répliquait vivement
Chryséis. C'est moi, moi qui te serai éternel-
lement redevable : car c’est toi qui m’as appris
que j’avais une âme et un cœur, toi qui m'as
rendue à mon père telle qu'il m'avait toujours
désert (Fin)'.
souhaitée, toi qui m'as faite heureuse, enfin,
en m'apprenant le vrai secret du bonheur.
Et ce bonheur était bien réellement le partage
de tous, à commencer par le colonel, qui eût
volontiers jeté une bague au .Niger, pour conju-
rer le mauvais sort, tant il était surpris parfois
d'être si heureux après avoir tant souffert.
Heureux, bien heureux, il l'était, en effet, non
seulement d'avoir retrouvé sapetite Catherine,
mais de l'avoir retrouvée bien meilleure qu’il
ne l'avait perdue; Chryséis et Merced avaient
décrété une revue consciencieuse du linge et
des bagages du colonel; Chryséis et Merced
mettaient la main à la cuisine et ne dédaignaient
pas de prendre les recettes indigènes pour les
exécuter plus proprement que les laptots. Le
soir, lorsque le colonel racontait ses angoisses
et ses recherches aux deux fillettes, sur la
terrasse en pisé de son habitation, il se croyait
à mille lieues de la ville mystérieuse, qui
n'avait plus de mystères pour lui depuis
longtemps.
Il y avait huit jours déjà que la jeune fille
était retrouvée, et, sur la terrasse baignée par
un clair de lune splendide, le colonel racontait
éloquemment l'odyssée de Rosita à Chryséis
et à Merced, qui riaient et admiraient tour à
tour, lorsqu'une caravane parut à l'horizon
Elle fut bientôt tout proche, faisant d’éner-
giques signaux et agitant un pavillon blanc.
— Des marchands, sans doute, dit M. Verdu-
ron sans s’émouvoir; que viennent-ils faire à
une heure pareille'? Us peuvent attendre à
demain pour entrer.
— Ils montrent patte blanche, pourtant, dit
Chryséis.
— Nuit tombée, ville close, déclara le colo-
nel; ce serait trop facile vraiment à MM. les
Touareg, que la bonne foi ne gène guère, s'ils
pouvaient entrer ici de nuit sous un burnous
d'emprunt.
— Et si c'était tante Rosita qui nous donnait
de ses nouvelles?... reprit Chryséis en riant;
le convoi parti lundi pour Ségou avec ma lettre
pour elle a dû la lui faire parvenir; peut-être
nous envoie-t-elle chercher pour faire de nous
ses dames d'honneur?
La caravane approchait cependant, et, de la
terrasse qui dominait le mur d'enceinte, on la
voyait dérouler ses méandres au son d'une
mélopée véritablement funèbre; un émissaire
s'en était détaché et parlementait avec l’officier
de garde.
1 Voir le n° 367 du Petit Français illustré . p. 158.
CHRYSÉIS AU DÉSERT
171
— Pardon, excuse, mon colonel, disait
cinq minutes après notre ami Jubier en appa-
raissant sur la terrasse, c'est encore une
ambassade de feu Tidi-liou, qu'il avait l'hon-
neur d'être votre beau-frère, rapport à M“ Ito-
sita. Mais celle-là n'a pas l'air follichoime, pas
plus que leur satanée musique 1...
— Peu Tidi-hou?... répéta Chryséis.
— Eh bien! qu'on la fasse camper, cette
ambassade, je la recevrai demain matin. On
ne se présente pas à dix heures du soir.
seule, accoudée au rebord : avait-elle le droit
dé troubler ces épanchements de famille?...
Elle n’en avait plus, elle, de famille, et Cathe-
rine, redevenue une demoiselle, n'aurait-elle
pas honte un jour de la petite cueilleuse
d’alfa?... Que serait cette tante, cette grande
dame sans doute, qui arrivait là?
Une grosse larme qu'elle ne songea pas à
retenir roula silencieuse sur la joue de la
petite lille.
— Merced!... Viens-tu, Merced? cria tout à
De la terrasse, le colonel, Chryséis et Merced voyaient approcher une caravane.
— Sauf excuse, mon colonel, reprit Jubier
en faisant le salut militaire, c'est que la ban-
lieue n’est pas sûre, rapport aux Touareg, ces
demoiselles le savent bien... et qu’il y a avec
eux la reine elle-même, qu’elle a l'honneur
d'être la sœur à mon colonel...
— Ma tante est là? interrompit Chryséis.
— Oui, ma colonelle et qu’elle a l'air rude-
ment vannée par le voyage, sauf vot’res-
pect...
— C'est différent, dit vivement. M. Verduron.
Est-ce qu'il y aurait déjà de la brouille dans le
ménage?...
— Mais non, puisqu’il est mort... murmura
candidement Jubier, que j'ai eu l'honneur de
l’annoncer à mon colonel.
— C’est bien, sergent, je n'avais pas en-
tendu; nous vous suivons.
M. Verduron et sa Hile disparaissaient déjà
dans l'escalier de la terrasse. Merced resta
coup Chryséis en reparaissant au-dessus de
l'escalier, vite!... vite!...
Et prenant la main de son amie, elle l’en-
traîna dans la maison, disant affectueusement:
— N'es-tu pas ma sœur, chérie?... ma tante
est la tienne, par conséquent.
Et les larmes de Merced, taries comme par
enchantement, lurent essuyées par un baiser
de Chryséis.
Le colonel était dans le vestibule. Sous les
reflets vagues jetés par la lampe fumeuse sus-
pendue à la voûte ronde, on voyait, au milieu
d'un cercle de pleureuses nègres, Rosita tout
éplorée, soutenue par les bras robustes de
M. Verduron.
— O Sigisbert!... mon frère bic-n -aimé,
disait-elle; tout est fini pour moi en ce
monde!... Tidi-liou!... Tidi-hou, ûls des dieux,
mon cher époux!... ton loyal allié!... que tu as
172
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
vu si plein de force et de vie... il a rejoint ses
pères !
Elle s'arrêta dans une explosion de sanglots
immédiatement imitée, avec un ensemble par-
fait, par la troupe des pleureuses noires.
— Il n'est plus, le cœur de mon cœur, l'ame
de mon Ame ! la grandeur, la bravoure, la fidé-
lité, la tendresse réunies!... liélas!... le poète
l’a dit :
Il était de ce monde, où les plus belles choses
Ont le pire destin!...
— Il faut se raisonner, ma pauvre sœur,
dit le colonel attendri malgré lui, j’ai été veuf,
moi aussi!
— Une femme n'est pas un homme!...
déclara Rosita avec explosion!...
Et après l’énoncé de cette vérité rudimen-
taire, elle gémit de plus belle :
— Tidi-houL.. mon cher Tidi-hou!
— Quand, comment, cela est-il arrivé?
— Si du moins j’avais pu me sacrifier pour
ses enfants! gémit Rosita sans répondre; mais
les Anciens ont tout de suite fait choix
d’épouses pour les aînés, dans les cases des-
quels vivront les autres!,.. et comme je n'ai
pas de ûls, je reviens chez toi, Sigisbert, pleu-
rer à jamais celui que j'ai perdu, en attendant
que je le rejoigne, ce qui ne tardera pas,
j’espère!...
Nouvelle explosion de sanglots, immédiate-
ment imitée par les pleureuses.
— Si tu n’as pas de üls, chère tante, dit
Chryséis tenant toujours Merced par la main,
tu auras deux filles, et deux filles plus dociles
que ta nièce d’autan.
Pour la première fois Rosita regarda Merced,
et, se redressant soudain, l’examina de pied
en cap, à travers ses larmes.
— C’est l'amie dont tu me parlais, Chry-
séis?... oui, mes enfants, je serai une mère
pour vous... Et je tâcherai de vous trouver
des époux comme celui que je pleure...
— Oh! pour ça, non! protestait tout bas
Jubier, pour ça, non!...
— Viens sur la terrasse, Rosita, dit pater-
nellement le colonel, nous serons plus tran-
quilles; sergent Jubier, veillez à désaltérer et
héberger ces femmes.
— Ayez pas peur, mon colonel, répondit
Jubier; m'est avis que rien ne consolera
ces particulières comme une calebasse de
tafia...
Et ce seul mot. en effet, avait suffi pour
faire étinceler joyeusement, sous leurs larmes
de commande, les yeux éteints des pleureuses
noires.
ÉPILOGUE
Où l’on fait espérer au lecteur bienveillant
que Chryséis suivra sa vocation.
... Et maintenant, que vous dirais-je que
vous ne sachiez ou que vous ne deviniez, lec-
teuis aimables qui avez bien voulu m’écouter
jusqu’ici? Le colonel Verduron est maintenant
le plus heureux des hommes et Tombouctou
lui paraît la plus enviable des garnisons.
Tout lui semble délicieux, soit que Chryséis
— redevenue Catherine maintenant et pour
toujours, bien que son père prétende regretter
son joli nom grec, — soit que Chryséis rac-
commode ses chaussettes, soit que Merced
— qui ne dirait plus maintenant d’Annibal
qu’elle ne connaît pas ce gentilhomme — lui
lise les campagnes du grand vaincu de Rome,
à l'étude desquelles il s’est remis avec entrain,
voulant aller, dit-il, à l'école près de sa fille.
Son opinion sur les charmes de Tombouctou
est partagée, vous vous en doutez bien aussi,
par Paul Rozel et Lucien Charmes, qui ne
pensent.plus du tout à compter les autruches
sans queue, et attendent joyeusement les dix-
huit ans des deux fillettes : c'est l'époque fixée
par le colonel pour s’informer si Chryséis n’a
pas changé de vocation depuis le jour de la
bataille, et si Merced poussera le dévouement
jusqu’à imiter son amie.
D'autre part, j'ai quelques raisons de suppo-
ser que ces demoiselles, quoique très bien
élevées et ne faisant aucune différence entre
les invités du colonel, surveillent toujours un
peu plus attentivement la cuisine lorsque les
deux lieutenants doivent être de la fête. Jubier
et Gobaiu le savent bien, et quand ils voient
les deux officiers prendre le chemin de la
maison de leur chef, ils se disent :
— VIA le lieutenant qui va se lécher les
moustaches jusqu’aux oreilles des sauces de
M.lu Catherine... fameuse cantiue, mon vieux!...
— Et v'ià le lieutenant qui va se pâmer
d'écouter M”’ Merced trimballer ses doigts sur
son piano.
— Ilein?... mon vieux, ce que c'esl que de
perdre son cotillon, tout de même!...
Et madame Rosita?
« Rosita Tidi-ha, belle-fille des dieux » ainsi
que le portent les cartes de visite noires el
blanches, — pommelées comme l'époux regretté,
— qu'elle s’est commandées à Saint-Louis, est
de plus en plus inconsolable.
Elle s’est fait construire une maison en forme
de mausolée, où elle a élevé un aulel de inarbre
noir et blanc, un autel enguirlandé de cyprès
et décoré de pains à cacheter multicolores.
i. Malherbe, Stances à Du Perrier.
LES GATEAUX MONSTRES
173
double symbole des goûts des deux nations, i roi, a renversé Tune des lampes... Le malheur
Là, devant les sandales de cérémonie de | est irréparable : l'ouvrage entier a été consu-
Tidi-hou, quelle avait emportées subreptice-
ment comme des reliques bien chères, brûlent
constamment deux lampes à alcool :
Rosita a choisi ce système d'éclairage par
allusion aux préférences du bien-aimé :
— Il l’aimait tant!... soupire-t-elle
(c’est de l’alcool que je veux parler).
Elle a cependant été heureuse de re-
voir sa nièce ; elle s'est prise d’affection
pour Merced et veut que la fillette n'ac-
cepte que d'elle la dot réglementaire.
... Mais le meilleur de son cœur est
resté là-bas, sous les palmiers du pays
Bambara... Elle cherche à oublier ses
douleurs en écrivant ses mémoires.
Faut-il ajouter que ces mémoires, mis
gracieusement à notre disposition, nous
ont été d'un grand secours pour la
rédaction de cette véridique histoire?...
Lecteur, un grand malheur vient d'arriver.
Une dépêche de Saint-Louis nous parvient à
l'instant même, et nous apprend que, le io du
mois dernier, M“ Rosita. lisant à haute voix
un chapitre de ses mémoires aux sandales du
Jubier et Gobaia regardeut les deux ofücicrs prendre le chemin
de la maison du colonel.
| mé : nous devons renoncer à vous l’offrir
I un jour. fin. G. M.
Les gâteaux monstres.
Quand j'étais enfant, j’étais gourmand lil
m'en est même resté quelque chose) ; je rêvais
d'énormes babas, de monstrueuses pièces mon-
tées qu’on aurait pu découper à la hache pour
mes amis et pour moi. Je me souviens même
d'avoir lu avec enthousiasme un livre où l’au-
teur avait imaginé la construction d'une de ces
merveilles de la pâtisserie, qui s’élevait comme
un palais au milieu d'une place publique :
les murs en étaient d'une pâte succulente
que des petits pâtissiers avaient apportée dans
des brouettes, comme le font les maçons pour
le mortier; le sucre était transporté dans des
charrettes, tant il en fallait pour cette pièce
fantastique, et le reste à l'avenant.
Malheureusement ce n'était là qu'une histoire
imaginée à plaisir. Cependant on fait parfois en
Angleterre des pièces montées, qui ne sont sans
doute pas grosses comme des maisons, mais
qui sont monstrueuses quand on les compare
à celles que vous admirez aux devantures des
pâtissiers, — des gâteaux qui pourraient
assouvir la faim de tout un régiment.
A tout repas de noces, en Angleterre , il y a
toujours sur la table un wedding-cake (ce qui
se prononce ouêding-quéke et qui veut dire
tout simplement « gâteau de mariage >>) :
c'est une pièce de pâtisserie qu'on se paye
toujours, même dans le mariage le plus mo-
deste. Quand il s'agit d'un mariage riche, la
pièce montée est d'autant plus considérable,
d'autant plus volumineuse et magnifiquement
décorée que les mariés appartiennent à des
familles plus importantes. Jugez alors ce qu'a
dû être le weddink-cake de la reine d'Angleterre
actuelle, la reine Victoria, quand, le tO fé-
vrier f 840, elle a épousé le prince Albert ! Et il
n'y avait pas qu'un seul gâteau, il y en avait
bien deux immenses, et cent autres petits, qui
furent exposés sur la table, et envoyés, après
la cérémonie, aux familles royales des quatre
coins du globe. L’un des monstres pesait
1 36 hüogs., c’est-à-dire autant que deux hommes
de bonne taille, et il n'avait pas moins de
4 mètres de circonférence; on y voyait trois
statues moulées en sucre, dont les plus petites
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
174
avaient 30 centimètres de haut; le gâteau était
orné de drapeaux, de nœuds de ruban, et, avant
le mariage, 20000 personnes étaient venues
l'admirer dans l'atelier du pâtissier qui avait
ou la mission de confiance de le fabriquer.
Au mariage du prince de Galles, en 1863,
ie wedding-cake ne pouvait être oublié, et
M. Pagnier, le pâtissier de la Reine, un véri-
table artiste en son genre, en avait fabriqué,
on peut dire construit un, qui n’avait pas moins
de i mètre et demi de haut! C’était un vrai
monument, décoré dans le haut de 3 plumes
d’autruche, qui constituent les armes du prince
de Galles. Enfin, nous pouvons citer un gâteau
de noces encore plus extraordinaire : il fut fait
à l’occasion du Jubilé delà reine Victoria, c’est-
à-dire quand on célébra le cinquantième anni-
versaire de son avènement au trône, et, ce qui
est à remarquer, c’est que cette merveille sor-
tait des magasins de M. Gunter, celui-là même
qui avait fourni un des gâteaux monstres du
mariage de la souveraine. Il avait 4 mètres de
haut, autant que bien des petites maisons à
la campagne, et il pesait 250 kilogs. ; on ne
s'étonnera point quand nous dirons qu’il avait
coûté 7 300 francs.
C’est qu’en eilet c’est une œuvre longue
et difficile que de fabriquer une pareille
pièce de pâtisserie. La décoration en est très
compliquée : des statues, des oiseaux, des fleurs,
des fruits, parfois des maisons, et tout cela
moulé en sucre ou fait de pâte. Le plus souvent
les sujets qui ornent le gâteau rappellent la
vie, les occupations du marié ou même des
deux époux : au mariage du célèbre amiral
Markham, qui commanda une expédition au
pôle, le wedding-cake portait un modèle en
sucre du navire de l’amiral, pris dans une
énorme masse de sucre qui représentait fidèle-
ment un « iceberg », un de ces énormes blocs
de glace qu'on rencontre dans les mers polaires.
Sans raconter en détail comment se font ces
gâteaux, qu'il nous suffise de dire qu'on met
parfois six mois à en préparer un. Enfin, pour
consoler les gourmands qui regretteraient de
ne pas approcher d’un de ces monstres, ajou-
tons qu'ils sont plus étonnants que bons.
A côté de ces énormes pièces montées, nous
en signalerons une minuscule, de sept centi-
mètres de haut, qui a été faite par un des
premiers pâtissiers de Londres, et qui était
tout simplement destinée à un mariage... de
poupées.
D. B.
Le radeau de la Méduse.
Géricault (Théodore) naqmt à Rouen le 26 septembre
1791 et mourut à Paris le 26 janvier 1824. Il vint u Paris
en 1806, entra, en 1808. dans l’atelier de Carie Vernet
et, peu de temps après, dans celui de Guérin. En 1811,
passionné pour les chevaux et les scenes militaires,
il s’engagea dans les mousquetaires du roi, et quand,
après le retour de file d’Elbe, son régiment fut
licencié, il voyagea en Italie, puis fit, vers la fin de
sa vie, un séjour de trois ans a Londres (1820-1823).
Œuvres principales; au Louvre : Le Radeau de la
Méduse. — Officiers de chasseurs à cheval de la garde
impériale. — Cuirassier blessé. — Course de chevaux à
Epsom.
Le Radeau de la Méduse est considéré comme
un des chefs-d’œuvre de la peinture française
de notre siècle.
De ses attaches avec l'école de David, Géri-
cault n'y a conservé que les qualités de dessin
et de composition enseignées avec tant de sévé-
rité par le peintre du Sacre de Napoléon , en y
ajoutant des éléments dramatiques et une
vigueur de coloris jusqu’alors inconnus chez
nous.
L’attention populaire était encore éveillée
lorsque Géricault exposa son tableau; la frégate
la Méduse faisait route vers le Sénégal, portant
à son bord 400 hommes d’équipage et passa-
gers, lorsqu’elle lit naufrage le 2 juillet l8iô. Les
canots ne purent recevoir tous les passagers et
39 personnes ftirenl abandonnées sur un radeau
qui, pendant 12 jours, flotta sur l’Océan. Le
manque d'eau, de vivres, arma les naufragés
les uns contre les autres, et leur nombre ne
s'élevait plus qu’à 15 lorsqu’ils furent recueillis,
à bout de forces, presque mourants, par ie
brick l 'Argus, dont le tableau montre, à l’hori-
zon, la minuscule silhouette.
Sur ce radeau, construit d’épaves, au premier
plan, un père porte la main sur le cœur de son
fils mourant pour en sentir les battements ; à
gauche, un matelot mort, étendu; au centre,
un personnage accroupi, les jambes cachées
par un cadavre ; enfin, dans la pari ie supérieure,
les officiers et l'équipage, ranimés par l’espoir,
qui viennent d’apercevoir àl’horizonle vaisseau
libérateur et qui tendent les mains vers lui, se
hissent, de toutes leurs forces, en agitant des
lambeaux d'étoffe pour attirer l’attention sur
leur détresse.
Géricault, pour reproduire tous les détails de
ce tragique épisode, ne recula devant aucun
sacrifice. Il s'efforça de retrouver tous les sur-
vivants du drame : il se rendit au Havre pour
des études d’après la mer déchaînée ; il aban-
LE RADEAU DE I.A MÉDUSE
175
donna son atelier de la rue dos Martyrs pour
s'installer au faubourg du Roule et pour se
rapprocher de l'hôpital Reaujon, dont le voisi-
nage lui permettait d'étudier chaque jour les
moribonds ou les morts. M. Ch. Clément, dans
son ouvrage sur Géricault, raconte même qu'un
de ses amis, ayant eu une jaunisse très pro-
noncée. Géricault lui proposa de faire son
portrait en lui disant : « Ah ! mun ami, que
vous êtes beau ! »
b ailleurs, les personnages représentés dans
C’est encore un de ses amis, M. Martigny, qui
posa.
La critique d'alors fut très sévère pour cette
œuvre nouvelle, qui dénotait des qualités aux-
quelles elle n'était pas accoutumée. Quelques
rares gens de goût, entre autres le peintre
Gros, la louèrent hautement. Toutefois, elle ne
fut classée que la onzième sur la liste des prix,
et Géricault, désabusé, se rendit en Angleterre
avec son tableau II fut exposé à Londres
où on pouvait le voir moyennant un shilling
Le radeau de la Méduse, par Th. Géricault (Musée du Louvre).
son tableau sont connus : celui qui tend les
bras vers l'Argus, est le capitaine Corréard;
celui qui est placé au pied du mât, le chirur-
gien Savigny; Jamar, un ami du peintre, a
posé pour le personnage placé entre Savigny et
le nègre ; Delacroix, pour la figure appuyée au
radeau; Dastier, officier d'état-major, pour
l’homme vu de dos, à la droite ; le mulâtre,
qu’on hisse sur un baril était un modèle connu
dans tous les ateliers, et qu'on appelait
Joseph.
Géricault commença son tableau pendant
l'hiver de 1818 ; l’œuvre était prête pour le
Salon de 1819 et fut transportée au foyer
du Théâtre -Français, salle Favart, où avait
lieu, cette année-là, l'exposition. Géricault
s'aperçut alors que la partie gauche de sa
toile était un peu vide; il y ajouta une figure.
(1 fr. 25) et ehaque visiteur, en souvenir, rece-
vait une gravure au trait, due à la collaboration
de Géricault et de Charlet. Cette exposition
fut fructueuse. Elle rapporta 1" 000 francs à
l'artiste.
L’État, qui, aujourd'hui, ne consentirait pas
à se défaire de cette toile, même si on la cou-
vrait d'or, hésita beaucoup avant de l’acquérir.
Après la mort de Géricault, on fit la vente
de son atelier ; le ministre, sur les instances
du directeur des musées royaux, n'accorda
qu’un crédit de 4 à 5 000 francs ; les enchères
atteignirent 6 005 fr. et M . Dedreux-Darcy, qui
devint acquéreur de cette œuvre désormais
célèbre, la céda à ce prix au Ministère des
Beaux-Arts, qui l'accepta, non encore sans
quelques hésitations.
C. G.
176
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Les finesses de
Dernière finesse de Bertoldo pour échapper
à la pendaison.
<• Hélas! hélas ! se disait Bertoldo, que faire ?
Paroles prononcées, pierres lancées ne retour-
nent jamais en arrière. « Décidément, une
once de liberté dans son pays fait mieux
qu'un ldlog. d’esclavage dans un palais.
<i Voyons, Bertoldo, mon toujours plus cher
ami, vas-tu rester court en la plus grave affaire
de ta vie? Courage! Qu'est devenu ton génie
d'invention si prôné à la cour ? Es-tu donc
passé maître-sot en quelques heures ? Cherche
un peu... Y es-tu?... Eh bien! mais oui, la
voila, lidée libératrice! Bertoldo, Bertoldo,
mon petit ami chéri, tu n'es pas encore pendu ! »
Et s'approchant du roi en faisant la chatte-
mite, il lui dit :
— Mon doux sire, puisque tout espoir de
pardon m'est interdit, me voici prêt à obéir à
tes ordres avec résignation et courage; mais
avant de mourir, je te demande une grâce
dernière que ta générosité ne peut me refuser.
— Non, certes, mon pauvre Bertoldo; point
ne serai assez cruel pour être sourd à ta prière
en un pareil moment. Que désires-tu dè moi?
— Deux choses, mou doux seigneur : que tu
m'accordes grâce pour le malheureux sbire
que j'ai trompé, et que tu donnes à tes bour-
reaux l'ordre de ne me pendre qu'à l'arbre que
je choisirai moi-même. Si tu m'accordes ces
faveurs, je mourrai content et te bénirai.
— N'est-ce que cela? Accordé ! Vous enten-
dez, vous autres : Bertoldo ne sera pendu qu'à
l'arbre qu'il aura choisi. Et maintenant, adieu,
mon pauvre ami, il faut que justice se fasse,
mais ton compère le roi en a le cœur tout marri.
Bertoldo baisa la main du souverain, lui
rendit grâce, et disparut avec les gardes qui
l'entraînaient.
Si quelque esprit malin eût pu voir à son
aise au fond du cœur d’Alboin, peut-être y
eût-il découvert que le bon sire avait parfaite-
ment compris la métaphore de son ancien
favori, mais le secret des sentiments du roi
fut bien gardé, et la reine elle-même, malgré
toute sa finesse, n'y vit que du feu.
Toujours est-il que Bertoldo, conduit par ses
gardes, fut promené de bois en bois, de forêts
en forêts, dans tous les coins du royaume, et
que, bien entendu, jamais aucun arbre ne fut
jugé digne de servir à sa pendaison, quelque
pompeux éloge qu'on lui pût faire de la beauté
de ses branches et de son feuillage.
Bertoldo (Suite)1.
A force de courir par monts et par vaux, les
gardes, éreintés, fourbus, et comprenant enfin
toute la malice de leur prisonnier, se déci-
dèrent à le laisser en liberté et, forts penauds,
retournèrent à Vérone pour rendre compte au
roi de cette nouvelle aventure.
Alboïn parut grandement étonné et s'exclama
sur le génie de cet humble paysan qui s'était
sorti à sa gloire de tant de situations critiques
ou désespérées.
Toute sa colère était tombée et les regrets
venaient.
Peu de temps après la disparition de son
favori, une grande tristesse s'empara du bon
sire et il donna tous les signes d'une maladie
de langueur.
Ses médecins, avec lesquels il avait eu une
entrevue tenue fort secrète, déclarèrent que la
distraction lui était absolument nécessaire et
que, comme Bertoldo était l'homme le plus gai
et le plus spirituel de l'Italie, il fallait le
rappeler en toute hâte à la cour.
La reine, qui aimait fort son royal époux,
n'en demanda pas davantage et donna son
consentement.
Des envoyés du roi furent donc chargés
d'aller chercher Bertoldo et de le ramener sans
retard, lui affirmant au nom de leurs Majestés
que tout était pardonné. Mais Bertoldo, devenu
prudent, répondit avec sagesse aux envoyés :
— Dites au roi de ma part que je lui rends
grâce, mais que plat réchauffé et amitié renouée
ne valurent jamais rien; de plus, ma liberté
m’a coûté trop cher pour qu'à aucun prix je
veuille la revendre.
En apprenant le refus de Bertoldo, le roi fut
désolé.
Les médecins, après un nouvel entretien
secret, ordonnèrent un voyage au royal
malade, et ce fut précisément du côté du pays
de Bertoldo qu'ils lui conseillèrent de se diriger.
La montagne s'entêtant à ne pas vouloir
venir à lui, il alla à la montagne.
— Ah! mon pauvre Bertoldo, si tu savais
comme je m'ennuie! Je t’emmène! cria-t-il a
son favori en l'apercevant.
— Jamais, mon bon sire, jamais ! riposta
notre héros; l'air de la cour tue son monde ».
Mais il eut beau protester et s'en défendre, le
roi l'enleva bel et bien et le ramena à la cour
où il lui obtint les meilleures grâces de la
reine.
A. de G.
(A suivre.)
1. Von le u° 365 du Petit Français illustré , p. lit).
LES FREDAINES DE MITAIZE
177
Les fredaines de Mitaize (Suite}
La femme de l’aubergiste intervint :
— A qui ferez-vous croire cola 7 dit-elle. Quand
on est les enfants d'un médecin de Paris, on
n'est pas habillé comme vous; regardez-vous
donc, petite effrontée, et avouez que vous avez
Daniel s'était précipité vers elle :
— Mitaize, dit-il, sois raisonnable, et vous,
madame, et vous, messieurs, laissez ma sœur,
nous ne vous avons rien fait, nous voulons
partir.
Mitaize se laissa conduire devant la glace par la femme de 1 aubergiste.
ramassé vos nippes dans la défroque d'une
demoiselle.
Pâle de lionte et de colère, Mitaize se laissa
conduire devant la glace. Hélas! cette femme
avait raison; qui eût pensé que c’était la fille
du docteur Servaize, cette fillette au visage
liàlé où la sueur et la poussière avaient collé
des mèches embrouillées de cheveux, cette
déguenillée dont les vêtements pendaient
déchirés, salis, rendus plus lamentables que
de vraies loques par l’ancienne fraîcheur dont
ils portaient encore les traces? Et tout d'un
coup, elle éclata en sanglots.
ï. Voirie iln 367 du Petit Français illustré, p 165
— Eli ! eh ! mon jeune coq, pas si vite, vous
ne nous devez rien, c’est vrai, mais qui sait
ce que vous avez fait ailleurs? vous nous dites
que votre sœur s'appelle Marguerite et vous
l’appelez d’un autre nom... C'est-y un nom de
chrétienne, Mitaize?... Et l’aubergiste, triom-
phant, se campa les poings sur les hanches.
Un roulement de tonnerre monta, lointain
d'abord, puis grandissant et faisant trembler
lesvolets clos de l’auberge.
— Le train ! murmura Mitaize qui fit un vain
effort pour gagner la porte.
— Minute, ma petite, avant de partir, vous
178
LE PETIT FRANÇAIS IU.IIVI'üE
montrerez vos papiers au garde champêtre...
.Marguerite, à bout de forces, se laissa tom-
ber sur une chaise et couvrit de ses mains son
visage brûlant. Quelle honte ! n’eût-il pas
mieux valu subir les railleries des Dorgebert
que cette injure atroce : être pris pour des
vagabonds?
Et clairement elle comprit toute l’ingratitude
de sa conduite envers M. et M~ Le .Mauduy,
toute la laideur de son action quand sa folle
vanité les avait reniés, et pour qui?... pour
des gens qui ne les valaient probablement
pas.
Cette punition inattendue l’humiliait jus-
qu’au plus profond de son être, mais, brisée de
fatigue et aussi de frayeur, elle demeurait
anéantie. L’esprit inventif de la pauvre Mitaize
ne lui fournissait plus de ressources pour
échapper à sa pénible situation, la tète lui
tournait, elle croyait sentir le sol se dérober
sous elle, la voix lui manquait.
Daniel, qui d’ordinaire se laissait conduire
par elle, vit bien qu'il ne devait plus compter
que sur lui-même, et se tournant vers l’auber-
giste :
— Nous n'avons pas de papiers, dit-il hardi-
ment, mais si notre oncle, M. Jean Le Mauduy,
des Molières, était avec nous, vous n’oseriez
pas nous menacer du garde champêtre.
— Allons donc, vous... les neveux de M. Jean?
jamais delà vie ! il ne vous laisserait pas courir
les chemins en pareil équipage !
Il se tourna vers sa femme. Qu'en dis-tu,
Lisbeth?...
— Je dis que M"" Le Mauduy a vraiment
marié sa nièce à un médecin de Paris, et si
c'était vrai que ce soient ses petits-neveux...
— Oui, dit-il plus bas, il y a, malgré tout, du
louche dans l'affaire et j’ai bien envie d’en-
voyer, à tous risques, prévenir M. Jean. S’il ne
connaît pas les enfants, il le dira; s'ils sont
ses neveux, il sera peut-être bien aise de savoir
où ils sont; service pour service, M. Jean m'a
trop bien soigné l’hiver dernier pour que je ne
fasse pas ce que je pourrai.
Daniel, debout près de sa sœur, attendait la
décision de l’aubergiste. II avait bien remarqué
que le nom seul de son oncle avait produit une
impression favorable et il n'était pas loin de
souhaiter qu’on les reconduisît tout simple-
ment, car, à mesure qu’il raisonnait mieux, il
se sentait coupable, et il en voulait cruellement
à sa sœur de l’avoir entraîné dans cette ridi-
cule aventure.
Cependant Mitaize était trop accablée pour
qu'il lui lit des reproches, surtout quand ils
n’étaient pas seuls ; elle s'appuyait au mur, les
yeux bouflis, le visage rouge, comme bour-
souflé, elle frissonnait de temps en temps et
toute son attitude révélait une telle lassitude ,
que le jeune garçon, de plus en plus inquiet,
lui demanda à voix basse :
— Mitaize, veux-tu que je demande une
chambre où tu pourras te reposer? ..
Elle le regarda comme si elle n'avait pas
compris.
— La tête me fait mal, murmura-t-elle en se
mettant debout... je voudrais... je voudrais...
Elle ne put achever, et pâlissant jusqu'aux
lèvres, Marguerite Servaize se trouva mal au
grand effroi de son frère et des assistants.
La femme de l'aubergiste s’était précipitée.
— Vous lui avez fait trop peur aussi, à cette
petite, dit-elle avec aigreur à son mari...
tiens... mais, est-ce quelle aurait pris un
coup de soleil, que son cou est si rouge?...
peut-être bien que c'est la rougeole aussi.,
voyez-vous, elle a de petits boutons. Je vais
la réchauffer; toi, Antoine, tu courras aux
Molières tout de suite.
L’enfant revenait à elle, mais l'espèce de
somnolence qui la tenait encore ne lui laissait
plus l'entière conscience de ses actes et Daniel,
désolé, s'attribuant cette fois tous les torts,
demanda le premier qu'on fît chercher son
oncle ou, si c'était plus facile, un médecin
n’importe où :
La femme réfléchit une seconde ;
— Il vaudrait encore mieux trouver une
voiture pour vous reconduire, dit-elle; avant
que votre oncle ou un autre médecin soit ici,
il peut se passer bien du temps, et si la petite
commence une maladie, elle sera mieux soi-
gnée là-bas.
— Oh ! oui, je vous en prie, trouvez une voi-
ture, supplia Daniel horriblement tourmenté
par la vue les marbrures rouges qui couvraient
les poignets et le cou de Mitaize.
Elle grelottait à présent, une petite toux la
secouait, et la mère Antoine, qui, décidément,
était une bonne femme, l’enveloppa dans un
grand châle et l’emporta dans sa cuisine où,
provisoirement, elle l'installa sur un fauteuil,
près du feu, pendant qu’elle lui préparait une
infusion de tilleul et que celui qui, tout à
l'heure, parlait du garde champêtre, courait au
plus vite à la recherche d’uue voiture.
Mitaize voulut balbutier un remerciement,
mais la mère Antoine ne lui permit pas
d'achever :
— M. Le Mauduy est trop aimé par ici pour
qu'on ne cherche pas à lui rendre un peu du
bien qu'il nous fait, dit-elle.
Et la petite fille, pour la première fois, comprit
le peu qu'elle valait par elle-même, la sottise
de son orgueil et elle eut regret de son ingra-
titude. 11 ne lui était pas possible d'y réfléchir
beaucoup, les idées se confondaient dans son
j esprit, une soif ardente la dévorait et la mère
Antoine hochait la tête, plus inquiète qu’elle
LES FREDAINES DE MITAIZE
179
ne l'avouait. Quand son mari vint annoncer
qu'un de leurs voisins allait atteler, elle poussa
un soupir de soulagement véritable.
Des roues grincèrent sur la route et Daniel
qui avait entendu une voiture s'arrêter devant
1 auberge, s'élança :
— Il est impossible que Georges soit déjà
prêt, mon jeune monsieur, dit l'aubergiste,
ce doit être une voiture de la ville.
il allait, très déçu, regagner sa place, lorsque
Milai?.?, la tête appuyée au dos
M”* Dorgebert semblait sur des épines, elle
ne répondit pas et alla droit à la cuisine où
Mitaize, les bras abandonnés, la tète appuyée
au dossier de son fauteuil, semblait dormir.
Fanny Dorgebert et Marcelle n’avaient pas
bougé, elles causaient vivement à son frère
et à leur amie; à leur air, on pouvait deviner
que le service demandé leur plaisait peu et
qu'elles eussent infiniment préféré ne point
le rendre que d'écourter leur promenade.
son fauteuil, semblait dormir.
des rires et des exclamations joyeuses réson-
nèrent sur le perron :
— Oh! madame, je vous en prie, goûtons
ici, voulez-vous. Maman, dites oui, nous ren-
trerons à la fraîcheur, ce sera charmant.
Un trait de lumière éclaira l'esprit bouleversé
de Daniel, ces voix qu'il venait de reconnaî-
tre... c’étaient celles des Dorgebert. Ils faisaient
une promenade en voiture et avaient eu l’idée
de s’arrêter là ; il ne songea pas un instant que
llitaize s’était enfuie pour ne pas les rencon-
trer, il ne se dit pas qu'il serait obligé de leur
avouer cette parenté dont elle avait eu honte,
mais il courut à eux, leur expliqua brièvement
qu'il s’était perdu dans les bois avec sa sœur,
que celle-ci, fatiguée et malade, ne pouvait
regagner les Molières à pied et qu’il les sup-
pliait de les emmener ou de les faire reconduire.
Mais, on venait de dire que Mitaize était
malade et elles avaient bien compris le coup
d'œil impérieux de leur mère, qui leur interdi-
sait de quitter la salle.
M™ Dorgebert reparut presque aussitôt, sui-
vie de la maîtresse de l'auberge :
— Ma brave femme, disait-elle, il ne peut
être question de nous charger de cette petite,
je crains que sa maladie soit contagieuse et je
ne dois pas exposer mes enfants à la contracter.
— Madame, je vous en prie, insista Daniel,
laissez-nous seulement la voiture, les deux che-
vaux nous conduiront vite et le conducteur
reviendra vous chercher aussitôt. Pensez que
je suis seul avec Mitaize et qu'il lui faut des
soins qu'on ne peut pas lui donner ici.
P. F.
fA suivre.)
180
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
La douane et le» bolide». — On sait
que, parfois, des corps appelés bolides , errant
dans l’espace céleste avec d énormes vitesses, se
trouvent échauffés par leur frottement contre
l’atmosphère de notre planète, éclatent et tombent
en débris qu’on nomme aérolithes. Dernièrement,
un phénomène de cette nature s’est produit au-
dessus de Madrid : à une hauteur considérable
du sol, un bolide a éclaté avec un sourd gronde-
ment et en faisant trembler la terre.
A propos de la chute d'une de ces 'pierres de
tonnerre , on raconte l’anecdote suivante : Un
jour, un bloc de fer, fragment d'un bolide, tomba
dans le champ d'un fermier bolivien. Le gouver-
nement apprit la chose et intenta un procès au
fermier pour avoir dans sa propriété un bloc de
fer entré dans le pays sans acquitter les droits de
douane. Le brave homme protesta, alléguant que
ce minerai « lui était tombé du ciel ». — « Mais
précisément, lui répondit-on, si cette aubaine
vous tombe du ciel, il est bien juste que vous
en partagiez le prolit. » Et le fermier dut payer.
*
* #
IMiotOjsri’iipliic» tléooi*» t i ves . — Pour
décorer les vitres, écrans, paravents, on peut
employer avec succès les clichés photographiques
transportés sur une vitre dépolie. On sait quelle
douceur, quelle finesse de ton et de dessin on
obtient avec la photographie sur verre.
Partant de ce principe, on peut faire des pan-
neaux de différentes dimensions, sur lesquels
sont disposés, sans aucun encadrement, des por-
traits, des vues et souvenirs de tous genres, sorte
d’album perpétuellement ouvert sous les yeux,
d’un effet très décoratif et que l’on emploiera
de cent façons. Ce procédé donne des épreuves
extrêmement jolies dont le groupement prête à
une variété très artistique.
Le» l>oiiIan.srei*». — Avant la Révolution,
il n’était pas rare de compter, dans certaines
professions, autant et même plus d’entrepreneurs
que de salariés; mais c’étaient, en général, de
plus petits entrepreneurs qu’aujourd’hui. C’est
ce qui explique leur nombre relativement consi-
dérable dans plusieurs villes à cette époque.
Voici un exemple pris dans une profession qui
appartient encore aujourd’hui à la petite indus-
trie : en 1721, Pans avait moins de 600000 habi-
tants et 757 boulangers, soit un par 792 habitants;
aujourd’hui, 2 448 000 habitants et 1 522 boulan-
gers, soit un boulanger par 1 608 habitants
.* *
Maxime. — <> Écoute beaucoup et parle
peu ».
*
* *
Le» jfaîtés «le Fcngelgne. — Cueilli cette
enseigne, à Bordeaux, a la devanture d'un bour-
relier :
SELLERIE RAVE.
» A
L'esprit «l'autre foi». — A un dîner chez
le ministre de la justice, deux convives impor-
tants se faisaient attendre. 11 était tard, et le
garde des sceaux, s’adressant au président Dupin,
fui demandait s il ne pensait pas qu’on dût faire
servir.
— Je suis de cet avis, répondit le président,
d'autant plus qu’en dînant nous les attendons,
tandis qu’en les attendant nous ne dînons pas.
RÉPONSES A CHERCHER
Question littéraire. — De qui est le
quatrain suivant, et à qui fut-il adressé:
Auteur solide, ingénieux,
Qui du théâtre êtes le maître,
Vous qui fîtes le Glorieux ,
Il ne tiendrait qu’à vous de l’être.
*
* *
Dicton. — Que signifie l’ancien dicton :
Qui veut la guérison du mire
Il lui convient tout son mal dire.
*
* *
Géogrrapliie aimi»ante. — Citer les noms
de quatre villes de France qui, lus de droite a
gauche, donnent quatre noms nouveaux de villes
également françaises?
REPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 367
I Questions littéraires.
Ces vers sont de Boileau (1636-171 1), fauteur des Satires,
des Épitres. de Y Art poétique et du Lutrin. Ils avaient été
composés pour être mis au bas du portrait du moraliste Jean
de La Bruyère (1645-1696), l’auteur célèbre des Caractères.
II. Phrases à compléter.
« Quand on saura cette nouvelle, il y aura du bruit dans
Landerneau. » Se dit lorsqu’il s'agit d'une nouvelle qui doit
produire une grande sensation. Landerneau est, en effet, une
petite ville du Finistère ordinairement très calme.
Il est comme l'anguille de Melun: « Il crie avant qu’on
l’écorche. » Ce dicton s'applique aux gens douillets qui
poussent des cris avant qu’on leur ait fait aucun mal ; ou bien
encore, dans un sens figuré, à ceux qui se plaignent avant
qu’on leur ait causé aucun tort.
« Quand les Français rendront Airas, les souris mangeront
les chats. » La ville d’Arras, qui faisait partie du domaine de
Charles le Téméraire, fut assiégée par Louis XI, après la mort
de ce duc. en 1477. Les habitants avaient éent, dit-on, sur une
de leurs portes
Quand les Français prendront Arras.
Les souris mangeront les chats.
Une fois maîtres de la ville, les Français ôtèrent le p du
premier vers.
TII. Enigme.
C'est l’accent circonflexe.
Le Gerant : Maurice TA RDI LU.
Toute demande de changement d'adresse doit être accompagnée de l’une des dernieres bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8” année. — N° 369
10 centimes.
21 mars 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L ABONNEMENT : IN AN, SIX FRANCS
Part ilu i" de cliat|iic mois.
Armand COLIN & Cle. éditeurs
ETRANGER Tfr. — PARAIT CHAQUE SAMEDI
5. rue «le Jlé/ières. Paris
Tous droits ru serves.
Les fredaines de Mitaize. — L’onde Jean avait saisi Mitaizc cl l'avait emportée dans la maison.
182
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Les fredaines de Mitaize [Smie]
M“ Dorgebert hésitait :
— Voyons, Fanny, continua Daniel en s'adres-
sant à la plus grande des jeunes filles, priez
Madame votre mère de consentir, si vous voyiez
Mitaize...
— Mais justement, je ne veux pas la voir,
se récria-t-elle dans un grand élan d’égoïsme,
maman a raison, nous ne pouvons pas vous
laisser la voiture, ni risquer de gagner une
maladie; tout ce que nous pourrons faire, dès
que nous serons rentrés, c’est de vous envoyer
une autre voiture.
Fritz Dorgebert, lui, s'avança et tendit la
main à Daniel indigné de cette cruelle réponse :
— Mon pauvre vieux, dit-il à demi voix,
quand les femmes se mêlent d'avoir peur, U n'y
a pas moyen de compter sur elles, vois-tu.
L’aubergiste venait de reparaître à son tour :
— Mon petit monsieur, dit-il, puisque ces
dames-là ne vous aident pas de bon cœur, n'y
pensons plus. Nous prendrons la voiture de
Georges, et je vous conduirai par la traverse.
Le chemin est difficile, mais nous gagnerons
près d'une heure. Y êtes-vous?...
Daniel salua froidement les Dorgebert, qui
faisaient mine de regagner leur voiture et
courut à sa sœur :
— Mitaize, dit-il, M~ Dorgebert refuse de se
charger de nous, mais nous allons partir quand
même ; peux-tu faire quelques pas ?
Elle se leva péniblement.
— Oui, je peux, mais j'ai le vertige, et les
yeux me piquent, la femme dit que ce sera peut-
être la rougeole, est-co que tu le crois, dis ?...
— Bah! üt-il, personne ne le sait, ne te tour-
mente pas à l'avance, ce ne sera peut-être rien.
Donne-moi le bras, je t'aiderai à marcher.
Mais la mère Antoine s’empara de Mitaize
qu’elle enveloppa étroitement d’une couver-
ture, et, l'emportant comme une plume, tra-
versa la salle et la plaça au milieu d’une botte
de paille fraîche qui servait de siège de fond
à un chariot à échelles,
Puis, laissant Daniel monter près de sa sœur,
elle vint au maître de la voiture qui escaladait
les brancards et lui fit à mi-voix certaines
recommandations.
Ou prit la traverse au trot pesant du cheval i
de labour. Mitaize, accotée assez commodément
dans la paille épaisse, se sentait un peu mieux;
avant de tourner hors du village, elle montra
à Daniel un breaclx qui filait grand train sur la
route :
— Ce sont eux, ils se sauvent, n'est-ce pas? J
i Voir lo ü° 3C8 du Petit Français illustre, p. 177.
demanda-t-elle, de sa voix un peu rauque et
changée...
Il fit signe que oui.
— C'est vilain, ce qu’ils font, Daniel.
— C'est affreux, c'est lâche, cria-t-il, je ne
leur reparlerai de ma vie, refuser un pareil
service à des amis !
Elle secoua la tête :
— C'est que maman avait raison, ce ne sont
pas de vrais amis, et puis, tu sais... peut-être
que moi, à leur place...
Elle n'aeheva pas, mais il comprit qu'elle
se repentait d'avoir pris trop souvent les
Dorgebert pour modèles et que la leçon
d'humilité d'aujourd'hui pourrait lui être
salutaire.
On avançait assez lentement, dans le chemin
coupé d'ornières qui filait entre des haies
envahies par les ronces et les liserons ; Mitaize,
au bercement régulier du charioL, venait de
s'endormir et Daniel veillait à ce qu'elle ne
sortît pas ses mains de la couverture et à ce
que son chapeau abritât bien son visage, mais
le pauvre garçon comptait les minutes. A
chaque détour du chemin, il demandait au
conducteur si l’on approchait. Hélas ! les
Molières étaient loin. Invariablement, l'homme,
du bout de son fouet, désignait un pointencore
lointain dans la montagne, en face d eux et il
semblait à Daniel qu'on n’arriverait jamais.
Mitaize ne se réveilla pas ; son visage était
moins enflammé, mais elle avait des sursauts
fébriles, se mettait à tousser, puis retombait
dans sa lourde somnolence.
Le soir tombaitquand la voiture approcha des
Molières et que Daniel en descendit pour courir
vers la ferme; mais on les avait aperçus, et ce
fut l'oncle Le Mauduy, qui rentrait harassé, cou-
vert de poussière, avec Yermer, qui se pencha
le premier sur Mitaize. Celle-ci ouvrit pénible-
ment les yeux, et, rappelée par sa vue au sou-
venir de sa récente fredaine, elle voulut parler.
Mais il ne le lui permit pas et, comme
M“ Le Mauduy accourait les bras levés, si
effrayée par l'aspect lamentable des fugitifs
qu'elle ne trouvait pas un mot, l’oncle Jean
saisit Mitaize et l'emporta dans la maison,
i — Tu as besoin de ton lit et on va te le
bassiner, ma mie, dit-il. Ah! tu croyais qu’on
s'en va aisément d'ici avec de petites jambes
comme les tiennes et cela t’ennuie de revenir,
n'est-ce pas? Ne crains rien, nous prendrons
j bientôt le chemin de fer si tu te laisses bien
! soigner.
LES FREDAINES DIS MIT A I Z E
isn
Mitaize ne répondit pas, elle eut un faible
sourire. Elle n'avait plus du tout peur de
l’oncle, il faisait très bon être portée ainsi, et
puis, c’était un soulagement inattendu de
n'avoir pas été grondée, de sentir sur son front
moite la caresse de la forte main du vieillard.
Elle se laissa déshabiller docilement, et,
quand tante Marie-Anne, qui se penchait pour
la border, l'embrassa doucement, elle lui noua
me doute bien que tu te repens, mais j’avais
besoin de tout savoir. V présent, je tiens ù
n’être pas distrai t de la Lâche que je commence.
Il faut guérir ta sœur, et si je suis obligé de
m’occuper de toi, si je puis craindre de te voir
tomber malade aussi, je n'aurai pas la liberté
d’esprit nécessaire. Je vais donc te demander
un sacrilice.
— Tout ce que vous voudrez, mon oncle.
M. Servaize prit entre scs doigts le poignet amaigri.
au cou ses deux bras en murmurant d’une voix
faible : Pardon !
Puis, épuisée par ce semblant d'effort, la I
petite fille se rendormit.
Il se passa de longues journées avant que
M. Le Mauduy pût se prononcer sur la nature
de la maladie. L’éruption, si soudainement
apparue, n’avait pas continué sa marche natu-
relle, les boutons s’étalent affaissés . sans
toutefois disparaître entièrement, l’oppression
s’aggravait et le vieil oncle redoutait des
complications.
Daniel avait voulu s'installer près de sa sœur,
mais son oncle ne le lui permit pas ; au
premier mot, il l'emmena hors de la maison
et, lui parlant comme à un homme, ne lui
cacha pas ses inquiétudes.
Il le questionna sur leur fuite, voulut en
connaître les moindres incidents, et comme le
jeune garçon s’accusait :
— Il ne s’agit plus de cela, mon enfant et je
— Eh bien! tu vas entrer comme pension-
naire au collège de Saïnt-Dié; comme on est
en vacances, lu ne suivras pas de cours régu-
liers, mais tu prendras des leçons et je serai
sûr, du moins, que tu te trouves en bonnes
mains.
Rien ne pouvait être plus pénible à Dany que
cette demande, mais il avait promis ; du reste,
il sentait que l'oncle eût pu ordonner au lieu
de faire appel à son bon vouloir Cependant il
ne répondit pas tout de suite, il réfléchissait.
C'était, bien la peine de n’avoir pas voulu être
interne à Paris pour le devenir dans un collège
de province, disait l’esprit d’indiscipline; mais
Dany ne voulait plus l'entendre et quand
l'oncle reprit :
— Mon ami, j’ai télégraphié à ton père de
venir, j’ai besoin de sa présence pour diminuer
ma responsabilité, et vraiment, tu me rendrais
la tâche moins lourde, si je te savais hors d’ici.
Alors, Daniel, dominant l'espèce de crainte
m
u: petit français illustré
qu'il avait toujours éprouvée près de son oncle,
.se décida :
— Je veux bien, mon oncle, dit-il très vile,
mais je me connais, jè suis paresseux, et, si je
dois travailler seul, je ne ferai rien qui vaille,
une fois les premiers jours passés. Sans comp-
ter que je serai inquiet de la pauvre Mitaize, et
puis, si je m’en vais, Martial sera privé de ses
leçons, celalui fera de la peine, si l’on pouvait?...
si vous vouliez le mettre en pension avec moi, ;
j'en serais bien aise et papa voudrait peut-être j
payer sa pension avec l'argent qu'il me donne
pour m'amuser?
Le vieillard lui tendit la main :
— C’est convenu, mon brave, et ton idée n’est
pas pour me déplaire : j’aime les gens qui se
soucient des autres, et tu peux considérer la
chose comme faite. Va demander à Martial ce
qu'il en pense et dis à son père que je compte
sur son consentement.
La joie du jeune garçon fut si sincère que
Daniel en trouva son propre sacrifice amoindri.
Ce qui rendait l'un si heureux ne devait pas, en
somme, être si pénible pour un autre, et il lit ses
préparatifs sans mauvaise humeur; seulement,
avant son départ, il supplia sa tante de lui faire
parvenir chaque jour des nouvelles de Mitaize.
— Et surtout, ajouta-t-il, ne me cachez rien,
tante Marie-Anne, si... si elle était plus mal,
rappelez-moi; vous promettez, n'est-ce pas?
— Sois tranquille, dit-elle et ne te mets pas
martel en tète, nous la soignerons si bien qu’elle
guérira. Yermer ira tous les jours vous voir et
vous porter des nouvelles.
Le jeune garçon partit donc, satisfait au fond
de s’être vaincu, mais surpris de l’espèce de
chagrin ressenti en quittant cette maison où il
était venu malgré lui. C'est que l'exemple du
travail, de la simplicité des habitudes, la paisible
î nRuence de ces cœurs droits avaient porté leurs
fruits. Daniel Servaize s’était, sans le vouloir,
dépris de ses anciens défauts, et lorsqu'il fit
passer devant lui Martial pendant que la petite
porte du collège retombait sur eux, il n'éprouva
qu'un sentiment d'orgueil légitime en songeant
aux progrès qu'il voulait faire, qu’il ferait à tout
prix, puisqu'il en avait la volonté.
Ce fut une quinzaine longue et triste pour les
gens des Molières que celle qui s'écoula. M. Ser-
vaize, prévenu, était arrivé en toute hâte et ne
put qu'approuver le traitement employé par le
vieux médecin; il avait dû laisser ignorer à sa
femme la maladie de Mitaize, de peur qu'une
émotion trop vive anéantît chez elle le mieux
qui s’était récemment produit, et il avait coloré
son absence du prétexte d'une consultation loin
de Paris.
Quand .Mitaize le vit entrer, elle essaya de se
soulever, sans pouvoir y parvenir, une quinte
de toux la secoua violemment et lui ôta la
parole. Le père était devenu très pâle, mais, se
dominant, il prit, entre ses doigts son poignet
maigre, et comme.elle le regardait, anxieuse, il
•s'efforça de sourire.
— Je suis donc bien malade, papa, qu'on
vous a fait venir ? ,
— Mais non, fillette, seulement j'étais un peu
■en mal de vous deux et . votre maman aussi,
alors, je suis venu.
Elle soupira, puis ;
— Papa, je voudrais bien vous dire quelque
chose à l’oreille.
Il se pencha aussitôt.
— Vous ne savez pas, j'ai été horriblement
méchante ici, et l'oncle et la tante sont trop
bons, j'ai du regret...
Elle s’arrêta...
— Dites-le-leur, vous, papa, dites aussi que
je ne recommencerai plus jamais.
Très ému de cette confession soudaine, il
s'efforça de paraître gai et, menaçant du doigt
la petite malade :
— C'est beaucoup promettre, ma mignonne;
dès que tu seras sur pied, je suis sûr que
l'ancienne Mitaize se réveillera et fera des
siennes, comme toujours.
— Oh ! papa, lit-elle avec tant de confusion
qu'il ajouta bien vite :
— Mais je ne demande pas mieux que d’avoir
une petite fille très sage; voyons, Mitaize, ne
t’agite pas, laisse tes bras sous la couverture,
ce sera un commencement de sagesse.
Elle obéit, cherchant sur l’oreiller une place
fraîche pour sa tête.
— Je crains une scarlatine de mauvaise
nature, dit M. Servaize au vieil oncle dès qu’ils
se retrouvèrent seuls, et l'on pourrait demander
une sœur pour veiller.
— Jamais ma femme n’y consentira, pas
plus que Madeleine.
— Qui est Madeleine?
— C’est la fille aînée du garde forestier
Claudel, mon successeur et mon voisin; elle
est en service chez nous, et l'on peut compter
absolument sur elle.
— Mais cela est dangereux ; il ne peut être
question pour une jeune fille de s’exposer ainsi
à la contagion.
M. Le Mauduy hocha la tête :
— Dès le premier jour, j’ai tenté de la ren-
voyer, dit-il, je n'y ai pas réussi ; elle veut
rester, et ses parents, auxquels je me suis
adressé alors, lui ont donné raison. Nos mon-
tagnards sont têtus et, parce que la brave fille
croît nous devoir une certaine reconnaissance,
rien au monde ne lui fera quitter son poste.
Mitaize est aussi en sûreté entre ses mains
qu’entre celles d'une garde-maladede profession.
P. F.
(A suivre).
MASTER PtNCII ET SA FEMME J T D V
18."
Master Punch et sa femme Judy.
« Master Punch » est en Angleterre ce que
Guignol est chez nous, et plus encore : il est
plus répandu ; il va
dans le monde officiel
aussi bien que dans les
carrefours de la ville,
ou sur la place du mar-
ché dans les villages.
Comme la famille royale
d'Angleterre compte
beaucoup d'enfants .
Master Punch y est ad-
mis adonner ses repré-
sentations; et quand le
<i montreur » a su plaire
à l'auditoire, il a chance
de recevoir, avec une
lettre de félicitations,
l'autorisation de porter
les armes royales, et le
titre de « Royal Punch
and Judy ». Dès lors il
est. désigné à la faveur
populaire, et pour peu
qu'il sache profiler de
sa veine, il est en route
pour la fortune.
« Master Punch », 1!
n'est pas besoin de le
dire, c'est Polichinelle
lui-même, Punehinello,
— le héros des farces
italiennes au moyen
âge et aux débuts de la
Renaissance ; la troupe
qui l'accompagne est
faite, pour la plupart,
des personnages con-
sacrés dans les comé-
dies d'autrefois ; Judy,
l'épouse, le Baby, Sea-
ramouche, devenu le
clown, et Toby, le
chien. Selon les aven-
tures prêtées au héros,
la troupe s'augmente
d'un magistrat, d’un
docteur, d'un constable
(juge) — du bourreau, même. Ce sont les
comparses tout indiqués dans la vie du bri-
gand Polichinelle, mais on ne les amène que
suivant les besoins de l'action : tandis qu'il
n’est pas de » Mr. Punch » possible sans Judy,
Toby et Scaramouche.
Si Mr. Punch, Judy, Scaramouche, se retrou-
vent aussi bien chez nous que chez nos voisins,
c'est en Angleterre seulement — et dans les
« Royal Punch and Judy »
pays de langue anglaise — que l'on trouve
l’intéressant personnage de Toby.
Toby est un chien, un vrai chien, dressé à
remplir son rôle avec exactitude; et il ne fau-
drait pas croire que tous les rejetons de la
gent canine soient aptes à tenir le personnage .
il y faut un griffon {mongrel), rien autre; loule
w,
LE PETIT FIÎANÇAIS ILLUSTRE
aulre race est incapable de garder les tra-
ditions. Un bon « Tobv » est une richesse ; et
comme l’auditoire rit de bon cœur lorsque la
brave bête, agacée par les tracasseries de
Punch, lui attrape le nez et le promène ainsi
autour du théâtre!
Le montreur du « Royal Punch and Judy »
actuel se nomme M. Jesson ; et il semble que
le père de celui-ci ait été l'original du person-
nage si pittoresque de <• Short », dans l'œuvre
de Charles Dickens. — Le Toby qui lient l'em-
ploi est un griffon de onze ans, et depuis 1 âge
de quelques mois, il remplit sou personnage à
la grande joie de tous les spectateurs. Voilà un
brave acteur, qui ne connaît ni les rhumes, ni
les indispositions subites,
et ne laisse jamais « en
plan » les spectateurs ido-
lâtres!
Autrefois, les pauvres
« montreurs de poupées »
étaient vouées à des vicis-
situdes sans nombre; ils
allaient par les chemins,
qu'il pleuve, qu'il neige
ou qu’il vente ; et le
« Toby » de la troupe par-
tageait la dure vie de sou
maître ; aussi disait-on que
jamais plus de six ans un
chien ne pouvait tenir le
rôle. Le Toby de M. Jesson
démontre le progrès qui se
fait en toutes choses; en-
core succédait-il à son père, qui avait vingt-
deux ans, et tenait l'emploi depuis le temps
de ses dents de lait.
C'est qu’aujourd'hui la profession est pros-
père ; les malicieux disent même qu’on y fait
fortune plus souvent que dans le commerce,
les beaux-arts, le journalisme ou les mines
d'or; ce qui fait que cela est très demandé. Il y
faut beaucoup de qualités pour réussir : avoir
de l'esprit pour le dialogue, la voix aisée pour
les chansons, les mains adroites pour l'entre-
tien et le maniement dos poupées, enfin les
lèvres souples pour l'emploi du « squeaker » le
petit instrument que nous appelons » voix de
polichinelle » ou « pratique » . Il faut savoir
varier les réparties, et glisser habilement des
actualités piquantes dans le dialogue qui reste
le fond de la représentation, surtout dans celui
où. Mr Punch cause amicalement avec son bon
ami le clown.
Ce sont des broderies que le montreur ajoute
au texte ordinaire, — lequel, lui, ne varie guère.
Voici les principales dispositions de l’en-
semble :
Tout d’abord, Mr. Punch, dans la coulisse,
fait entendre son cri particulier, et il entre en
scène, saluant trois fois les spectateurs ; puis
il s'arrête, et fait sa petite harangue :
« Mesdames et messieurs, je vous prie,
comment allez-vous ?
« Si vous êtes heureux, je suis heureux aussi.
« Arrêtez-vous,etvoyez mon joyeux petit jeu;
« Si je vous fats rire, je ne vous le ferai
pas payer. »
Après un salut il se retire, et on l'entend
chanter dans la coulisse, sur quelque air popu-
laire à la mode, ou sur l’air de M ilborough, la
chanson : <■ Mr. Punch est un aimable et bon
compagnon... Son habit est tout rouge et jaune;
et si, quelquefois, il va dans les vignes du
Seigneur, c’est seulement avec ses bons amis. »
Tout en chantant et en dansant, il entre;
puis il appelle sa femme : « Judy, ma chère
j Judy ! »
Mais c’est Toby qui entre ; donc, scène
deuxième. Mr. Punch lui fait nulle gentillesses,
et le chien lui répond; mais bientôt le mauvais
taquin revient à ses habitudes et fait kiss,
kiss, à l'innocent Toby, qui se fâche et aboie.
— Vous êtes un vilain, un désagréable chien,
dit Punch, en le frappant de son bâton.
Irrité, Toby saute au nez du méchant, et
Punch, alors, change de note ;
— Oh, mon nez! mon pauvre nez! O chère,
chère! mon beau nez! Allez-vous-en, allez- vous-
en, méchant chien ! Je vais dire cela à votre
maître... O chère, chère Judy!
Mais pendant qu'il appelle Judy, Toby se
venge, et traîne par le nez Mr. Punch autour
du théâtre, après quoi il le lâche, et s’enfuit.
| M. Punch tient son pauvre nez des deux
j mains et appelle le maître de Toby, Scara-
ramouche, le clown, qui entre bientôt, un
bâton à la main. Ce bâton semble dangereux
] au maître coquin, qui se tient à distance; la
scène qui suit est une petite perle dans son
genre. (A suivre.) A. L.
Mr. Punch et le chien Tubv,
I.A DAINE
IS7
La laine.
Vous êtes-vous jamais demandé, mes jeunes
amis, comment se fabriquaient les vêtements
de laine si souples et si commodes dont vous
vous habillez quelquefois? Avez-vous jamais
songé au rapport qui pouvait exister entre
vos costumes brû-
lants do lawn-
tennis ou de bains
de mer et les mou-
tons que vous
rencontrez dans
vos promenades,
qui se poussent
sur la route, en
soulevant des nua-
ges de poussière,
.et qui bêlent dé-
sespérément à la
vue d'un passant ?
On vous a dit va-
guement que la
laine des moutons
servait à fabri-
quer les habits
qui vous couvrent
le jour et les cou-
vertures qui vous
abritent la nuit,
mais c'est tout !
Or, cette transfor-
mation est bien
plus longue, bien
plus compliquée
que vous ne pen-
sez. Nous sommes
loin, aujourd'hui,
des matrones ro-
maines qui fi-
laient paisible -
ment la laine ou
des paysannes qui
font tourner leurs fuseaux agiles, l'hiver au
coin du feu, et sur le pas de leur porte en été.
Avec les exigences modernes, tout le monde
veut des vêtements de laine, tout le monde en
porte, lia donc fallu trouver des moyens expé-
ditifs et commodes pour satisfaire aux besoins
de tous. De là est née l'industrie du filage et du
tissage de la laine.
De même que pour un civet, il faut un lièvre,
de même pour faire une étoffe de laine il faut
un mouton. Que dis-je, un mouton? des mil-
liers et des milliers de moutons. Bien que la
France on nourrisse, sur les plateaux désolés
dos Causses, dans les vallées des Vosges ou
dans les prairies normandes, de nombreux
troupeaux, elle ne suffit pas aux exigences des
fabricants. D'ailleurs la laine du mouton fran-
çais n’est pas ld meilleure. Elle casse souvent
et ne donne pas une étoffe bien solide. Il n’y a
guère que les manufactures du Midi (Mazamet
et Castres , par
exemple ) qui se
servent de ces toi-
sons parce qu’elles
reviennent beau-
coup moins cher.
Aux grandes fa-
briques du Nord,
à celles qui tis-
sent les étoffes
les plus épaisses,
il faut des mou-
tons spéciaux, les
moutons mérinos.
Notre Champagne
crayeuse en élève
bien unpelilnom-
bre , mais que
pourrait-on faire
avecquelques mil-
liers de moutons?
Aussi a-t-il fallu
s'adresser à l'é-
tranger.
Il y a, au delà
des mers, de vas-
tes régions peu
habitées et où
se nourrissent, à
notre intention ,
d’immenses trou-
peaux de mou-
lons. En Australie,
par exemple, les
pâturages s'éten-
dent sur des cen-
taines de kilomètres carrés, et il n'est pas
rare qu'un seul propriétaire possède jusqu'à
cent mille têtes d’animaux à la fois. Quand
ces armées de moutons se mettent en route
sous la surveillance de quelques bergers à
cheval elles défilent pendant des heures. Il
n'est pas rare do voir un train stopper pendant
quatre ou cinq heures devant les colonnes
pressées de ces animaux et attendre patiem-
ment que ce fleuve vivant ait cessé de s'écou-
ler. Dans certaines parties de l'Amérique ou
dans les fraîches et vertes vallées de l'Irlande
et de l'Angleterre vivent aussi de nombreux
moutons condamnés à une mort prématurée.
Tous les mois, de gros vaisseaux emportent à
Moulinage de la laine
188
LE PETIT FINANÇAIS ILLUSTRE
Londres ou au Havre les toisons arrachées à
ees victimes. Les fabricants viennent les
acheter par centaines de mille à la fois et les
transportent à leur tour dans les combles de
leurs usines.
C'est maintenant que le vrai travail va com-
mencer. Toute cette laine n'apas; naturellement,
la même valeur. La laine des cuisses est trop
courte et trop dure; on s'en débarrasse à vil
grés. Elles y restent un quart d'heure environ,
séchées en dessous par un feu très vif, rafraî-
chies au-dessus parmi courant d'air énergique,
il n’y a pas de microbes qui soient assez robus-
tes pour résister à un pareil régime. Quand la
laine sort des étuves, elle est d'une blancheur
éclatante et d'une propreté méticuleuse. Sou-
vent même le but a été dépassé ; cette laine
! est si scche qu'il est impossible de la travailler.
. wr _/ i
rv;< S -.-..-Sp- iT-
i&SÈjh
Filage de la laine.
prix \u contraire, celle de l'épaule et celle du
dos est de qualité supérieure. Suivant que la
laine est plus ou moins liaute, plus ou moins
fine, ou la réserve pour une fabrication ou pour
une autre. La meilleure donnera les étoffes a
trame; les moins bonnes les étoffes à chaîne.
Or, il faut une grande habitude et un coup
d'œil exercé à ceux qui font ce premier
triage.
Mais cette laine est sale, couverte de pous-
sières, d'aspérités et de nœuds ; elle est de cou-
leur brune, presque noire ; elle poisse les mains
et se casse facilement. Il convient donc de lui
donner, avant tout, cotte couleur blanche si
agréable à l’œil et cette souplesse si douce au
toucher. Iles ouvriers plongent toutes ces toi-
sons dans d'immenses cuves remplies d'eau
chaude ; nuis, toutes ruisselantes, elles sont
étendues dans des étuves chauffées à 70 de- i
On l'humecte alors d'huile d'olive pour qu’elle
puisse glisser plus facilement : cotte opération
porte le nom bizarre d'ensimage.
Voyez-vous ces gros cylindres garnis de
nombreuses aiguilles et ce treuil mobile qui
circule en dessous. La laine sera disposée sur
^ le treuil et les mille pointes des aiguilles la
: pénètrent avec autant de soin et plus de rapi-
dité que le coiffeur le plus expérimenté pourrait
le faire pour notre chevelure. D'un cylindre
la laine passe à un deuxième, puis à un troi-
sième. Un petit couteau qu'actionne la vapeur
détache d'un coup sec la laine ainsi travaillée,
et nous verrons sortir pendant de longues
heures un long ruban blanc et, brillant qui
tombe soigneusement dans de profonds paniers
en tôle. La laine est-elle enfhl prête à être filée?
Quelle erreur! Vous ne sommes pas au bout de
nos peines. (.4 suiore. ) C. Q.
MON ONCLE LE GÊNÉ R AL-MAJ O U
189
Mon oncle le général-major.
Il disait : « La volonté c’est tout; la colère,
ce n'est rien. »
C'était un homme froid, ou plutôt d'allure
froide, car Pâme était sensible, enfantine,
presque timide. Mais il savait, sc. dompter par
une énergie peu commune de l'esprit. C'était
factice peut-être, mais il n'en arrivait lias
moins à des résultats surprenants.
Je me souviens — et tout le monde se sou-
vient de cette aventure dont on parla long-
temps à mots couverts, et qui le rendit célèbre
dans l'armée...
Mon oncle était alors commandant de la
place de Dombow, sur la petite. rivière Volska.
Les troupes murmuraient. Je ne sais trop ce
qu'il y avait. Quelques officiers et sous-officiers
se montraient d'une rigueur excessive. Il y
avait un certain capitaine Eolossof, une tête
de dogue rageur que je vois toujours, qui par
son injustice et sa brutalité avait attiré sur lui
l’exécration. Si Eolossof ne savait pas se faire
aimer, il ne savait pas non plus se faire res-
pecter, et ses hommes étaient les plus indociles
du régiment.
D'ailleurs il soufflait cette année-là une espèce
de mauvais vent. Dans plusieurs garnisons de
l'ouest, des faits graves s'étaient produits. :
L'Empereur en avait été informé, et il avait
dit, paraît-il :
« Je veux que la discipline soit mieux
observée. »
Tout le monde avait tremblé sous la parole
impériale, et les chefs plus encore que les
soldats.
Et puis l'Allemagne bougeait. D’inquiètes
rumeurs couraient, des rumeurs de guerre
prochaine. 11 fallait, en effet, que l’ordre fût
exemplaire.
A Dombow, mon oncle avait une position
difficile. Il sentait bien ce qu'il y avait de fondé
dans le mécontentement sourd des soldats;
mais il sentait mieux encore la nécessité de
maintenir l'ordre. Il ne voulait pas qu'il se
passât chez lui ce qui s'était passé ici ou là et
avait motivé l'observation de l'Empereur.
Un matin, l'adjudant se présenta chez mon
oncle avant l'heure habituelle. Le général se
disposait justement à me donner ma leçon
d'équitation. J'avais douze ou treize ans, et je
sautais déjà comme un Cosaque. 11 est vrai
que mon oncle était un excellent professeur.
Mais la leçon qu’il me donna ce jour-là valut
mieux.
— Eh bien, qu’y a-t-il, Sergueïef Alexandro-
vitch? dit mon oncle.
— Mon général, fit l’adjudant d’une voix
inquiète, il y a eu hier au soir de l'agitation dans
j les chambrées. Cette brute de Eolossof en a
! tant fait que les hommes se seraient concertés,
J d'après les bruits qu'on a pu recueillir, pour se
livrer à une manifestation contre lui. L'agi-
tation gagne de proche en proche. On craint
une mutinerie. L'esprit est très mauvais, cp
matin.
— Il n'y a pas eu.de faits précis?
— Non; mais Votre Excellence ferait peut-
être bien de prendre des mesures de prudence,
pour éviter un scandale.
Mon oncle réfléchit un instant.
— C'est bien, dit-il. J'irai tout à l'heure moi-
même passer l’inspection.
L'adjudant eut une grimace significative. Il
pensait, sans doute, que ce n'était pas préci-
sément, cela, une mesure de prudence. Mais il
ne répliqua rien. Mon oncle n'aurait pas sup-
porté que Ton discutât une de ses, décisions.
Un quart d'heure après, mon oncle se diri-
geait à petits pas du côté des casernes. Il avait
mis sa casquette de tous les jours, un peu plus
enfoncée sur le front que d'habitude, seule-
ment. Son sabre faisait tan! tan! contre les
amas de boue gelée.
Moi, je m'étais glissé sur ses talons; puis,
par un long détour, en courant, j'étais allé me
blottir derrière la berge de la Volska, les pieds
sur la glace. De là, je le voyais venir, fumant
tranquillement son papiros (cigarette), le ventre-
un peu lourd sur ses jambes trapues. Eten face
de moi, entre les grands bâtiments ocre de la
caserne, je voyais aussi la file des soldats dont
les derniers se perdaient en ombres vagues
dans le fin brouillard du matin. Des comman-
dements partaient; on entendait la voix rogue
de Eolossof qui hurlait des jurons.
Tout à coup, il se fit un grand silence, après
ce bruissement rapide des soldats qui rec-
tifient leurs positions.
Le général venait d'apparaître entre les deux
piliers du portail inachevé qui servaient
d'entrée à la cour principale.
Quelques officiers se détachèrent aussitôt. Il
les entretint un instant. Puis il s’avança sur le
front des troupes, en lançant le traditionnel :
— Salut, mes enfants!
Pour la première fois, sans doute, depuis
que l’armée russe existe, les soldats ne répon-
dirent pas au salut de leur chef. Un pareil man-
quement était épouvantable. Tout le inonde le
comprit, et les plus braves parmi les officiers
se mirent à trembler. Ce ne pouvait être que
le prélude d'une effroyable rébellion.
Et cependant les troupes restaient immo-
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
190
biles, l'arme au bras, dans un ordre parfait, i
Le sang-froid de ces hommes, qui venaient
de commettre un crime, n'en était que plus
efîrayan;.
La face de mon oncle avait rougi, comme j
sous un soufflet.
Il s’avança plus au milieu et répéta à plus
forte voix :
— Salut, mes enfants !
Un imperceptible frémissement courut,
comme une crispation : mais pas une voix ne
répondit. L’angoisse me saisit à tel point que
mes tempes se mirent à transpirer abon-
damment.
Alors, le général se dirigea sur la première
compagnie, qui était justement celle du capi-
taine Kolossof, et dit brièvement :
— L’appel!
Un sous-officier, livide, se mit en devoir de
faire l’appel :
— Pétrof'...
Mon oncle interrompit d'un geste. Il ordonna
à Pétrof de faire trois pas en avant. Pétrof fit
trois pas en avant. C’était un grand garçon
imberbe, aux paupières clignotantes, l'air un
peu souffreteux des paysans des gouverne-
ments du nord.
— Salut, Pétrof! dit mon oncle.
Pétrof devint blanc comme un linge, ses
paupières cessèrent de clignoter, et l'on vit
alors ses petits yeux gris, où passait une lueur
de défi. Il ne répondit pas.
Mon oncle attendit quelques secondes, puis,
sans ajouter autre chose, il prit dans sa poche
son revolver, le débarrassa de sa gaine, l’arma
minutieusement, visa Pétrof au cœur et fit feu.
Le corps tomba lourdement, et l’on entendit
le fusil claquer sur la terre battue avec un bruit
de ferraille.
Le général fit signe de continuer.
— Valoubief ! appela le sous-ofiicier, plus
mort que vif.
Avant même qu'on le lui eût ordonné,
Valoubief avait fait trois pas en avant. Son
pied gauche frôlait la capote du cadavre de I
Pétrof.
— Salut, Valoubief! dit le général-major.
Valoubief avait une figure rose de poupon.
sur laquelle commençait à friser une légère
moustache. Ce devait être un fils de marchand.
Mon onde le regarda bien en face, comme pour ,
le transpercer, mais d’un regard où il y avait
plus de supplication que de menace. Le soldat
hésita, jeta des yeux désespérés sur ses cama-
rades; puis il raidit, comme pour dire : j’ai ;
juré! et ses lèvres demeurèrent closes.
Mon oncle le visa au cœur, comme l’autre ; I
et une seconde après, le cadavre de Valoubief
s'abattait sur celui de Pétrof.
— A la suite, fit mon onde.
Le sous-officier voulut continuer, mais la
voix s'arrêta daus son gosier. Mon oncle lui
prit la feuille des mains, et ce fut lui-même
qui appela le numéro trois.
Ce numéro trois se nommait Bourovsky. il
s’avança, presque verdâtre de peur, les jambes
flagellantes, et tout le monde crut qu’il allait
tomber avant d’avoir achevé son troisième pas.
Mais par miracle il se tint debout, tandis que
la parole de mon onde retentissait une nou-
velle fois dans la vaste enceinte, et le saluait
par son nom.
— Salut, Bourovsky!...
Alors, dans le silence solennel, dans la tension
extrême de toutes ces émotions, on perçut —
mais l’acuité de la minute ôtait telle que ce fut
entendu certainement jusqu’aux derniers rangs
des files, là-bas, dans le brouillard — on perçut
un vague bredouillement, Tinflme filet de voix
du misérable Bourovsky, qui balbutiait :
— Salut, Votre Excellence !
Aussitôt, de partout, de toutes les com-
pagnies, de toutes ces poitrines d'hommes qui
venaient d'ètre si terriblement secouées, un
même cri, une clameur immense s'éleva, rou-
lant de rang en rang avec le fracas du
tonnerre :
— Salut, Votre Excellence!... Salut, Votre
Excellence! !
Des larmes jaillissaient des yeux, des sanglots
partaient de toutes parts... C’était la révolte
manquée qui crevait maintenant comme un
orage... Les officiers, blêmes d'émoi, se pres-
saient autour de leur sauveur. Affalé contre un
mur, Kolossof défaillait. Seul, le général-major
demeurait calme.
J’avais bondi hors de la Volska; jo m'étais
précipité sur mon onde, et je lui baisais la
main avec transport. Je m'aperçus seulement
alors qu'il, tremblait.
— Ah! tu as vu ça, petit? me dit-il. Dieu
veuille que tu n'aies jamais à exercer d’autorité
que sur toi-même!
Et je sentis bien qu'il les aurait tous tués
les uns après les autres, plutôt que de céder,
quitte à se tuer lui-même ensuite.
Un rapport très détaillé sur cette affaire fut
adressé eonfldentielleinent. à l’Empereur. l’eu de
temps après, mon oncle fut déplacé et envoyé
dans une garnison du centre. Mais il reçut en
même temps les insignes de lieutenant-général
et la croix de Saint- Vladimir. L. D.
Choses et autres
PAR HENRIOT
— Ernest, tu as oublié le coup de pied que je t’ai administré
hier... tu recommences.
— Oui papa. . Lo Ministre a dit qu'il ne fallait pas abuser
de la mémoire des collégiens.
— Hé bien, tu sais... tu en as de la veine !... Ta bécane n’a
rien.. . mais rien du tout '
— Oh ! oh ! c’est la première fois que vous chassez ? et qu’est-
ce que c'est que ce cor?
— j’ai remarqué que tous les grands chasseurs en emportaient
toujours un avec eux pour attirer le gibier.
— Je t’avais bien dit que ça ne t’amuserait pas ,
Ou est-ce que c'est que la ioloqraphw ?
— Rien... c'est avec ça qu’on fait des cartes de visite.
— \h ! mon Dieu... ma femme qui sc trouve mal
— Voilà! voilà!... Monsieur, je vais lui donner un peu d air
avec ma pompe !
— Tournez l’aiguille à droite !
— Mais, monsieur lo Magistrat, je vais faire dérailler un train'
-- Justement ! il faut, pour mon enquête, que je voie comment
s'est produit le dernier accident I
192
1. K IM ! I l' KliANÇAIS 1I.LUSTHÉ
Variétés.
Mii»l<iuc sileneicMiMe. — Il existe, paraît-
il, a New York, une « école muette de piano ».
Dans cel établissement, le piano ordinaire est
aboli et remplacé par des tables garnies de cer-
tains appareils, claviers muets sur lesquels les
doigts peuvent être exercés comme sur un véri-
table piano.
Or, bien que la pratique de ces appareils soit
parfois, dit-on, très pénible pour les malheureux
élèves dont les doigts manquent de souplesse,
ils paraissent toutefois présenter un grand avan-
tage pour les voisins des débutants, qui ne sont
plus forces de subir, dans les mêmes morceaux
mille. ibis répétés, les mêmes accords faux et les
mêmes fausses notes. En un mot, cet instrument
de musique (?) est peut-être, comme tous les
autres, un instrument de torture pour les doigts
des débutants, mais au moins ce n’en est pas un
pour les oreilles des indifférents.
*
* *
Le doyen «le» cliicn». — On regarde
généralement comme arrivés à un âge assez
avancé des chiens de douze ou quinze ans. Aussi
a-t-on récemment signalé aux curieux un chien
courant qui habite aux environs de Washington,
aux États-Unis Né en juin 1870, il aurait actuelle-
ment plus de vingt-cinq ans et demi.
Grand chasseur naguère, ce vénérable quadru-
pède est maintenant obligé de renoncer à la
chasse. Il est d’ailleurs très sourd, et la goutte et
l’àge ont déforme ses pattes. Néanmoins il jouit,
parait-il, de toutes ses facultés « intellectuelles ».
La plu» grande ferme «In monde. —
Le record de l’exploitation agricole est détenu
par la ferme de T Américain C. Warren, dans
l’Etat de Wyoming. Elle a un contour de soixante-
quinze fois 100 milles anglais, ou environ 12 mille
kilomètres, et d’immenses troupeaux comprenant
chevaux, bovins, moutons, chèvres, porcs et
buffles demi-sang. L’inventaire nous apprend que
ces vastes pâturages nourrissent journellement
400 chevaux, 20000 bêtes à cornes et plus de
doOOOO moutons.
*
* *
Encre» »ympa« hi«iuc». — On appelle
ainsi des encres qui ne laissent, dans des condi-
tions ordinaires, aucune trace visible des carac-
tères formés. Les plus simples sont le jus de
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 368.
I. Question littéraire.
Ces vers furent adressés par Voltairo (1691-1778) au poète
Destouches, auteur do comédies à tondaucos morales et d'une
facture ingénieuse. Né à Tours en 1680, Destouches fut, dans
sa jeunesse, acteur, puis soldat; enfiu il entra dans la carrière
diplomatique. Après la mort du Régent il so consacra tout
entier aux lettres. Il fat reçu à l'Academie en 1723. II s'est
appliqué surtout a poursuivre les ridicules et les travers,
comme l'indiquent les titres de ses ouvrages : Le Curieux
impertinent , 1 Ingrat, l 'Irrésolu, le Médisant, l'Ambitieux,
l' Arcla- Menteur, Y Envieux, etc .. Ses chefs-d'œuvre sont: le
Philosophe marié et le Glorieux, dont parle Voltaire dans son
quatrain. Ces deux comédies sont en cinq actes et en vers. A
I âge do soixante ans, Destouchos cessa d’ecrire pour le théâtre,
et. jusqu'à sa mort (1754), il ne s'occupa plus que d’études
théologiques.
citron ou le jus d’oignon Lorsqu’on écrit avec
ces liquides sur une feuille de papier blanc, les
caractères demeurent invisibles, mais ils repa-
raissent aussitôt si l’on approche légèrement le
papier du feu.
Un l>on traie — Êtes-vous toujours ennuyé
par les poules de votre voisin? demandait à
Babylas un de ses amis.
— Non, il les lient enfermées maintenant.
— Comment avez-vous pu arriver a ce résultat?
— Tous les soirs je semais des œufs dans mon
gazon, et je les enlevais tous les matins sous les
yeux de mon voisin.
U’inutilité «le» précautions. — Madame
(s’adressant à la l onne) : Il me semble, ma fille,
que vous prenez pour manier ces porcelaines
fort peu de précautions.
La bonne. — N’ayez pas peur, madame. Elles sont
si légères quelles ne me feraient aucun mal,
même si elles me tombaient sur les pieds.
RÉPONSES A CHERCHER
Qiic»ti«m littéraire. — Que signifie ce
proverbe :
« Au bout de l’aune faut le drap? »
Etymologie. — Qu’est-ce que Plessis-lès-
Tours ? Que signifie le mot « lès » dans ce nom
composé?
* *
Les zéros. — Etant donné 3G zéro'*
disposés en carré, en ôter 6, de manière qu’il en
reste un nombre pair dans chaque colonne, en
ligne horizontale et en ligne perpendiculaire.
0 0 0 0 0 0
0 0 0 0 0 0
0 0 0 0 0 0
0 0 0 0 0 0
0 0 0 0 0 0
0 0 0 0 0 0
* *
Cal(‘i»il>redaine. — Quel est le mot de la
langue française qui a le plus d’n?
IL Dicton.
Co dicton signilie . Qui veut être guéri par lo médecin, doit
lui dire tout son mal On donnait, eu effet, nu moyen Age. lo
nom do mires aux médecins. Rappelons qu'à cette époque les
médecins, souvent Juifs ou Arabes, employaient d'étranges
remèdes qui attestcut souvent l'ignorance et la superstition du
temps. Jusqu'au dix-huitième siôclo les médecins conservèrent
des signes distinctifs, en particulier la robe longuo et l usago
de la langue latine.
III. Géographie amusante
Néac (Gironde) et Caen (Calvados)
Nonac (Charente) el Canon (Calvados).
Nades (Allier) et Sedan (Ardennes).
Sail (Loire) et Lias (Gers).
Le Gérant : Mauricic TARDIBL.
Toute demande île changement d’adresse aoit tire accomvo»ée de l’une des dernières bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8' année. — N” 370
10 centimes
28 mars 1896
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DLS ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L’ABONNBMENT : t'N AN, $I\ FRANCS
Armand COLIN & Cie, éditeurs
Part ilu l«f de chaque mois
5, rue de Mczièrcs. Pari*»
ÉTRANGER : ?fr. — PARAIT CHAQUE SAIIBDI
Tous droits réservés
194
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
Une histoire
Deux lettres de Beaucaire. — Un Sauvage! —
Conversation avec le chef de gare. — Barbis-
soustes et Gastambidistes ! — Enthousiasme de
l’épicier Thomassin. — M. Barbissou, pharma-
cien de 1™ classe.
Le 1" avril dernier le courrier du matin
m'apporta deux lettres timbrées de Beaucaire
(Gard).
La première était conçue en ces termes :
« Monsieur et cher collègue,
« Un article paru sous votre signature dans
le journal La Sentinelle de Seine-et-Marne ,
contiennes allégations suivantes : « Nous avons
« tout lieu de croire que Marius Barbissou, le
« Sauvage de Beaucaire , n'est qu'un mythe qui
« doit aller rejoindre, dans le domaine des
« légendes, l’invalide à la tête de bois » et vous
ajoutez : « C’est sans doute le fruit d'une ima-
« gination surchauffée par le soleil du Midi. »
« Eh bien, non, non, trois fois non, monsieur
et cher collègue, Marius Barbissou n’est ni un
mythe ni un fruit, et vous avez eu tort de tenir
mi suspicion la véracité de la presse beaucai-
roise : U existe en chair et en os; notre cité est
lière de le compter au nombre de ses enfants et
de le posséder dans ses murs... et puis, après
tout... té... si vous n'y croyez pas, venez donc
le voir.
« En attendant nous espérons que vous
voudrez bien rectifier et nous vous prions
d'agréer, etc., etc...
« Pour la rédaction du Progrès ,
« Roumeguevre, aino. »
La seconde contenait les lignes suivantes :
Monsieur,
« Roumegueyre vient de me dire que vous
contestiez l’existence de notre sauvage et que
vous aviez écrit cela dans les journaux. Eli
bien moi, Jérôme Barbissou, qui suis le père du
Sauvage, je vous somme d’insérer une rectifi-
cation formelle, dans les vingt-quatre heures,
entendez-vous, ou bien .. té, Paris n’est déjà
pas si loin de Beaucaire.
« Je vous salue,
« J. Barbissou, pharmacien de iT" classe. »
Voilà un honorable pharmacien, pensais-je
en remettant ces deux lettres dans leur enve-
loppe respective, qui me semble fort en
colère ; son écriture est irrégulière et tremblée...
et puis cette menace ; « Té! Paris n’est déjà
pas si loin de Beaucaire.. »
de sauvage.
Chose étrange! la seule lecture de ces lettres
méridionales ne tarda pas à me faire bouillir le
sang dans les veines, et ce fut presque avec
l’accent pétillant, chantant, des gens de Beau-
caire que je m'écriai, bien en colère, tout à fait
en colère : Té! Beaucaire n’est déjà pas si loin
de Paris, les chemins de fer n’ont pas été inven-
tés pour le roi de Prusse et j'irai te trouver dans
ton officine, pharmacien Barbissou de l” classe.
Vingt-quatre heures après, je débarquais à
Beaucaire.
Vous comprendrez aisément que ma colère
avait eu le temps de s'apaiser, de sorte qu'en
approchant de la station je m’étais demandé
à diverses reprises bien sérieusement, si vrai-
ment le but de mon voyage n’était pas quelque
peu puéril. Faire 830 kilomètres à propos d'un
sauvage!... mais j'étais bien excusable, ce sau-
vage de Beaucaire était un sauvage célèbre, qui
faisait parler de lui, dont les aventures aussi
véridiques que merveilleuses défraya ient toutes
les conversations, dont les farces désopilantes
dilataient toutes les rates... Je redoutais cepen-
dant d'être mystifié par ces gens du Midi qui
n’ont pas leurs pareils pour raconter des his-
toires et dont l'imagination ardente... enfin,
n’insistons pas.
Comme je n’avais pu prendre langue dans le
wagon et me renseigner sur l’objet de mon
voyage, j’avisai aussitôt sur le quai, en descen-
dant du train, un gros homme à l'aspect très
avenant et qu'à sa casquette galonnée je re-
connus être le chef de gare.
Je l’abordai poliment et lui posai la question
suivante :
— Monsieur le chef de gare, connaissez- vous
à Beaucaire M. Barbissou, pharmacien de...
1" classe?
11 eut comme un soubresaut, me regarda
avec stupéfaction et me répondit :
— Comment! vous ne connaissez pas Bar-
bissou !
11 allait ajouter sans doute : mais d’où venez-
vous donc! êtes-vpus un Iroquois, un Canaque,
un ... ? lorsqu’il remarqua, fort à propos, mon air
naïf etsans malice d'homme du Nord, et s'écria :
— Eh parbleu, si je connais Barbissou!
l’excellent Barbissou!,..
— Et, lui demandais-je avec quelque hésita-
tion..., est-il vrai qu’un sauvage...?
— Un sauvage! mais c'est Marius, le fils de
Barbissou...
— Alors, c'est donc bien vrai, le sauvage de
Beaucaire existe?...
— S’il existe! mais cher monsieur regardez-
moi bien. Je n’ai pas l’air d’avoir la berlue,
UNE HISTOIRE UE SAUVAGE
195
n’est-ce pas... liein eh bien je l’ai vu des-
cendre de wagon, il y a juste aujourd’hui
quatre jours: il s’est précipité dans mes bras
(car il faut vous dire que Barbissou est un ami
à moi, un vieil ami à moi et que j’ai vu Marius
tout petit, haut comme ça), il m’a fait une peur
terrible ce « couquïn » de Marius ; ce sont ses
cheveux rouges qui me l’ont, fait reconnaître,
car, quant au reste, il était méconnaissable.
Figurez-vous, cher monsieur... mais vous le
verrez, c’est en ce moment la grande curiosité
de Beaucaire... ce sontceux-là de l’autre côté du
Rhône, — et du doigt le chef de gare me dési-
gnait Tarascon, — qui enragent... leur Tartarin
est enfoncé et la Tarasque n’est plus qu’une
hôte sans conséquence.
— A propos de bêtes, monsieur le chef de
gare, voudriez-vous me dire quels sont ces ani-
maux que je vois là-bas sous le hangar?...
— Eh! précisément, c’est le marsupiau géant
et le casoar empaillé que notre sauvage a rap-
portés de ses lointains voyages; ils sont destinés
au Musée de la ville. Voilà, cher monsieur, ce
qui vous convaincra de l’existence de Marius
Barbissou...
— Je viens de Paris tout exprès pour faire
sa connaissance.
Le chef de gare parut flatté et, me prenant à
part, loin des oreilles indiscrètes, il me dit :
— 11 y a une chose que vous ne savez pas :
vous tombez en pleine révolution!...
— Comment... en pleine révolution? ..
— Je m'explique. Beaucaire est partagé en
deux camps ennemis...
— Les Grecs et les Troyens! m’écriai-je.
— Non, cher Monsieur, les Gastambidistes et
les Barbissoustes.
— Hein? que dites-vous?
— Les Gastambidistes tiennent pour la muni-
cipalité et les Barbissoustes pour le sauvage.
Et, me retenant par un bouton de mon habit,
il me glissa dans le tuyau de l’oreille :
— Moi je tiens pour Barbissou. Vive le
sauvage !
— Alors vous m’indiquerez où se trouve la
demeure de cet excellent pliarmaeien, afin que
j’aie l'honneur de lui faire visite.
— Comment donc! Vous voyez d’ici la rue qui
débouche en face la gare ; suivez-la, prenez la
première rue à droite, ensuite la seconde à
gauche, vous verrez une maison peinte en
vert, c’est là.
Je le quittai après une vigoureuse poignée
de main et je pris la direction indiquée; aux
vitrines de tous les commerçants, libraires,
épiciers, cafetiers, se voyaient des photogra-
phies représentant de face, de trois quarts, de
profil un affreux sauvage qui, un anneau dans
le nez, sur la tête des plumes de perroquet
plantées dans une touffe de cheveux, semblait
vous regarder d'un air féroce, sans doute à
cause du tatouage bizarre qui enluminait son
visage; au-dessous de chaque photographie,
se lisait, en gros caractères, l'inscription sui-
vante ; Marias Barbissou, le sauvage de Beau-
caire. Parfois on avait ajouté à la main ; Vive
le sauvage! vive le héros de Beaucaire ! et je
lus même : A bas Gastambide !
L’épicier, qui avait exposé dans sa devanture,
J'abordai poliment le chef de gare.
entre des paquets de bougies et des boîtes de
sardines, artistement étagées, la photographie
du « Sauvage », agrémentée de cette dernière
inscription, était, à coup sûr, un Barbissouste ;
il s’avança sur le seuil de sa boutique et, avec
une familiarité, toute méridionale, me dit :
— Hein! vous le regardez, c’est lui!
— J’espère bien, répondis-je, le voir au
naturel, et je vais de ce pas chez M. Barbis-
sou.
— Vous êtes étranger, je le vois, s’écria
l’épicier, vous ne savez peut-être pas où i'.
demeure, je vais vous y conduire.
Et il me fit signe de le suivre.
Tout en marchant, l’épicier me disait :
— Depuis que notre Marius est de retour, il y
a plus de joie à Beaucaire qu’il n’y en a dans
tout l’univers.
— C’est à ce point là?
— C’est comme je vous le dis.
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
I9fi
— En effet, vous paraissez bien contents,
fis-je observer.
— Eh oui! nous sommes contents; il y avait
trop longtemps que ceux (le Tarascon nous
échauffaient les oreilles avec leur Tnrtarin... on
n'entendait parler que de ce Tartarin; nous
autres de Beaucaire nous n'étions rien du tout.,
c’était à ne plus passer le pont... Maintenant le
vent a tourné, leur Tartarin est vieux, usé, il
ne peut même plus voyager, et nous avons,
nous autres, notre sauvage ; celui-là en a vu
des pays!... et il faut l’entendre raconter ses
voyages, cela vous transporte d’enthousiasme.
Quand je pense que le maire, ce cornichon de
Gastambide, lui a refusé la grande salle de la
mairie, je pourrais sortir de ma peau!...
— Et pourquoi votre sauvage voulait-il la
grande salle de la mairie?
— Té!... C’était pour nous réunir dans cette
salle. Marius devait nous raconter ses aven-
tures... Mais voilà, Gastambide n’a pas voulu,
et depuis ce temps il ne cesse de faire des
misères à notre sauvage... Ah! si je le tenais
en ce moment comme je vous tiens...
— Lâchez-moi, monsieur l'épicier, vous me
serrez à m’étouffer et vous me secouez comme
un prunier! Sapristi... vous n’y allez pas de
main morte...
— Eh bien ! je le mettrais la tête en bas dans
un tonneau de mélasse !
— Voyons... calmez-vous... je ne suis pas
Gastambide.
— Vous avez de la chance, car j’ai voué une
haine... mortelle à ce magistrat municipal qui
empêche les autres de danser en rond et de
s’amuser. Gastambide n’est pas du Midi, c’est
un homme du Nord, un rien du tout... il n’a
pas de rate... c’est un trouble fête... Mais nous
voici devant la maison de Barbissou, le célèbre
inventeur de la pâle pectorale des princes de
Zanzibar et du sirop dépuratif des Radjahs, je
vous laisse... sans adieu, hein? je m’appelle
Thomassin et suis tout à votre service.
— Merci etsans rancune, lui dis-je en ouvrant
la porte de la pharmacie de 1" classe où le nom
de Jérôme Barbissou s'étalait en lettres d’or.
Au bruit de la sonnette. Un. petit homme, entre
deux âges, gros et rond comme une futaille, au
teint coloré et dont les petits yeux pétillaient de
malice et de bonne humeur sous des bésicles
à larges verres, qui lisait. le journal, assis dans
son comptoir, leva la tête et me regarda par
dessus ses lunettes. Voyant sans doute que je
n’étais pas de Beaucaire, il se leva à demi en
retirant sa calotte de velours à gland d’or, cequi
me permit d’apercevoir un crâne aussi reluisant
et dépourvu de cheveux qu’une bille d’ivoire.
Je m’avançai vers lui sans répondre à son
salut, tout en tirant de mon portefeuille la
lettre qu’il m’avait adressée et je lui demandai :
— Vous êtes bien M. Barbissou, pharmacien
de 1” classe?
Il me regarda tout étonné et répondit :
— Eli! qui voulez-vous donc que je sois? est-
ce que je ressemble au Grand-Turc?
— Puisque vous êtes M. Barbissou, vous
reconnaissez cette lettre?
— Té! c’est la lettre que j’ai envoyée à ce
monsieur...
— Ce monsieur, c'est moi, et je trouve que
vous n'êtes pas poli, et je...
Mais je n’eus pas le loisir d’achever; le phar-
macien Barbissou s’était précipité dans mes
bras en s’écriant :
— Ah! c’est vous le monsieur de Paris... et
vous venez de Paris exprès pour voir notre
sauvage... ah! mon cèr ami, comme c’est gen-
til .. c’est un triomphe pour notre cause...
je vais faire venir Roumegueyre... et nous
allons rédiger un article pour le Progrès.
Gastambide n’a qu’à se bien tenir... voilà ce
que nous allons dire... oui voilà... tenez... quel-
que chose comme cela : » Un des plus illustres
écrivains de la capitale, délégué par la presse
parisienne tout entière, porteur des sympathies
de tous les habitants du Nord de la France pour
le sauvage de Beaucaire, désireux de protester
contre les procédés inqualifiables du sieur Gas-
tambide... est venu pour assister à la seconde
audition des voyages de Marius Barbissou... «
— Mais je ne suis le délégué de personne et
je ne porte rien du tout! m’écriai-je. Qu’est-ce
que vous me racontez là? je ne connais pas les
procédés de Gastambide...
J’aurais aussi bien fait de crier dans le
désert, le pharmacien Barbissou ne m’écoutait
pas. Planté au milieu de la pharmacie, il gesti-
culait et lançait d'une voix sonore, — avec cet
accent pétillant de Beaucaire, qui réchauffe et
transporte, cet accent inimitable, dont je vou-
drais pouvoir ponctuer ce récit afin de lui
donner toute sa saveur locale. — les phrases
ronflantes de son prochain article : les bocaux
s'entrechoquaient et les fioles en vibraient sur
les étagères. Il s’arrêta enfin, s’épongea le front
et me dit, cette fois bien posément, d’un ton
convaincu :
— C’est un coup de massue pour Gastam-
bide, il n’en reviendra pas. .
— Puisque cela vous fait plaisir, cela m'est
égal, répondis-je, mais je lie comprends rien à
toutes vos histoires et je ne veux pas être mêlé
à vos luttes intestines.
— Après tout, vous avez raison, me dit-il, je
ne vous demande pas de prendre tout de suite
parti pour l’un ou pour l’autre, vous resterez
neutre pour l’instant... comme la Suisse... mais
je ne vous donne pas vingt-quatre heures pour
devenir un ardent Barbissousle.
(A saiore).
E. P.
MASTER PUNCH ET SA FEMME JUDY
197
Master Punch et sa femme Judy < f»)'.
Scaràmo u ch e . — Hallo ! Mr. Punch, qu'est-ce
que vous avez fait à mon pauvre chien ?
Pl’NCH (reculant devant le bâton et se tenant dans le coin
air populaire- Il atteint Scaramouche d’un léger coup,
comme par accident).
Scaramouche. — Vous jouez très bien,
de la scène). — Ah î mon bon ami! Comment I Mr. Punch; maintenant, laissez-moi essayer
aussi. Je vous donnerai
une leçon de violon (il
prend le bâton et danse sur le
môme air, portant à Punch
un rude coup en arrière de
la tête). Voilà de la douce
musique pour vous!
Punch. — Je n'aime
pas votre jeu autant
que le mien Laissez-
moi jouer encore (il
prend le bâton el danse comme
auparavant; tout en dansant,
il va derrière Scaramouche
et, d’un coup violent, lui enlève
tout net la tête de dessus
les épaules) . Comment
Mr. Punch et Mrs Judy. troUVeZ-VOUS cet ail’-Cl,
mon bon ami? C’est de
allez-vous? Je suis content de vous voir si
bien. (A parti Je voudrais vous voir bien loin,
avec votre vilain grand bâton.
Scaramouche. — Vous avez battu et maltraité
mon pauvre cliien ,
Mr. Punch!
Punch. — Il a meurlri
et maltraité mon pauvre
nez, M. Scaramouche.
Qu'avez-vous là, mon-
sieur?...
Scaramouche. — Où?
Punch. — Dans votre
main?
Scaramouche. — Un
violon.
Punch. — Un violon!
Quelle jolie chose c’est,
un violon ! Savez-vous
en jouer, de ce violon?
Scaramouche. — Venez
ici ; je vais essayer !
Punch. — Non ; je vous
remercie, je puis très bien entendre la musique
là où je suis.
Scaramouche. — Alors vous essayerez vous-
même. Savez-vous jouer?
Punch (venant vers lai). — Je n’en sais" rien,
tant que je n’ai pas essayé. Laissez-moi voir!
(Il prend le bâton et va et vient lentement, en chantant un
| douce musique, hein? Hi! hi! hi! (Riant et jetant
au loin le bâton). Vous n’entendrez plus jamais un
autre air, aussi longtemps que vous vivrez,
I mon garçon ! (Il chante en dansant l'air de « Mal-
Mr. Punch et le « policcmau ».
borough », ou quelque autre, puis appelle). Judy! Jlldy!
ma chère Judy! ne pouvez-vous répondre,
ma chérie?
Judy (en dehors). — Bon ! Qu’est-ce qu’il vous
faut, Mr. Punch?
Punch. — Venez ici, j’ai besoin de vous !
Si Punch a besoin de Judy. Judy est peu
1. Voir le n° 360 du Petit Français illustré, p. 186.
198
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
empressée, car elle connaît le personnage; elle
s’en méfie et répond à ses empressements pai-
lles railleries narquoises ; alors Punch demande
le Baby, et, cette fois, Judy obéit : elle va
chercher l'enfant. Punch exulte.
Tout d'abord. Punch dorlote avec amour le
poupon, le berce, lui chante ses plus jolies
chansons et joue avec lui.
.Mais aux agaceries do son papa, Baby ne
tarde pas à répondre par des cris.
Punch. — Qu'est-ce qu'il y a? Pauvre petit ! Il
a mal au cœur, je crois bien (l'entant crie, Punch
essaie de le distraire. Il s'assied, et le berce sur ses genouxj.
Cher petit! (appelant) Judy! l’enfant a mal au
cœur !
L’enfant continue à crier, et Judy ne vient
pas ; alors le coquin change de ton, et comme
le petit «rie toujours, il le cogne plusieurs fois
contre le mur; l'enfant hurle de plus belle;
alors, en eolère. Punch le jette par-dessus bord,
parmi les spectateurs, en disant :
« Allez au diable, méchant, criard, insup-
portable enfant! »
Et content de son haut fait, il chante et danse
de plus belle.
Judy revient et réclame le petit. C’est une
scène terrible.
« Où est l’enfant? demande Judy.
-- Parti; il est allé dormir!
Je l'ai entendu crier. Où esl-il ?
— Comment le saurais-je?
- Je vous ai entendu, vous faisiez crier le
pauvre mignon...
— Je l'ai jeté par la fenêtre.
A ce tranquille aveu, Judy éclate en impré-
cations et pleure, mais veut se venger.
<■ Oh! vous êtes un cruel, un horrible
brigand! Je vais vous faire payer cela! »
Elle sort, et revient bientôt avec un bâton,
passe derrière Punch et le frappe à la tète
pendant qu’il n’y prend pas garde.
Le brigand demande grâce, mais en vain.
Judy, furieuse, le poursuit, le frappe à coups
redoublés, en criant :
i. Méchante, cruelle brute ! Je vous appren-
drai à jeter mon enfant par la fenêtre ! »
Alors Punch reprend l’offensive, se jette sur
Judy, lui arrache le bâton, et tape dessus à son
tour; Judy est bientôt à terre, — c’est-à-dire la
tète sur la plate-forme du théâtre ; mais elle
continue â résister.
Punch, continuant i frapper. Je pense que je vous
rendrai bientôt calme!
Judy, levant encore in tête ■ Non !
Punch ln frappe de-nouveau, et les coups se suivent jus-
qu’à ce que Judy reste sans vie Maintenant, SÎ VOUS
êtes satisfaite, je lé suis aussi, (s'apercevant qu'elle
ne bouge plus). Là, allons-nous en, Judy, ma chère.
Je ne vous battrai pas davantage ; personne ne
veut votre mort; c’est seulement pour rire.
Avez-vous pris le mal de tête? Allons! — (n
pousse le corps du bout de son bâton, et dit) : Perdre
une femme c’est gagner une fortune.
Et le premier acte finit, le rideau tombe sur
le corps gisant de l’infortunée Judy.
Le second acte débute par l’apparition solen-
nelle du magistrat, qui se promène lentement,
et tout à coup, sur le milieu de la scène,
s’arrête : son cou à ressort s'allonge jusqu’à
ce qu'il paraisse aussi long que le reste du
corps. Tout le monde a vu cela à Guignol,. et
chacun sait le fou rire qui prend les enfants
devant ce spectacle.
Punch, d’ailleurs, poursuit le cours de ses
.coquineries ; après une course à cheval, il tombe
et, se croyant tué, il appelle à l'aide; un doc-
teur arrive.
Tandis que le docteur, penché sur lui.
cherche son mal avec sollicitude. Punch lui
met le doigt dans l'œil. Le docteur se sauve
en criant : » Mon œil, mon œil ! » et le scélérat
reste en scène, dansant et chantant :
— Le docteur est simplement un âne, mes-
sieurs, de penser que je me sois cassé comme
verre, messieurs ; je suis seulement tombé
sur l'herbe, messieurs.
Mais tandis que Punch danse et se réjouit de
ce bon tour joué à son ami le docteur, celui-ci
entre avec un grand bâton, et en administre de
solides raclées à son diable de client.
— Qu’est-ce que cela, docteur?
— Une médecine, monsieur Punch, une
médecine pour votre mal.
— Je n'aime pas cette médecine; elle me
donne mal à la tète.
— C'est que vous n'en avez pas pris assez.
En voilà encore...
Et le docteur le poursuit de tous les côtés du
théâtre : à la fm il le tient dans un coin et le
corrige do main de maître. Mais Punch, dans
un effort désespéré, arrache lo bâton au doc-
teur, et à son tour le poursuit, le frappe, jus-
qu'à ce que mort s'en suive.
Alors, joyeux et triomphant,. il commence un
vacarme terrible avec une grosse clochette;
un officier intervient pour le. faire taire : cela
incommode les voisins. Après un dialogue
encore facétieux, un combat s'engage, et c'est
encore un cadavre à la charge de Mr. Punch.
Dans le bon vieux drame, Punch triomphait
ainsi successivement de la justice humaine, du
juge et du bourreau - voire même du diable.
Mais aujourd’hui le sentiment de l’équité
domine celui de la révolte; Punch baisse la
tète devant le « policeman » qui lui demande
compte de ses scélératesses et il finit par rece-
voir une bonne correction. Rien no réjouit les
enfants comme cela, nous a dit un des
meilleurs « montreurs de poupées ».
A. L.
L industrie de la laine : machines a peioner et a carder. — On no se figure pas l'importance de certaines «le nos usines de tissage- Quelques-unes d'entre elles occupent plus de
700 ouvriers ou ouvrières, l.e-. salles de tissage '.uses li ml à bout auraient une longueur de six kilomètres et certaines de ces «ailes «Viennent sur *" mètres l.a. au milieu d'un \ icarnio
assourdissant, fonctionnent plus de 200 métiers de tissa je, pendant que HOOO broches peignent sans interruption la lame nécessaire. Chaque malin, un millier de kilogrammes de lame entrent à la
fabrique, cl chaque soir le lissage en rend une quantité à peu près égale
LA LAINE
200
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
La laine (Fin)1.
Certains des fils sont trop grands, d’autres
trop petits; quelques-uns se cassent; d’autres
se nouent. Vite voici une autre machine,
la machine d'étirage qui doublera les lils, com-
pensera les inégalités et nousdonneraun ruban
bien égal.
Notre laine a déjà pris un aspect séduisant ;
mais que diriez-vous si vos vêtements vous
salissaient et s’engluaient à vos doigts? Que
diriez-vous si les machines encrassées s'arrê-
taient brusquement ? il faut, encore une fois,
faire la toilette de la laine. On va la débarrasser
de son huile en laplongeant dans une eau chaude
et savonneuse. C'est ce qu'on nomme le
lissage.
Le ruban passe maintenant sous la peigneuse
qui ne conserve que les mèches d’égale lon-
gueur, les assemble en rubans uuiformes et
laisse tomber en dessous les fils trop longs ou
trop courts. Ce résidu s'appelle, en terme de
métier, la bloitsse. Mais, dans une industrie bien
entendue rien ne se perd. Ces blousses seront
vendues au dehors et serviront à fabriquer les
fils cardés.
Est-ce fini cette fois? Non, car un vêtement
ainsi fabriqué serait d’un tissu grossier qui vous
écorcherait cruellement. Pour que le ruban soit
d'une finesse extrême, on l’étirera de nouveau,
trois ou quatre fois encore, pour avoir un tilde
laine digne de vous habiller.
Maintenant voici venir enfin le tissage. Ces
rubans enroulés autour de bobines seront dis-
posés sur des roues que l’on appelle des rouis.
Chacun d’eux sera passé à travers un autre fil
disposé transversalement et qu'on désigne sous
le nom de lame. Il faudra encore nouer et ren-
trer les lils récalcitrants qui tenteraient de s’af-
franchir de l’alignement. Enflnl'ouvrier s'assied
en face du métier ainsi disposé ; une navette
circule à travers le voile léger des fils; dans
quelques heures l’étoffe pourra être expédiée
aux tailleurs qui l'attendent.
Si vous avez bien compté, cela fait quatorze
opérations successives qu'a dû subir la laine
depuis le jour ou elle a été arrachée du dos du
mouton jusqu'au moment où elle fait, sous
forme d’étoffe, son entrée dans le monde; qua-
torze opérations qui ont demandé une vingtaine
de mains différentes et qui toutes ont contribué
à peigner, à lustrer, à égaliser, à Mer et à tisser
le ruban. Quand bien même les opérations se
succéderaient sans interruption, il faudrait au
moins dix jours pour fabriquer la moindre
pièce d’étoffe. En réalité, on compte beaucoup
plus le temps ; ce n'est guère qu’après un mois
que l’étoffe est prête à être livrée.
On raconte cependant, qu'à l’exposition de
Vienne de 1873, un ('dateur a pu fabriquer à
l'empereur d'Autriche un costume complet en
onze heures et quelques minutes. Le souve-
rain, après avoir vu la laine brute qui devait
servir à cette confection, assista à ses bril-
lantes et rapides métamorphoses et put, le soir
même, revêtir le costume attendu. L’histoire
ne dit pas qu'il fut bien solide et, dans tous les
cas, ce sont là jeux de prince.
On ne se figure pas l’importance de certaines
de nos usines de tissage. Quelques-unes d’entre
elles occupentplus de720 ouvriers ououvrières.
Les salles de tissage mises bout à bout auraient
une longueur de six kilomètres. Là, au milieu
d’un vacarme assourdissant, fonctionnent plus
de 200 métiers de tissage, pendant que U 000
broches peignent sans interruption la laine
nécessaire. Chaque matin, un millier de kilos
de laine entrent à la fabrique, et chaque soir le
tissage en rend une quantité à peu près égale.
Quelle activité! Au centre de l’usine, une
machine immense s’essouffle avec une hâte fié-
vreuse pour distribuer la force motrice néces-
saire pour activer toutes les broches et mettre
en mouvement tous les métiers. La vapeur
actionne une roue colossale sur laquelle tourne
pendant des heures une courroie de dimensions
gigantesques, et cette vapeur, force invisible,
commande à toute l'armée d’ouvriers. C’est là
que liât le cœur de cet organisme compliqué.
Que la machine s'arrête et tout devient silen-
cieux et mort, qu’elle se mette en marche, et
tout reprend sa vie. L'humble flocon de laine lui
doit sa transformation. Devenu étoffe brillante
et bigarrée, il quittera l’usine, courra le monde
et les aventures. Elle finira un jour, suivant les
hasards de la destinée, dans la garde-robe d'un
millionnaire ou sur le dos d’un nègre perdu au
centre de l'Afrique. C. G.
1. Voir lo na 369 du Petit Français illustré, p. 187.
LES FREDAINES DE MITAIZE
201
Les fredaines de Mitaize isvite j’.
Durant les quelques jours que M. Servaize
resta aux Molières, il trouva en Madeleine
une aide habile, toujours prête, jamais lasse;
et, comme il la remerciait, elle sourit ;
— Cela me connaît, les enfants malades,
Monsieur; j'ai cinq frères et sœurs, ils ont
tous eu la rougeole, et je les ai soignés.
— Mais ceci est plus grave que la rougeole,
mademoiselle; vous pourriez gagner la maladie
et en conserver des traces.
— Bail ! dit-elle gaiment, vous me dites cela
pour me faire peur et me renvoyer, mais je ne
m'en irai pas ; M- Le Mauduy aurait bien trop
d'ouvrage, et j'aimerais mieux cent fois être
malade que la sentir se fatiguer toute seule.
Il n'msista plus, comprenant qu'il finirait
parla blesser, et ces pénibles jours se passèrent
sans que Madeleine consentît à prendre plus
de quelques heures de repos ; enfin, une détente
se produisit dans l’état fiévreux de la malade :
l'éruption d'abord avortée envahit tout le corps
avec une rare violence ; mais , si le visage
boursoufflé de Mitaize était devenu horrible,
au moins le danger était écarté. M. Servaize
partit rassuré — il ne pouvait rester davantage
— mais, lorsqu'il embrassa Mitaize en lui pro-
mettant de revenir dans quelques jours, elle
lui dit ;
— Embrassez-moi . papa, voulez-vous'? et
dites à Dany que je ne serai plus jamais vani-
teuse, ni méchante; je sais bien que ma laide
figure ne l’empêchera pas de m'aimer.
— Ta laide figure se guérira, ma mignonne,
et très vite même, à condition que tu ne com-
mettes pas d’imprudence. Je compte sur ta
promesse, ma chère petite fille ; je veux pou-
voir dire à ta maman quelles lionnes résolu-
tions tu as prises, cela lui fera tant de plaisir!
— Vous reviendrez, papa?
— Oui, dans huit jours et, peut-être, si ta
maman va bien, te l'amènerai-je.
Mitaize tint parole. Elle n’essaya pas une
seule fois de désobéir, bien qu'elle en eût assez
souvent envie ; elle n'eût pas été lâchée
d'essayer si l'une des fantaisies difficiles a
contenter, dont elle était coutumière, avait
chance de révolutionner la maison, mais elle
il 'osa pas ; M- Lé -Mauduy avait une façon si
douce et en même temps si ferme de dire : non,
que Mitaize sentait bien que toute insistance
serait inutile. Quant à Madeleine, elle n’était
que la suppléante de sa maîtresse et ne faisait
rien sans la consulter.
Par un changement étonnant, la personne
que Mitaize préférait avoir près d'elle, c'était
l’oncle Jean : lui seul la soulevait doucement,
lui seul lui donnait volontiers un peu de raisin
. ou un quartier d’orange pour apaiser sa soif ;
■ de temps en temps, il lui racontait une histoire.
Oli! ces histoires, si amusantes, si drôles,
Mitaize en raffolait, et, s'il n'était pas resté
entre eux le souvenir de certaines choses
désagréables, ils eussent été vraiment très
bons amis.
Lui, n'avait pas l’air de se souvenir, mais elle
se souvenait trop, et, sans un reste de mau-
vaise honte, elle aurait essayé de savoir s'il
lui en voulait beaucoup.
Un jour, la convalescence étant en bonne
voie, on avait installé la petile dans un grand
fauteuil devant la fenêtre ouverte ; M"” Le
Mauduy, son tricot a la main, ses lunettes sur
le nez, agitait ses aiguilles comme si elle eût dû
fournir de bas tout le village ; devant la maison,
Madeleine étendait du linge dans le pré; Yermer
emmanchait une bêche, pendant que Jack, la
tète penchée, suivait tous ses mouvements.
Dans la forêt touchée par l’automne, des tons
rouillés marquaient la place des hêtres au
milieu des sapins d'un vert noir, et, dans l’air
pur. les moucherons dansaient au soleil ; les
poules bigarrées gloussaient en ramenant leui
couvée ; les abeilles et les bourdons filaient
au-dessus des résédas et des roses du jardinet,
pendant que les cigales emplissaient l'air de
leurs stridentes crécelles.
Mitaize s'enfonça dans son fauteuil d’un air
de béatitude :
— Qu'il fait bon ici ! murmura-t-elle.
Et. tout de suite, elle se repentit d’avoir parlé,
en remarquant l'air étonné, quasi incrédule de
la vieille dame, et surtout le sourire de l'oncle ;
ah ! comme il avait vite retrouvé sa malice.
Aussi la petite fille ne put-elle le supporter,
et elle répéta avec une pointe d'entêtement :
— Oui, il fait bon... Ne riez pas, mon oncle,
je sais à quoi vous pensez... à une petite fille
très sotte et très méchante qui vous a causé
beaucoup d’enuuis et qui vous en cause encore.
Tante Marie-Anne laissa tomber son tricot et
fit semblant d’essuyer les verres de ses lunettes
qui n’en avaient pas besoin, mais l’oncle, très
sérieux, posa sa forte main brune sur l’épaule
de la convalescente ;
— Ne parlons pas des ennuis d'aujourd'hui,
ma mie, ils sont finis, puisque te voici vail-
lante , les autres, eli bien ! ils sont finis égale-
ment, puisque tu regrettes de nous les avoir
donnés. En t'amenant ici, je savais que tu n'y
venais pas de bon gré et je n'ai tendais pas la
i. v,
le n° 369 du Petit Français illustré , p. 18.2
202
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
moindre reconnaissance ; je savais que notre
compagnie n'avait rien pour te plaire, que tu
nous prenais pour des sauvages, grâce à cer-
taines idées vaniteuses dont tu avais la tête
farcie, mais tes parents espéraient qu’un séjour
ici te serait profitable comme à ton frère, je
t’ai donc amenée volontiers, et ce qui devait
arriver est arrivé. Après t’être ennuyée beau-
coup, tu t'habitues à nos vieilles figures, tu ne
— Ah ! ah ! tu ne serais pas fâchée de retrou-
ver monsieur ton frère. Il n’aura la clé des
champs que dans huit jours; d’ici là, tu ne
pourras tourmenter que Madeleine et Fermer.
— Mais je ne les tourmenterai pas, se récria
Mitaize, ne voulant pas qu’on mît en doute la
sincérité de ses résolutions.
— Je n’en répondrais pas, fit l’oncle, mais
tranquillise-toi, je n’exigerai pas la perfec-
On avait installé Mitaize dans un grand fauteuil devant la fenêtre ouverte.
te déplais plus autant, et tout est bien si tu
comprends enfin qu'on peut être heureux par-
tout, même sans luxe, sans étalage de belles
robes. Il suffit de faire toujours ce qu’on doit, de
s’accoutumer à obéir, ce qui paraît terrible
d'abord et qui n’est qu'une habitude comme tant
d’autres. Tu ne te sauveras plus maintenant,
dit-il en caressant la blonde tête qui se baissait
avec confusion, parce que tu sais qu'on t'aime
ici, même quand on te gronde, et tu ne voudras
plus nous causer d'inquiétudes. Pourtant,
j’avoue que si tu n’avais pas été malade, je
t'aurais administré à ton retour, une fouettée
d'importance.
— Jean !... implora tante Marie-Anne.
— C'est bon, c'est bon, lit le vieillard, on
peut en parler puisque la maligne pièce nous
a forcés de nous occuper d'elle autrement
. — Mon oncle, est-ce que Dany ne reviendra
pas bientôt?
tion en un seul jour, nous saurons nous
contenter d'une sagesse par à peu près; sans
cela, gare aux rechutes.
— Comme vous êtes bon! murmura-t-elle
d'un ton câlin.
— Tous les oncles le sont, Mitaize.
— Pas tant que vous, oncle Jean'.
— Flatteuse, va, dit-il, c’est que moi, je suis
trop laid, tu sais bien, alors il faut que je me
le fasse pardonner.
— Oh! mais, vous n’êtes pas toujours bon,
s’écria-t-elle, ainsi, vous ne l'êtes pas du tout
en ce moment, quand j'ai dit cela, j’espérais
vous fâcher et je croyais vous faire repartir
sans nous.
Tante Marie-Anne souriait.
— J'ai toujours pensé que tu te corrigerais,
Mitaize, il était impossible de supposer que tu
conserverais ce détestable caractère, cela
n'était pas naturel.
LES FREDAINES DE MITAIZE
203
— J'étais toujours méchante chez nous,
dit-elle avec franchise ; d’abord, c’est la faute
de Fanny Dorgebert : elle est si menteuse, si
colère que je l’imitais un peu trop. A présent,
c'est fini, je dirai à maman le vilain tour que
sa mère nous a joué et je ne la verrai plus,
puis toutes mes amies le sauront.
— Et tu réponderas à un mauvais procédé
parmi autre?...
— C'est bien juste, n'est-ce pas, ma tante?
— Juste... peut être, mais pas digne le moins
du monde de ta sagesse toute neuve.
— Ah! c’est vrai, fit-elle ennuyée, eh bien!
je ne dirai rien à mes amies, mais je ne fré-
quenterai plus Fanny, je ne pourrais pas m’em-
pêcher de lui dire son fait.
— Tu feras ce que dira ta maman, petite, elle
ne demande qu’à le garder près d'elle et à te
voir devenir raisonnable et bonne.
(A suivre.) P. F.
Boîte aux lettre* — L'éminent M. Polyxène
Biltentoqae, professeur d’astronomie physiologique
irrationnelle à l'École normale supérieure d'apiculture,
a bien voulu nous communiquer la lettre suivante
qu'il vient de recevoir. Nous lui en adressons, au nom
des lecteurs du Petit Français illustré, nos sincères
remerciements.
Monsieur et illustre maître,
La dernière lois que j'ai
eu l'honneur de vous voir
il votre laboratoire, nous
sommes tombés d'accord
pour reconnaître que cette
lin du dix-neuvième siècle
était marquée par une
éruption vraiment prodi-
gieuse d'inventions et de
découvertes.
11 semble que la Science
Moderne veuille procéder
par bonds. La nature ne lait
pas de sauts (si ce n’est avec un o), dit un adage
scientifique, mais la science ne se gêne pas
pour exécuter d’extraordinaires cabrioles en
avant.
Eli bien! j’apporte aujourd'hui ma contri-
bution au trésor scientifique du dix-neuvième
siècle expirant! Je veux que vous soyez, cher
et illustre maître, le premier informé dune
découverte dont vous ne méconnaîtrez certai-
nement pas l'immense portée.
J ai trouvé le moyen de fixer et conserver le
feu et la flamme en les portant à la congé-
lation dans un appareil frigorifique spécial,
et de les découper ensuite à la scie mécanique
en tablettes de vingt-cinq centimètres. Ces
tablettes de flamme, désormais incombustibles,
mises dans des boîtes en fer blanc, comme
les sardines, sont prêtes à être expédiées par
colis postal ou autrement.
Pour se servir de mes conserves de feu de
bois, charbon ou chandelle, il suffit de les
mettre réchauffer trois minutes au bain-marie;
elles durent ensuite indéfiniment, sans usure
très appréciable, une tablette de flamme
pouvant faire tout un hiver.
Vous voyez d'ici les avantages : économie
formidable pour le chauffage et l’éclairage,
facilité de transport précieuse pour les voyages
dans les régions polaires, propreté, etc.
Le gouvervement lapon, mis par des indis-
crétions de laboratoire au
courant de mes recherches,
m'offre déjà des sommes et
des honneurs considérables,
des croix de commandeur de
tous ses ordres enrichis de
diamants en givre, une statue
équestre en neige éternelle à
ériger dans sa capitale, sur
une grande place publique,
au milieu du cercle polaire illuminé par mon
procédé, etc., si je consens à lui réserver les
cinquante mille premières tablettes de flamme.
Avec le noble dédain du lucre qui me carac-
térise, j'ose le dire, je laisserai à une société
par actions le soin d'exploiter ma décou-
verte, me contentant d'une simple prime de
75 millions pour la première année.
J’ai fixé à votre intention la flamme d’une
pipe que vous recevrez par ce courrier. Elle
pourra vous durer deux ans, mais n’oubliez pas
de la mettre d’abord trois minutes au bain-marie.
Veuillez agréer, Monsieur et illustre maître,
l’assurance de mon profond respect.
Théodule Asenbrouck,
do l' Académie des sciences de Flvssemugue.
Ci-joint mon portrait photographié que vous
m’avez demandé pour votre laboratoire.
26 mars 1896
204
LE PETIT EU ANC AIS ILLUSTRÉ
Variétés.
La doyenne «les elmttes. — Après Je
doyen des chiens, que nous avons signalé derniè-
rement, la doyenne des chattes. Celle-ci est
encore plus âgée que celui-la. Née en 18G8, elle
compte, en effet, aujourd'hui vingt-huit hivers, et
ronronne, à l’heure qu’il est, dans la loge de son
maître, le concierge du palais national de Ram-
bouillet. Cette vénérable bête a, parai L-il , encore
bon pied, bon œil et, à l’occasion, assez bonne
dent pour croquer les souris qui passent à sa
portée.
« *
Un volcan à vendre. — Dans quelques
jours, annonce un journal anglais, en la salle des
ventes de Tokenhouse-Yard, a Londres, sera mise
aux enchères la montagne de Vulcano, le fameux
volcan de l’archipel des îles Lipari, non loin des
côtes de la Sicile.
Il paraît, ajoute sérieusement l'informateur,
que, contrairement à l’usage, l’objet de la vente
ne figurera pas, au préalable, dans la salle
d’exposition de l’établissement.
*
Une noce imnt»g,i'ucli<iiic. — Une noce,
comme on en voit rarement, a été dernièrement
célébrée à Plouhinec, dans le département des
Côtes-du-Nord. Elle a duré trois jours, et
douze cents personnes y assistaient.
Aux nombreux repas qui ont été servis, cette
armée d’invités a consommé 36 veaux, 3 bœufs,
15 sacs de pommes de terre, 400 pains de 6 livres,
le tout arrosé de 25 barriques de cidre.
Et pourtant le grand-père de la mariée n’a pas
pu, dit-on, s’empêcher de s’écrier: « Mes enfants,
tout cela n’est rien à côté des noces bretonnes
d’autrefois ; de mon temps on avait bon appétit,
tandis qu’aujourd’hui mes convives ont mangé
comme des petits oiseaux! »
*
r x * *
Une !>cpinici*c (lan§ une oreille. — A
l’automne dernier, une fillette de sept ans, dont le
père habite Bellegarde-Coupy, dans l’Ain, se four-
rait dans l’oreille des graines de platane. Depuis
ce moment elle ne s'était aperçue de rien ; mais,
ces jours derniers, elle ressentit de violentes dou-
leurs dans l’oreille et dut garder la chambre :
c’était une graine qui venait de germer. Les
parents ne lurent pas peu surpris, en effet, de
voir dans l’oreille de leur enfant une jeune
pousse de platane. Le père, avec beaucoup de
précautions, retira cette végétation et la petite
fille n’éprouva plus aucune douleur. Mais il était
temps, car la plante aurait pu causer de graves
accidents. — Celte histoire vraie est dédiée
aux enfants désobéissants qui ont la manie de
s'introduire toutes sortes d’objets dans labouche,
dans le nez... et dans les oreilles.
*
* #
maximes. — Il ne faut jamais dire d’une
chose raisonnable qu’elle est impossible. (C. de
Rému s at.)
On compte les défauts de celui qui se fait
attendre.
*
r * *
Economie pratique. — Dans un petit
village des bords de la Marne éclate un incendie.
On court à la mairie.
— M’sieu le maire, vile les pompes! Y a le
feu !
— Mes pompes ! s’écrie le maire avec stupé-
faction, mes pompes neuves !... Pour qu’on me
les abîme... merci !
•*
* *
Entre gourmets. — Deux fins buveurs
sont à table. Le domestique apporte une fiole
couverLe de poussière et de toiles d’araignées.
On déguste ce vieux vin en cherchant son âge.
La bouteille se vide.
— Cette fiole a au moins quinze ans, dit le
premier.
— Ah ! dit l’autre avec un soupir, elle est bien
petite pour son âge.
RÉPONSES A CHERCHER
Le costume. — A quelle sorte de vêtement
Robespierre a-t-il laissé son nom ?
*
* *
Aritlimcti«iiic amusante. — Huit per-
sonnes conviennent de dîner ensemble tous les
jours, jusqu’à ce qu’elles se soient assises à table
en épuisant toutes les manières possibles de varier
l’ordre des convives.
Combien de fois doivent dîner ensemble ces
huit personnes?
*
* *
Problème nlplinbèt iifiic. — Trouvez un
mot contenant les cinq voyelles avec une seule
consonne.
*
* *
Calembredaine. — Quel est le contraire
d’un ver de vase?
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMERO
I. Question littéraire.
Dans la locution « Au bout de l’aune faut le drap », le mot
faut no vient pas du verbe falloir , mais du verbe faillir, dont
il est une forme ancieu'no, et qui signifie être au bout, au
terme. Par conséquent, co proverbe veut dire : A force
d'auner, do mesurer, on arrive au bout do la pièce do drap
— et, dans un sens figuré, — toutes choses ont leur fin.
I. Étymologie.
Plessis-lès-Tours est un village d'Indre-et-Loire, situé à un
kilomètre au sud de Tours. Ou y voit les restes d'un château
fameux où résida et mourut, en 1483, le roi Louis XI.
Daus ce nom, lès est mis pour le:, préposition ancienne
signifiant : à coté de, proche de, tout contre; co qui s’explique
bien ici. d après la courte distance qui sépare Le Plessis de
Tours. On disait do même autrefois : Saint-Denis-lez-Paris.
Lez à le: signifiait côte à côte.
III. Les 36 zéros.
0 0 0 0 0 0
0 0 X X 0 0
oxoxo 0
o X X 0 0 0
0 0 0 0 0 0
0 0 0 0 0 0
IY. Calembredaine.
Centaine (cent rt).
Le Gerant .-Maurice TARDIEU.
Toute demande de chantjemenl d'adresse doit être accompar/née de l'une des dernières bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8’ année. — N” 371 .
10 centimes.
4 avril 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L'ABONNEMENT
Part du 1«'
LTV AN, SIX FRANCS
de chaque mois.
Armand COLIN & C ", éditeurs
5. rue de Hc/îères, Paris
ÉTR ANGER Tfr — PAR AIT CHAQUE S AMEDI
Tous droits réservés.
Les fredaines de Mitaiz9. — Les demoiselles Drancy accompagnaient Mi laize au cours.
206
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Les fredaines de Mitaize (Suite)'.
A ce moment, maître Jack, fatigué de sa
longue station près de son maître, s'en vint en
sautillant vers la maison et sauta sur l'appui
de la fenêtre, juste comme Mitaize achevait de
parler.
« Mitaize ! Mitaize! », cria-t-il en se rengor-
geant.
La petite avait étendu la main, au risque de
recevoir un coup de bec, mais Jack, tout à fait
bon prince, se plaça gravement sur le bras de
son fauteuil pour becqueter plus à l’aise cer-
taines miettes de biscuit qu’il avait aperçues.
— Le pauvre oiseau ne m’en veut plus,
dit-elle, et toi, Yermer, tu n'es plus fâché?...
Yermer rougit.
— Non, mademoiselle, je ne peux pas rester
fâché contre vous, ce serait offenser mes maî-
tres, mais, sur le moment, quand j’ai lait courir
tout le monde jusqu'au Spitzemberg, rapport
à ce que vous m'aviez dit, j’ai joliment enragé.
Çà, c’était encore pis que d’avoir tordu le cou
à Jack; vous me preniez pour une bête, sauf
respect, mademoiselle, et voyez-vous, on a son
petit amour-propre. Je ne pouvais pas croire
cela de vous, et je m’entêtais à vous chercher
là-bas, si Georget ne m’avait point dit...
11 s'arrêta et se mordit les lèvres.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit, Georget? voyons.
Devant l’embarras de Yermer, M. Le Mauduy
prit la parole :
— Eh bien! ma mie, Georget a dit tout sim-
plement à Yermer : Ta M"* Mitaize qui te fait
croire qu'elle vient ici doit être ailleurs, c’est
une mauvaise gale, et voilà!...
Mitaize se souleva, furieuse :
— Georget me le paiera! cria-t-elle; puis, se
reprenant :
— 11 me le paierait, si je n'étais pas changée,
corrigea-t-elle, et c’est heureux pour lui que je
le sois, parce qu’il verrait, le polisson!
— Bravo, Mitaize, fit la voix de Daniel qui
arrivait par les prés sans avoir été aperçu.
Et comme M. Le Mauduy voulait gronder.
— Ne grondez pas, mon oncle, je vais repar-
tir tout de suite, si vous voulez, mais je suis
venu vous chercher, Martial est malade, il
ne l’avoue pas, tant il a peur d’être obligé d'in-
terrompre son travail; alors j’ai obtenu la
permission de vous prévenir; devant vous, il
n’osera pas nier et il se soignera.
M. Le Mauduy se leva :
— J’espère que ce n’est rien de grave, dit-il.
— H travaille trop, mon oncle, pour ne pas
perdre une minute de son mois d’études; j’ai
\ beau faire, je suis joliment dépassé. Mais, j’ai
pensé à vous demander une chose... je crois
que cela le guérirait et que... je ne m’en trou-
verais pas plus mal...
— Qu’est-ce que c’est, mon garçon?
— Ce serait de le laisser au collège tout à
fait; s'il était sûr de pouvoir y achever ses
classes, il ne se tuerait plus à travailler nuit
et jour, comme il l’a fait depuis notre entrée et
alors... j’aimerais à rester interne avec lui.
— Toi ! s’exclama Mitaize au comble de la
surprise, c’est toi qui veux être interne, mais
tu te sauveras par-dessus les murs au bout
d’un mois !
— Jamais de la vie; quand tu n’es pas là,
riposta-t-il, je ne fais pas la moitié de sottises,
tu le sais bien, et si j’ai Martial avec moi, je
n'en ferai plus une seule, c’est un bon garçon,
lui, il vaut mieux que Fritz Dorgebert, et Paul
Drancy et tous les autres.
— Nous verrons, nous verrons, dit l’oncle;
en attendant, je vais toujours le voir; dis à
.Madeleine de nous accompagner, il ne faut pas
effrayer ses parents sans raison, mais on peut
compter sur .Madeleine.
Daniel était déjà dans le pré et, lorsqu'il
reparut avec la jeune fille, Mitaize appela
celle-ci :
— Veux-tu bien prendre mon jeu d’histoire
de France, Madeleine? tu diras à Martial que je
le lui donne.
— C’est trop beau, mademoiselle, il ne voudra
pas.
— Mais je veux qu'il l'aie, moi, tu lui diras
que cela me fait plaisir de le lui donner;
recommande lui aussi de se bien soigner, pour
que l’année prochaine, tout le monde se trouve
ici bien portant.
— Tu reviendras donc l’an prochain? fit
M“* Le Mauduy, dès qu’elles furent seules....
— A moins que vous ne me vouliez plus,
tante.
— Je te voudrai toujours, mignonne, tu le
sais bien.
— Dites, tante Marie-Anne, est-ce que vous
ne pourriez pas vous passer de Madeleine?
maman serait si contente de l’avoir, et moi, qui
l’aime beaucoup, je suis sûre que je serais plus
sage avec elle qu’avec une nouvelle bonne que
je ne connaîtrais pas du tout.
La vieille dame l’embrassa :
— Quand ton père arrivera, je lui en parlerai,
petite, mais il faut te coucher et bien dormir
en attendant.
1 Voir lo n“ 370 du Petit Finançais illustre, p. 201.
LES FREDAINES DE MITAIZE
207.
Mitaize regagna docilement sa chambre et
son lit où elle ne trouva que de beaux rêves,
résultat naturel du contentement de soi-même
qu'elle éprouvait et des bonnes résolutions
qu’elle avait prises.
Le plus grand calme régna les jours suivants
dans la maison des Matières. .Martial, qui n’avait
souffert que d'un excès de travail, était de
retour, en mémo temps que Daniel, qu'on rap-
pelait pour ]ouir d'un reste de vacances.
Lorsque M™ Servaize arriva avec son mari,
ce fut une grande joie pour elle de retrouver
Dany, fortifié par le bon air de la montagne,
Mitaize, un peu maigre encore mais très gran-
die, la mine raisonnable d'une petite personne
bien élevée, si différente de la Mitaize tapageuse
et volontaire d’autrefois, que M. Servaize déclara
bien haut qu on la lui avait changée.
Après quelques jours passés ensemble,
Mitaize devait reprendre, seule avec ses parents,
la route de Paris, car Daniel persistait dans sa
résolution et accompagnait Martial au collège
de Saint-Dié.
I inspecteur des forêts obtenait bourse entière
pour le jeune Claudel et M. Servaize se char-
geait du trousseau ; le plus grand désir du brave
enfant était satisfait et Daniel se
réjouissait de sa joie.
La discipline, qu'il avait haïe,
ne lui inspirait plus la moindre
crainte, tant l’émulation en mas-
quait les côtés pénibles ; l'an-
cienne paresse avait disparu
avec les anciens anus et les
anciens plaisirs, et, si Daniel
persévérait, on pou-
vait bien augurer de
l'avenir.
Mitaize, malgré son
changement appa-
rent, donnait encore
des inquiétudes a
M1"* Servaize, qui ne
pouvait la croire
guérie de sa ridicule
vanité, de sa déso-
béissance habituelle.
Que deviendraient
ses bonnes résolu-
tions lorsqu'elle se
retrouverait avec ses anciennes compagnes ?...
Jusqu'alors, aux reproches de sa mère,
Mitaize n’avait jamais répondu que par des
cûlineries et par des promesses vite oubliées et
personne ne pouvait prévoir si le mieux d'au-
jourd'hui serait durable '? Elle en parlait un soir,
assise devant la maison avec le vieux couple,
tandis que Mitaize aidait Daniel et Martial à
tendre des plateaux dans le pré, au bord du
ruisselet, pour la pêche aux écrevisses :
— Voici nos vacances finies, soupira-t-elle.
Si du moins Mitaize continuait à être docile!
Mais elle ne le sera dIus hors d'ici, j'en ai peur.
M utre Jack sauta sur 1 appui rtc la fenêtre.
— Pourquoi donc, ma nièce? interrompit le
vieillard. Vous pouvez, dès a présent, l'accom-
pagner et la surveiller; quand vous ne le pour-
rez pas, faites-vous suppléer par Madeleine;
lors même que l’enfant regimberait un peu,
tenez bon, elle vous en respe.ctera davantage.
Tant qu elle s'est laissé dominer par de mau-
vaises amies, elle est allée d'instinct, à ce qui
l'amusait : la toilette, les réunions, les papo-
tages. Elle était en train de se rendre insup-
208
LE PETIT FRAN
portable; maintenant elle s'est placée à un
autre point de vue : elle a connu de pauvres
gens, honnêtes, lions, parfaitement estimables;
elle s’est d'abord étonnée de n’ètre au milieu
d’eux qu’une petite 1111e comme les leurs,
sachant des choses que celles-ci ignorent, mais
ignorant aussi beaucoup de choses nécessaires
que les autres connaissent. Sa maladie a été
une grande leçon ; il s’est fait, dans son esprit,
tout un petit travail dont je ne suis pas mécon-
tent. Elle est violente, orgueilleuse, mais ne
manque pas de droiture; laissez-la reprendre
sa vie ordinaire et attendez.
Huit jours plus tard, Mitaize, rentrée à Paris,
retournait au cours sous la surveillance de
Madeleine et y retrouvait ses amies. Laure
Drancy se précipita à sa rencontre et, dans le
premier l'eu des causeries, personne ne remar-
qua l’air embarrassé de Fanny Dorgebert.
.Mais comme Mitaize ne fit aucune allusion à
leur dernière rencontre, la grande, fille reprit
vile son aplomb; elle n'était pas loin de penser
que Mitaize, humiliée du misérable équipage
dans lequel ses amies avaient pu la voir, lui
saurait plutôt gré de ne pas rappeler l'incident.
Mais Laure et Hermine Dranç.y avaient entre-
pris le récit de leurs vacances : elles avaient
noué des relations avec une famille installée
à Villers tout près d'eux, on s'était promis de
se voir souvent...
— Et toi, Mitaize, à quoi as-tu passé ton
temps dans les Vosges ?
— J'ai eu la scarlatine, répondit Mitaize que
ces questions ennuyaient passablement.
— Oh! quel ennui...! on aurait dit que tu
avais un mauvais pressentiment, tu sais, tu 11e
comptais pas t'amuser.
— Je me suis pourtant bien amusée, répondit
la petite, je n'ai été malade qu’à la fin.
— C’est donc pour cela que tu ne m'as pas
écrit? Aussi je n’ai pas pu donner ton adresse
à Fanny qui me la demandait.
— Elle n’en a pas eu besoin, nous nous
sommes vues quand même, répondit Mitaize
avec un peu d'énervement.
Fanny avait pincé ses lèvres minces.
— C’est une bien jolie excursion que les
Molières, pour les gens qui ne s'y arrêtent pas,
du moins; des futaies splendides, des points
de vues ravissants, mais pas l'ombre de confor-
table; comment tes parents ont-il pu vous
envoyer là? Que pouviez-vous devenir dans un
pareil endroit. Je comprends que tu te sois
sauvée, Mitaize, car tu te sauvais, n’est-ce pas
quand nous t’avons rencontrée?
Mitaize était devenue écarlate... Cette peste
de Fanny... Elle eut envie de lui lancer quelque
phrase «pertinente, mais elle se contint:
— Tout le monde a été parfait pour nous,
dit-elle avec simplicité, et nous nous y sommes
Ç AIS ILLUSTRÉ
trouvés si bien que nous y retournons l'année
prochaine; Je dis nous, c’est moi qu'il faut
dire puisque Daniel a prié papa de l’y laisser,
il est interne au collège de Saint-Dié.
— Vraiment ! fit Laure Drancy, mes frères
vont regretter de perdre leur copain ; heureuse-
ment, M"“ Darlot ont un frère avec qui Paul est
très bien, il Ta invité à venir le voir à Sceaux,
on ira en bande au premier jour pour inau-
gurer la pelouse du tennis.
— Ce n'est pas aux Molières qu’on pourrait
installer un jeu quelconque, remarqua Fanny.
Mitaize a beau dire, sa mère a été positivement
barbare de l’y envoyer.
Cette fois, Mitaize éclata. Elle avait assez du
mensonge et des vilenies qu’il entraîne, il
fallait qu’elle avouât la première de ses sot-
tises, celle qui en avait inspiré tant d’autres
et que, jusqu’alors, Daniel et l’oncle seuls
connaissaient.
— Je ne suis pas allée du tout chez des gens
vulgaires ou mal élevés, dit-elle, j’étais chez
un oncle et une tante de maman, et j’ai tout à
fait honte de n’avoir osé le dire à personne
quand je suis partie. Je vous entendais toutes
parler de villas, de châteaux, et aller dans une
simple ferme m'humiliait si fort que je n’ai
pas voulu reconnaître que nous serions chez
des parents. Daniel m'en a fait assez de
reproches, mais je me suis entêtée ; il m’écoute
toujours, Danv, vous savez, alors, il s’est tu.
— Et dans laquelle de ces horribles maisons
étiez-vous? demanda Fanny avec une appa-
rente commisération.
— Dans la plus horrible sans doute, fit Mitaize
narquoise, une hutte véritable que l’oncle a
jugée indigne d'abriter ta précieuse personne,
puisqu'il ne t'a pas offert d’y entrer, bien qu'il
soit le plus hospitalier des hommes. Je ne sais
que depuis peu combien il a ri quand vous lui
avez offert un pourboire.
En ce moment, Mitaize se tourna vers Made-
leine immobile :
— Tu étais là quand il est rentré, toi, dit-
elle, n’est-ce pas qu’il s’est moqué devant tante
Marie-Anne des personnes qui l’avaient pris
pour un bûcheron?
— C’est vrai, mademoiselle, mais M. Le Mau-
duy a dit que ces dames pouvaient très bien
se tromper en le voyant vêtu de sa blouse et
chaussé de gros souliers ; l’habit fait quel-
quefois le moine, vous savez, mademoiselle,
et des étrangers ne pouvaient pas savoir.
— Alors, ce n’était pas un bûcheron, le
bonhomme à qui nous avons parlé, c'était ton
oncle? dit Fanny piquée des sourires des autres
jeunes filles. Mes compliments, Mitaize, tu as
des gens distingués dans ta famille...
IA TOUR DE LONDRES
209
La Tour de Londres.
La Tour de Londres vue do la Tamise. — Brouillard du malin. (Dessin médit, d'après nature, par A. Bobioa).
La capitale de l'Angleterre a conservé sa
Bastille, la célèbre Tour de Londres, qui remonte
à Guillaume le Conquérant. C'est, à bien des
titres, le plus intéressant de ses monuments,
celui qui, au centre de la ville moderne, dans
le tourbillon commercial et industriel battant
ses vieilles pierres avec les eaux de la Tamise,
évoque les siècles les plus rudes de l’histoire
d' Angleterre, mille souvenirs et bien des som lires
légendes.
Sur les bords du fleuve, entre la Cité qui
brasse tant de milliards d'affaires et les Docks
où tout aboutit, dans les fumées de tant de
navires venus de toutes les mers du globe, une
masse de pierre colossale surgit, une tour
carrée énorme, entourée d’une ceinture d’autres
tours plus petites, quoique encore importantes,
reliées par un mur crénelé qu'eutoure un
large fossé. C'est la Tower of London , jadis
forteresse, palais et prison d'État tout à la
fois, aujourd'hui arsenal historique et musée.
Que de drames a-t-elle vus et combien d'événe-
ments se sont déroulés dans ses murs !
Il y eut d’abord, dit-on, une forteresse
romaine sur ce point. Le duc Guillaume de
Normandie, pour s'établir fortement dans sa
conquête, construisit, vers 1078, le formidable
donjon carré appelé la Tour Blanche, par les
soins d'un de ses compagnons de la conquête,
l’évêque de Rocbester, vaillant guerrier et
ingénieux architecte militaire. Les successeurs
de Guillaume modifièrent la forteresse, appor-
tèrent des changements ou des adjonctions
considérables suivant les progrès de l’art mili-
taire. Un autre évêque, gouverneur de la Tour,
une centaine d’années après sa construction,
agrandit fortement ses défenses extérieures.
Puis, dans la suite des âges. Henri III, Édouard l"
et. d’autres ajoutèrent . ucore des murailles et
des tours à celles qui déjà donnaient une si
imposante physionomie.
L’ensemble de la forteresse actuelle couvre
un énorme espace ; son rempart continu, cré-
nelé ou percé de larges embrasures où s'allon-
gent des gueules de canons, est flanqué de
douze grosses tours, différentes de structure et
de force, presque toutes surmontées ou accom-
pagnées de tourelles carrées.
Dans l'intérieur, autour de la Tour Blanche
qui occupe le centre, à la façon des donjons de
la première époque du moyen âge, se groupent
des édifices nombreux, maisons de fonction-
naires, casernements, magasins de l’armée, et
une église.
L’entrée de la Tour est à l'angle sud-ouest,
donnant sur la Tamise, à la Lions gale. Porte
des Lions, ancien emplacement de la ménagerie
que les rois entretenaient à la Tour et qui fut
conservée par tradition presque jusqu'à notre
époque Passé la Porte des Lions, on se trouve
devant la Middle Tower , ouvrage avancé situé
cil dehors du fossé et formant un beau massif
de deux tours rondes et deux tours carrées, en
arrière desquelles un pont de pierre franchille
fossé et aboutît à la Tour Byward, seconde
porte entre deux sombres tours rondes, magni-
fique repoussoir pour les Unitermes rouges
des soldats de garde ou pour les gardiens de
210
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
la Tour avec qui Ton fait ici connaissance.
C'est un petit corps particulier composé de I
vieux soldats, dont l'organisation et l’uniforme |
datent du temps de S. M. Henry VIII, le roi
Barbe-Bleue, prince magnifique qui lulta de
somptuosités avec François I" de France, au
Camp du Drap d'Or. Ce corps, les Yeomen de la
garde, était alors composé de gentilshommes ;
ce sont maintenant de vieux guerriers dont les
barbes blanches cadrent parfaitement avec les
antiques et sévères maçonneries. Ils sont vêtus
d'un large pourpoint rouge et portentsurla poi-
trine les trois fleurs emblématiques delà Grande-
Bretagne, surmontées de la couronne royale :1a
rose d'Angleterre, le chardon d'Écosse et le
trèfle d'Irlande. Des bas, des souliers A rosettes
rouges et blanches, une collerette plissée et un
chapeau seizième siècle complètentle costume.
Les braves gardiens de la Tour qu’on ren-
contre sous quelque voûte sombre, appuyés
sur leur pertuisane, donnent l'illusion de figures
du moyen âge que le temps n'aurait pas osé
toucher dans leur forteresse. Il est vrai qu’ils ne
portent ce vieil uniforme au complet que dans
les grands jours et que, le plus souvent, ils
revêtent sous le pourpoint un simple pantalon
noir qui leur retire de leur majesté.
Le nom populaire de ces gardiens est Bee-
featers, nom étrange qui signifie littéralement
«> mangeurs de bœuf », mais qui n'est qu'une
corruption du mot français buffetier (attaché au
service de la table, du buffet), vieux souvenir
du temps où les mots et les usages de France
étaient en honneur à la cour d’Angleterre.
Le gouverneur de la forteresse porte le titre
de Connétable de la Tour. C’est généralement un
grand personnage, qui se contente du titre hono-
rifique et fait remplir ses fonctions par le Lieu-
tenant de la Tour. Les vieux usages, à la Tour,
sont aussi soigneusement conservés que les
vieux titres. Chaque soir, à onze heures, le gar-
dien-chef à la tète d'une patrouille fait la ronde
de corps de garde. Au : Qui va là ? dont l'inter-
pelle la sentinelle de chaque poste, un colloque
s’engage. Le gardien-chef répond : « Les clés.
— Quelles clés? — Les clés de Sa Majesté la
Heine. — Clés de la Reine passez, tout va bien!
— Dieu bénisse la reine Victoria. — Amen ! »
répond la sentinelle.
La scène est fort jolie. Par malheur les visi-
teurs du jour ne peuvent avoir l’agréable
aubaine de cette pittoresque patrouille.
Une seconde porte, une arcade basse et som-
bre, sous la Bloody-ïower — la Tour Sanglante
— donne entrée dans l'enceinte intérieure ;
nous sommes en pleine tragédie avec la Tour
Sanglante, la porte nous en paraît tout de suite
plus noire. Suivant la tradition, c'est dans
cette tour qu'én 1483 furent assassinés les
enfants d’Édouard IV. Un drame de Casimir
Delavigne, un tableau de Paul Delaroehe
ont mis ce meurtre fameux dans toutes les
mémoires.
Ce fut un des plus lamentables épisodes des
longues guerres entre les deux partis, York
et Lancastre, qui s'arrachaient successivement
la couronne.
(A suivre).
A R.
UNE FAÇON DE VOYAGER PEU COMMUNE
211
Une fnçoi» «le voyager peu eoinnnuie
— Il y a quelque temps, un jeune Indou de
quinze ou seize ans ayant été sévèrement
grondé par ses parents, et se sentant sans
doute la vocation des grands voyages, avait
résolu de quitter la maison paternelle et de se
sauver bien loin. L’enfant habitait Kulbarga;
e'esl une ville fort impoi taule ou passe la
ligne ferrée appelée Chemin de fer de la pénin-
sule indienne et de Madras, et qui réunît
Madras, sur la côte est, à Bombay sur la côte
ouest. Kulbarga, ou Gulbarga, est a moitié che-
min entre ces deux villes.
L'enfant, persuadé qu'il saurait bien se tirer
d'affaire dans une grande cité comme Bombay,
avait décidé de s'y rendre. La distance était
énorme, des centaines de kilomètres, mais le
chemin de fer était là. Toutefois il se présentait
une légère difficulté : notre jeune Indou n’avait
pas un sou dans sa poche ou plutôt pas un
aima, pour employer le nom d’une monnaie du
pays, qui vaut quelque chose comme deux sous.
Ce n’ét.ut pas pour l’embarrasser. 11 pénètre
sur la voie, sans qu'on l’aperçoive, ce qui est
bien facile là-bas ; il se glisse sous le train dès
que celui-ci est en gare, et, au moyen de ces
amples vêtements que portent les Orientaux,
il se fait un espèce de siège assez peu confor-
table et assurément peu sûr sous un des
xvagons, en attachant ces vêtements aux tiges
métalliques nombreuses qui se trouvent tou-
jours sous un wagon de chemin de fgr. Le
train part, l’emportant ainsi accroché, et il par-
court une distance de plus de 300 kilomètres
sans qu’on l’aperçoive aux arrêts du train.
Cependant, à la station de Dixal, un de ces em-
ployés qui se promènent le long des voitures
avec un long marteau, dont ils frappent les
roues pour s’assurer qu'elles ne sont pas fêlées,
aperçoit un bout de manteau, lire bon gré mal
gré de sa cachette le propriétaire dudit man-
teau, et le remet à la police. Notre jeune voya-
geur fut ramené à sa famille après une semonce
pour s’être fait transporter sans payer sa place.
Pareille chose est, parait-il, fréquente dans
l’Inde; on nous a même parlé d’une femme
qu’on a trouvée assise, entre deux wagons, sur
ces espèces de gros champignons qu’on appelle
des tampons et qui empêchent les voitures de
se choquer violemment. Quand on l’a décou-
verte, elle avait déjà parcouru au moins vingt
kilomètres dans cette position aussi dangereuse
qu’incommode.
D. B.
212
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Une histoire de sauvage (suite)'.
Le récit du pharmacien Barbissou. — La foire
de Beaucaire. — Le colonel Séraphin. — L'acci- |
dent. — Dévouement de la famille Barbissou. —
Horribles angoisses! — Utilité des toiles de
tente.
— Ce qui vous préoccupe le plus pour le
moment, continua Barbissou, c'est de savoir
comment Marius est devenu un sauvage. Je
vais vous raconter cela, il 11'est que dix heures;
nous avons le temps; vous déjeunerez avec
nous, hein'? vous verrez notre sauvage et vous
assisterez a la conférence; maintenant que je
vous tiens je ne vous lâche plus.
— Le sauvage n'est pas là, demandais-je'?
— Non, il est allé au collège pour la première
lois depuis son retour et je suis curieux de
savoir ce que dira M. le Principal lorsqu'il le
verra arriver en sauvage. Ses camarades vont
avoir l'occasion de se dilater la rate... Mais ne
perdons pas notre temps, je vais vous mettre
au courant de ce qui s'est, passé.
U'un geste amical, le pharmacien Barbissou
me désigna un siège dans son comptoir, entre
deux bocaux de quassia amara et de boruscalix
slronlinia et, après s’être mouché bruyamment,
commença en ces termes :
- Je ne dirai pas que la haine que ce Gastam-
bide nous témoigne remonte dans la nuit des
temps, ce serait aller trop loin, et bien que je
sois du Midi, je neveux rien exagérer ; mais nous
n'avons pas cessé de nous combattre. J'ai mes
partisans, il a les siens; depuis quelques années,
cependant, on se tenait de part et d'autre sur la
défensive, lorsque, l'année dernière, à pareille
époque, l’accident de la foire est venu jeter de
l'huile sur le feu, et, dès que nous nous sommes
connus, nous sommes tombés en arrêt l'un
devant l'autre comme deux coqs! Ah! ce Gas-
tambide, si je le tenais,... si je le tenais comme
je vous tiens, je lui ferais avaler un tonneau
d'huile de ricin!
— Voyons, ne me bousculez pas comme cela,
monsieur le pharmacien! Déjà en venant, l'épi-
cier Thomassinm’asecoué comme un prunier...
si cela continue...
— Vous avez raison, excusez-moi... c'est plus
fort que moi. Ce qui vous intéresse le plus ce
n'est pas ce Gastambide, c’est le sauvage, et je
vais vous raconter son départ ; vous connaîtrez
le reste par lui-même, puisque vous assisterez,
cette après-midi, à sa conférence.
La sonnette de la porte d’entrée se mita tinter
et un jeune garçon entra tout essoufflé, disant ;
— Je viens chercher la potion pour M.Ouradou
— Ah! c’est vrai, la potion Ouradoü, s'écria
M. Barbissou..., reviens dans un quart d’heure,
elle sera prête.
— J'avais oublié cette potion, ajouta-t-il en se
levant et en prenant sur l'un des rayons de son
officine un mortier, dans lequel il versa une
substance blanchâtre ; mais cela ne fait rien, si
vous le permettez je vais procéder à sa confec-
tion tout en vous racontant la chose; et toi,
« lou pitiou » viens la chercher dans un quart
d'heure, elle sera prête.
— Je commence : chaque année, le 22 juillet,
s'ouvre la célèbre foire de Beaucaire ; on vous
dira, mou cher ami, que notre foire n’a de rivales
que celles de Leipzig, de Francfort, de Nov-
gorod et autres lieux; cela est vrai, et vous
ferez bien de le croire. L’année dernière, Gas-
tambide, qui venait d'être nommé maire et qui
voulait faire de la popularité, fit venir de Tou-
louse le Grand Cirque Olympien ftouqueyrolles
et s'aboucha avec un certain Séraphin, aéro-
naute de sou état, lequel, montant un grand
ballon qui s'appelait « le Beaucairois », devait
s'élever dans les airs à quatre heures de
l’après-midi, après le concert donné par la
fanfare municipale.
« 11 faut vous dire que, depuis sa plus tendre
enfance, Marius avait manifesté un goût extraor-
dinaire pour les ballons. Sa tante Palmyre, qui
ne savait rien lui refuser, ne cessait de lui
apporter cos petits ballons rouges que l’on
trouve chez les marchands de jouets, et notre
Marius passait son temps à confectionner de
petites nacelles on papier, dans lesquelles il
plaçait des grains de plomb, selon la force
ascensionnelle du ballon; notre salle à man-
ger était remplie de ballons qui montaient
et descendaient, et quand notre bonne Proser-
pine ouvrait la porte de sa cuisine, ce qui faisait
un courant d'air, les ballons se mouvaient dans
la pièce comme de véritables ballons dans les
nuages, qui étaient figurés par la fumée de ma
pipe. Aussi lorsque, quelques jours avant
l’ouverture de la foire, on vit s'étaler sur les
murs de grandes afliches multicolores sur
lesquelles, au-dessous du nom du capitaine.
Séraphin, imprimé en grands caractères, se
voyait un immense ballon qui planait dans
l'espace, tandis que l’aéronaute, debout dans la
nacelle, saluait la foule, son chapeau dans la
main droite, et agitait de la main gauche le
drapeau tricolore, notre Marius, qui était cepen-
dant devenu un grand garçon, ne se tint pas
1. Voir lo u° 370 du Petit Français illustre, p. 19 ’t.
UNE HISTOIRE DE SAUVAGE
213
de joie, il comptait les jours, les heures, les
minutes, je dirai même les secondes.
« Enfin, ce jour tant désiré arriva. L'Indépen-
dant, qui est le journal de Gastambide, comme
le Progrès , rédigé par Roumegueyre, est un
journal à moi, annonça le matin que le ballon,
accompagné du capitaine Séraphin, était dans
nos murs. Ce ballon, c’était Gastambide qui
l'avait fait venir et, pour ce motif, je ne serais
pas allé le voir, parce que tout ce qui vient de
ce Gastambide me fait bouillir, .. bondir, sortir
de ma peau, ah! si je le tenais... mais je ne
à 1 aide de cordages, car il semblait impatient
de s’élancer dans les airs. Nous réussissons à
nous frayer un passage au milieu de la foule et
nous approchons de l’enceinte réservée, inter-
dite au public.
Dans cette enceinte, un homme se prome-
nait, les mains derrière le dos, surveillant les
préparatifs du départ : c’était le capitaine Séra-
phin ; je le reconnus tout de suite à sa casquette
à huit galons d’or, une casquette d’amiral. Tu
vas l'appeler commandant, me dis-je, c'est un
homme vaniteux, cela se voit il sa casquette
Barbissou et moi étions assis dans lo comptoir.
voulais pas faire de peine à Marias et j'avais dû
lui promettre que je l'accompagnerais. Vers
deux heures, Marius ne tenait plus en place; du
champ de foire montait une rumeur confuse qui
était parfois dominée, selon la direction du vent,
par les sons éclatants et mélodieux de l'orgue-
trompette qui excitait la course tournoyante
des chevaux de bois du grand manège Phocéen,
tenu par Laurent aîné, qui vient chaque année
de Mmes exprès pour la circonstance Ma
femme et mes deux filles, Themistoclea et
Epaminonda, étaient déjà prêtes. Nous partons.
Marius tenait en laisse notre chien Brutus.
« Il ne nous faut pas cinq minutes pour
arriver au champ de foire. Au tournant de la
rue des Bœufs, Marius s’écrie en brandissant
le bras ; « le voilà ! »
« En effet, on apercevait le ballon qui, déjà à
moitié gonflé, se balançait, se dandinait sous la
poussée du vent. On l'avait maifitenu au sol
et, en le flattant, il te laissera entrer dans
l’enceinte réservée.
« Alors, de ma voix la plus aimable, je me
mets à crier : « Commandant! > il se retourne,
je le salue, il me salue et je lui dis : « Com-
mandant, j'ai un service à vous demander... ..
■< Il me répond d'un ton brusque : « C'est
complet. »
« Vous comprenez mon étonnement à cette
réponse. Je lui demande alors ce qui est
complet.
«Eli parbleu! me répond-il, le nombre de
mes passagers, j’enlève le fils du percepteur et
un lieutenant du 29* avec la permission de son
colonel. »
« Oh! m'écriai-je, mon cher colonel, je n'au-
rais jamais osé vous demander une faveur
pareille, ce que je désirerais obtenir de votre
extrême amabilité ce serait l’autorisation de
pénétrer avec ma famille dans l'enceinte
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
214
réservée, parce que, voyez-vous, celui-là (et
je désignais Marius)... c’est un aéronaute.
« Il allait, par ma foi, me tourner le dos sans
me répondre lorsque je m'écriai : « Mais écoutez-
moi donc, mon général, je suis Barbissou, le
pharmacien Barbissou, honorablement connu
à Beaucaire, à l’arascon, à vingt, à cinquante
lieues à la ronde, je suis le directeur du
Progrès... »
« 11 était un peu impatienté, je le reconnais
et je l'excuse, il avait assez à faire à surveiller
son ballon, il me répondit : « Eh bien, entrez. .. »
« Je ne me le fis pas répéter. En moins de
temps qu’il n’en faut pour le dire, nous
étions déjà dans l’enceinte, auprès du ballon,
qui devenait de plus en plus gros; c’était
merveille de le voir s'arrondir à mesure que
le gaz pénétrait dans ses vastes flancs, et il
se dandinait, se balançait, faisait le beau, et
voilà Marius qui se précipite vers la nacelle,
je vois le capitaine Séraphin froncer le sourcil,
je crie à Marius : « Ne touche à rien ! M. Séraphin
ne serait pas content. » .Th bien oui, il voulait
tout voir, il examinait les cordages, les sacs
de lest. M. Séraphin cherchait maintenant à
se concilier mes bonnes grâces, il me deman-
dait de faire dans le Progrès l'éloge de son
ascension, quand, tout à coup, j’entends un
grand bruit, les câbles se tendent, le capitaine
s'aplatit par terre comme si on lui eut donné
un croc en jambe, je regarde,... une rafale de
vent (ce ne pouvait être que le mistral) allait
emporter le ballon, les cordages craquaient les
uns après les autres comme de simples ficelles,
jecrie : « Marius où es-tu? » je l’aperçois dans la
nacelle, je m'élance avec la rapidité de l'éclair,
je me cramponne au rebord, Sophie (c’est ma
femme) se jette sur moi, me prend à bras le
corps et mes deux filles lui saisissent les
jambes, l’étreignent et se cramponnent à elle
avec l’énergie du désespoir.
ic Nous nous étions tous compris, il ne fallait
pas que ce coquin de ballon emportât dans les
airs notre Marius, nous voulions le maintenir
à terre par notre poids, au risque de nous
casser le cou, de nous briser les jambes.
« Mais, aidé par ce brusque coup de vent, le
ballon était déjà parti en moins de temps qu'il
ne m'en faut pour vous le raconter, il nous
enlevait comme une plume : en une seconde
nous étions à plus de cinquante mètres de
hauteur, nous tenant toujours accrochés les
uns aux autres...
« Alors (on se souvient de ces choses toute
sa vie et on se rappelle ce qu’on s’est dit dans
des circonstances pareilles) je me dis : tu es
perdu, mon pauvre Barbissou, et avec loi ta
famille entière ; vous 11e pouvez monter dans
la nacelle, et tout à l’heure vous dégringolerez
de cent mètres de hauteur; alors, à moins de.
tomber dans le Rhône et de vous y noyer, vous
serez aplatis comme des galettes ou bien empa-
lés sur les échalas d'un champ de vignes. Ça
n’est vraiment pas drôle !
« Tout à l'heure une grande rumeur montait
du champ de foire, l'orgue-trompette jetait les
notes stridentes de la valse du Tutu-pan-pan;
en ce moment régnait le plus profond silence,
tout Beaucaire, le nez en l'air, suivait anxieu-
sement les péripéties de l'horrible drame.
« J’eus un accès de rage folle. Je pèse de tout
mon poids, un formidable hurrah s’élève de la
foule; j’entends distinctement: Bravo, Barbis-
sou ! vive Barbissou !
« Le vent avait cessé tout à coup, le ballon
baissait, je redouble d’efforts, je crie à Sophie et
à mes filles : « Ne lâchez pas ! courage ! il baisse,
gonflez-vous, faites-vous bien lourdes... »
« Il s’abaissait, en effet, doucement, majes-
tueusement ; nous allions être vainqueurs, la
foule battait des mains ; je jette un regard au-
dessous de moi : on s^ rapprochait de la terre.
11 était temps, j’étais à bout de forces. Alors
je me dis : tu peux te vanter, Barbissou, d’avoir
de la chance, toi et toute ta famille vous en
serez quittes pour des contusions sans gravité,
cela vaut mieux que d’être mort.
« Tout à coup des cris de désappointement,
de frayeur s’élèvent vers moi; une immense
clameur s'élève, le ballon remonte lentement,
mais enfin il remonte, et le vent, le « couquïn »
de vent, faisait encore des siennes.
« Cette fois, nous étions perdus; je me mis
à crier : ah! ma pauvre Sophie! J'entendis des
sanglots, les cris de mes pauvres filles. Le
ballon montait, montait. Je sentis mes bras
faiblir; les uns après les autres, mes doigts se
détachaient de la nacelle, je n’en pouvais plus.
L’espace d'une seconde, je me retins encore
suspendu par les pouces ; je fermai les yeux,
je jetai un cri terrible, je lâchai prise
« Té! Je vois à votre air étonné que vous
allez me demander comment il se fait que,
tombé de près de. 50 mètres de hauteur, je sois
ici présent, en train de vous raconter cet événe-
ment extraordinaire tout en préparant une
potion pour.M.Ouradou... je vais vous le dire...
« Ah ! c’est une singulière sensation que l’on
éprouve en tombant de pareille hauteur. La
tête vous tourne, vous avez le vertige, il semble
que vous vous abîmez dans des profondeurs
sans fin... eh bien! mon cher ami, cela ne
manque pas de charme, je dirai même que l'on
éprouve un véritable plaisir....
« Tout à coup je reçus un coup formidable
dans le dos, je me sentis rebondir à plus de
dix mètres do hauteur, et je vis auprès de
moi Sophie et mes deux filles, qui rebondis-
saient comme des balles élastiques. Nous étions
tombés sur la toile du Grand Cirque Olym-
UNE HISTOIRE DE SAUVAGE
213
pien Rouqueyrolles1. Cette toile, neuve et soli-
dement tendue, venait de nous sauver la vie.
« Et je me souviens très bien que je repris
tout à fait mes esprits au moment où je dégrin-
golais sur la pente en compagnie de Sophie et
de mes deux filles. Heureusement que, sur le
rebord du toit, se trouvaient fixés de larges
tableaux sur lesquels M. Rouqueyrolles, pro- !
priétaire du Grand Cirque Olympien, avait fait
peindre les exercices équestres et autres qu'il
donnait en représentation; autrement, vous
comprenez bien que, de cette hauteur, nous
risquions encore de nous rompre le cou.
— Et le ballon ?
— Le « coquin » de ballon emportait notre
Marins dans l'immensité, ce n’était plus qu’un
point dans l’espace, un pépin de raisin (oun
péping dé raising!....),
— Et Marius?
— Il vous fera lui-même le récit de ses
aventures. »
Au collège. — Un sauvage qui veut continuer
ses études. — Observations très justifiées de
l'excellent M Rosencoeur. — Le terrible fauve !
— Trois innocentes victimes.
Pendant que le pharmacien Barbissou me |
racontait comment Marius avait été enlevé par
un ballon à l’affection de sa famille, voici ce ]
qui se passait au collège :
Quelques instants après l’entrée des externes,
et alors que les classes devaient être com-
mencées, le portier, qu’on appelait familière-
ment le père Thomas et qui, comme tous ses
confrères, joignait à ses fonctions de Cerbère i
celle beaucoup plus lucrative de marchand de ;
gâteaux poussiéreux et de sucres d’orge avariés
à l’usage des élèves fortunés qui pouvaient i
disposer de quelque argent de poche (il faisait
cependant crédit, bien que cela lui fût formel-
lement Interdit,, vit arriver Marius Barbissou.
Le père Thomas avait reçu l’injonction for-
melle de M. le Principal d avoir à refuser la j
porte au sauvage s’il venait se présenter, car 1
notre héros avait fait annoncer, quelques jours
auparavant, par le Progrès, qu'il se rendrait
au collège en sauvage et qu’il continuerait ses
études en sauvage ; il était devenu sauvage el
entendait rester sauvage malgré M. le Principal,
suspecté de gastambidisme. Mais la porte était j
entr’ouverte ; Marius la poussa et le père Thomas j
n’eut rien à refuser; de sorte que le sauvage,
ses livres tout neufs sous le bras, passa devant j
le bonhomme stupéfait et ahuri, lui lança un i
regard farouche qui le terrifia, un vrai regard de !
sauvage et, le poussant dans sa loge, l'enferma j
a douille tour ; puis il traversa la cour, prit le
premier corridor à droite et s'arrêta devant une
porte, au-dessus de laquelle on lisait, en belles
lettres romaines : Classe cle rhétorique.
Marius prêta l’oreille; à travers la porte, il
entendait M. le professeur Rosencoeur qui
Le ballon nous enlevait comme une plume.
expliquait la règle des supins eu u, et l’élève
Menessou, qui sans doute n’avait pas très bien
écouté, répétait, disant « . Les supins en u...
en u... en u... »
11 tourna le bouton et entra... brusquement.
(A suivre ). E. P.
1 C est le cirque dont il est si souvent question dans Robert I n°* 53-60). Ce cirque était encore dirigé par Rouqueyrolles aîné
le Diable et C‘* iVoir la 2e année du Petit Français illustré, I surnommé le Prince du Congo.
210
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
Variétés.
La courte- pointe. — Tout le monde
connaît ces petites couvertures de lit appelées
rouvre-pieds ou courtes-pointes, et cependant peu
de personnes, sans doute, se sont demandé d'où
vient ce dernier nom. L'elymologie du mot est
curieuse. Il n’y a là ni courte ni pointe. Une cou-
verture n’est pas, en effet, une pointe longue ou
courte. L’expression vient du latin culcitu puncta,
couverture piquée, d’où en français coulte pmncte.
Comme le terme coulte n’était pas compris du
vulgaire, il a été métamorphosé en courte, jouant
ainsi le rôle d’adjectif, tandis que pointe (c’est-à-
dire piquée) est devenu substantif. Voila comme
l’ignorance de l’étymologie a doté la langue
française d’un mot qui s’entend aujourd’hui très
bien, mais qui n’a pourtant aucun sens.
* •
* ❖
La. fçiieiion-»cc**ét»ire. — Il y a de par le
monde, dit-on, des petits écoliers très paresseux
qui ont bien de la peine à apprendre a lire, à
écrire, à calculer. Quoique nous n’en croyons
rien, il est cependant curieux de signaler, par
contre, l’application et la facilité extraordinaires
d’un certainchimpanzé femelle du nom deJobauna.
Cette bête, qui n'est pas bête du tout, apprend à
écrire sous la haute surveillance de M. Mac-Kay,
directeur du Central-Park-Zoo, de New- York.
Elle fait des progrès très sensibles, paraît-il, et
son maître songerait même à se l’attacher comme
secrétaire.
*
^ £ *
Épouvantail odoriférant. — On dit que
Todeur du pétrole est particulièrement désa-
gréable aux animaux sauvages, comme en témoi-
gne l’expérience. On a grand’ peine, en certaines
contrées, au moment des récoltes, à se débarrasser
de l incommode voisinage des sangliers et des
cerfs. Ou fait bien quelques battues, on va bien de
temps à autre à l’affût, mais cela 11e suffit pas.
Aussi un garde a-t-il imaginé un procédé très
ingénieux et qui donne les meilleurs résultats.
Il fiche en terre, dans les champs qu’il s’agit
de protéger, quelques baguettes de 0,50 à 0,60 c.
de long. Il les fend au bout et y fixe un chiffon
quelconque qu’il imbibe de pétrole, en renouve-
lant celui-ci quand l’odeur en esL devenue trop
faible. Jamais les sangliers, les cerfs, les che-
vreuils ou même les simples lièvres ne se sont
hasardés sur les champs ainsi parfumés.
Le* unîtes «le l’en&cigriie. — Une bonne
enseigne au-dessus d’un magasin d’habillements:
N'ALLEZ PAS VOUS FAIRE VOLER AILLEURS !
VENEZ ICI!
r * *
Echange «le bon» pi*océ«Ie«. — Com-
ment? Babylas, vous 11'étiez pas a l'enterrement
de ce pauvre Durand, un de vos intimes, de vos
plus anciens amis !
— Monsieur, je ne vais à l’enterrement de mes
amis que lorsqu'ils prennent la peine de venir
au mien.
Preuve Irréfutable. — Un commis bien
frisé et pommadé s'adressant à une cliente :
— Vous avez tort, madame, de 11e pas vous
décider... Cette soie est inusable, absolument
inusable... Toutes les personnes à qui .j’en ai
vendu viennent m'eu redemander...
Mot «renfantJ — Regarde donc, ma petite
Suzette, la jolie famille de lapins ! Tu vois, le
papa, la maman, les enfants...
— Et la bonne ?
REPONSES A CHERCHER
Question liistori«|«ic. — Qu appelle-t-on
le vœu du paon ?
Charade.
Je viens sans qu’on y pense,
Je meurs à ma naissance,
Et celui qui me suit
Ne viens jamais sans bruit.
Rébus arra]>bi«i«ic.
L L L
L L L L L L
L L L L L L LL L
L L L
II. LL L L
L LL L L L L L L
*
* *
Petit casse-tête. — Avec chacun des
groupes de lettres suivants former un mot, puis
mettre les mots trouvés dans un ordre* tel qu’ils
forment une maxime de morale pratique :
Trot orcivi c'ioora a tes maigrenet tmuoé sarino.
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 3VO.
I. Le costume.
Robespierre (1759-179*), membre de la Constituante, puis de
la Convention, a laissé son nom à une certaine sorte ùg gilet
blanc, à grands revers et à deux rangs de boutons, fort à la
mode en 1793. Ces gilets ètaieut ornés d'attributs brodés,
généralement d'une guillotine.
Depuis les premiers siècles do la Gaule, on a porté, en
France, des vêtements faisant office de gilets, mais ce n’est
guère quo sous Louis XIV, à l'époque où parut 1 habit à la
française, que le gilet prit la forme générale qu'il a conservée,
à travers les changements do la mode, jusqu'à nos jours. Au
dix-huilième siècle, le luxe des gilets en vint à la folie Jes élé-
gants les ornaiout des accessoires les plus extravagants et les
taisaient broder de figures et de scènes variées. Sous la Révo-
lution, les ornements des gilets à la Robespierre furent beau-
coup plus simples, mais les boutons en étaient énormes. Puis
lesmuscadmsetlos incroyables, sous le Directoire, ramenèrent
le luxe des gilets. Enfin, en 1830 et en 18 4-8. on essaya de
renouer la tradition des gilets à la Robespierre, mais cette
résurrection fut do courto duree.
II. Arithmétique amusante.
Les huit convives doivent dîuer 40 320 fois, c'est-à-dire
pendant 110 ans, 170 jours, et, on tenant compte des années
bissextiles, pendant 110 ans, 143 jours.
III. Problème alphabétique.
Oiseau.
IV. Calembredaine.
Un vase de verre.
Le Gérant: Maurice TARDIEU.
Toute demande de changement d'udresse doit être accompagnée de l'une des dernieres bandes et de >0 centimes en timbres-poste.
8P année. — N» 372.
10 centimes.
11 avril 1896.
Cadets de la marine anglaise dans les vergues du vaisseau école Worcester
d après une photographie de MM. Symmous et Tluelc, de Londres.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DLS ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L'ABONNEMENT
UN AN, SIX FRANCS
Armand COLIN & C‘e, éditeurs
ETRANGER : 7 Tr. — PAR AIT CHAQUE SAMEDI
Part du 1er
le citaqae mois
5, rue de Mézlèrcs, Paris
Tous droits réservés
218
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
Une histoire de sauvage [Suite) ' .
A la vue du Sauvage, M. Roseneœur se leva
dans sa chaire, ébahi, rajustant ses lunettes
pour mieux voir, et aussi toute la classe se
leva comme un seul homme. Les pension-
naires étaient mis au courant par les externes
de ce qui se passait à Beaucaire ; ils savaient
tous que le Sauvage avait affirmé, dans le
Progrès, qu’il se rendrait en classe, malgré
M. le Principal.
Le Sauvage avait tenu parole!
Alors l’enthousiasme juvénil et l'exubé-
rance méridionale ne connurent plus de
bornes :
— Té ! c’est bien lui, s’exclamaient les pen-
sionnaires en écarquillaut les yeux, — car depuis
son retour, ils n’avaient pas encore vu ce
fameux sauvage, — nous le reconnaissons à ses
cheveux rougçs, vé ! il a tout de même changé,
hein I et, montés sur les tables, levant les bras,
brandissant leurs règles et leurs porte-plume,
les élèves de rhétorique, secoués comme par un
courant électrique, lancèrent avec ensemble
un formidable cri : Vive le Sauvage! vive
Harbissou !
— Messieurs! criait M. Roseneœur, essayant
de dominer le tumulte en frappant sur son
pupitre avec sa règle, messieurs !...
On ne l’écoutait pas et le Sauvage s’était
avancé jusqu'au pied de la chaire et là, superbe,
impassible, il saluait en tirant la touffe de che-
veux rouges qui se dressait, armée de plumes
aux couleurs nationales, sur le sommet de sa
tête, puis, faisant signe de la main qu'il allait
parler, ce qui eût aussitôt pour effet de rétablir
le silence, il demanda très polimentà M. Rosen-
coeur :
— Excellent monsieur Roseneœur, après une
année d’absence je suis bien content de vous
revoir, où dois-je me placer?
M. Roseneœur répondit, d’un ton très digne,
avec une nuance de sévérité dans la voix, mais
avec la douceur et la politesse dont il ne se
départait en aucune circonstance :
— Votre place n’est pas ici, .Alarius Barbissou.
elle est au milieu de ces peuplades sauvages
dont vous portez encore le costume...
— Té ! jene puis cependant pas me détatouer,
s’écria Marius...
— Je ne demande pas que vous vous...
détatouassiez, continua doucement M. Rosen-
cœur, mais, dites-moi, jeune Barbissou, ne
pourriez-vous enlever ces plumes multico-
lores qui ornent votre chef, cet anneau sus-
pendu à votre appendice nasal?.., quand vous
viendrez dans une tenue plus en rapport avec
les progrès de la civilisation, je puis vous dire,
de la part de M. le Principal, que vous trou-
verez place sur ces bancs. En attendant, je me
■ vois dans la triste nécessité de vous prier de
sortir.
Mais le Sauvage n’avait pas attendu la fin du
petit discours de M. Roseneœur et il s’était
installé au banc d’honneur, à côté de Per-
ruchot, le meilleur élève de la classe.
Aussi M. Roseneœur dût-il ajouter :
— Vous m’avez entendu, Marius Barbissou?
Marius répondit :
— Je regrette de vous contrarier, monsieur
Roseneœur, de mon temps vous étiez le meil-
leur professeur et l'homme le plus estimable
du collège, nous vous aimions tous...
— ... C’est encore vrai, s’écrièrent les élèves
qui, malgré tout, rendaient justice àla douceur
et à la patience, devenues proverbiales, de
M. Roseneœur.
— Eh bien, continua Marius, cela me fait de
la peine de vous contrarier, mais Gastambide
a fait dire dans son journal que je n'aurais pas
l'impudence de venir en sauvage m'asseoir sur
ces bancs, j’y suis venu, je m’y suis assis et
j’y reste! Té! pourquoi donc ne pourrais-je pas
continuer mes études en sauvage? qu'est-ce qui1
cela peut faire?... Si Gastambide ne s’était pas
mêlé de tout cela...
— C’est très bien, interrompit M. Roseneœur.
je sais ce qui me reste à faire. Levez-vous,
Perruehot, et priez M. le Censeur de vouloir
bien se rendre dans ma classe.
Au nom de M. le Censeur, tous les élèves, qui
s'étaient approchés du Sauvage et contem-
plaient curieusement son tatouage multicolore,
se hâtèrent de regagner leurs places respec-
tives, il y eût un frémissement. M. Peyron était
un homme terrible, craint et redouté; quelques
années auparavant un rhétorieien, né malin,
lui avait donné un surnom qui lui était resté,
on l’appelait Le Fauve; jamais surnom ne
l'ut mieux mérité, car cet homme taillé en
colosse au cou de taureau, à la crinière
de lion et à la barbe hirsute, ne parlait pas,
il rugissait et quand, appelé par quelque
professeur dans une classe indisciplinée, il
lançait de sa voix qui faisait trembler les
vitres, en roulant des yeux féroces, conges-
tionné, hérissant ses moustaches : « Si vous
bougez, si vous remuez seulement le petit doigt,
je vous mets tous en marmelade et je bois
votre sang comme un verre d’eau sucrée! »
I. Voir le il0 371 du Petit Français illustré, p. 21£.
U >TE HISTOIRE DE SAUVAGE
219
personne ne soufflait mot ; terrifiés, les élèves l
retenaient leur respiration, on eût entendu
voler une petite mouche.
L annonce de la venue du terrrible censeur
produisit son effet accoutumé, et, pendant que
Perruchot, qui s'était levé, se dirigeait vers
la porte. M. Rosencœur fermait sa grammaire
latine, après avoir soigneusement marqué la
page, ôtait ses lunettes qu il posait sur la gram-
maire et disait, toujours très doucement :
— Je reprendrai la leçon quand Marius
Barbissou, cognomine barbaro, aura quitté
ces lieux.
Perruchot grimpa
les escaliers quatre
à quatre et. arriva chez
le censeur; il frappa
timidement à la porte,
une voix répondit,
comme un coup de
tonnerre :
— Entrez!
Comme toujours Le
Fauve était de fort
mauvaise humeur,
mais ce matiii-Ià il
était encore de bien
plus mauvaise hu-
meur que de coutume; en apercevant Perru-
chot, les veines de son cou de taureau se gon-
flèrent et se mirent à saillir comme des cordes
à violons, il devint rouge comme une tomate
bien mûre et c'est à peine s'il put articuler,
transporté de fureur :
— Comment!... c'est toi.. Perruchot... le
fort en thème... l'espoir du collège.., c'est toi.,
tu auras le double, entends-tu le double !
Terrifié, Perruchot balbutia :
— C’est M Rosencœur qui. .
— Ali ! tu raisonnes, rugit le fauve tu auras
le quadruple . entends-tu. le quadruple et
il se rqit à crier : Jean ! Jean !
— Voilà! Monsieur, dit en entrant, le garçon
qui se tenait dans son antichambre.
Il faut bien dire ici. pour l'intelligence de ce
récit que chaque fois qu'un élève était renvoyé
de classe il devait se rendre chez le censeur
chargé d’appliquer la punition ; on savait d’ail-
leurs en quoi elle consistait, c'était selon
l'humeur du Fauve et la qualité de l’élève un
nombre respectable de vers à copier dans une
des cellules qui se trouvaient sous les combles,
et le pain sec par-dessus le marché; Jean, un
garçon de réfectoire, était chargé de saisir les
délinquants, de les mettre sous clef et il devait
à ces fonctions le surnom de Jean Poigne.
C'est en vain que Perruchot voulut protes-
ter. il était déjà saisi par la forte main de
Jean Poigne, entraîné, porté, entièrement ahuri
et prêt à fondre en larmes, puis jeté dans l'une
des cellules où se trouvaient une plume, un
encrier et quelques feuilles de papier blanc-
Jean Poigne redescendit, satisfait; il venait
de mettre en cage un oiseau rare, le premier
prix d'excellence, le fort en thème de la rhéto-
rique, un sujet de concours général.
Quelques instants après, l'élève Ribieyre,
envoyé par M. Rosencœur qui, comme sœur
Anne, ne voyant rien venir, commençait à
s'impatienter, frappa timidement à la
porte de M. le Censeur.
- Entrez! rugit celui-ci.
Marias saluait on t-rant sa touffe de cheveux rouges
L’élève Ribieyre, dont les gros yeux, à fleur
de tète, exprimaient toujours l'ahurissement le
plus complet, et qui était d'une timidité exces-
sive, déjà eflrayé par le rugissement du Fauve
et aussi par le bruit que lui-même, venait de
faire en tournant le bouton de la porte, entra,
tremblant de peur et, lorsque Le Fauve lui eût
jeté de côté un regard foudroyant, l’infortuné,
fasciné comme l'innocent petit oiseau par le
regard du serpent venimeux, resta cloué au sol,
il essaya vainement d'ouvrir la bouche.
— En voilà assez ! cria le censeur, Jean! Jean!
Jean fit son apparition, empoigna l'innocent
Ribieyre qui le suivit docilement; c'était un bon
élève, depuis peu au collège et qui n'avait pas
encore fait connaissance avec les cellules ; il
comprit vaguement qu’il était puni, mais il
éprouvait un immense soulagement de se
220
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
trouver hors de la présence du Fauve ; arrivé en
haut de l’escalier, quand Jean Poigne ouvrit une
des cellules il se mit alors à fondre en larmes,
frotta ses gros yeux ronds de la paume des deux
mains et sanglota :
— « Hi lai !.. . je n’ai rien fait ».
Pauvre Ribieyre !
Cinq minutes après, ce fut Menessou, dépêché
par M. Rosencœur dont l'inquiétude augmentait
à mesure que ses messagers disparaissaient
sans qu'une solution vint mettre un terme au
désordre provoqué dans sa classe par la pré-
sence du Sauvage, ce fut donc le paresseux,
Tindéerottable, le cancre Menessou qui vint
innocemment frapper à la porte de M. le
Censeur.
Menessou semblait triomphant ; lui qui, d’ha-
bitude, venait là en rechignant, les mains dans
ses poches, les yeux baissés, sachant bien ce
qui l'attendait, il était cette fois chargé d’une
mission de confiance, il rayonnait.
Aussi ce fut le sourire sur les lèvres qu'il
tourna le bouton de la porte lorsque, après
avoir frappé avec assurance, il eut entendu la
terrible voix du Fauve crier :
— Entrez!
M. le Censeur écrivait, il leva la tête et ne vit
qu'une chose : Menessou, et Menessou qui sou-
riait, la bouche fendue jusqu'aux oreilles.
— • Hein ! s'écria-t-il en se levant d’un bond,
tu ris... tu oses rire... tu me nargues!...
— Mais, m’sieu, répondit Menessou en le
regardant, le nez en l’air, avec assurance...
— Tais-toi! rugit Le Fauve.
Menessou était un des clienls habituels de
Jean Poigne et, comme celui-ci l'avait vu entrer,
il se tenait déjà derrière lui, ses larges mains
grandes ouvertes, semblables à deux battoirs
de blanchisseuse.
— Empoigne-le, celui-là, commanda Le
Fauve.
Menessou ne riait plus, il était abasourdi.
Cependant, sa conscience ne lui reprochant
aucun méfait, il reprit aussitôt son assurance
et s'écria :
— Mais, m’sieu, laissez-moi vous expliquer ..
— Tu raisonnes, rugit Le Fauve, cinq cents
lignes de plus à copier, entends-tu, Menessou,
cinq cents!...
Et comme Jean Poigne l’entraînait, Menessou,
devenu rageur, cria encore à moitié étranglé :
— Mais, m'sieu, c'est une commission. ..
— Mil-le lignes ! cria Le Fauve en scandant les
syllabes, mil-le lignes do plus! et il ferma la
purte avec violence, faisant trembler la cloi-
son.
— Ah! ça, c’est trop fort! disait Menessou en
montant l’escalier. Pour une fois que je ne
le mérite pas...
Et il essaya de se dégager de l’étreinte de
Jean Poigne; mais celui-ci le tenait ferme par
sa cravate, aussi Menessou balbutia, presque
suffoqué :
— C’est bon... je ne bouge plus... laissez-
moi... je connais le chemin... ce n’est pas une
main que vous avez, c’est un étau.
Jean Poigne parut flatté; il lâcha Menessou,
mais en le suivant de près, par mesure de
précaution.
Et, tout en montant, Menessou disait :
— Elle est forte celle-là! C'est M. Rosencœur
qui m'envoyait pour prévenir M. le censeur...
— De quoi donc ? demanda Jean Poigne.
— Après tout, continua Menessou, puisque
c’est comme cela qu'on me traite.. .mille lignes...
ah ! bien, merci,... plus souvent que je ferai
encore la commission par-dessus le marché!
Jean Poigne fit entrer Menessou dans la
troisième et dernière cellule.
C’est le Sauvage ! — Ce qui se passait dans la
classe de rhétorique. — De l’influence du papier
comme moyen de civilisation. — Voilà Le Fauve!
— Un coup de sang. — Où le Sauvage perce le
cœur du Fauve. — Quatre cuvettes. — Conver-
sion inattendue : Vive Barbissou !
M. Peyron, le terrible Fauve, achevait d’écrire
sa lettre, interrompue trois fois par la venue
des messagers de M. Rosencœur, lorsque, de
nouveau, on frappa à sa porte.
— Encore un autre, cria-t-il en jetant son
porte-plume, et toujours de la classe de rhéto-
rique. sans doute; cette fois, il voyait rouge, et
ce fut d’un ton féroce qu’il cria et appela en
même temps :
— Entrez!... Jean!
La porle s’ouvrit, il bondit de .son fauteuil
et... se trouva nez à nez avec le concierge, le
père Thomas.
C’était toujours en tremblant que celui-ci
abordait le terrible censeur; mais il faut bien
reconnaître qu'il ne l’avait jamais vu aussi fort
en colère; aussi, tournant et retournant entre
ses doigts sa casquette graisseuse, il resta
un moment interdit, les paroles ne lui ve-
naient pas.
— Eh bien! qu'y a-t-il? rugit Le Fauve.
Alors, après avoir respiré une bonne fois
pour se donner du courage, le père Thomas
répondit, d’une voix étranglée :
— M. le Censeur... voilà... c’est le Sauvage.
— Quel sauvage? demanda le censeur qui
ne comprenait pas.
— Le Sauvage... Marius Barbissou.
— Marius Barbissou!
E. P.
(A suivre).
I.A TOUR DE LONDRES
221
vit mourir tragiquement plus d’un de
ses nobles prisonniers. Édouard IV’, vic-
torieux des Lancastriens, avait pour
frère Richard, duc de Glocester, âme
de Caïn dans un corps contrefait, un
monstre, boiteux, bossu, étique et
féroce. Pendant qu’Édouard régnait,
Glocester maître de la Tour attendait
son heure.
Édouard, mort en 1483, laissait deux
jeunes enfants dont Richard de Gloces-
ter se déclara le protecteur et qu'il
enferma à la Tour. Deux mois après la
mort d’Édouard, Glocester se fit pro-
clamer roi et, pour débarrassersa route
des deux fils de son frère, il donna
l’ordre au gouverneur de la Tour de
les mettre à mort. Sur le refus du gou-
verneur, trois hommes, Tyrrel, Eorest
et Dighton, se chargèrent du meurtre.
Une nuit, ces malheureux enfants furent
étouffés dans cette Tour Sanglante et
on les enterra sous un escalier de la
Tour Blanche, où, longtemps après,
leurs squelettes ont été retrouvés.
Devant la Tour Sanglante s’ouvre
dans le rempart extérieur, sous un
bâtiment carré à tourelles, une porte basse
qui mérite une mention spéciale. C’est la Porte
La Tour Blanche, vue prise de la Tamise.
roi Henry VI de Lancastre, jeté pieds et poings
liés à la Tour pendant que sa femme Marguerite
1. Voir lo n« 371 du Petit Français illustre , p. 209.
La Tour de Londres (Suite) \
La Tour de Londres, dans ces longues guerres,
joua surtout le rôle de prison, mais cette prison
| des Traîtres, donnant sur la Tamise ; c’est par là
I qu’étaient amenés les prisonniers d’État débar-
quant sans être vus de personne sous la voûte
même de la prison. Combien sont entrés jadis
par cette Traitors Gale, qui, pendant de longues
années, ont langui ensuite au fond des nom-
breux cachots pratiqués dans les tours, et sur les
murailles desquels on peut lire maintes inscrip-
tions lamentables ! Combien après avoirsouffert
plus ou moins longtemps, ont été torturés dans
ces murailles, ont été décapités sur le terre-
plein au pied de la T our Blanche, ou bien , quand
on voulait donner plus d’éclatà l’exécution, sur
la Tower Hill, la colline située au nord, en
dehors des fossés du château.
Les péripéties de la guerre des Deux Roses
ont amené ici comme prisonnier le malheureux
La Tour Sanglante
222
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
d'Anjou orrait avec son fils dans les forêts, où
la pitié de quelques voleurs lui sauvait la vie.
Il y végéta plus de dix ans, à moitié fou, en fut
tiré par une victoire de sa femme Marguerite,
La Porte des Traîtres.
remonta sur le trône pour quelques mois, en
fut précipité bientôt par une définitive défaite
et rejeté à la Tour, où il trouva bientôt la mort
parles soins de Richard de Glocester, en 1471.
A cet effroyable duc de Glocester, la tradition
reproche encore un autre meurtre, celui de son
frère Georges, duc de Clarence. Celui-ci, en lutte
avec son frère Édouard IV, avait été emprisonné
en 1468 dans la Bowyer-Tower, tour des arcs
ou des archers, au nord de la Tour Blanche.
Glocester donna à son frère Clarence, ivrogne
et débauché, une fin digne de lui : il le fit
noyer dans un tonneau de vin de .Malvoisie.
Cet énorme cube de maçonnerie qu'est la
Tour Blanche, mesurant une quarantaine de
mètres sur les côtés et vingt-huit mètres de hau-
teur, avec des murs qui ont seize pieds d'épais-
seur, est soutenu de hauts contreforts et flanqué
de quatre tourelles aux angles.
L’intérieur renfermant des pièces de toute
grandeur qui furent des prisons, des salles
nombreusesait une curieuse chapelle, constitue
aujourd’hui un très riche musée où sont
conservées des armures historiques, une grande
quantité d'armes curieuses, et différents sou-
venirs. La chapelle Saint-John, aux rudes
piliers romans, était la chapelle royale, aux
temps où les rois habitaient la Tour et tenaient
leur cour dans l’immense Palais-Forteresse.
Les murailles, nues aujourd’hui, ont vu bien
des cérémonies fastueuses et passer bien des
princes heureux ou malheureux, les rois san-
glants de la rude période du moyen Sge, les
Plantagenets, les Lancastres, puis les Tudors,
j Henri VIII, Élisabeth, qui ne laissèrent pas non
plus sans ouvrage la hache du bourreau de la
Tour; elles ont vu le prince Noir au retour de
ses campagnes victorieuses et le roi Jean de
France, pris à Poitiers...
Dans la grande salle du Conseil, un certain
nombre de cavaliers bardés de fer se tiennent
la lance, l'épée ou la hache d’armes au poing,
assemblée imposante de chevaliers de diffé-
rentes époques, à côté d'hommes de pied,
d’archers ou d’arbalctriers dont l’équipement
présente également le plus grand intérêt. Ce
sont armures historiques ayant été portées aux
batailles d'autrefois par des rois ou de nobles
seigneurs. On y voit l’armure du malheureux
Henri VI qui souffrit si longtemps et mourut
à la Tour, celle d’Édouard IV, son rival victo-
rieux, puis les armures de princes du seizième
siècle, d'aspect moins rébarbatif que les précé-
dentes, celle d’Henri VII, celle d'Henri VIII très
ornée, de même que les pièces de protection
de son cheval où, parmi les ornements, à côté
de la rose d’Angleterre, le lys de France sym-
bolise les prétentions des rois anglais sur la
terre de France. Une autre armure de tournoi
a encore appartenu à Henri VIII, elle est plus
richement décorée, et couverte, ainsi que l'ar-
mure du cheval, de rinceaux, de sujets divers
et d’ornements héraldiques.
Voici ensuite des figures historiques du dix-
La chapelle Saint-John.
septième siècle et la fin des grandes armures,
derniers échantillons du vieil art de l’armurier.
Georges Villiers, duc de Buckingham, le comte
d'Armedel, le comte de Strafford, Jacques I", le
LA TOUR DE LONDRES
223
général Monk, qui ramena les Stuarts après le
règne de Cromwell, lord-protecteur de la répu-
blique d'Angleterre. Ce
ne sont plus les
chevaliers bardés de
fer jusqu’au bout des
pieds, ils ne portent
plus que la cuirasse,
les spallières et quel-
ques tassettes sur les
cuisses, les énormes
bottes de cuir de l'épo-
que remplaçant les
jambards.
Quelques casques du
temps de la Révolution
d’Angleterre sont à re-
marquer, casques des
fantassins de Cromwell
ou de ses régiments de cuirassiers surnommés
les Côtes de fer. L'infortuné Charles I", que les
Armures du seizième siècle.
hommes qui portèrent ces casques et bran-
dirent ces piques ou ces vieux mousquets
jetèrent à bas du trône,
est là aussi, représenté
par une armure com-
plète, à lui offerte par
la Cité de Londres,
alors qu’il n’était en-
core que prince de
Galles.
Combien de ces ar-
mes accrochées pêle-
mêle aux murailles se
sont dressées l’une
contre l’autre et rou-
gies dans le sang des
guerres civiles, lon-
gues guerres de York
contre Lancastre ou
guerres du Parlement contre la Royauté!
( A suivre). A. R.
Boîte au*, lettres. — L'illustre Th. Asenbrouck n'a
pas voulu être moins gracieux que son éminent corres-
pondant envers les lecteurs du Petit Français illustre.
II nous communique, et nous nous empressons de oublier,
la réponse ci-dessous, qu’il vient de recevoir du savant
professeur Polyxène Billentoque.
Monsieur et très illustre confrère,
Votre acte de haute cour-
toisie m'honore, et votre
découverte si remarquable
et si féconde du feu congelé
enflamme mon enthou-
siasme. J’ai froidement ré-
fléchi aux conséquences que
peut avoir votre belle in-
vention et plus j’y pense
plus j’en deviens un chaud
partisan. Je vais faire une
ardente propagande et je brûle de me signaler,
moi aussi, par quelque brillant trait de génie.
En attendant, permettez moi d’apporter ma
petite pierre à votre édifice. J'ai fait cette re-
marque, que les chevaux des petites voitures
parisiennes ne dévorent pas l’espace, peut-être
parce qu'ils ne sont pas habitués à dévorer
grand’chose. Ne pourriez-vous pas m’envoyerà
titre de spécimen quelques tablettes de feu de
pur-sang habitué à brûler le pavé? On en mettrait
chaque matin quelques grammes sousles sabots
des chevaux de fiacre, qui iraient alors à une
allure plus vive et nous feraient ainsi gagner
un temps précieux. On aurait soin bien entendu
de protéger leurs sabots au moyen d'un « para-
corne » incombustible en amiante ou oxyde de
Zirconium, afin qu'il n’y ait que le pavé de
brûlé.
Merci de votre feu de pipe. Mais êtes-vous
bien sûr de ne pas vous être trompé de boîte ?
A peine eus-je allumé ma pipe que je fus pris
d'une folle envie d'aller au palais de l’Industrie
où je me rendis acquéreur des 3 bœufs gras,
de 4 moutons et de 6 porcs. Ne m'auriez-vous
pas, par mégarde, envoyé une tablette du
« feu des enchères ».
Agréez, monsieur et illustre confrère, l’assu-
rance de ma scientifique sympathie.
Polyxène Billentoque,
Professeur d’Astrononne physiologique irrationnelle
à l’École normale supérieure 4'Apiçulture.
P.-S. — Ci-joint ma photographie.
224
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Les finesses de Bertoldo (Fin)1.
Maladie et mort de Bertoldo.
Peu à peu, Bertoldo devint le conseiller
intime de Leurs Majestés, mettant à les servir
tout le zèle de son esprit si fin, leur donnant
tout le dévouement de son brave cœur ; aussi,
pendant les quelques années qu'il passa auprès
du couple royal, toutes choses marchèrent
avec bonheur et justice dans le royaume.
Mais, hélas! il n’est en ce monde si bonne
chose qüi ne finisse. Bertoldo, privé de sa
nourriture habituelle et sollicité de prendre
part aux festins délicats servis aux officiers du
roi, où ne manquaient ni les vins généreux, ni
les liqueurs exquises, vit sa santé s’altérer peu
à peu ; enfin il tomba très dangereusement
malade, au grand chagrin du roi et de la reine.
Les médecins administrèrent au malade
toutes sortes de remèdes, lui appliquant
emplâtres sur emplâtres, onguents sur onguents.
Tout cela eût peut-être fait merveille sur de
grands seigneurs et des gens de cour, mais le
pauvre Bertoldo n’en fut que plus malade. Il
voyait très clairement son état et demandait
avec instance qu’on lui donnât pour tout
traitement une bonne soupe de farine de maïs
et une croûte de pain frottée de sel et d’ail, à
la mode de son village. Cela fit pousser des
cris de paon aux médecins, qui déclarèrent
que leur malade voulait se suicider.
Hélas ! pour le plus grand malheur du pauvre
diable, Alboïn n’osa contrarier ces membres
omnipotents des hautes facultés d'Italie, si
bien qu’avec leur aide respectable le regretté
Bertoldo passa de vie à trépas.
Le roi et la reine en furent inconsolables.
La cour partagea leurs regrets, car il avait été
bon et serviable pour tous.
Sous l'oreiller de feu Bertoldo, l'on trouva,
enveloppé dans de vieux mouchoirs, un testa-
ment en bonne et due forme qui fut aussitôt
porté au roi. Sa Majesté fit mander en toute
hâte le notaire par lequel cet acte avait été
dressé, et qui arriva incontinent.
— Lis-moi ce grimoire, lui dit le roi, car,
avec votre coutume de baragouinages extra-
vagants, je n'eute.nds rien à votre langage.
— Cependant, Sire,' si vous aviez jeté un
coup d’œil sur celui-ci, vous auriez vu combien
la façon en est unie, car ne travaillant que pour
de pauvres artisans et paysans, il faut que
je me fasse comprendre d'eux.
— Comment te nommes-tu’?
— Simple Duhameau.
— Il est certain que ton nom te convient A
merveille; mais toute ta corporation devrait
avoir saint Embrouille pour patron. Allons, lis-
nous ce testament.
Voici cet acte mémorable que le roi Alboïn
fit placer dans les archives du royaume :
« Moi, Bertoldo, fils de Bertolazo, sain d’es.prit
>< et de corps, j’écris ici mes dernières volontés.
« Je lègue mon chapeau au grand maître des
« cérémonies, afin que, le plaçant dans la
t< grande salle du palais au bout d'un béton,
« il en fasse un épouvantail pour la gent
« courtisanesque, trop portée à la flatterie, au
« mensonge, à la délation.
« Je lègue mon habit au premier pauvre qui
i< passera, afin qu'aux jours d’hiver, quand il
" aura chaud, il songe ù prier pour mon âme.
« Je lègue mes souliers au grand trésorier
« du roi, pour qu'ils l’aident à marcher dans le
« chemin de la probité.
« Enfin, et j'ai gardé ceci pour la bonne
K bouche, je lègue à mes bien-aimés souve-
ii rains... un bon conseil, qui est la plus pré-
n cieuse chose du monde : — Qu'ils s’habituent
« de plus en plus à se faire l’oreille fine, afin
« d'entendre jusqu’au plus petit mot que leur
« murmurera dame Conscience ; en l’écoutant,
■I ils feront le bien; en faisant le bien, ils seront
n heureux. Je les prie de garder un sou-
« venir à leur fidèle
« Bertoldo. »
Le roi et la reine ne purent retenir leurs
larmes à la lecture de cet admirable document
et se jurèrent de suivre fidèlement le conseil
de cet ami dévoué.
Alboïn fit enterrer son vieil ami avec les
plus grands honneurs, et la cour prit le deuil.
Pour perpétuer la mémoire de cet incompa-
rable ami, le roi et la reine des Lombards firent
graver en lettres d’or, sur la pierre de sa
tombe, cette épitaphe :
Ci-gît llertold, homme de bien,
Grand esprit, grand cœur, grand courage,
Qui fut au roi bon ami, bon soutien;
11 vécut et mourut en sage.
Car il n'est plus ! Las ! les sombres destins
Voulant ravir cette Ame précieuse
Inspirèrent au roi l’idée aventureuse
De remettre Bertold aux soins... des médecins.
Les vers ne valaient rien, mais ils étaient du
roi et passèrent à la postérité.
A. df. G.
1 Voirie n# 368 du Petit Français illustré , p. 170.
LES FREDAINES DE MITAIZE
225
Les fredaines de Mitaize (h»i'.
Madeleine fit un geste indigné, s’avança d'un
pas, puis se recula en regardant Mitaize d’un
air anxieux. Celle-ci n’avait pas sourcillé, elle
était seulement un peu pâle :
— L’oncle et la tante Le Mauduy sont très
bons, très considérés et très aimés dans le
pays, cela vaut mieux que de ressembler à
certaines gens distingués qui ont un bien
mauvais cœur. Mais je ne peux pas en vouloir
à ceux qui les dédaignent, puis-
que j’ai commencé par là;
Fanny a raison, mesdemoiselles,
je me sauvais quand elle m'a
rencontrée et je puis bien le
dire devant elles, parce que cette
sottise-là, je l’ai faite pour que
la vérité ne se découvre pas.
Si M” Dorgebert nous avait
trouvés chez l'oncle, on aurait
su tout de suite que je l avais
fait passer pour un ancien do-
mestique, et j’ai eu si peur qu’il
le sût que j’ai entraîné Daniel
à se sauver avec moi. J’aurais
mieux fait de rester, il m'aurait
pardonné cette bètise-là avec
bien d’autres, tandis que j'ai
manqué de mourir de fatigue,
sans compter que j’ai gagné la
fièvre en route, et que, sans
les soins de l’oncle et de la
tante, je ne me serais pas
guérie.
On entrait dans la salle et la
conversation se trouva interrompue, mais
Marguerite soulagée, joyeuse par sa confes-
sion volontaire, travailla mieux qu’elle ne
le faisait d’ordinaire. Ce n’était que cela, avouer
ses torts? Vraiment c’était peu de chose, elle
avait cru plus difficile l’aveu qu’elle s’était
imposé.
On se retrouva à la sortie, mais Fanny Dor-
gebert, prétextant une course, ne s'attarda point
à causer ; seules les demoiselles Draucy, qui
devaient suivre le même chemin que Mitaize,
l’accompagnèrent, et la petite Juliette Drancy
ne put s'empêcher de lui demander :
— Où as-tu été quand tu t’es sauvée, dis,
Mitaize ?
Mitaize, qui croyait avoir épuisé la question
ne répondit pas tout de suite, elle se demandait
s’il était bien nécessaire de prêter à rire et de
donner des détails de son aventure, dont le
récitparcourrait le cercle deses connaissances;
puis il faudrait accuser les Dorgebert, et elle
s'était promis de l’éviter.
Mais Juliette insista et Mitaize finit par tout
dire, la grande faim qu’ils avaient eue, la ren-
contre des bûcherons, leur course en forêt,
enfin sa rentrée aux Molières dans un chariot
à échelles.
— C’est quand on te reconduisait que tu as
rencontré les Dorgebert?
Mitaize courut embrasser la petite paralytique
— Non, fit Mitaize, c’était avant, mais il
paraît que quelqu’un avait, devant eux, parlé
de la rougeole, aussi la bande entière s’est
sauvée et je serais restée sans secours, car le
pauvre Dany perdait la tête, sans les maîtres de
l’auberge qui m'ont ramenée chez mon oncle.
— Ce n’est pas gentil des Dorgebert, déclara
Juliette.
— Non, bien entendu, mais tu penses... la
rougeole... on n'aimerait pas la gagner, et
.Marguerite a dû le comprendre, dit la grande
sœur.
— Je ne l'ai pas compris ce jour-là, je
t’assure, fit Mitaize, je ne raisonnais pas si
bien et Dany était joliment furieux, mais tout
cela est passé. Ma maladie a eu l'avantage de
me prouver combien mon oncle et ma tante
sont bons, et vous savez, ils y ont eu du mérite,
car il n’y a pas de mauvais tours que je ne leur
aie joués.
1. Voir le n° 371 du Petit Français illustré p 206.
228
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
— Et tu y retournes l’année prochaine?...
— Je crois bien, avec plaisir, va !
Juliette se pencha vers elle.
— Est-ce que vraiment tu demeurais dans
une hutte, ma pauvre Milaize?
— Pourquoi pas dans un terrier, Juliette, dit
la petite lille en riant ; la maison Le Mauduy
n'est ni un château, ni une villa, mais avec
son petit jardin, son verger en pente jusqu'au
ruisseau, elle est très agréable, je t’assure. Et
puis, quand elle ne le serait pas! ajouta Mitaize,
en relevant la tête... c’est là que j’ai appris
bien des choses bonnes à savoir; je sais coudre
maintenant, je brode, je tricote, j’aide maman
à surveiller la maison.
— Tu sais encore te vanter, Mitaize?...
— Tiens, c’est vrai, fit-elle, ah! vous pensez
bien qu’on ne se corrige pas de tout à la fois,
et puis... je ne vous ai pas dit que je faisais
ces choses-là très bien, je commence. Seule-
ment là-bas, Daniel, qui a pour camarade un
garçon travailleur, est capable de devenir un
très bon élève, alors, moi, je n'ai qu’à travailler
de mon côté. Maman m’avait prédit que tante
Marie-Anne me rendrait sage, et vrai, la pauvre
tante a eu de la peine, mais, à présent, pour
lui plaire, je ferais beaucoup.
Laure eut un geste de doute discret que
Mitaize ne releva pas; elle savait se dominer
maintenant. Mieux encore qu’avant son retour,
elle éprouvait le peu de consistance de ces
amitiés de surface qu’on croit si solides et qui
sont réellement si fragiles; Laure Drancy, à la
place de Fanny Dorgebert, ne se serait pas plus
quelle exposée à la contagion pour son amie,
et Mitaize ne s’en étonna pas.
Comme elles, elle avait été égoïste, person-
nelle, sous les dehors d'une politesse irrépro-
chable ; il avait appartenu aux deux vieillards,
à une petite infirme et aussi à la bonne Made-
leine de lui montrer d’autres façons d'agir, de
lui faire comprendre, par leur exemple, que la
vanité est un odieux défaut, parfois même une
petitesse, et qu’on ne doit pas agir on vue de
l’opinion du monde.
Une fois dans la bonne voie, Mitaize n’en
devait plus sortir.
L’année suivante, M"' Servaize, pas encore très
vaillante, mais cependant guérie, arriva avec I
Mitaize, à Saint-Dié, le jour même de la distri- I
bution des prix du collège. Daniel l’en avait
priée et elle eut la joie de le couronner à
diverses reprises. M. Le Mauduy et tante Marie-
Anne, assis près de la jeune femme, aux pre- .
miers rangs des spectateurs, applaudissaient
franchement aux succès de leur neveu, succès
bien dépassé? par ceux de Martial qui s’était
mis tout à coup hors de pair.
Mitaize avait bien éprouvé encore un mou-
vement de déplaisir lorsque, à l'arrivée, son
premier coup d’œil était tombé sur la simple
robe de laine brune de M“ Le Mauduy, sur son
bonnet à trois rangs de dentelles, et sur le
i châle de cachemire un peu court, croisé étroi-
i tement sur son buste, mais la vieille dame
recevait tant de témoignages de sympathie,
tant de respectueux saluts; l’oncle lui-même
recevait et rendait tant de poignées de main
que la petite fille put se convaincre que, pour
eux, du moins, l'estime ne se mesurait pas à
la mise, et, honteuse déjà de son court réveil
de vanité, elle se glissa près de tante Marie-
Anne quelle ne quitta plus.
On partit ensemble pour les Molières dans
un immense landau que M“ Servaize avait
fait retenir, taudis qu'une autre voiture suivait
avec les bagages. Madeleine et le père Claudel
grimpèrent près du cocher, les deux collé-
giens et Mitaize s’installèrent sur le devant,
M“ Laure Servaize dans le fond entre l’oncle
et la tante, et, tandis qu’on montait la côte
au pas :
— Te souviens-tu, Marguerite, c’est ici
qu’en arrivant nous avons failli nous battre
pour une fraise; nous n’étions pas toujours
d’accord, tu sais bien, l’an dernier.
— Oui, mais c'était l’an dernier, fit-elle d'un
ton qui indiquait, à n'en pas douter, qu'il y
avait un abîme entre ce temps-là et le présent.
La maison du garde se montrait à travers les
arbres et la mère Claudel accourait, le coin de
son tablier retroussé, et tout émue en voyant
Martial, chargé de livres et de couronnes, des-
cendre de la voiture pour courir à elle.
Tout le monde l’avait imité, et Mitaize, à la
vue de la petite paralytique dont le pile
visage souriant s’appuyait aux vitres claires,
s’élança dans l’allée de la maison et courut
l’embrasser :
— Ma chère petite Jeanne, dit-elle, que je
suis contente de te voir, que je suis contente
d’être ici, je viendrai souvent, va, ou plutôt, tu
: viendras, toi.
— Je ne pourrai pas, mademoiselle, mais
cela ne fait rien, si vous voulez bien vous
déranger quelquefois, ce sera la même chose.
— Tu viendras, je te dis.
Elle montra du doigt un fauteuil mécanique
qu’on descendait devant la maison forestière.
— J’ai pensé à toi tout le temps, Jeannette,
j’ai profité de tes conseils pour devenir un peu
plus sage et papa m’a laissé choisir une récom-
pense. C’est cela que j’ai choisi et tu n’auras
plus besoin qu’on te porte dehors, tu marcheras
seule, tu verras.
Les yeux brillants de Jeanne s’emplirent de
larmes, elle voulut parler, remercier; Mitaize
ne lui laissa pas placer un mot.
— Je me sauve, dit-elle, à bientôt, à tout à
l’heure : tante Marie-Anne doit m’attendre et
LES FREDAINES DE MITAIZE
227
ta mère va t'amener dans le fauteuil neuf.
Elle gagna le seuil en deux bonds et ne
rejoignit les siens qu'à la ferme dont la porte,
ouverte toute grande par Yermer endimanché,
laissait voir la table mise et le dîner servi.
Madeleine courut enlever sa robe des di-
manches pour reprendre son costume de tra-
vail, puis, forçant sa maîtresse à présider le
repas, elle se mit seule à la besogne.
M. Le Mauduy avait voulu que pour les Clau-
del, ce jour-là fut un jour de fête, et
ils durent tous, même les plus petits,
accepter la cordiale hospitalité de
leurs voisins.
Pas un instant, Mitaize n'eut à
faire effort pour se mettre au niveau
de la gaîté générale, elle se montra
bonne camarade avec les babys inti-
midés, combla d'attentions Jeanne
et Martial et ne s'oublia pas une
seule fois.
Elle ne comprenait plus comment
elle avait osé mépriser le milieu
honnête et simple qu'elle retrouvait
avec joie; elle n’osait se souvenir de
ses sottises passées qu'avec une
confusion véritable, et son premier
jour de vacances se passa plus
joyeux que ne s’était passé celui de
l'année précédente.
Lorsqu'après le dîner les Claudel
et leur famille eurent regagné la
maison forestière, M” Servaize s'ins-
talla sous le grand noyer près de
tante Marie-Anne, tandis que l’oncle
fumait sa grosse pipe à quelques
pas plus loin, et Daniel s’assit avec
Mitaize à l’entrée du jardin fleuri de
dahlias et de soleils.
— Comment vont les Dorgebert?
demanda le jeune garçon?
— Les pauvres gens, fit la petite,
ils sont ruinés, tu sais, je te l’ai écrit, mais on
espérait leur garder quelque chose, et il n'est
rien resté du tout, quand les affaires ont été ter-
minées. On a vendu leur château, leur mobilier
de Paris et on a cru que M” Dorgebert mourrait
de chagrin ; Fanny et Marcelle sont parties pour
la campagne, chez un parent qui s'en charge,
en attendant , Fritz vient de s'engager. Maman
est allée les voir très souvent, il paraît que
personne n’y allait plus.
— Et toi, Mitaize, y es-tu allée aussi ?
— Oui, répondit-elle, et je t’assure qu'ils
m'ont fait de la peine, j’ai mieux compris encore
combien tante Marie-Anne et maman avaient
raison de vouloir me faire travailler.
— Alors, c’est tout à fait sérieux, tu tra-
vailles, toi ?... pas beaucoup, je pense ?. .
Elle le regarda, non sans tristesse :
— Si, je t’assure, je fais de mon mieux, pour-
quoi n'aurais-je pas autant de bonne volonté
que toi, Dany?... je comprends que tu doutes
j'étais si méchante l'année dernière, mais, c'est
Uni, va.
Tout à coup, Y'ermer parut à la fenêtre de la
cuisine, la cage de Jack à la main, et sur son
visage épanoui, une si grande expression de
joie naïve que Daniel lui demanda ;
— Qu’est-ce qui t’arrive, mon vieux?
Yermer ne répondit
pas, il cligna de l'œil et
ouvrit la cage. L'oiseau,
remis en liberté, sauta
hors de la maison, et la
tête inclinée, ses vifs
yeux noirs fixés sur le
groupe des habitants
de la ferme, il cria de
sa voix enrouée ;
ttaize, la tète sur les genous de sa mère, restait immobile.
« Mitaize! Mitaizeibonne Mitaize, où es-tu?...»
— Mon bon Yermer, s’écria la petite touchée,
c'est toi qui as pris la peine de le lui apprendre,
combien d'heures il a dû te falloir pour cela !..
mais tu me fais bien plaisir.
Sur le visage ridé de tante Marie-Anne, sur le
visage souriant de M” Servaize, aussi bien que
dans l'air satisfait du vieil oncle, se lisait une
grande joie et une grande confiance en l’avenir.
La petite s’était glissée près de sa mère et, la
tête appuyée sur ses genoux, restait immobile,
très heureuse dans la calme tranquillité de cette
douce réunion de famille. Désormais, elle ren-
dait affection pour affection à ceux qui l’avaient
aimée, elle apprenait à obéir, à suivre les avis
de ceux qui voulaient avant tout son bonheur;
les fredaines de Mitaize étaient bien fîmes.
P. F.
228
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés,
Les chiens et les crocodiles. — R y a
dans l'île de Madagascar de nombreux troupeaux
île chiens qui circulent en liberté dans le pays.
Il y a aussi de nombreux troupeaux de crocodiles
qui se baignent dans les rivières marécageuses.
Or, les bons caïmans aiment tellement les chiens
qu’ils les mangent, tandis que les chiens aiment
si peu les caïmans qu’ils inventent toutes sortes
de ruses pour éviter leur fâcheuse rencontre.
Ainsi, lorsqu’il leur faut passer l’eau, ils se
réunissent d’instinct en une compagnie de six, dix
ou plus, se portent au bord de la rivière et aboient
tant qu’ils peuvent. Aussitôt, accourent de tous
côtés les caïmans, qui déjà se régalent par la
pensée. Mais, lorsque les horribles hôtes sont
toutes réunies, les chiens partent tous ensemble
au grand galop, remontent, la rive, et vont rapi-
dement passer la rivière à deux ou trois cents
mètres en amont. De sorte qu’il ne reste plus aux
crocodiles déçus qu’a verser, dans leur colère,
quelques-unes* de ces larmes dont on parle tant.
*
* *
Le doyen des rosiers. — Après le chien
de Washington et la chatte de Rambouillet,
dont nous avons parlé précédemment, le doyen
des rosiers du monde.
Ce rosier serait celui qui existe dans le cime-
tière de Hildesheim, petite localité du Hanovre.
La tige primitive est morte depuis longtemps,
mais de nouvelles tiges se sont frayé un chemiu
a travers les crevasses d’un mur et sont venues
couvrir toute la chapelle de leurs branches, sur
une hauteur et une largeur de 12 mètres.
D'après la tradition, ce rosier aurait été planté
vers 1 an 800 par Charlemagne. L’église ayant été
brûlée au onzième siècle, la racine de l’arbrisseau
continua à croître dans le sous-sol. Ce rosier, est
en tout cas, mentionné dans un poème écrit en
1690.
* *
Un tueur de tigres. — Le grand chasseur
Wetzel, dont les exploits en Cochinchine rappel-
lent ceux du célèbre Gérard, dit « le tueur de
lions », vient de mourir à Saïgon, après une
longue maladie.
11 avait vingt-deux ans de colonie et le grade
de garde des forêts de 2* classe.
On peut évaluera cinquante environ le nombre
de tigres qu’il a tués depuis son arrivée dans notre
colonie, et à plus de quatre-vingts les grands
pachydermes, éléphants ou rhinocéros, que sa
terrible carabine a mis a mal.
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 371 .
I. Question historique.
Le paon était appelé, dans les siècles de chavalcrie, le
noble oiseau, et sa chair était regardée comme la viande des
preux. Aussi, dans les festins, avaut.de découper le paon, sou-
vent un chevalier se lovait pour prononcer un vœu (F audace,
qu'on appelait vœu du paon, et qui augmentait la solennité de
la réunion ; par exemple, il jurait de porter, dons lo prochain
combat, le premier coup de lance à l'ennemi, de planter, le
premier, un étendard 6ur lo mur d'une ville assiégée. On pas-
Pile ou face. — Tout le monde connaît ces
deux termes, par lesquels on désigne l’endroit et
l’envers d'une médaille ou d’une monnaie. Autre-
fois on disait croix et pile, parce que les anciennes
monnaies royales représentaient d’un côté une
croix et de l’autre des piliers. Or, bien après que
ces signes eurent disparu, on continua d’em-
ployer ces deux mois, et le mot pile a môme
subsisté jusqu’à nos jours. Quant au nom de
croix , il a été remplacé par celui de face.
*
*■ *
Maximes. — Un bienfait reproché tint toujours
lieu d’offense.
(Racine).
Lesbonsmots sont souvent demauvaisesactions.
. * ' *
A récole. — Le maître : Quel est le roi qu’on
a surnommé le Chevelu ?
Tous les élèves, en chœur .-Charles le Chauve !
Los saîiéis «le renseigne. — Lu à la
vitrine d'un tapissier:
GRAND CHOIX DE TAPISSERIES ANCIENNES
Haute nouveauté
RÉPONSES A CHERCHER
Question Iiistoi*i«|iie. — Qu’appelait-on
mauvais garçons au moyen âge?
*
* *
Étym«»loÿçic. — D’où vient l’expression avoir
maille à ptu tir avec quelqu'un ?
* *
Problème ^éo&i’aplii«|iie. — Trouver
douze noms géographiques qui se lisent de
gauche à droite et de droite à gauche, sans être
dénaturés.
Aimg-raninio.
RREEENO
Reconstruire avec les lettres ci-dessus une
solution, qui, si elle est juste, ne le soit pas.
soit ensuite le paon aux autres chevaliers, et chacun d’eux
tenait à se signaler par la bizarrerie de son vœu.
II. Charade
L’éclair et lo tonnerre.
III. Rébus graphique.
Citadelle ( Six tas faits avec la lettre L).
IV. Petit casse-tète.
Avoir aigrement raison c’est avoir à moitié tort.
Le Gérant : Mauricic TARDIEU.
Toute demande de chanycment d'adresse doit être accompagnée de l'une des derniéi'es bandes et de 50 centimes en timbres poste.
8" année — N‘ 373
10 centimes.
18 avril 1896
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
1
L'ABONNEMENT VIS AN. SIX FRANCS
Part du l«r de chaque mois
Armand COLIN & C‘e, éditeurs
5. rue de NIézières, Paris
ETRANGER Tfr. — PARAIT CHAQDE SAMEDI I
Tous droits réservés.
L’ambulancière de Madagascar. — Henri s’adressa au capitaine Gaulard pour voir le général Metzinger.
230
LE PETIT FU ANÇAIS ILLUSTRÉ
L’ambulancière
Au quartier général.
Le 29 février 1893, le Shamrock entrait en rade
de Majunga ayant à bord le général Metzinger,
commandant en chef provisoire du Corps Expé-
ditionnaire. Dès le lendemain, un jeune homme
etune jeune tille, en grand deuil, se présentaient
à la porte de la Maison Shakadam, où le quartier
général avait été installé.
La consigne était formelle : défense de laisser
entrer personne, en dehors du service. Aussi
les deux visiteurs furent-ils impitoyablement
repoussés par le planton, tirailleur algérien du
plus beau noir.
Sans se décourager, ils s'éloignèrent de
quelques pas seulement, attendant sans doute
qu'une heureuse circonstance leur permît de
franchir cette porte si bien gardée.
Le hasard parut en effet vouloir les favoriser,
car au bout de quelques minutes un officier en
tenue de campagne, avec le triple galon d'or sur
la manche de son veston, sortit de la maison,
tenant à la main une liasse de papiers qu'il
feuilletait d’un air très absorbé.
Mû par une inspiration soudaine, le jeune
homme en deuil s'avança et, abordant poliment
l'officier :
— Mou capitaine, lui dit-il, je désirerais
parler au Général.
— Impossible ce matin, Monsieur ! répondit
l'officier assez brusquement. Le Général ne
reçoit personne. Nous avons de la besogne par-
dessus la tète et vous comprenez...
— Il faut pourtant que je le voie!
— Oui, il le faut! ajouta la jeune fille, en
s'approchant à son tour.
Surpris, le capitaine regarda l’étrangère,
vraiment touchante à voir dans ses vêtements
de crêpe, et dont le petit ton résolu contrastait
d’une façon piquante avec la fraîcheur et la
grâce de ses dix-sept ans.
— Mon Dieu, Mademoiselle, dit-il d'une voix
radoucie, je ne demanderais pas mieux que
de vous être agréable, mais je vous assure
que ce n’est pas possible. L'ordre est pour tout
le monde.
— Je suis sûre, reprit-elle en souriant genti-
ment,. que si vous voulez bien essayer, vous
obtiendrez de Monsieur le Général qu'il consente
à nous recevoir. Ce que nous avons A lui dire,
mon frère et moi, est de la plus grande impor-
tance pour nous, et ne peut manquer de l’inté-
resser aussi lui-même.
— Écoutez, Mademoiselle, répondit le capi-
taine ébranlé, je veux bien essayer, mais j’ai
de Madagascar.
peur de ne point réussir. Le Général n’est
pas de très bonne humeur; en débarquant
nous n’avons rien trouvé de prêt, et il faut
que nous fassions tête à tout; nous sommes
débordés. Le moment est vraiment bien mal
choisi.
— C’est que nous ne l’avons pas choisi, Mon-
sieur; nous l’attendons depuis si longtemps et
avec tant d'impatience! dit doucement la jeune
fille, en glissant encore du côté de l’offlcier un
regard persuasif.
— Je vais me faire rabrouer de la belle façon !
Enfin, je ne peux pas vous refuser ce qui semble
vous tenir si fort au cœur. Voulez-vous me
donner vos noms?
— Henri et Marguerite Berthier-Lautrec.
Faisant signe au planton de s’effacer pour
les laisser passer, il introduisit les deux jeunes
gens dans une antichambre assez vaste ; les y
laissant, il frappa légèrement à une porte, et
entra sans attendre de réponse.
Puis d’autres portes s’ouvrirent et se fermè-
rent; à travers une cloison, qui ne devait pas
être fort épaisse, on entendit des éclats de voix,
qui semblaient indiquer que la négociation
n’allait pas toute seule. Enfin les choses
finirent sans doute par s’arranger, car on dis-
tingua bientôt ces paroles prononcées avec une
rondeur quelque peu narquoise :
— Ah! bien, si elle est aussi jolie que cela,
je ne m'étonne plus que vous en parliez avec
tant de feu. Ce Gaulard! je vous reconnais
là! Allez me chercher votre jolie personne, et
tâchez surtout quelle ne reste pas trop long-
temps. Aujourd'hui, nous avons d’autres chiens
à fouetter.
La « jolie personne » rougit jusqu’aux oreilles,
tout en lançant du côté de son frère un sou-
rire de triomphe. Presque aussitôt le capi-
taine Gaulard reparut et dit aux deux jeunes
gens que le Général, fort occupé, chargeait le
colonel Lebreton, un de ses principaux officiers,
de les recevoir à sa place; puis il les lit passer
chez celui-ci, en leur recommandant de ne pas
trop prolonger leur visite.
— Vous avez demandé à voir le général? dit
le colonel en s'inclinant poliment.
Alors Henri Berthier-Lautrec raconta avec une
émotion communicative les tristes événements
qui les avaient laissés orphelins tous deux à
quinze cents lieues de Paris, où ils étaient nés
et où ils avaient grandi. Leurs parents avaient
quitté la France dix-liuit mois auparavant pour
venir à Madagascar avec un capital assez impor-
tant, sur les conseils d'un vieil oncle à eux établi
L'AMBULANCIÈRE DE MADAGASCAR
231
depuis longtemps déjà à Manakarana, dans la
province de Boueni. Eux-mêmes s'étaient instal-
lés i't Maevasamba, près de la baie de Narinda,
pour y faire de la culture; mais, à peine
l'exploitation ouverte, la maladie du pays,
l'inexorable fièvre, s'était abattue brusquement
sur leur mère et l'avait emportée en moins de
douze heures; leur père, au désespoir, était
tombé peu à peu à une maladie noire, à un
dégoût et un détachement de tout; et alors la
charge et la responsabilité de l’exploitation leur
étaient incombées à
eux deux, malgré
leur jeunesse et leur
inexpérience; jus-
qu’au jour où, leur
père ayant enfin re-
pris avec son intel
ligence et son éner-
gie ordinaires la
direction de son
œuvre, l’avenir s'é-
tait annoncé sous
de meilleures cou-
leurs . Puis , de
nouveau, le malheur
avait fondu sur leur
maison : leur père,
attiré dans un guet-
apens, avait été lâ-
chement assassiné
par une bande de
Sakalaves Fahavalos
aux gages du gou-
verneur du Boueni
lui-même , Rama-
sombazaha. Leur
oncle, les voyant si
jeunes , abandonnés
aux périls, aux embûches, aux charges de
toute sorte, sans autre protection que celle
de quelques domestiques dévoués, les avaient
engagés à liquider au plus vite leurs affaires
pour retourner en France, ou tout au moins
pour venir s’installer chez lui à Manakarana;
mais ils avaient refusé énergiquement de
quitter le coin du monde où leurs parents
étaient morts, bien résolus à reprendre
l'œuvre entreprise par leur père, dès qu’ils
seraient parvenus à faire châtier ses assassins.
Leur joie avait été grande en apprenant l'im-
minence de la guerre, puis le débarquement
du Corps Expéditionnaire, et ils étaient accou-
rus aussitôt à Majunga pour se présenter au
Général commandant en chef.
Le jeune homme sut trouver, surtout en rap-
pelant les détails navrants du meurtre de son
père, des paroles si touchantes que sa sœur
éclata on sanglots et que le colonel, ému lui-
rnème, les assura tous deux de son vif intérêt.
— Ce que jg vous demande, mon colonel,
répondit Henri, c'est de venger la mort de notre
père, en faisant châtier ses assassins comme
ils le méritent.
— Je vous promets, en ce qui me concerne,
dit le colonel, de m’employer de mon mieux
pour vous donner satisfaction,
— Ce n'est pas tout, mon colonel. Je n'oublie
pas non plus que je suis Français. S’il ne m'est
pas possible en raison de mon âge de solliciter
de vous un fusil et une place dans le rang, je
pourrais du moins,
grâce à ma connais-
sance du pays, de la
langue, des habitu-
des des Malgaches,
vous rendre quel-
ques services comme
secrétaire, interprète
ou simple guide.
— Ah! pour cela,
ce n'est pas aussi
facile que vous pen-
sez, répondit le co-
lonel. I.ci , tout le
monde est classé,
numéroté, immatri
culé. Vous ne ren-
trez dans aucun de
nos cadres, et je ne
vois pas trop com-
ment je pourrais uti-
liser votre bonne
volonté. D'ailleurs ,
vous n'êtes pas seul,
vous ne pouvez pas
abandonner Made -
moiselle dans un
pays si peu sûr et
au milieu de circonstances si troublées.
— Oh ! ne vous inquiétez pas de moi,
Monsieur le colonel ! dit Marguerite.
— Notre oncle est installé dans d'excellentes
conditions à Manakarana, ajouta Henri. 11 adore
ma sœur et ne demande qu'à la prendre avec
lui jusqu'à la ûn de la campagne.
— Allons ! je vois que vous avez réponse à
tout, conclut le colonel. Je tâcherai, avec le
chef d'État-major, de trouver un joint pour
vous attacher au quartier général. Revenez me
voir dans deux ou trois jours, je vous dirai si
la chose est possible.
La revanche de l'oncle Daniel.
Trois jours après, Henri Berthier-Lautree se
présentait à la Résidence de France, où le quar-
tier général avait été transporté. Mais il se
heurta à des consignes extrêmement rigou-
reuses, et cette fois personne ne se trouva là à
point nommé pour l'aider à les franchir. En
. - ,
V. ‘ __
Los soldats s'arrêtent devant les mercanlis.
232
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
vain il insista, protestant que c’était le colonel
Lelireton lui-même qui lui avait dit de venir,
qu'il le recevrait. Comme ce n’était pas pour
affaires de service, on ne l'écouta même pas,
et il dut se retirer finalement, sans toutefois
se décourager.
Deux autres tentatives n’ayant pas eu un
meilleur résultat, Henri se souvint fort à propos
de l'obligeance que lui avait montrée, à lui et à
sa sœur, un des officiers d’ordonnance du
Général, le capitaine Gaulard, et résolut de
L’oncle Daniel chez le colonel Lcbreton.
recourir de nouveau à son entremise. Il eut
assez de chance pour mettre la main le jour
même sur l’aimable officier, qui se montra cette
fois encore très gracieux.
— Il ne faut pas vous étonner que nous
vous ayons un peu oublié, lui dit-il. 11 faut
faire face à tous et à tout. Mais je vous pro-
mets de saisir le premier moment favorable
pour rappeler au colonel votre offre de mettre
à notre disposition votre connaissance des
gens et do la langue du pays. Laissez nous
encore quelques jours pour nous retourner, et
je m'engage à vous obtenir une réponse qui,
je l’espère, vous donnera toute satisfaction.
Henri remercia chaleureusement le capitaine
Gaulard et regagna la petite maison indienne
où il s’était installé avec sa soeur pour suivre
de plus près son affaire. Il y trouva leur oncle
Daniel Rertliier-Lautrec, le vieux colon de
Manakarana, arrivé une heure auparavant.
C'était un homme grand et fort, malgré ses
soixante-deux ans, au teint bronzé par le soleil
et dont l’allure générale annonçait l'énergie, la
décision et l’habitude du commandement.
En apprenant de la bouche de son neveu
dans quel embarras se débattait le haut com-
mandement, Daniel poussa les hauts cris.
— .le me doutais bien que ça ne marchait
pas ! dit-il. Je n'ai fait que traverser la ville, et
ce que j’ai vu m’a suffi. Tous ces soldats qui
vont et viennent, les mains dans les poches,
autour des tas de patates, que les Comoriens et
les gens de la Côte leur vendent vingt fois ce
qu’elles valent ; se bousculant pour entrer dans
les paillottes, où les mercantis leur versent
une absinthe de contrebande ; pendant que les
bâtiments et les baraquements n’avancent pas.
C’est pitoyable !
Malgré tout ce qu’on essaya pour le retenir,
dès le lendemain matin, le diable d'homme se
dirigea vers la Résidence, avec l’idée formelle
d’arriver jusqu’au colonel Lebreton et de lui
expliquer carrément sa façon de penser.
Deux heures après, plus furieux que jamais,
il revenait trouver Henri.
— Eh bien? lui dit celui-ci, vous avez vu le
colonel? Comment vous a-t-il reçu?
— Il m’a flanqué à la porte. Mais c’est égal,
jo ne lui ai pas mâché ce que j'avais sur le
cœur. Croirais-tu que d’abord il ne voulait pas
me recevoir et qu’il a fallu que je fasse un
boucan de tous les diables à sa porte pour
qu’on me laissât entrer? Alors nous avons causé
tranquillement pendant quelque temps. Tout à
coup voilà mon homme qui saute au plafond, en
criant comme un sourd: « Est-ce que vous
vous figurez que nous ne savons pas tout ça
aussi bien que vous? Mais qu’est-ce que vous
voulez que nous y fassions ? Est-ce notre faute,
à nous, si cet animal de Brinckbuvn, qui portail
la plus grande partie des chalands et des canon-
nières, s’est laissé bêtement aborder dans le
détroit de Messine, ce qui l’a forcé de relâcher
à Malte je ne sais combien de temps pour faire
réparer ses avaries? Est-ce notre faute, à nous,
si ces sauvages de roi Tsialanaet de reine Binao,
qui devaient nous amener des Sakalaves par
milliers, n’en ont pas amené du tout. Et puis,
après tout, je suis bien bon de vous écouter.
Est-ce que c’est vous qui nous procurerez les
bateaux qui nous manquent? Est-ce que c’est
vous qui nous fournirez les porteurs et les
auxiliaires indigènes dont nous avons besoin?
Non, n’est-ce pas ? Et bien, alors, faites-nous le
plaisir de nous laisser tranquilles! Serviteur ! >>
Et là-dessus il ouvre la porte, et me voilà
dehors. Je crois même que, si je n’étais pas
parti tout seul, il m’aurait parfaitement poussé
par les épaules. Mais j’aurai ma revanche !
(A suivre). A. B.
LA TOUR DE LONDRES
233
La Tour de Londres (*■«)*.
Les salles voisines renferment aussi des
curiosités de toutes sortes, grandes figures
Casques du temps de Cromwell.
équestres, arcs, arbalètes, arquebuses, canons
même, heaumes, boucliers, épées à deux mains,
salades et morions, hallebardes de toutes les
Une pièce d’artillerie chinoise.
formes. Parmi ces guerriers à cheval couverts
de fer, une figure de femme attire l'attention :
habillée de riche brocart, la fraise autour du
cou, coiffée d'une couronne de perles, c’est la
reine Élisabeth, montée sur une haquenée
qu'un page tient par la bride.
Autres curiosités d'ordres différents : le
casque à cornes de bélier d'un bouffon de
Henri VIII et le billot des exécutions, qui n'a
que trop servi, on le voit aux profondes
entailles du bois. Les derniers prisonniers
décapités sur ce billot furent trois lords
écossais : Balmerino, Lovât et Kilmarnock, pris
dans le dernier soulèvement du dernier des
Siuarts, Charles-Édouard, en 1743 Une hache
de bourreau, à côté, a ses états de service aussi ;
elle a servi à trancher la tète du comte d’Essex,
sous Élisabeth.
Les tours de l'enceinte sont au nombre d'une
douzaine et presque toutes ont dans leurs an-
nales des souvenirs historiques nombreux et
bien sombres pour la plupart. Nous avons parlé
de la tour Sanglante ; la tour Beauchamp ne lui
cède en rien et ne le cède à aucune autre tour
pour le nombre et la qualité des prisonniers
que gardèrent ses fortes murailles, ni pour les
scènes dramatiques auxquelles elle a servi de
théâtre. C'est une grosse tour ronde flanquée
de deux tourelles carrées, sans autres ouver-
tures qu'une ou deux fenêtres étroites et des
archères, ouvertures en croix pour les arba-
lètes ou les arquebuses.
La tour Beauchamp fut la prison des femmes
du Barbe-Bleue royal, Henri VIII. Nous avons vu
son armure de noces, pour ainsi dire, portée
par lui au tournoi donné pour les fêtes de son
mariage avec Catherine d’Aragon, armure
couverte des chiffres entrelacés et des armes
réunies des deux époux. Catherine était la tante
de Charles-Quint ; n'osant faire plus, il se
contenta de la répudier, pour épouser Anne de
Boleyn. En 1536, on fit une magnifique récep-
tion de la jeune reine à la Tour de Londres ; eu
1339, Anne revint comme prisonnière dans la
forteresse. Henri VIII trouva des juges pour
prononcer contre elle la peine de mort et
l'arrêt fut exécuté dans cette cour, peut-être
sur le billot que nous avons vu tout à l'heure.
Le lendemain même du supplice, le roi épou-
sait Jeanne Seymour. Celle-ci mourut peu après
de mort naturelle, évitant le sort d’Anne Boleyn ;
mais pour une autre de ses épouses le roi
Henri VIII fit encore intervenir le bourreau de
la Tour. C’était Catherine Howard, nièce du duc
de Norfolk. Elle ne fut pas longtemps reine ;
La peine Élisabeth et son page
1- Voir le n° 372 du Petit Français illustre, p. 221
234
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
peu de mois après, la prison d'Anne Boleyn la
recevait et elle allait, à vingt ans, porter sa tête
sur le même billot.
Entre Jeanne Seymour et Catherine Howard,
Henri VIII, sur la foi d'un portrait peint par
Holbein, avait épousé Anne de Clèves; mais à
l’arrivée de la princesse, le roi trouva probable-
ment que le peintre avait flatté son modèle, car
il renvoya la jeune princesse à son père.
Cependant, le bourreau de la Tour, en cette
occasion, eut encore à paraître ; le roi lui
envoya le ministre qui lui avait remis le por-
trait et conseillé le mariage, et fit décapiter à la
La Tour Beauchamp.
Tour Thomas Cromwell, qui précédemment
avait été l’instrument de ses férocités.
La fille d'Henri VIII et de Catherine d’Aragon,
la reine Marie Tudor, que l’histoire appelle
Marie la Sanglante, envoya aux cachots de la
tour la malheureuse Jeanne Grey, arrière-petite-
fille d’Henri VII, qu'on avait voulu lui opposer.
La prison de Jeanne Grey était dans la Tour de
briques ; cependant on trouve son nom gravé
sur le mur d’une des chambres de la tour
Beauchamp, parmi beaucoup d’autres noms.
C’était son mari, que la tour Beauchamp gardait
alors; tous deux sortirent bientôt deprison pour
être décapités, elle au pied des tours, lui sur la
colline en dehors de l’enceinte.
Marie la Sanglante avait une sœur, fille d’Anne
Boleyn, destinée à devenir la grande Élisabeth,
eUe l'avait emprisonnée dans la Tour de la
Cloche; située derrière la tour Byward. Sortie
de prison pour occuper le trône, Élisabeth ne
laissa pas la Tour manquer de prisonniers, ni
la hache de l’exécuteur se rouiller. Le favori
d’Élisabeth, Robert Devereux, comte d’Essex,
eut pour prison la tour qui porte aujourd'hui
son nom, à côté de la tour Beauchamp, et fut
décapité au pied de la chapeUe Saint-Pierre.
Parmi les plus célèbres de la longue liste des
captifs de la Tour, il faut citer encore : sir Walter
Raleigli, au commencement du dix-septième
siècle, qui passa de longues années dans un
cachot situé dans la Tour Blanche et fut déca-
pité en 1618, tandis que sa femme, emprisonnée
aussi, ayant perdu la raison après une évasion
manquée, mourait à la Tour ; lord Strafford, mi-
nistre de Charles I", sacrifié par celui-ci dans sa
lutte contrele Parlement et décapité également...
Cette petite église Saint-Pierre, qui occupe
l’angle nord-ouest de la forteresse, entre les
tours Beauchamp et Devereux, possède aussi
son cimetière. Combien de malheureuses vic-
times, illustres ou inconnues, ont trouvé dans
ce tragique coin de terre le repos définitif,
après des années passées au fond des cachots,
ou après l’échafaud ; combien, depuisles nobles
pris dans les batailles de la guerre des deux
Roses jusqu'aux partisans des Stuarts, condam-
nés au siècle dernier ! C'est là que dorment
Anne Boleyn, Jeanne Grey et son mari, le
comte d’Essex. Catherine Howard et nombre
d’autres décapités à la Tour.
La Tour de Londres, dans sa longue existence
n’a jamais eu à subir les attaques d’aucun
| ennemi étranger ; la guerre civile seule l'a
touchée quelquefois. Son rôle a été celui d’une
résidence royale et surtout celui d'une prison.
A la Révolution, le protecteur Cromwell jeta
dansses solides cachots bon nombre de partisans
, de Charles I", et quand Monk eut rendu le
trône à Charles II, d’anciens révolutionnaires
ayant trempé dans la mort de Charles I" vinrent
les remplacer au fond des tours, ou porter leur
tête sur l’échafaud de la Tower-Hill.
Plus tard ce ne fut plus qu'un arsenal. En
1841, un terrible incendie, commencé dans la
Bowyer-Tower, dévasta les bâtiments de cet
arsenal, au pied de la Tour Blanche, et détrui-
L'exercice dans les fossés de la Tour.
LA TOUR DE LONDRES
235
sit une immense quantité d’armes de toutes
sortes. Par bonheur on put préserver la Tour
Blanche et les collec-
tions historiques.
La forteresse de la
Tour garde encore
auj ourd'hui les joyaux
de la couronne d’An-
gleterre, diamants ,
sceptres , couronnes
et ornements royaux
d'une considérable va-
leur, mais pour la plu-
part modernes, les an-
ciens joyaux insignes ou objets précieux de la
monarchie ayant été vendus parla Révolution.
La Tour est caserne aussi pour quelques
Masque du bouffon de Henri VIII.
compagnies de superbes grenadiers à tuniques
rouges, dont on voit en passant de petits pelo-
tons évoluer et faire l'exercice au fond des
larges fossés.
Enveloppée par l’immense Londres moderne
aux quatre millions d'habitants, la vieille Tour
silencieuse dans le tumulte affairé des docks et
du fleuve, demeure comme une leçon d'histoire
chargée de raconter aux générations entraînées
dans le tourbillon mo-
derne, les âges trou-
blés, les grandeurs
et les violences du
passé, les horreurs
et les magnificences
lointaines.
A. R.
La falsification des perle». — Quelque
extension qu'ait prise la fabrication des perles
depuis le début de ce siècle les femmes des
Pharaons elles-mêmes, s'il faut en croire une
Revue polonaise à laquelle nous empruntons
ces intéressants détails, n’auraient pu jurer de
l’authenticité des perles qu’elles portaient.
Les Arabes de l’antiquité, qui recueillaient
l’huître perlière sur la portion immergée des
côtes de la mer Rouge, pratiquaient couram-
ment, pour rendre plus lucrative leur profes-
sion, si périlleuse il est vrai, quelque chose
qui n'était pas positivement de la falsification,
mais qui correspondait bien à ce que l’argot
commercial moderne appelle du « truquage ».
Ils savaient que la perle est une sécrétion
morbide. A l’aide d’une pointe métallique, ils
blessaient les mollusques, et ceux-ci sécré-
taient en conséquence une sorte de pus qui
bientôt se solidifiait à l'air en des globules
ressemblant si étonnamment aux perles natu-
relles, que la plupart des personnes, même
les plus méfiantes et les plus compétentes, s'j
trompaient.
C’est donc à tort que l’on attribue à Linné la
; première découverte de la fabrication des perles
authentiques. On sait qu’en 1760 il informa le
gouvernement de son pays de la possibilité de
cette fabrication, et que, devant le scepticisme
qui lui fut opposé, il vendit à un marchand,
pour cinq cent ducats, le secret dont il pensait
être l’unique détenteur, car il est douteux au
fond qu’il ait eu connaissance de la méthode
arabe.
Les Chinois se livrent à la même fabrication
depuis un temps immémorial. Le principal des
nombreux établissements qu’ils y ont consacrés
se trouve près de Canton et occupe des milliers
d'ouvriers. C’est là évidemment, et non ailleurs,
qu’il faut chercher l’origine de la désignation de
Rivière des Perles, donnée au bras de mer qui
baigne la grande cité de la Chine méridionale.
Avec les Vénitiens, nous abordons la falsifi-
cation proprement dite. Ils remplissaient d'une
infime gouttelette de mercure des globules de
verre coloré, et le tour était joué. Ce procédé
avait été à ce point perfectionné, que ceux qui
l’exploitaient acquéraient rapidement une for-
tune énorme, et que la République, ayant
besoin, dans une des phases de son intermi-
nable lutte avec l’empire ottoman, d'une
somme considérable, n’eut pour la trouver qua
confisquer les biens des trois ou quatre no-
tables de la corporation. Encore aujourd'hui,
c’est à Murano qu’est le centre principal de la
fabrication des fausses perles de prix, et
celles-ci ont gardé dans le commerce le nom de
perles vénitiennes.
11 est bon d’ajouter que la France — n'en
soyons pas plus fiers — a surpassé Venise dans
l'art de cette falsification, depuis le dix-sep-
tième éiècle.
Un jour, un certain Jaequin, patenôtrier de
son état, autrement dit fabricant de chapelets,
se promenant dans son jardin, fut frappé
d’apercevoir un miroitement irisé en un cer-
tain point de la surface du bassin qui ornait
une allée. Il examina le phénomène, et cons-
tata qu'il était causé par le groupement d’écailles
perdues par les petits poissons dont le bassin
était peuplé. 11 recueillit les parcelles nacrées,
et après maints tâtonnements parvint à en
composer une sorte de vernis qu'il appela
1' « essence d’Orient », et qui donnait aux glo-
bules de verre que l'on en imprégnait l'appa
rence de perles de la plus belle eau.
Telle estl’origine de la fabrication des fausses
perles de prix, dites pertes françaises.
236
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Une histoire de
— Oui, M. le ceuseur, répondit le père
Thomas, il est entré tout à l'heure au collège...
je serais venu plus tôt prévenir M. le censeur...
— Le Sauvage est ici? s'écria le censeur
d'une voix de tonnerre.
— C'est comme j’ai l'honneur, répondit le
père Thomas, en ne cessant de saluer de la
tête.
— Et vous l'avez laissé entrer?
— 11 m'a bousculé, M. le censeur, il m’a
regardé d'un air féroce...
— Thomas!
— M. le censeur...
— Je vous supprime jusqu'à nouvel ordre
la vente des sucres d'orge et pâtisseries.
— Que M. le censeur me laisse lui expli-
quer...
— Taisez-vous... où est-il ce Sauvage?
— Je ne sais pas, M. le censeur; il est entré,
il a traversé la cour...
Ce lut comme un trait de lumière dans l'esprit
de M. le censeur : Perruchot, Ribieyre, Menes-
sou lui avaient été dépêchés par M. Rosen-
cœur; est-ce que Menessou, entraîné au cachot
par Jean Poigne, ne parlait pas de commission?.. .
il sauta sur son chapeau, l’enlonça sur sa tête
d’un seul coup, bouscula le père Thomas, ferma
la porte derrière lui à toute volée, pan!...
renversa Jean Poigne, qui se trouvait malen-
contreusement sur son passage, et dégringola
l'escalier.
En bas, dans la classe de rhétorique, l'aiguille
tournait lentement sur le cadran et, du haut de
sa chaire, l'infortuné M. Rosencœur ne voyait
rien venir; le terrible Barbe-Bleue, qui devait
le délivrer du Sauvage, n’arrivait pas ; II . Rosen-
cœur, pris d'uue vague inquiétude, se deman-
dait ce que cela voulait dire; ses messagers
avaient disparu comme par enchantement, il
pouvait à bon droit soupçonner le cancre
Menessou de s'être allé promener dans les cours,
mais il savait pouvoir compter sur Perruchot
et sur Ribieyre, qui étaient deux bons élèves.
Qu’est-ce qu'ils pouvaient donc bien faire?
pourquoi ne revenaient-ils pas? c’était à n'y
rien comprendre.
Et, à mesure que le temps s’écoulait, les élèves,
que l’annonce de la venue du terrible Fauve
avait remplis de crainte et d’effroi, reprenaient
peu à peu confiance, ils se disaient que le Fauve
devait être sorti puisqu'il n'était pas déjà là,
en train de les foudroyer avec ses regards de
feu et de les faire trembler au son de sa voix
de tonnerre comme tremblaient les vitres dans
sauvage {Suite)1.
leurs châssis. Les plus hardis descendirent
les gradins, se rapprochèrent de Marins ; des
colloques animés succédèrent bientôt aux
chuchottements discrets ; éearquillant les yeux,
chacun admirait les tatouages; Marius était
accablé de questions.
L'élève Ouradou mouilla son doigt et
demanda au Sauvage la permission de frotter
pour voir si « ça s’en irait ».
— Eh! tu peux bien frotter tant que tu voudras,
répondait le Sauvage, c’est dans la peau et je
mourrai avec...
— Et cet oiseau-là? demandait le même
Ouradou, en désignant un perroquet rouge, dont
la queue multicolore venait s’épanouir sur le
visage de Marius et se déroulait en spirales
autour de ses yeux.
— C'est le perroquet sacré, répondait Marius,
il a été exécuté de la propre main de Son Altesse
Sérénissitne la reine des Papouins.
impuissant àrétablir le silence, M. Rosencœur
était resté dans sa chaire, très digne, les mains
croisées sur sa grammaire latine, les yeux fixés
sur la porte d’entrée, s'attendant à chaque
instant à voir apparaître le censeur qui devait
rétablir l'ordre et procéder, en un tour de main,
à l’expulsion du Sauvage; mais peu à peu et
sans trop s'en rendre compte, il prêta l’oreille
aux explications données par Marius; elles
l’intéressaient vivement. N'avait-il pas fait,
quelques années auparavant, une étude remar-
quable sur les tatouages usités dans les
peuplades sauvages, ouvrage couronné par
l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres
et dans lequel il démontrait que ces pauvres
sauvages avaient été naturellement amenés,
par la force des choses, à reproduire sur leur
propre peau les objets familiers qui se présen-
taient à leur vue, et cela parce qu'ils ne connais-
saient pas l’usage du papier, des plumes et de
l'encre de la petite vertu, d'où il concluait que,
si les sauvages avaient à leur disposition « ce
qu'il faut pour écrire », ils ne se serviraient plus
de leur peau; aussi son étude était-elle inti-
tulée : De l'influence (lu papier comme moyen
de civilisation; c’était un volume in-8" qui
tenait son rang dans la « Bibliothèque de la
civilisation » , ladite bibliothèque à l'usage
des explorateurs.
Donc, M. Rosencœur, captivé parles explica-
tions de Marius qui racontait dans quelle mémo-
rable circonstance et comment il avait é té tatoué,
écoutait de ses deux oreilles; comme tous les
grands savants, il devait être nécessairement
1 Voir le n° 372 du Petit Français illustré , p. 218.
UNE HISTOIRE DE SAUVAGE
237
distrait, il oublia qu'il était professeur, que
quelques minutes auparavant il avait envoyé
quérir le Fauve, il descendit de sa chaire et, tirant
une loupe de sa poche, il se mît à examiner
curieusement les tatouages du sauvage.
Cependant, une vague anxiété régnait dans
la classe, on avait entendu au loin un bruit de
portes fermées avec violence et les élèves se
disaient: « le voilà, il vient... »
Tout à coup la porte s’ouvrit, violemment, et
alla battre le mur.
C'était lui !
D’un coup d'œil il aperçut les élèves groupés
autour du Sauvage et, au milieu d’eux,
M. Rosencœur, pétrifié, sa loupe à la main, qui
le regardait.
Il croisa les bras et s'avança lentement au
milieu de la classe. Personne ne soufflait mot.
Il s’arrêta tout à coup, les jarrets tendus,
faisant bomber sa poitrine, regarda Marius
Barbissou et, du doigt montrant la porte,
mugit d'une voix de tonnerre :
— Sortez!
Alors, au milieu de l'émotion générale,
le Sauvage se leva. O11 croyait qu'il allait se
diriger vers la porte et obéir à l'injonction
du terrible Fauve, lorsque, sorti du banc, il
tourna à droite et gravit lentement les
degrés de la chaire que venait de quitter
M. Rosencœur.
Ce trait d’audace eut pour effet de dimi-
nuer la crainte inspirée par le Fauve, et les
visages s'épanouirent lorsqu’on vit Marins,
debout dans la chaire, secouer la tête, ce qui
faisait tressaillir ses plumes tricolores, cla-
quer des dents comme un chimpanzé et
rouler des yeux féroces, des yeux de sau-
vage, en faisant des gestes étranges.
— Ah ! tu ne sors pas, « couquïn », rugit le „
Fauve, que rien ne pouvait intimider, tu me
nargues, sauvage de malheur!... Papouin
maudit ... pomme de discorde..., toi qui mets
Beaucaire en révolution..., toi qui empoisonnes
l’existence de mon ami Gastambide..., toi
qui....
Il n'acheva pas, les paroles s'étouffèrent dans
sa gorge ; de rouge qu'il était, il devint bleu,
de bleu violet, et de violet noir, il battit
l’air des mains et tomba sur le dos, tout d une
pièce.
— Au secours ! s'écria M. Rosencœur.
— Au secours ! s'écria la classe tout entière,
ouvrant les portes et se répandant dans les
corridors, au secours !
Marius, à la vue du Fauve abattu aux pieds
de la chaire comme par un coup de massue,
s'était précipité à son secours. En un tour de
main il eût défait le nœud de sa cravate, puis,
le dépouillant prestement de sa redingote pen-
dant que ses camarades stupéfaits, épouvantés
le regardaient faire, il déchira la chemise et
mit à nu le bras gauche du Fauve.
Et, sur ce bras, se trouvait tatoué un petit
cœur!
Ce terrible Fauve, qui semblait n'avoir pas
de cœur là où il se trouve généralement, en avait
un sur le bras! Et ce qu'il y avait de plus
curieux, c'est qu'au milieu de ce cœur, écrits
très lisiblement, se voyaient ces mots : <• Perce-
moi! »
— Je vais le saigner, dit
le Sauvage, prêtez-moi un
canif.
— Voilà, répondit Tho-
rnassin , en lui donnant
Le Fauve » renversa Jean Poigne qui se trouvait malencontreusement
sur son passage.
un canif avec une lame longue et effilée.
Le Sauvage palpa le bras, choisit son endroit,
c’était, précisément au milieu du cœur que se
trouvait la bonne place ; avec une sûreté de
main digne d'un de ces praticiens célèbres que
l’on nomme les princes de la science, il enfonça
la lame, le sang jaillit.
— Une cuvette, demanda le Sauvage.
— Prenez la mienne, dit M Rosencœur, qui
était sur le point de se trouver mal, là... dans
mon placard.
— Et courez vite chercher le médecin, dit
Marius en plaçant la cuvette sous le bras du
Fauve, de sorte que le sang s’écoulait dans cette
cuvette, la remplissant rapidement, un sang
noir et épais : c’était tout le mauvais sang que
faisaient au terrible Fauve les élèves du collège
et qu’il se faisait aussi à lui-même, le pauvre!
il faut bien le reconnaître.
238
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
— Comme il en a du sang! disait Ouradou,
ahuri.
— Une autre cuvette, demanda Marius.
Les élèves se précipitèrent dans la classe
voisine et rapportèrent une seconde cuvette;
les classes avaient été subitement interrompues
à l'annonce de l'événement qui venait de se
passer; on criait dans les corridors : M. Peyron
a un coup de sangue! Comme une traînée de
poudre, le bruit s’était en même temps répandu
de l’arrivée du Sauvage et de la mort du Fauve ;
on allait même jusqu'à dire que le Sauvage
avait percé le cœur du Fauve et qu’il perdait
tout son sang, ce qui était vrai d’ailleurs; de
toutes parts les professeurs accouraient et
les élèves se pressant à la porte, s’étouffant,
montés sur les tables, assistaient à ce curieux
spectacle d'un Sauvage qui, penché sur le
terrible Fauve, qui semblait mort, lui tenait
le bras et veillait consciencieusement au
remplissage de la cuvette.
— Une autre cuvette! cria Marius.
— Cela n'est pas étonnant, disait JL Barbichon,
le professeur de quatrième, si ce pauvre M. Pey-
ron était d'une irascibilité excessive : c’est le
sang qui le gênait.
— Encore une cuvette! cria Jlariu. .
Des élèves zélés galopèrent dans les corridors
à la recherche des cuvettes et revinrent des
dortoirs rapportant onze récipients.
Deux, trois, cinq, neuf cuvettes furent rem-
plies. Et le sangue coulait toujours, le Fauve
semblait inépuisable !
A la treizième cuvette, le Fauve poussa un
profond soupir : de noir il redevint violet, de
violet bleu, de bleu rouge et de rouge blanc,
et il ouvrit un œil... qu’il referma aussitôt, car,
vision étrange, fantastique, il venait d’aperce-
voir un sauvage; croyant sans doute s’ètre
trompé, il ouvrit l’autre œil et revît le même
sauvage; il ferma alors obstinément ses deux
yeux, faisant une grimace des plus comiques et
cherchant à rassembler ses esprits qui flottaient
dans le vague.
Heureusement, le Dr Potardin arrivait, tout
essoufflé; il eut bien de la peine à se frayer un
passage à travers la foule qui encombrait les
corridors, ainsi que la classe de rhétorique. Par-
venu enfin auprès du Fauve, il eut un coup d’œil
satisfait à la vue des treize cuvettes remplies
jusqu'au bord, auprès desquelles sept autres
récipients semblaient attendre leur contenu ;
encore une cuvette, dit-il, en frappant dans la
paume de la main droite du censeur, cela fera
le compte ; mais qui donc a eu la bonne idée
de débarrasser mon brave Peyron de tout ce
mauvais sang qui devait sûrement l’étouffer.
— C’est Marius Barbissou, répondit M. Rosen-
cœur, rassuré maintenant par la présence du
D' Potardin.
— Le Sauvage! s'écria le Dr Potardin. Viens
dans mes bras, sur mon cœur, tu as sauvé
mon pauvre Peyron !
Qui est-ce qui fut bien étonné, à ce moment,
ce fut le pauvre Peyron qui, ouvrant tout à
coup les deux yeux, vit le Sauvage dans les
bras du D'. Potardin. Il se mit sur son séant,
ayant, cette fois, réussi à rassembler ses esprits
pendant que le docteur opérait la ligature de
l’artère et lui bandait le bras.
— Tu as encore delachance, disait le docteur
en serrant fortement la bande, et tu peux te
vanter de revenir de loin ; sans le Sauvage, tu
allais retrouver tes aucêtres dans les Champs-
Élyséens.
Et comme le Fauve le regardait de ses gros
yeux ronds encore injectés de sang, le docteur
ajouta ;
— Mais oui... mais oui, tu lui dois une
fameuse chandelle.
— Alors, c’est lui... balbutia le Fauve.
— C’est lui qui a percé le cœur que je t’avais
tatoué sur le bras, afin que l’on connût bien,
en cas d’accident, la place de la veine artérielle,
et il a eu là une fameuse idée ; sans lui, je te
le répète...
Le Fauve s’était mis sur ses deux jambes et,
ouvrant les bras, il s'écria d’une voix bien
affaiblie.
— Viens sur mon cœur, Marius Barbissou,
et c’est maintenant entre nous à la vie et à la
mort! Je déserte le drapeau des Gastambidistes,
je passe chez les Barbissoustes avec armes et
bagages. Vive Barbissou ! Vive le Sauvage ! Je
deviens encore plus sauvage que toi !
Les spectateurs de cette scène attendrissante
avaient tous les larmes aux yeux ; bientôt de
toutes les poches sortirent les mouchoirs, et
chacun, incapable de contenir son émotion, se
moucha bruyamment, puis un formidable cri
de : Vive Barbissou ! fit trembler les vitres et
se répercuta dans les longs corridors.
Le tumulte, les cris provoqués par cet inci-
dent étaient parvenus jusqu'aux oreilles de
M. le Principal qui, dans son cabinet, était
plongé dans la lecture des Annales de Tacite.
M. le Principal était un homme d’étude, doux
ettimide, qui se reposait sur le Fauve du soin
de discipliner l'ardente jeunesse. Aussi il ne
bougea pas de son fauteuil ; mais, comme le
tumulte continuait et allait toujours progres-
sant, il se décida, bien à regret, à descendre.
U arriva encore assez à temps pour voir un
gigantesque monôme se dérouler dans la cour;
le Sauvage marchait en tête; derrière lui, les
mains posées sur ses épaules, venait Ouradou,
puis tous les élèves. Il vit ledit monôme se
diriger vers la grande porte et sortir en tirant
la langue au père Thomas , ahuri par tant
d'événements, terriûépar la présence du San-
UNE HISTOIRE DE SAUVAGE
239
vage, étourdi par le formidable eri de : Vive
Barbissou! que chacun lui jetait, en passant,
dans les oreilles. De temps en temps, il levait
les bras au ciel, comme pour le prendre à
témoin de son impuissance à s'opposer à
l'écoulement de ce torrent.
Hilarité intempestive du jeune Laurent. —
Le monôme. — Où je puis, pour la première
fois, admirer le fameux Sauvage. — Distribu-
tion de pastilles de menthe. — Dispersion de
la manifestation barbissouste. — Un sauvage
mouillé. — Dne invitation. — Arrivée triom-
phale de Tartarin.
Le jeune garçon, qui était venu quelques
instants auparavant chercher la potion de
M. Ouradou, entra tout à coup comme un
boulet dans la pharmacie, se laissa tomber sur
— Quand tu auras fini, tu me feras plaisir,
entends-tu, Laurent? s’écria M. Barbissou en se
levant, rouge de colère.
— Hî ! hi ! hi ! voilà... c'est si drôle... lii ! hi !
hi ! tout le collège est sorti...
— - Comment cela?... le collège est sorti?
— Et oui ! en ce moment, ils tournent autour
de la mairie... ils se suivent à la queue leu
leu... et ils chantent quelque chose que je n’ai
pu comprendre . et, quand Gastambide s’est
Le sang du « Fauve
s'écoulait dans la cuvette
une chaise, tout essoufflé ; puis, quand il eut
repris sa respiration, il fut secoué par un accès
de fou rire : hi ! hi ! hi ! hi ! hi ! hi !
M. Barbissou le considéra sévèrement du
haut de son lorgnon, les lèvres pincées, et lui
demanda d'un ton de dignité blessée :
— Laurent, est-ce que tu prends le sanc-
tuaire de la science pour une boutique de la
foire?...
Mais Laurent se tenait les côtes et pleurait
de rire.
— Est-ce que tu ne pourrais pas te comporter
autrement?
— Hi ! hi ! hi !
— M'expliqueras-tu, enfin, les motifs de ce
rire intempestif au-dessous du buste d'Hippo-
crate qui te considère d’un air courroucé?
— Mil hi! hi! ne... vous fâchez... pas... hi! '
hi ! hi ! monsieur Barbissou... i
| montré à la fenêtre... ils ont crié : . . puons
Gastambide!...
— Je sais ce que c'est, dis-je au pharmacien,
c’est un monôme...
— Attendez... cela vient du grec, interrompît
j M. Barbissou en posant un doigt sur son front.
— Cela vient du grec... comme étymologie,
et aussi de Paris comme exportation; et je ne
sais trop comment il se fait qu’une aussi détes-
table coutume se soit introduite dans les mœurs
innocentes des coUégiens de Beaucaire... mais
tenez, écoutez... le monôme se rapproche.
En effet, une grande rumeur s’élevait par
intervaUes et devenait de plus en plus dis-
tincte... Bientôt on entendit retentir, mugi par
deux cents voix :
« Conspuez Gastambide! »
« Conspuez ! »
(A suivre E . P.
240
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
Le lait 4l’tYiie»»c. — Il y a longtemps que
le lait d’âiiesse, comme le lait de chevre, sert à
l'alimentation. L’exploitation de l'ànesse laitière
était en honneur chez les peuples anciens, Grecs
et Romains, et, pendant le moyen Age, on usait
du lait d’ânesse pour le traitement de certaines
affections.
Le lait d’ânesse a été vulgarisé en France par
un médecin juif qui, mandé à Paris, près de
François 1", ne lui conseilla autre chose que du
lait cTànesse qui lui réussit très bien. La mode
s’en répandit, et, plus tard, un malade plaisant
crut devoir exprimer sa reconnaissance par le
quatrain suivant:
Par sa bonté, par sa substance,
D’une ânesse le lait m’a rendu la santé,
Et je dois plus, en cette circonstance,
Aux ânes qu’à la Faculté.
*
A propos do recensement. — On a pro-
cédé, il y a peu de temps, au recensement de
tous les habitants de la France ; or, on peut voir
aux Archives un document sur un recensement
t< par feux », ou par famille, exécuté dans toute
la France en 1328, au lendemain de 1 avènement
au trône de Philippe VI de Valois.
Ce recensement constate, entre autres choses,
qu’il se trouve « en la ville de Paris et de Saint-
Marcel » 35 paroisses et 61 098 feux, ce qui don-
nerait, à raison d’une moyenne de 4 personnes
par feu, 250 000 habitants environ.
Depuis, il n’y eut plus, jusqu’en 1801, que des
évaluations plus ou moins fantaisistes.
*
Le» pomme* pou»* tou». — Ce n’est pas
seulement dans le pays de Cocagne que les arbres
fruitiers bordent les routes, o tirant au passant,
pour calmer sa soif, des pommes, des poires et
des oranges. Il existe en France môme de ces
routes généreuses. En effet, l’automne dernier,
l’ingénieur en chef du département de la Somme
donnait l’ordre de planter sur les roules du
département quinze cents pommiers a cidre. Ces
arbres présentent, entre autres avantages, celui
de ne nuire à la végétation environnante que
dans un périmètre beaucoup moins grand que le
peuplier, généralement employé. Quant à leurs
pommes, il est fort probable qu’elles ne tomberont
pas d’elles-mêmes par l’effet d’une trop grande
maturité.
*
Clicz le coiffeur. — Le garçon. — Mon-
sieur, vos cheveux sont bien clairsemés! Vous
devriez mettre quelque chose dessus...
Le client. — C’est ce que je fais plusieurs fois
par jour.
Le garçon. — Puis-je vous demander ce que
vous mettez?
Le client. — Je mets mon chapeau.
Le» ami» île Bal>y la». — La Maman. — As-
tu à l’école beaucoup d’amis de ton âge?
Babylas. — Ce sont les seuls qui me restent.
La Maman. — Comment cela?
Babylas. — Oui, les plus petits je les ai rossés
et les plus grands m’ont rossé à leur tour.
* *
Une in»cri|»tion. — Lu à l’entrée d’un
cimetière de campage :
« On n’enterre dans ce cimetière que les morts
vivant dans la commune. »
REPONSES A CHERCHER
Quc»tio» lii*tori<|iic. — D’où vient le
nom de Caligula?
* ’ îi:
Que»tion littéraire. — De qui est le qua-
train suivant et de quel poète y est-il question?
Du théâtre français l’honneur et la merveille,
Il sut ressusciter Sophocle en ses écrits.
Et, dans l’art d’enchanler les cœurs et les esprits,
Surpasser Euripide et balancer Corneille.
* *
Onomatopée» — Qu’est-ce qu’une onoma-
topée? Qu’expriment les onomatopées suivantes :
Glouglou. — Cliquetis. — Tictao. — Ronron.
Panpan. — Crincrin.
* ‘ *
ülétng-ramme ^éogrnpliiqiie. — Chan-
gez ma lettre initiale et vous aurez tour à tour:
Une ville de la Prusse rhénane célèbre par son
eau ;
Une ville d’Italie fameuse par ses saucissons et
son école de peinture ;
Une région delà France, naguère marécageuse
et malsaine, mais qui devient de jour en jour
plus hygiénique et plus prospère;
Un royaume d’Europe plusieurs fois partagé.
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO
I. Question historique.
On appela mauvais garçons des bandes de pillards qui déso-
lèrent la France aux xiv«, xve et xvic siècles. Cos mauvais
garçons étaient souvent des soldats mercenaires. Ils se
rendirent redoutables, au xiv° siècle, sous lo nom de Grandes-
Compagnies , Tard-venus , Malandrins, etc...
II. Étymologie.
L’expression avoir maille à partir avec quelqu'un veut dire
avoir quelque démêlé avec lui et, propromont, quelque
différend, comme si l’on avait une maille à partager. La maille
était une petite monnaie de cuivre qui valait la moitié d’un
denier. Ou remarquera que dans cette locution le verbe
partir signifie diviser en plusieurs parts. Partir, fort pou
; usité aujourd’hui au sens do partager, a conservé ce sens
I dans les composés départir, répartir.
111. Problème géographique.
Savas (Ardèche). — Sarras (Ardècho). — Noron (Calvados).
— Sees (Orne) — Sajas (Haute-Garonne). — Sos (Lot-et
Garonne). — Erre (Nord). — Esso (Charente). — Eve (Oise)
— Eüe (Alpes-Maritimes). — Afa (Corse). — Sus (Basses-
Pyrénées).
IV. Anagramme.
ERRONÉE.
Le Gérant : Maurice TARDIEU.
Toute demande de changement d’adresse doit être accompagnée de l'i
des den
bandes et. de ;»0 centimes en timbres-poste.
8' année. — N° 374.
1 0 centimes
25 avril 1896
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L’ABONNEMENT l
AN. SIX FRANCS
Armand COLIN & C‘°. éditeurs \ m
ANGER TG — PARAIT CIIAOIIE SAMEDI
l*,.H .«Il IT «le
ctniijnc mois
5, rue «1e Mézièrcs. Paris
To«is 'Irnlts réservés.
Une histoire de sauvage. — Tarlann s avançait suivi de la fanfare de Tarascon.
242
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Une histoire de sauvage
Voilà ta potion, dit-il à Laurent, en lui
mettant dans la main une bouteille cachetée
et étiquetée, tu diras à Ouradou d’en prendre
une cuillerée toutes les heures... et maintenant
prends la poudre d'escampette, je ne veux pas
te voir rire sur le seuil de mon officine.
Et, très digne, après avoir rajusté son
lorgnon et enfoncé sur son crâne chauve sa
calotte de velours noir à gland d’or, le phar- |
macieu Barbissou se campa fièrement devant
sa porte, la main droite enfoncée dans son J
gilet ; c’était une pose qu’affectionnait Napoléon 1
premier.
Une immense clameur retentit :
Conspuons Gastambide,
Conspuez.
La figure du pharmacien Barbissou rayonna
et, se penchant vers moi, il me dit :
Ce Gastambide n’a que ce qu’il mérite...
cette fois la guerre est ouvertement déclarée
et je passe le Rubicon...
A toutes les fenêtres de la rue apparaissaient
des tètes effarées et curieuses, tous les bouti-
quiers avaient déserté leurs comptoirs et à la
vue du monôme partirent de tous côtés,
comme les fusées d’un feu d’artifice, des éclats
de rire bruyants, de ces éclats de rire du
Midi qui remplissent l’air d’ondes sonores et
résonnent comme des éclats de fanfare.
En ce moment la tête du monôme arrivait
devant la pharmacie et il me fut enfin permis
do contempler dans toute sa gloire le fameux
sauvage de Beaucaire.
Ce sauvage était vêtu d'une culotte et avait aux
pieds des bottines à élastiques dans lesquelles i
devaient se trouver des chaussettes, c’était là
tout son habillement, son buste découvert était
tatoué de la plus étrange façon ; des perroquets
fantastiques étalaient sur sa personne leur
plumage multicolore, entrecroisaient et dérou-
laient leurs queues en spirales et en courbes
savantes, s’épanouissaient sur sa figure, lui
traçant autour des yeux comme une paire de
lunettes ; dans toute cette variété de couleurs
le rouge dominait et donnait, à la physionomie
du sauvage un aspect étrange; sa bouche tou-
jours ouverte dans un rire continuel était fen-
due jusqu’aux oreilles. On devinait que ce grand
sauvage était doué d’une bonne humeur et
d’une gaieté inépuisables.
C’était du reste un grand garçon d’une quin-
zaine d’années environ, monté sur une paire
de jambes qui n’en finissaient plus (il rentrait
évidemment dans la catégorie des échassiers)
et dont la tète emmanchée d'un long cou était
ornée à son sommet d’une touffe de cheveux
du plus beau rouge dans laquelle étaient
plantées trois plumes de je ne sais quel oiseau;
elles étaient rouges, blanches et bleues et ne
laissaient aucun doute sur le patriotisme du
héros de Beaucaire.
Parvenu devant la pharmacie, le monôme
s’arrêta et vint s'enrouler autour du sauvage
qui so trouva ainsi en occuper le centre,
puis une clameur formidable s'éleva : Vive
Barbissou !
A la fenêtre du 1" étage M”" Barbissou,
flanquée d'Épaminonda et de Tliemistoclea, fit
son apparition et fut saluée d'une immense
acclamation à laquelle ces dames répondirent
en agitant leurs mouchoirs.
Quant au pharmacien Barbissou il pleurait
d’attendrissement. Cependant il parvint à sur-
monter son émotion et s’écria : Ardente
| jeunesse de Beaucaire !...
11 eut beau crier, il ne parvint pas à se faire
entendre au milieu des cris, des hurlements,
des mugissements et des rires sonores qui
partaient à chaque instant de la foule amassée
devant la pharmacie et à laquelle s’étaient
joints un grand nombre d'habitants de Beau-
caire qui s’étaient empressés de saisir cette
occasion pour dérouiller leur gosier et criaient
en conséquence. Quelques partisans du maire
Gastambide s’étalent glissés dans cette gran-
j diose manifestation barbissousle et déchaî-
| naient des tempêtes de protestation quand
ils lançaient d’une voix stridente un « Vive
Gastambide ». Fatigué sans doute de dépenser
son éloquence en pure perte, le pharmacien
| me saisit par le bras et m’entraîna dans la
j pharmacie; une inspiration subite lui était
venue, il prit deux bocaux de pastilles de
I menthe, m’en remit un en disant : « Nous allons
leur distribuer des pastilles; quand ils auront
la bouche pleine ils ne crieront plus et alors je
pourrai placer mon discours. »
Idée sublime, m'écriai-je, en m’emparant du
bocal et, animés d’une noble ardeur, nous
voilà tous deux lançant les pastilles de menthe
à la volée, « l’ardente jeunesse •> les attrapait
avec une rare dextérité après avoir salué par
un formidable cri de « Vive Barbissou » la
libéralité du pharmacien; quand les bocaux
! furent vides celui-ci lit signe qu'il allait parler,
et comme nos collégiens avaient la bouche
pleine il s’établit un silence relatif.
1. Voir lo n° 373 du Petit Français illustré, p. 236.
UNE HISTOIRE DE SAUVAGE
243
Alors le pharmacien enfonça sa main gauche
dans son gilet et leva la main droite dans un
geste qui commandait l'attention (c’était le
geste de Mirabeau) et s’écria d’une voix
forte :
« Ardente jeunesse de Beaucaire, Tarascon a
sa Tarasque. Marseille à sa Canebière, Nîmes
a ses arènes, Dijon a son pain d’épice, Beau-
caire a son sauvage; ce sauvage c’est notre
gloire... »
Il ne put en dire davantage, tout à coup les
fenêtres du premier étage de la maison d’en
face s'ouvrirent et trois solides gaillards lan-
cèrent à toute volée sur la foule attentive
des seaux d’eau projetés avec une telle vio-
lence que l'infortuné pharmacien vint rouler
au milieu de sa boutique aux pieds du buste
d'Hippocrate et que la foule, cédant aux averses
qui s'abattaient sur elle sans relâche, se dis-
persa au milieu des cris de protestation, et il
faut bien le dire, hélas ! de quelques épithètes
malsonnantes lancées à l'adresse de l’herboriste
de I~ classe Romatour qui, étant le concurrent
du pharmacien Barbissou, devait nécessaire-
ment professer des opinions Gastambidistes et
avait organisé cette contre-manifestation.
Enfin une dernière douche vigoureusement
lancée eut raison du sauvage quia ce moment,
ouvrant la bouche afin d’inviter ses camarades
en rupture de ban à réintégrer le domicile
collégial, manqua d’en être suffoqué.
Je m'attendais à voir le pharmacien se
relever furieux, montrer le poing à son rival
l’herboriste de l" classe et s'écrier : Par la
rhubarbe, tu me paieras cela, Romatour ! Quel
fut mon étonnement en voyant Barbissou se
relever, s'asseoir, tirer son mouchoir de sa
poche et s’éponger de son mieux en disant
d’un ton très reposé, très calme : « Voilà un bon
tour, auquel je ne m'attendais pas, eh ! eh !
Romatour a bien pris ses dispositions... les
fenêtres se sont ouvertes tout à coup... Nous
lui rendrons la monnaie de sa pièce, n’est-ce
pas, Marius ? »
Rien ne saurait mieux exciter la compassion
qu'un sauvage mouillé; le pauvre Marius pré-
sentait aux yeux des civilisés un spectacle
piteux, sa touffe de cheveux ne se dressait plus
sur sa tête semblant menacer le ciel, et les
plumes qui l'ornaient pendaient... lamentable-
ment; ce fut dans cet état peu flatteur pour son
amour-propre de sauvage qu’il me fut présenté ;
il me serra la main néanmoins, m'affirmant
qu'il était enchanté de faire ma connaissance.
— C'est le délégué de la presse parisienne,
disait le pharmacien, tout en s'épongeant, le
porteur des sympathies des gens du Nord... le
plus illustre écrivain de la France...
El je protestais, m'efforçant de modérer son î
enthousiasme pour ma personne, je n’y pus !
parvenir qu'en lui faisant observer qu’il était...
mouillé et qu'il ferait bien de changer de
vêtements.
— Je cède à vos instances, me dit-il, mais
vous êtes la modestie personnifiée, et si vous
voulez me faire un grand plaisir, monsieur le
La foule, cedant aux averses qui s’abattaient sur elle sans relâche,
sc dispersa.
Parisien, eh bien restez à déjeuner avec nous,
sans façon, à la bonne franquette, nous sommes
tous comme cela dans le Midi ; a deux heures
vous assisterez à la conférence et vous enten-
drez notre sauvage raconter ses aventures.
Vous avez une rate ?...
— Dame... je suppose.
— Elle se dilatera, soyez tranquille, surtout
si l'épicier Thomassïn s’en mêle... coBnne c’est
244
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
probable; en voilà un enragé... mais vous
acceptez n'est-ce pas?
— Té! m’écriai-je, j’accepte.
Ainsi voyez, me dit-il avec un fin sourire, il
n’y a pas une heure que vous êtes avec nous,
et vous avez déjà l'accent du Beaucaire.
— C’est contagieux, répondis-je, ainsi que
votre gaieté ; moi qui étais morose comme tous
les gens du Nord je suis devenu gai comme une
bergeronnette, je ris de vous voir rire, je partage
votre enthousiasme, je ne me suis jamais tant
amusé et je regrette den’être pas un de vos conci-
toyens; au moins vous autres vous comprenez
la vie; la gaieté est saine et la joie fortifie.
Je pris place à la droite de M” Barbissou qui
était une petite femme vive et sémillante, mais
comme elle ne joue aucun rôle dans ce récit
je n'en parlerai pas davantage. i\l"“ Themis-
toclea et Epaminonda étaient deux jeunes filles
bien sages qui se .pâmaient d’admiration
devant le sauvage leur frère et qui ne ces-
saient, tout en mangeant, de le dévorer des
yeux; tout allait bien, je racontais à M. Barbis-
sou les nouvelles de la capitale, je m’essayais,
moi faible homme du Nord, à avoir un peu de
l’esprit de ces hommes du Midi; le sauvage
parlait de venir à Paris et me demandait de le
présenter aux ministres et au chef de l’État,
lorsque fut malencontreusement prononcé le
nom de Gastambide.
Aussitôt le pharmacien Barbissou partit
comme une fusée.
— Ah! le» couquïn! » et sans cet autre couquïn
de Romatour je prononçais un discours, mais
j'ai reçu un formidable jet d’eau dans la bou-
che; si je n’étais retenu par les convenances,
car je ne veux pas user de ce procédé, je
demanderais au vétérinaire de i " classe, l’excel-
lent M. Peyrecave, de nous prêter ses grosses
seringues, nous pourrions les mettre en batte-
rie aux fenêtres du 1" étage, mais... je le
répète, cela serait peu convenable de faire
usage de ces instruments, et je ne veux pas
mettre les torts de mou côté.
— Nous prendrons la lance qui nous sert à
arroser le jardin, s’écria Marius.
— Mais nous n’attaquerons pas les premiers,
dit M. Barbissou, nous ouvrirons le feu si
Romatour veut arroser nos partisans; mais je
n’y pense pas, il est bientôt une heure et c’est
à deux heures que commence la conférence.
— Et vous avez déjà une trentaine de per-
sonnes réunies devant votre porte, dis-je au
pharmacien, en regardant par la fenêtre, et
tout le monde est muni d'une chaise.
— Eli oui, je n’aurais jamais eu assez de
sièges pour tout ce monde et je leur ai recom-
mandé de s'en munir lorsque je leur ai fait
annoncer la conférence.
Et, devant la porte, la foule des Barbissoustes
grossissait à vue d'œil, les conversations
allaient leur train, on commentait avec anima-
tion les incidents de la matinée, c’était un feu
roulant de plaisanteries dont le pétillement
incessant était accompagné de cris et de rires.
Voilà de la gaité, me disais-je ; ah ! que ces
gens du Midi sont heureux et comme ils s'amu-
sent et comme il feraitbon.de vivre ici...
Mes réflexions furent interrompues par
M. Barbissou qui, me touchant le bras, me dit,
tout en prêtant l'oreille, avec un enthousiasme
que je ne puis décrire ;
— Le voilà!
— Qui donc, demandai-je?
— Lui! Tartarin! Il avait promis de venir,
il vient; il amène lafanfarç de Tarascon.
— Enfin! m’écriai-je, je vais donc voir ce
Tartarin qui a tant fait parler de lui.
— Vous le verrez, s'écria M. Barbissou,
enthousiasmé; en voilà un homme, je cours,
je vole à sa rencontre.
Déjà il dégringolait le petit escalier, et me
penchant alors par la fenêtre, je vis déboucher
de la rue des Bœufs une troupe nombreuse,
précédée d'un gros homme, court, sanguin,
qui souriait, montrant toutes les dents et fai-
sant sans cesse de la main un salut amical
pour répondre aux cris de : Vive Tartarin ! qui
saluaient son passage. Derrière lui venait la
fanfare suivie par une foule de citoyens taras-
eonnais qui tous portaient sur leur tête une
chaise, et tout ce monde marchait d'un pas
alerte et sautillant aux accords rythmés et
mélodieux de la célèbre valse du Tutu-pan -pan.
Et encore, derrière cette foule, venaient qua-
tre hommes d'équipe de la 0“ P.-L.-M., portant
un casoar empaillé et un marsupiau géant,
également empaillé. C’étaient les animaux que
j’avais aperçus le matin même remisés sous le
hangar de la gare de Beaucaire.
Déjà M. Barbissou était sur le perron de sa
pharmacie, levant les bras au ciel, et Tartarin
dès qu’il l’aperçut en fit autant.
Bientôt les deux hommes furent dans les bras
l'un de l’autre, et au milieu des cris enthou-
siastes de : Vive Barbissou ! vive Tartarin !
je pus percevoir la conversation suivante ;
— Enfin! te voilà, mon bon!
— Oui, me voilà, cher ami.
— Que je t’embrasse!
— Et moi que je te serre sur mon cœur !
— Mon bon Tartarin!
— Mon cher Barbissou !
— Quel honneur pour nous ! Quel succès
pour les Barbissoustes, Gastambide en aura la
jaunisse.
Et Tartarin, se dégageant de l’étreinte de M. Bar-
bissou, lui dit d’un ton énergique et sérieux;
j'avais promis de venir, je suis venu, me voilà!
(A suivre). E. P.
«a
AMBROISE THOMAS
243
Ambroise Thomas.
Ambroise Thomas, le doyen des composi-
teurs do musique français, est mort le 12 février
dernier dans sa 8b* année. Depuis 1871, il était
directeur du Conservatoire, ou il avait succédé
A Auber et, malgré son grand âge, il continuait
à remplir ses fonctions avec une activité infa-
tigable. Tous les professeurs et les élèves
vénéraient ce beau
vieillard à la figu-
re austère et mé-
lancolique enca-
drée de barbe et
de longs cheveux
gris, et qui, pen-
dant lapériode des
concours de fin
d'année, de la tri-
bune ou il présidait
le jury , suivait
avec une attention
que rien ne lassait
les épreuves des
concurrents.
Que de joyeu-
ses émotions lors-
que Ambroise Tho-
mas agitait sa
sonnette et, après
avoir fait appeler
les heureux lau-
réats, leur annon-
çait : « Monsieur,
mademoiselle, le
jury vous a dé-
cerné un premier
prix. » Le vieux maître restait impassible en
apparence, mais son cœur devait goûter un
véritable charme à proclamer ces récompenses
et à se souvenir du temps lointain où lui-même
était là, studieux élève de cette école, et où le
président d'alors eut tant de fois à appeler sou
nom.
Ambroise Thomas avait seize anslorsqu'il vint
à Paris suivre les cours du Conservatoire. Né à
Metz en )81i, fils d'un professeur de musique,
a l’âge de quatre ans il avait commencé l'étude
du solfège, et à sept ans, celle du piano et du
violon. Cet enfant bien doué, très laborieux,
qui avait appris la langue musicale presque en
même temps que sa langue maternelle, était
déjà un artiste quand il entra dans les classes
de notre École nationale; aussi, chaque année
fut-elle marquée pour lui d'un nouveau succès :
il remporta le premier prix de piano, le premier
prix d’harmonie, et enfin, en 1832, le grand
prix de composition musicale, le prix de Rome,
dont les lauréats passent trois années à Rome,
pensionnaires de la villa Médicis.
C'était le septième élève de Lesueur qui
obtenait cette suprême récompense, et il aimait
à conter que son maître l'appelait familière-
ment sa noie sensible, pour cette raison d'abord
— mes jeunes lecteurs savent sans doute que
cette note est la
septième de la
gamme, — puis à
cause de son ex-
trême sensibilité
nerveuse.
Il profita de son
séjour en Italie
pourvisi ter Naples,
Florence, Bologne,
Venise, Trieste et,
de là, alla à Vienne
De retour à Paris,
il fit jouer à l'O-
péra-Comique, en
1837, un petit acte,
la Double Échelle,
qui réussit bril-
lamment. Dès lors
commença pour
Ambroise Thomas
une période de
production inces-
sante; il a écrit
de la musique de
chambre, des mor-
ceaux religieux,
des chœurs d’or-
pliéon, etc. Parmi les œuvres dramatiques
sorties de sa plume prodigieusement féconde,
les plus connues sont le Caïd, le Songe d'une
nuit (Télé et surtout les deux opéras qui l'ont
rendu célèbre et ont étendu sa renommée dans
le monde entier : Mignon et Hamlet. C'est
dans sa villa de File d'Uliec, au bord de l'Océan,
qu'Ambroise Thomas a composé la musique
de Mignon, dont la jolie gavotte, les douces et
rêveuses mélodies sont devenues vite popu-
laires.
Le 13 mai 1894, on célébrait à l'Opéra-Comique
la 1 000* représentation de Mignon. Ce fut une
fête sans précédent, où le vieux maître fut
salué par les acclamations d'uu public respec-
tueux et enthousiaste. A cette occasion, il fut
nommé grand-croix de la Légion d'honneur :
c'est le premier musicien qui ait été élevé à
cette dignité, la plus haute de l'ordre. Ambroise
Thomas était, depuis 1831, membre de l’institut.
Ce grand artiste fut un homme de cœui et de
2M
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
bien et il laisse le souvenir d'une longue car- j
rière honnêtement et nob’ement remplie. Pen-
dant la guerre, il a donné un bel exemple de (
patriotisme : déjà sexagénaire, il a voulu faire j
son devoir de citoyen, prendre son rang parmi
ceux qui veillaient sur Paris assiégé; et ce fut
un spectacle réconfortant pour les plus jeunes
de voir ce vieillard monter la garde sous la
neige, avec la croix de commandeur brillant
sur sa vareuse de garde national.
On peut lui appliquer les belles paroles de
11. Lavisse que le Petit Français publiait dans
son numéro du la février dernier :
« Ceux-là aussi sont de vaillants ancêtres qui
ont travaillé dans les écoles, écrit de beaux
ouvrages, composé de beaux poèmes. Us ont
honoré l’esprit français. »
C’est ce vaillant ancêtre que la foule qui s’était
jointe au cortège est venue saluer le jour des
obsèques d’Ambroise Thomas, et M.le Ministre
de l’Instruction publique, après avoir rappelé le
rôle bienfaisant de l’artiste, qui soulage les
misères morales de l’humanité en berçant ses
chagrins par des rythmes harmonieux, a eu
raison de dire : « La Eranee tout entière,
respectueusement inclinée sur votre tombe,
vous remercie dans un suprême adieu! »
M. M.
T
Fausse alerte. — Les comédiens qui
jouaient ce soir-là à Rueil n’arrivèrent qu’extrê-
mement tard. M. de Lisieux prit plaisir aux
violons; M"” de Vendôme ne se lassait point de
voir danser mademoiselle sa fille. Enfin l’on
s'amusa tant que la petitepointedujour(c'était
dans les plus grands jours de l'été) commençait
à paraître quand l'on fut au bas de la descente
des Bonshommes, à Chaillot. Justement au pied
le carrosse arrête tout court. Comme j’étais à
l'une des portières avec .M"’ de Vendôme, je
demandai au cocher pourquoi il arrêtait et il
m - répondit avec une voix fort étonnée : « Vou-
lez-vous que je passe par-dessus tous les diables
qui sont là devant moi? » Je mis la tête hors de
la portière, et comme j’ai toujours eu la vue
fort basse, je ne vis rien. M” de Choisy, qui
était à l’autre portière avec M. de Turenne, fut
la première qui aperçut du carrosse la cause de
la frayeur du cocher; je dis du carosse, car cinq
ou six laquais qui étaient derrière criaient :
« Jésus! Maria! « et tremblaient déjà de peur.
M. de Turenne se jeta hors du carrosse au cri
de M™ de Choisy. Je crus que c’étaient des
voleurs; je sautai aussi hors du carrosse; je
pris l'épée d'un laquais, je la tirai, et j'allai
joindre de l'autre côté JL de Turenne, que je
trouvai regardant fixement quelque chose que
je ne voyais pas. Je lui demandai ce qu’il regar-
dait, et il me répondit en me poussant dü bras
et assez bas : « Je vous le dirai ; mais il ne faut
pas épouvanter ces femmes » qui, dans la vérité,
hurlaient plutôt qu'elles ne criaient. Voiture
commença un Oremtts; vous connaissez peut-
être les cris aigus do M”* de Choisy; Jl“* de
Vendôme disait son chapelet; M’’” de Vendôme
se voulait confesser à M. de Lisieux, qui lui
disait : « Ma hile, n’ayez point de peur; vous
êtes eu la main de Dieu » ; et le comte de Briou
avait eutouné, bien dévotement, à genoux, avec
tous nos laquais, les litanies de la Vierge. Tout
cela se passa, comme vous vous pouvez ima-
giner, en même temps et en moins de rien. [
AI. de Turenne, qui avait une petite épée à son
côté, 1 avait aussi tirée, et après avoir un peu
regardé, comme je vous l’ai déjà dit, il se tourna
vers moi de l’air dont il eût demandé son dîner
et de l'air dont il eût donné une bataille, avec
ces paroles : « Allons voir ces gens-là. — Quelles
gens ? n lui repartis-je ; et dans le vrai je croyais
que tout le monde eût perdu le sens. 11 me
répondit : « Effectivement, je crois que ce
pourrait bien être des diables. » Comme nous
avions déjà lait cinq ou six pas du côté de la
Savonnerie et que nous étions, par conséquent,
plus proches du spectacle, je commençai à
entrevoir quelque chose, et ce qui m’eu parut
fut une longue procession de fantômes noirs,
qui me donna d’abord plus d’émotion qu elle
u’en avait donné à M. de Turenne, mais qui,
par la réflexion que je Ils que j’avais longtemps
cherché des esprits et qu’apparemment j’en
trouvais en ce lieu, me fit faire un mouvement
plus vif que ses manières ne lui permettaient
de faire. Je fis deux ou trois sauts vers la pro-
cession. Les gens du carrosse, qui croyaient que
nous étions aux mains avec tous les diables,
firent un grand cri, et .ce ne furent pourtant
pas eux qui eurent le plus de frayeur. Les
pauvres Auguslins réformés et déchaussés, que
l’on appelle les Capucins noirs, qui étaient nos
diables d’imagination, voyant venir à eux deux
hommes qui avaient l’épée à la main, l’eurent
très grande; et l’un d'eux, se détachant de la
troupe nous crie : « Messieurs, nous sommes
de pauvres religieux qui ne faisons mal à per-
sonne, et qui venons de nous rafraîchir uu peu
dans la rivière pour notre santé. »
Nous retournâmes eu carrosse, Al. de Turenne
et moi, et nous dûmes constater, avec des éclats
de rire, que celui de nous deux qui avait paru
armé du plus grand courage et dont le visage
trahissait le moins d’émotion était précisément
celui qui se sentait le moins rassuré.
[Mémoires du Cardinal de ItelZj.
UNE BICYCLETTE DE 30 SOUS
247
Une bicyclette de 30 sous.
Depuis quelques années, l<t bicyclette est
devenue un instrument de sport intéressant et 1
à la mode — De nombreuses modifications y
ont été apportées, son commerce a pris une 1
grande extension, et les prix en ont beaucoup
diminué; malgré cela la bicyclette est souvent
trop chère pour bon nombre de ses amateurs.
Voilà qu'il vient d’être trouvé un nouveau
modèle de machine qui n'est certes pas le
dernier mot des perfectionnements de la mé-
canique, mais est le dernier mot du bon
marché, ce qui est à considérer. Elle n’a pas !
été construite par un savant ingénieur, mais
par un jeune garçon que le désir a rendu ingé-
nieux. Rêvant de posséder une bicyclette, mais J
dans une situation sans doute trop modeste
pour s’en procurer une chez le bon faiseur,
f. Dodson, qui est âgé de quatorze ans et
Américain, naturellement, a fabriqué lui-même
toutes les pièces de la machine qui sont en
bois. La selle, formée de bandes de cuir, est
munie d une vis qui permet de les tendre quand
elles se relâchent. La roue est en bois égale-
ment, et la chaîne de transmission est rem-
placée par une courroie de cuir percée de
trous. Et le tout, façonné et ajusté, revient à
environ I fr. 80.
Certes cela est moins léger que les bicyclettes
de courses, moins confortable que les machines
à pneumatiques, mais c'est si solide ! Quelques
personnes, en regardant notre gravure, trouve-
ront peut-être la plus récente création de l’in-
dustrie du cycle d'un style un peu bien primitif
et disgracieux comme bicyclette de daine.
Mais on ne peut pas avoir tout à la lois, et c'est
déjà bien beau que ce petit échafaudage de 30
sous roule et se tienne en équilibre. Le proprié-
taire-constructeur a parcouru avec sa» bécane »
d'assez longs espaces; il a même, nous dit-on,
traversé New-York au milieu de l'active circu-
lation des voitures.
Si l'on en croît le dessin, le chemin que suii
j la bicyclette dans sa marche n'est pas, il est
j vrai, toujours parfaitement rectiligne; mais
j qu’importe! par ce chemin sinueux le jeune
I inventeur arrivera peut-être à la gloire? P. P.
248
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
Madagascar (Suite)'.
L’ambulancière de
wr, voici quelle lut la revanche de l'oncle
Daniel. Le lendemain même de sa visite malen-
contreuse au quartier général, il repartait pour
Manakarana, où il restait quelques jours ; puis
un beau matin il reparut eu rade de Majunga,
à la tète d'une véritable petite flotille, composée
de bâtiments de toute sorte, baleinières, cha-
lands, pirogues,, chaloupes, boutres arabes,
avec pour vaisseau amiral un brick marchand,
la Ville de Paris. Toutes ces embarcations,
petites ou grandes, étaient montées par envi-
ron six cents indigènes, recrutés moitié dans le
personnel des comptoirs du vieux négociant,
moitié dans la région avoisinant Manakarana,
grâce aux cordiales relations qu’il entretenait
avec les chefs des principaux villages. Tout
ce monde débarqua en bon ordre sous la sur-
veillance de Daniel, puis, après s'être formé
en cortège, traversa la ville au milieu de la
curiosité générale et vint se masser devant la
petite maison indienne habitée par Henri et sa
sœur, où leur oncle était également descendu.
Quant à celui-ci, il se rendit directement à la
Résidence ; il y arriva juste au moment où le
colonel Lebreton en sortait pour monter à che-
val et prendre la tète d'une petite colonne qui
partait en reconnaissance dans la direction de
Marovoay. Avec son aplomb ordinaire, le vieux
colon s’approcha en soulevant son chapeau.
— C'est encore vous, monsieur? dit le Colonel
d'un air rogue, en reconnaissant son original
visiteur de la semaine précédente.
— Oui, mon Colonel! répondit l'oncle Daniel,
sans se laisser démonter par cet accueil glacial.
Vous m'avez demandé l'autre jour si j’avais des
bateaux à vous offrir pour remplacer ceux qui
vous manquent et des auxiliaires indigènes
pour vous tenir lieu de ceux dont vous avez
besoin. Je ne vous ai rien répondu sur le
moment! mais aujourd'hui je viens vous dire
qu'il y a en rade de Majunga, à l’heure qu'il
est, un brick marchand, cinq chalands, deux
baleinières, vingt-cinq pirogues, dix chaloupes
et dix-huit boutres arabes de cinquante tonnes
chacun, le tout m'appartenant ou loué par moi;
qu'en outre, devant la maison que j’habite, au
quartier de .Marofotonu, six cents indigènes
vigoureux et bien portants, amenés par moi
de Manakarana ou des environs, se trouvent
réunis. Embarcations et indigènes sont à
votre service, mon Colonel, et attendent vos
ordres.
— Ah ! lit le Colonel en montant sur le cheval
qu’un planton lui amenait, et, regardant le
vieux Daniel en face, il ajouta ce simple mot :
Combien?
Daniel devint cramoisi jusqu'à la racine des
cheveux; mais, se contenant ;
— Mon Colonel, dit-il, je me nomme Daniel
Berthier-Lautree , négociant à Manakarana.
Rien que j’aie quitté mon pays depuis de lon-
gues années, je n'en suis pas moins resté aussi
bon Français, aussi bon patriote que personne.
Je ne vous vends, ni ne vous loue mes bateaux,
ni mes hommes; je les mets simplement à
votre disposition, sans vous de mander pour cela
aucune rétribution ni indemnité.
Ceci fut dit avec une si parfaite dignité que
le Colonel en fut retourné du coup. Jetant les
guides de son cheval au planton, il mit pied à
terre et, tendant la main à l’oncle Daniel :
— Pardonnez-moi, monsieur Bertliier-Lau-
trec, lui dit-il avec une cordialité émue. Jusqu’à
présent je n'ai guère vu dans ce pays que des
pêcheurs en eau trouble, et des mercantis à
l'affût de quelque coup à faire. Si je vous disais
que ce. matin même j'ai fait jeter à la mer
cinquante caisses de mauvaise absinthe et
d’autres liqueurs abominablement falsifiées.
Vous m'excuserez donc de n’avoir pas cru tout
d’abord à un désintéressement aussi... insolite.
Vos généreuses propositions vont nous rendre
un très grand service; je les accepte donc avec
reconnaissance et vous remercie, monsieur
Berthier-Lautree, en mon nom personnel et au
nom de la France.
Puis, devenus les meilleurs amis du monde,
le Colonel et Daniel prirent divers arrangements
pour tirer parti le plus rapidement et le plus
avantageusement possible des embarcations et
des six cents homjnes mis à la disposition des
divers services de la Marine et de la Guerre.
— C’est égal, dit le bon Daniel en racontant la
chose à Henri, si tu avais vu la tête du Colonel
quand il a reconnu qu’il s’était fourré le doigt
dans l'œil sur mon compte, c’en était comique.
Je m'étais promis d’avoir ma revanche ; je l’ai
eue et complète.
Mort du colonel Gillon.
Le capitaine Gaulard n'avait pas oublié la pro-
messe qu’il avait faite à Henri de le rappeler au
souvenir du colonel Lebreton. Sans doute aussi
celui-ci saisit l'occasion de remercier l’oncle en
faisant plaisirau neveu. Toujours est-il que quel-
ques jours après Henri recevait par un planton
du quartier général sa commission régulière
1. Voir le h® 373 du Petit Français illustré, p. 230
249
L'AMBU L \NCIÈHI!
d’attaché, à titre auxiliaire, au service des ren-
seignements de la première brigade.
Henri était ravi; U allait donc pouvoir trou-
ver l’application de ses connaissances spé-
ciales, de son patriotisme et de son activité.
Ce qui, dès le premier jour, le frappa d'une
réelle admiration, ce fut l’entrain inaltérable
des soldats, leur gaîté poussée parfois jusqu'à la
gaminerie, au milieu des circonstances les plus
pénibles, échangeant entre eux des lazzi, ou
chantant des couplets grotesques sur ■■ Madame
Gascar .1,— la seule manière logique, disaient-ils,
de prononcer Madagascar —, ou sur « Ramasse-
l-on-Bazar » comme ils appelaient Ramasomba-
zaba. le féroce gouverneur du Boueui, comman-
dant en chef des troupes de cette province.
Quand les voitures en fer dites voitures Lefebvre
restaient en plan dans un passage trop difficile,
ils poussaient en riant à la roue, apostrophant
de belle façon les malheureux conducteurs
kabyles, donnant à la fois le coup d’épaule et
le coup de langue. Les officiers étaient les
premiers à montrer à leurs hommes l’exemple
du dévouement et de l’endurance, prenant la
pioche eux-mèmes ou poussant la brouette,
aün de remonter le moral de ceux que la
fatigue finissait par abattre. Mais ce qui aurai!
mieux valu encore pour faire oublier aux
hommes toutes leurs épreuves, c’eût été une
bonne rencontre avec l’ennemi, et jusqu'ici il
ne semblait aucunement pressé de se montrer.
Le Général aurait voulu pousser immédia-
tement jusqu’à Marovoay. Malheureusement,
des pluies incessantes jointes aux marées
d’équinoxe ayant considérablement grossi le
lit du fleuve Betsiboka et inondé ses rives, il
n’y avait plus moyen de se faire accompagner
par l’artillerie, et cependant elle était d’autant
plus indispensable que les canonnières de
haute mer ne pouvaient pas aborder en face de
Marovoay Dans ces circonstances le Général
préféra remettre à un peu plus tard l’occupa-
tion de cette place; puis, comme il ne voulait
pas imposer à ses soldats un séjour prolongé
au milieu des palétuviers et des marais de
Miadana, il rentra avec eux à Majunga, laissant
seulement à Maliabo et à un autre village
nommé Mevarano un nombre d'hommes suffi-
sant pour conserver les avantages que sa
marche hardie lui avait valus.
La semaine suivante le temps étant rede-
venu plus favorable, il reprit les opérations.
Les Hovas ne tinrent pas devant l’élan de nos
troupes, et se sauvèrent dans toutes les direc-
tions. Dans la place si rapidement enlevée
on trouva une mitrailleuse, vingt canons,
deux mille obus, plus quinze cents bœufs envi-
ron et de forts approvisionnements de riz. O11 y
trouva en outre les somptueux costumes mili-
taires que Ramasombazaha revêtait dans les
)E MADAGASCAR
grandes circonstances, la sagaie d'argent qui
était l’insigne de sa dignité et jusqu'à une
correspondance volumineuse qu'il n’avait pas
eu le temps d’emporter avec lui dans sa fuite
précipitée.
Aussitôt après la prise de Marovoay, le géné-
ral Metzinger, apprenant l'arrivée de l'affrété
Nolre-Damc-du-Sahtt, h bord duquel le général
Les soldais ppfparaieul la roule sur le passage des voilures.
Duchesne avait pris passage, se hâta de revenir
à Majunga pour remettre le commandement
au Général en chef du corps expéditionnaire.
Du premier jour, le général Duchesne se
montra l’homme de la situation : chaque ser-
vice reçut des instructions nettes et parfaite-
ment limitées ; les multiples travaux de Majunga
reçurent une impulsion nouvelle et énergique.
Puis, voulant tout voir par lui-même, le
Général moiita à cheval et visita minutieuse-
ment la ligne des postés échelonnés sur la
route entre Majunga et Marovoay; partout
son premier soin fut d’examiner les instal-
lations du service de la Santé et de rappeler
aux officiers que ce seraient ceux qui auraient
le moins de malades qui seraient les mieux
notés ; il recommanda de prendre les précau-
tions les plus rigoureuses contre le soleil
et donna les instructions les plus sévères
pour qu'en aucun cas, malgré le manque
presque absolu des moyens de transport, les
troupes ne fussenl à court de vivres. Cette acti-
vité infatigable, cette conscience scrupuleuse
qui ne négligeait rien rendirent le Général
rapidement populaire auprès des soldats, heu-
reux de voir leur chef se prodiguer sans
2a0
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
compter, et partager leurs fatigues comme le
plus jeune des sous-lieutenants. Seuls, les
débitants de boissons qui s'étaient abattus
comme une pluie de sauterelles dans les cases
de Majunga firent la grimace, car la vigilance
du commandant en chef ne laissa pas que de
contrarier singulièrement le développement
menaçant de leur industrie. Ces sages précau-
tions étaient d'autant plus indiquées que l'état
sanitaire, par suite de la prolongation anor-
male de la mauvaise saison et plus encore de
Les tirailleurs algériens à Murovoay.
la nécessité où Ton s’était trouvé de faire
camper les troupes dans des régions maréca-
geuses et de les employer a l’établissement de
la route, prenait une tournure inquiétante. Les
compagnies du génie étaient les plus éprou-
vées, avec les tirailleurs algériens et le
200« de ligne.
Ce régiment, composé généralement de
volontaires trop jeunes, avait heureusement
pour chef un homme de haute valeur, aussi j
vigilant pour ce qui concernait le soldat que
prêt à payer de sa personne en toutes cir-
constances, le colonel Gillon. Avant de quitter
Marseille, le colonel Gillon avait pris soin de
faire distribuer à chacun de ses hommes une
courte note relative aux mesures d’hygiène à
observer au cours de l'expédition.
« A Madagascar, disait cette note, vous aurez
il vous défendre contre trois ennemis bien plus
redoutables que les Hovas : le soleil, la lièvre
et la dysenterie.
« Contre ces trois ennemis vous avez le
casque, l’eau bouillante et la ceinture de
flanelle.
« Vous ne devrez jamais sortir sans casque,
car même sous un ciel nuageux le soleil est I
mortel. Dans les haltes nevous couchez jamais
sur la terre qui est plus chaude que l’air et
vous empoisonnerait par ses miasmes. Bornez-
vous, pour vous reposer, à vous asseoir surle sac.
« Vous ne sortirez jamais à jeun et ne boirez
que de l’eau bouillie avec du thé et du café.
« Pour éviter les refroidissements du ventre
et conséquemment la dysenterie, vous ne
quitterez pas votre ceinture de flanelle.
« Voilà ce qu’il faut faire.
« Ce qu’il ne faut pas faire sous aucun pré-
texte, c’est boire de l'alcool et
manger des fruits qui, même
s'ils ressemblent aux nôtres,
renferment de violents poi-
sons.
« Eu suivant ces recom-
mandations, vous reviendrez
en Francepourla récompense
de vos victoires. »
Hélas ! en dictant ces con-
seils si pratiques, si judi-
cieux, l’excellent colonel Gil-
lon ne se doutait pas qu’il
serait lui-même une des
premières victimes de ce
climat meurtrier, contre le-
quel il mettait si bien en
garde ses soldats.
On a su depuis, du reste,
qu’il souffrait déjà depuis
deux ans d’une maladie d’en-
trailles. Lorsqu’il avait été
désigné pour commander
le 200” de ligne qu’on allait créer de toutes pièces
avec des volontaires pris dans divers régiments,
il était à Rayonne, à la tête du 49' de ligne. Au
moment de partir pour rejoindre son nouveau
poste, il avait consulté le médecin-major de
son régiment, qui lui avait répondu :
— Mon colonel, c’est la vérité que vous me
demandez? Mon devoir est de vous la dire.
Dans l’état de santé où vous vous trouvez,
partir pour une campagne aussi pénible que
sera celle de Madagascar, c’est aller volon-
tairement au-devant de la mort.
— J’ai été choisi sur mes notes par le général
Duchesne, avait répliqué le colonel. Je ne puis
refuser un poste d’honneur. C’est mon devoir
que j'accomplis. Advienne que pourra!
Le médecin-major du 49° n’avait que trop
raison. Dès le départ de Marseille et surtout
pendant la traversée de la mer Rouge, l’état
du colonel s’était sensiblement aggravé; et,
lorsque Y Uruguay , à bord duquel il se trouvait,
arriva à Majunga, le malheureux officier
débarqua dans de bien mauvaises conditions
pour résister efficacement aux inévitables
épreuves de l'acclimatement.
(A suivre). A. B.
Ce gros malin de Camember.
— Oh! 'nais ça c’est une belle pipe... parce que c'est vous,
je vous la laisserai à 4fr. 50, Mais j’y perds, M’sieu le sipeur,
j’y perds.
Camember trouve la somme un peu forte pour ses faibles
ressources
Tout à coup Camember sort de sou abîme et émerge de son
océau. lia éclair de génie illumine sa mâle physionomie. —
<< Je crois, s'écrie-t-il, que j’ai trouvé le moyen de remplacer
Dagoberle d une façon economique' »
El Camember attendit patiemment le mois de décembre -
— Mamz’elle Victoire, que nous sommes au 30 décembre et
que je m'ai subjugué à votre vis-à-vis d'él rennes et autres à
seule lin de vous parfumer de l'admiration mstampétueuse dont
à laquelle j'ai celui de me pavoiser en regard de vos veux de
tir tourelle.
— Che suis gonf.ise, monsieur C.ameinpro ’
4lors Camember se plonge dans un abîme de perplexités et
nage dans un océau d’iuccrlitudes. — « f/est cher, se dit-il, il
faht cependant que je remplace Dagoberte. » C'est sa vieille pipe
que l’ingénieux sapeur désignait sous ce nom parce qu’elle av.-ut
jugé à propos de se culotter de travers.
— Sfsieu l’épicier, vous n aurenez pas des bonbons qu’il y
en aurait beaucoup pour pas cher
— Si fait, militaire, nous en avons depuis 0 fr. ;>ü ledcmi-kilo.
— Voilà justement mou affaire! donnez-m’eu un demi kilo.
— Oh ! je vous parle de pipes comme je vous dirais « mou sac » .
tout simplement pour vous dire qu’il y a dos i loques pipes chez
manie l dosie (gros malin, va ' ).
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
Duel de locomotives. — l a locomotive !
joue un grand rôle dans l'imagination des Amé-
ricains : c'est une vérité dont sont convaincus les j
lotit jeunes leclëurs de Jules Verne. Naguère, les
Yankees organisaient une course de bicycle contre
locomotive; ils ont fait mieux. Les partisans des
locomotives électriques et à vapeur discutaient
furieusement a Chicago, lorsqu'ils eurent l'idée
d’un duel entre les deux machines les plus
«< représentatives » de chaque type. On attacha
ces deux machines dos à dos et, à un signal
donné, on les lit tirer en sens contraire. La loco-
motive électrique fut honteusement entraînée
par sa rivale à vapeur, que les électriciens dédai-
gneux déclaraient pourtant condamnée à s'échouer
bientôt, instrument archaïque, dans quelque
musée rétrospectif. Des paris énormes ont été
gagnés et perdus sur ce duel pour le championnat
de la locomotive.
*
* * ,
An polo eu l Millon. — Sans attendre qu on
ait des nouvelles certaines de M. Nansen, parti 1
à la découverte du pôle nord, on organise en ce !
moment une autre expédition dans le même
bul, qui provoque un très vif intérêt dans le
monde scientifique.
Un aérostat, d’une force ascensionnelle capable ;
de porter l’explorateur, M. André, et deuxcompa- |
gnons, sera gontlé et lancé des îles du Spitzberg, .
au commencement de l’été de 1896. Le ballon
emportera, y compris le lest, les vivres et les
instruments d'observation, un poids de 3 000 kilo-
grammes; son imperméabilité calculée lui per-
mettrait un séjour de trente jours en l’air, il a
élé payé o 1000 francs et serait, dans une cer-
laine mesure, dirigeable. Mais M. André compte
.partir un jour ou le vent soufilera du sud, et croit, j
d’après la théorie acceptée des mouvements
cycloniques, qu’une bourrasque venant du nord
le rejettera adroite, sur les côtes de la Sibérie.
En cette prévision, il apprend en ce moment
les dialectes des peuplades tongouses qui habitent
ces contrées.
L'un des ascensionnistes de cette expédition
si extraordinairement aléatoire et périlleuse est
le géologue Eckliolm, nouvellement marié.
Md,° Eckholm,*fue son mari est venu récemment
chercher en France, avait sollicité l’honneur de
partager les dangers du voyage. On n’a pas pu
ou voulu le permettre et elle accompagnera seu-
lement les voyageurs à Norskear, où aura lieu,
en août probablement, le départ du ballon.
Le roi de Suède a prévenu les Esquimaux qu’ils
verront passer dans le ciel un objet de forme
extraordinaire, afin que, avertis, iis ne s’effraient
pas.
*
* *
Comment Kuonaparte devint Bona-
parte. — Le 27 mars 1796 le futur empereur
arrivait à Nice pour prendre en remplacement
de Schérer le commandement suprême de l’armée
des Alpes. Et ce jour-là il signa Bonaparte pour la
première fois.
*
*• *
Mot d'enfant. — Bien imprévues, les réllexions
de Toto : eu jouant, il se donne un coup dont la
place noircit à vue d'œil.
C’est moi qui ne voudrais pas être nègre!
s’écrie-t-il. Ça fait si mal quand on a seulement
un tout petit bout de la peau noir!
RÉPONSES A CHERCHER
Cbarade.
Mon premier appelle à la chasse
Stop qui saute hors de mon dernier
L'architecte cherche la place
Où doit figurer mon entier.
*
* *
Problème de nom* locaux — De quel
nom désigne-t-on les habitants :
tu De Draguignan : 2° de Pamiers ; 3° de Pontar-
lier; 4° de Pout-à-Mousson ; 5° de Lavaur; 6° de
Lons-le-Saunier; 7° de Meaux; 8° de Nancy;
9° de Neufchâteau.
Mot carré.
D’abord une prohibition
Puis un chef a la mine Gère
Un mot marquant la possession
Et pour finir, une rivière.
RÉPONSES AUX QUESTIONS OU NUMÉRO 373.
I. Question historique.
Caliqula (Caïus-Cæsar-Augustus-Gormanicus) est le troi-
sième des Douze-Cosars. Fils de Germanicus et d'Agrippine, il
se rendit célèbro par ses cruautés et ses excès inouïs. Il
périt, après quatre ans de règne, assassiné per un parti do
conjurés dont sou odieuse conduite avait attiré la vengeance.
Son enfance s'était passée dans les camps romains, et ce
furent les soldats qui lui donnèrent le surnom de Caligula
{petite calige) parce qu il portait la caliga , chaussure de l’in-
fanterie romaine.
II. Question littéraire.
Cos vers furent écrits par Boileau pour mettre au bas du
portrait de Racine, le grand poeto tragique. Racine naquit on
1639 à La Ferté-Milou. Fils d'un contrôleur du grenier à sel,
I d fît, à Port-Royal, de solides études et étudia partieulière-
■ nient les poètes latins et grecs. Deux odes lo firent connaître
dos lettrés et le mirent do bonne heure on relation avec
Boileau, Molière ot La Fontaine. Racine fit jouer successive-
ment La Thébaïde, Alexandre, Andromnque, Les Plaideurs ,
Brilannicus , Bérénice, Bajazet, Mithridate , Iphigénie, Phèdre.
— Esther |lil8«) et Athahc (1691), tragédies tirées de l'Écriture
sainte, furent jouées par les demoiselles de Saint-Cyr.
Boileau professait pour les œuvres de Racine lapins grande
admiration, et lorsque l'apparition de Phèdre et d ’Athalie
souleva contre Racine ot la cour et la ville. Boileau soutint
jusqu'au bout son ami.
Racine, outre son thé&tro, a laissé des cantiques spirituels ,
des épigrammes , des discours académiques, un Abrégé de l' His-
toire de Port-Royal, etc... Il mourut en 1699.
III. Onomatopées.
On appelle onomatopée un mot dont lo sou est imitatif do la
chose qu’il signifie. C'est ainsi que le nom do coucou a été
donné au chant de certain oiseau et à cet oiseau même par
imitation de son chant. Ainsi les onomatopées proposées
expriment respectivement .
Lo bruit d’un liquide s'échappant d'une bouteille. — Le
bruit produit par des corps sonores qui s'entrechoquent. — Le
bruit occasionné par un mouvement régulier. — Le bruit
fait par un chat pour marquer son contentement. Un bruit
soudain répété souvent. Le bruit produit par un mauvais
violon, ot, par suite, un mauvais violon.
IV. Métagramme géographique.
Le Gérant : Mauricic TARDIEU
Joute demande de changement d'adresse aoit être accompagnée <ie l'une des dernières bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8" année. — N» 375
10 centimes.
2 mai 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L ambulancière de Madagascar — Marguerite monte en filanzane-
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
2 ii
L’ambulancière de
Malgré cela, tout entier à ses devoirs de chef, il
se prodigua pour entraîner ses hommes, organi-
sant dans tous ses détails la marche du régiment
vers l’intérieur, surveillant lui-même l’installa-
tion des campements et leur ravitaillement. Bien
qu’épuisé par la dysenterie, il ne voulut laisser
à personne le soin de conduire son cher régi-
ment à Marovoay et prit une part brillante aux
opérations; mais il avait trop présumé de ses
forces : vaincu par le mal, il dut entrer à l’infir-
merie volante organisée dans le Rova même de
Marovoay. Refusant encore de croire à la
gravité de son état, il se fit simplement
porter comme malade à la chambre et continua
de gérer le 200" et d’expédier les affaires cou-
rantes.
Quelques jours après, cependant, malgré son
indomptable énergie et son désir de garder le
commandement de son régiment, il fallut
bien qu'il se soumît aux prescriptions for-
melles du médecin-major et qu’il consentît
à se laisser transporter à l'hôpital. Il y arriva
très fatigué, et navré surtout d’ètre obligé
de quitter son cher 200*. Dès le lendemain,
son état s’étant encore aggravé, on jugea
indispensable de le transporter à Majuuga, où
l’on serait plus à même de le soigner comme il
avait besoin de l’être.
Sans débarquer à terre, il fut transbordé
aussitôt sur le transport le Shamrock, trans-
formé en hôpital militaire. Mais, en dépit des
soins empressés qui lui furent prodigués,
le malheureux officier était trop affaibli par
l’extraordinaire dépense d'énergie qu’il avait dû
faire depuis le commencement de sa maladie
pour pouvoir se rétablir; il mourut dans la nuit
du 12 au 13 juin, moins encore de son mal que
de la patriotique obstination avec laquelle il
avait lutté contre lui pour conserver son com-
mandement.
Il fut enterré le 13 juin au cimetière
européen de Majunga. A ses obsèques, une
émotion intense étreignit tous les cœurs, et
plus d’une moustache grisonnante sut mal dis-
simuler les grosses larmes qui coulaient des
yeux sur le passage du vaillant et malheureux
colonel, derrière lequel un groupe d’officiers
portait une immense feuille de palmier en guise
de drap mortuaire.
Les opérations ne pouvant être interrompues,
le lieutenant-colonel Bizot, qui avait pris pro-
visoirement le commandement du 200", pendant
la maladie de son chef, fut désigné pour lui
succéder définitivement.
Madagascar (suite)'.
Vigoureux officier, chez lequel l’énergie virile
et l’esprit de décision se rencontrent à un degré
éminent, militaire dans l’âme, «troupier fini »,
très tolérant en même temps et plein de solli-
citude pour ses subordonnés, le colonel Bizot
était l’homme le plus propre à déployer les
qualités de commandement indispensables dans
les douloureuses circonstances que son régi-
ment venait de traverser, et à maintenir le
moral et l’entrain de ses hommes.
Suivant l’expression du pauvre colonel
Gillon, le commandement du 200” était entre
bonnes mains.
Une ambulance improvisée.
Mise au courant, par une lettre de son frère,
des tristes phases et du fatal dénoûment de la
maladie du pauvre colonel, Marguerite Berthier
en fut douloureusement affectée. Elle savait
déjà, toujours par Henri, que les cas de fièvre,
d'anémie paludéenne, de dysenterie, devenaient
de plus en plus fréquents et que les services de
Santé commençaient à être fort occupés. Son
oncle se rendait à Majunga une fois par semaine
au moins pour avoir des nouvelles, et en
rentrant il lui faisait des récits qui la terri-
fiaient. L’affluence des malades fournis par
les corps d’avant-garde, surtout par ceux
employés à l’établissement des routes et des
ponts, par le génie et le 200” de ligne, tournait
à l’encombrement. Les médecins ne savaient
plus où donner de la tête.
Le cœur navré, Marguerite se désolait de ne
rien pouvoir pour soulager toutes ces misères ;
elle aurait voulu se dévouer à ces pauvres
malades, s'employer à les soigner, essayer de
les guérir, ou tout au moins d’adoucir leurs
souffrances. Elle ne pouvaitplus penseràautre
chose ; elle voyait dans son imagination les
visages émaciés de ces malheureux soldats,
abandonnés presque sans soins, malgré le zèle
du personnel médical, et attendant, tout grelot-
tants de fièvre, qu’il y eût un coin de libre
dans un des hôpitaux. Enfin elle n’y tint plus ;
un matin elle déclara à son oncle qu’elle avait
décidé d’installer une ambulance, ou un sana-
torium plutôt, dans leur maison de Maevasamba,
abandonnée depuis l’ouverture de la campagne
sous la garde de quelques domestiques de
confiance, mais demeurée en état, toute meu-
blée, tout aménagée, prête en un mot à être
habitée. Stupéfait, le vieux Daniel leva furieu-
sement les épaules.
1. Voir le n« 374 du Petit Français illustré, p. 248.
L'AMBULANCIÈRE DE MADAGASCAR
25o
— Mais, mon petit (c'était le mot dont il se
servait le plus souvent quand il s’adressait à sa
nièce), s’écria-t-il ; une ambulance ! c’est toute
une histoire à installer, à diriger, à entretenir !
Tu n'y penses pas ?
— Je ne pense qu’à cela, au contraire, mon
cher oncle; et ce n'est qu'après de mûres
réflexions que je me suis décidée.
— De mûres réflexions, toi, mon petit! Tiens!
Tu m'amuses avec tes mûres réflexions !
— Voyons, mon oncle, ne vous laites pas
— Oui, oui, le meilleur des administrateurs,
l'administrateur idéal.
— Au moins, peut-on savoir...?
— Et qui pourrait-ce être sinon vous, le plus
charitable et le plus généreux des hommes,
avec vos vilains airs bougons? s’écria la jeune
fille, en se jetant au cou de son oncle.
Puis, sans laisser au vieux Daniel, complè-
tement ahuri, le temps de se remettre, elle
ajouta:
— Oui, oui, je vous connais mieux que per-
plus méchant que vous n'êtes et éeoutez-
moi. D’abord, vous savez que la maison
est grande ; ce n'est donc pas la place qui
nous manquera. Le rez-de-chaussée et le
premier pourront aisément, à eux seuls,
loger dix malades, chacun dans sa cham-
bre. — Oh ! j’ai fait mon compte, j’ai mes
dix chambres, en supprimant, bien en-
tendu, le vestibule, le salon et la salle
à manger.
— Et ta chambre, à toi? tu la supprimes
aussi?
— Bien sûr. Moi, je suis solide et bien
portante. Je m'arrangerai un petit coin
n'importe où. Mais laissez-moi continuer.
Au deuxième, je compte que nous pour-
rons installer dix autres chambres, dont
trois à deux lits. Ça nous fait donc vingt-
six lits de disponibles. La salle de bains,
la salle de douches sont toutes prêtes. La
pharmacie, je la mets dans la serre.
— Tu mets la pharmacie dans la serre!
C'est parfait ! Et les remèdes, c’est toi qui
les fabriqueras, dans la serre, et qui les
appliqueras aussi sans doute? Tu seras
à la fois le pharmacien, le médecin et le
reste?
— Je serai simplement l'infirmière. Le
médecin, ce sera notre excellent docteur
Hugon. Et je suis sûre qu'au lieu de se mo-
quer de moi comme vous, il ne demandera qu'à
m'aider, lui. Il est assez malheureux qu'ou n ait
pas voulu accepter ses bons offices au quartier
général, sous prétexte que le service de Santé
était au grand complet.
— Alors tu crois sérieusement que Hugon,
en admettant qu'il consente, et toi, vous suffi-
rez à faire marcher une ambulance?
— Oh ! ça, non. Il nous faut encore quelqu’un
qui ait l’habitude de commander et de diriger,
quelqu’un d'intelligent, d'actif, de pratique,
pour se charger de toute la partie adminis-
trative, s’occuper des approvisionnements,
recruter et gouverner le personnel, etc.
— Enfin tu avoues que tu ne suffiras pas à
tout ; c’est heureux.
— Bien entendu. Mais ce n’est pas là ce qui
m'inquiète. J’ai mon affaire sous la main.
— Ah ! Tu as ton affaire?
Transport du colonel Gillon à terre.
sonne, mieux que vous-même ; et c'est pour
cela que je vous aime, malgré vos gros sourcils
froncés. Vous avez beau toujours gronder,
je sais parfaitement que non seulement vous
n’avez jamais dévoré personne, mais que bien
au contraire vous seriez plutôt homme à em-
jiêcherles gens d'être dévorés. Est-ce que vous
n'avez pas été le premier, après avoir crié
comme un sourd contre la façon dont l'expé-
dition avait été préparée et engagée, à courir
à Majunga vous mettre à la disposition du
Général, vous, vos bâtiments, votre personnel
et tous les Comoriens, les Somalis et les
Makoas que vous aviez pu recruter autour de
vous? Et maintenant, monsieur mon oncle,
voyons si vous aurez le courage de me dire en
face que vous refusez d’ètre le directeur,
l'administrateur, l’économe, le factotum , le
vrai maître en un mot de notre ambulance.
Le vieux Daniel adorait sa nièce, et si parfois
230
LH PETIT EU AN ÇA IS ILLUSTRE
il lui résistait il n'en Unissait pas moins par
faire ce qu'elle voulait, il est vrai qu’elle était
adorable, cette petite Marguerite, et que jamais
elle ne voulait que des choses bonnes et géné-
reuses. Attendri par le touchant emballement
de la jeune fille plus encore que convaincu par
son argumentation, il céda, comme toujours;
tout au plus essaya-t-il de couvrir sa retraite
par un semblant de protestation.
— Écoute, mon petit, dit-il, puisque tu tiens
tant à ce que je sois le directeur de ton ambu-
lance, je ne demande pas mieux que d’essayer.
Nous verrons bien ce qui sortira do tout cela et
lequel aura finalement raison, ou d'une petite
folle comme ma nièce, ou d’une vieille bête
comme ton oncle.
— A la bonne heure ! Vous voilà redevenu
tout à fait gentil. J'étais bien sûre que vous ne
vous feriez pas prier trop longtemps.
— C'est bon! c’est bon! Et alors, mademoi-
selle l'infirmière, quand comptez-vous com-
mencer?
— Quand? Mais tout de suite
— Tu nous laisseras bien le temps de nous
retourner?
— Mais pas du tout, au contraire. Pensez
donc à ces convois de malades qui arrivent
tous les jours de l'intérieur, — c'est vous qui
me l'avez raconté — et qui encombrent les
hôpitaux, les ambulances et le sanatorium.
Est-ce que ça ne vous serre pas le cœur de pen-
ser qu'en ce moment peut-être un brave petit
marsouin ou un pauvre légionnaire va mou-
rir, faute de place, à la porte de l'hôpital?
Quand nous n'en sauverions qu’un seul, mon
oncle, ne croyez-vous pas que nous serions
largement payés de nos peines?
— Alors?
— Alors, mon bon oncle, demain matin nous
partons tous les deux pour Maevasamba, oii
nous mettons rapidement tout en ordre. Au
fait, si nous emmenions le docteur Hugon, il
pourrait nous donner de bons conseils pour nos
arrangements; il verrait en même temps ce
qui pourrait manquer à notre stock de médi-
caments. Puis, quand tout sera prêt, vous
repartirez bien vite et vous gagnerez Majunga,
où vous irez trouver le directeur du service de
Sauté — qui vous connait bien, d’ailleurs — et
vous lui direz : « Mon cher docteur, je viens
vous informer que nous avons installé à Mae-
vasamba, dans une situation exceptionnelle-
ment favorable, une ambulance, un sanato-
rium, — dites un sanatorium, ça le flattera,
cet homme de l’art! — largement pourvu de
tout, et prêt à recevoir vingt-six convales-
cents, qui y trouveront tous les soins néces-
saires à leur état, sous la direction d'un excel-
lent praticien, le D' Hugon. Conliez-nous donc
ceux de vos malades en voie de guérison qu'un
changement d'air achèvera de remettre; cela
vous fora de la place pour les autres et nous
nous engageons à vous rendre au bout d’un
mois ou deux vos pensionnaires plus forts et
plus solides que jamais. Et pour cela nous ne
vous demandons rien du tout; c’est pour le
plaisir et pour l'honneur que nous travaillons. »
— Tiens! mon' petit, tu es un ange! dit le
vieux Daniel eu embrassant sa nièce. C'est
entendu; tout ce que tu voudras, on le fera.
Dès le lendemain matin, suivant ce quelle
avait décidé, la future infirmière montait dans
son filanzane, accompagnée de son oncle et du
Ir Hugon. Celui-ci avait accepté tout de suite le
rôle et la mission qui lui avaient été attribués ;
depuis la mort de madame Berthier-Lautrec,
qu'il n'avait pu empêcher, ayant été prévenu
malheureusement trop tard, il s'était attaché
profondément à Marguerite et jamais il n'aurait
eu le courage de lui rien refuser.
Quant à l'oncle Daniel, il était maintenant
plein d’enthousiasme. Il ne se souvenait même
plus d’une seule des réserves qu'il avait faites
de prime abord. 11 était ravi de la perspective
du bien à faire et des services à rendre, et puis
aussi de l'aliment que cela devait donner à son
activité naturelle, condamnée au repos depuis
l'interruption du mouvement commercial.
Le surlendemain de leur départ de Manaka-
rana, nos voyageurs arrivaient à Maevasamba,
mi ils trouvaient tout en fort bon état. Comme
l'avait prévu Marguerite, il suffirait de quel-
ques jours pour approprier la maison à sa
nouvelle destination.
ta
POUM ET LE ZOUAVE
257
Poum et le zouave.
Poum, gentleman de huit ans, friand de tar-
tines et gobe-la-lune, menait dans un grand
jardin une vie de langueur fiévreuse, un songe
continu dont la rêvasserie, les yeux ouverts,
ne différait pas sensiblement des rêves qu'il
formait la nuit, les yeux clos. Des jeux, des
gourmandises, des craintes, l'émerveillement
et la stupeur de vivre, des désobéissances, un
éloignement des siens, qui le grondaient, un
attrait pour les domestiques et les animaux,
tissaient de sensations nuancées la trame
vivante de sa mince personnalité
Il s’ennuyait fort, un jour que ses parents
l avaient laissé par pénitence à la maison, et il
avait épuisé toutes les ressources de son esprit
inventif, tracassé le chien, rempli ses souliers
à la pompe, eu très peur d'un cafard, bâillé aux
mouches, craché dans le bassin, appelé de tout
son désir, puis voué à l'exécration son amie
Louisette, parce quelle ne venait pas, humé en
l'air les cheveux pommadés de la petite fille,
rêvé qu'il était le Pape, décidé qu'il serait
soldat et qu'il couperait les têtes des ennemis,
convoité pour le jour de l'an une boîte à
musique, appelé mentalement son vieux pro-
fesseur, le père Moinot, un « sale moineau »,
récité la leçon du lendemain : « Les fleuves
principaux delà France sont . sont.. », sans en
18
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
pouvoir déclarer un seul, sur quoi, un dégoût
précoce de tout l'avait envahi, et avec l’extra-
vagance d'un Néron qui aurait luSchopenhauer,
ledit Poum s’était mis d’abord à sauter à cloche-
pied le long des allées, en arrachant toutes les
feuilles, puis à faire la locomotive : « Phou!
Pliou! Phou! » en entrant dans la salle à man-
ger pour y chiper quelque fruit, quand — ô
stupeur ! — un être rare et dont la singularité
devait le hanter désormais lui apparut !
C’était un zouave.
Perché sur une échelle, en culotte rouge et
souquenille de toile, ce zouave peignait les boi-
series du plafond. Il ne parut pas surpris qu’une
locomotive entrât ainsi dans une salle à manger,
et cria :
— Cornichon! Dix minutes d’arrêt! Buffet!
Poum restant partagé entre le saisissement et
le doute si Cornichon devait s’interpréter comme
une plaisanterie oucommeune insulte, le zouave
abaissa sur lui un regard de chat-pard, montra
des dents culottées en bouts de pipe, et grave,
le pinceau à hauteur de l’œil :
— Salut, mon colonel !
Poum prit un air digne, celui avec lequel son
papa rendait le salut aux factionnaires, en éle-
vant à demi son avant-bras à cinq galons.
Bienveillant, il daigna même dire :
— Si votre échelle n’est pas solide, vous
pourriez bien tomber.
— Ça me guérirait du torticolis ! dit le zouave
qui, haussant et déclanchant son cou d’une
façon bizarre, fit un terrible moulinet avec sa
tête, comme s’il se préparait à la lancer dans
le jardin.
Un cri en partit à Poum, de terreur et d’ad-
miration.
— Tiens, dit le zouave très vexé, v’ià mon
œil qui vient de tomber! Cherchez donc, s’il
vous plaît, là, sous l’échelle, à gauche !
Effectivement, sa paupière gauche, fermée,
suggérait, dessous, un réceptacle vide.
— C’est la seconde fois que ça m’arrive,
quand je remue la tête trop fort. L’autre fois,
c’était à la chasse en Tarcarie, chez Barbari,
mon ami. Un crocodille l’a bouffé!
— Je ne vois pas d’œil par terre, dit Poum
qui cherchait, à demi crédule, tant le flegme du
zouave l’impressionnait.
L’homme lit une cabriole, dégringola de l’é-
chelle sur le parquet, capta dans sa fuite
bizarre et zigzagante un objet invisible et se le
réintégra, en l’aplatissant d’une tape, dans
l’orbite.
— Tiens, Mathieu! Comment vas-tu, mon
vieux ?
Il rouvrit la paupière, ses deux yeux au
complet.
Poum, soulagé, se mit à rire. Le zouave aussi.
— Juste comme le crocodille, fit-il. Il se
rigolait tant d’avoir avalé mon œil que. le voilà
qui le restitue, sauf votre respect, à la façon
de ma grand’mère, quand elle s’empiffrait des
pièces de cent sous.
Poum ouvrit de grands yeux.
— Vous ne me croyez pas ? demanda le
zouave. Peut-être que vous n’avez jamais
entendu parler de ma grand’mère, Barbe
Scaramoucha, rue de la Ficelle, à Crakenville-
les-Voleurs. Elle est bien connue, pourtant !
Poum déclara, très ferme, quoique poli :
— Je ne la connais pas.
— Avez-vous une pièce de cent sous'?
Poum secoua négativement la tête.
— Et une pièce de quarante sous?
— Pas davantage.
— Vous avez bien une pièce de dix sous! dit
cet homme avec une ironie si impérative que
Poum s’extirpa, inquiet d’avance pourtant, une
pièce toute neuve du fond de sa poche, où elle
voisinait avec une toupie et un soldat de
plomb.
— N'y a pas de mérite, un enfant l’avalerait.
N’importe! Ouap!
Dans cet aboi, le zouave escamota la pièce.
— Oh! rendez-la-moi ! supplia Poum.
L’autre ouvrit de grands yeux :
— Mais puisque je l'ai avalée!
— Oh! rendez-moi ma pièce !
— Ecoutez, il faut que je travaille, la peinture
n’attend pas ! Et votre papa, donc !
Il lit mine de regrimper à l’échelle.
— Ma pièce ! gémit Poum.
Le zouave, soupçonneux, dit alors d’un air
d’inquisiteur :
— Êtes-vous sûr que ce soit de l’argent et
pas du plomb?
— C’est dix sous, en argent, tout neuf!
— Mais en êtes-vous tout à fait sûr?
Son ton extraordinaire marquait une angoisse
telle que Poum balbutia :
— Pourquoi?
— Si votre pièce est fausse, autant me le dire
tout de suite. Je suis un homme mort.
Il se prit le ventre, convulsa ses traits :
— C’est une pièce fausse. Je suis empoisonné !
11 se tordit.
— il n’y a qu’un remède. Pas un mot 1
N'appelez personne. Un bon cigare me sauverait
ou une pincée de tabac. Est-ce qu’il n’y a pas
de tabac ici? Ah! que je souffre! Attendez, j'ai
entendu dire qu’un verre de rhum, en pareil
cas... Cfla! mon Dieu! quelle torture! Ou seule-
ment du kirsch... Ah!... Ah! Ah! là là!
Poum se précipita sur le buffet, atteignit un
flacon, versa un verre à bordeaux plein, le
tendit au zouave qui roulait des yeux blancs.
— Ah! ah! Merci! (Il but.) C’est du — ouye!
— ah! qu’il est fort! — du (il clappa sa langue)
schnick coupe en quatre numéro un.
LA VIE DE COLLÈGE AU SIÈCLE DERNIER
Ço9
Il se renversa le reste dans le gosier et dit :
— Plus de danger, la pièce est fondue !
Il asséna sur Poum un regard clair, irréfra-
gable.
— Fondue, psst! dissoute! évaporée!
— Ma pièce ! recommença Poum.
Le zouave lui dit, compatissant et professoral .
— Il y avait une reine qui s'appelait Cléo-
pâtre, du temps de saint Antoine. Elle avait
avalé ses boucles d’oreilles, en perles, pour
faire sa tête. Elle but un grand pot de vinaigre
et digéra le tout, sans ça, macache bono! Ça lui
restait sur l'estomac !
Il ajouta, pensif :
— C’est pas des blagues. Tenez, moi qui vous
parle, je suis franc-maçon. Regardez, j’ai la
marque.
Il releva sa manche : sur son bras blanc,
tiqueté de poils, un tatouage bleu figurait un
cœur traversé d'une flèche :
— C'est pour vous dire quelesfrancs-maçons,
quand on révèle leurs secrets, on peut être sur
qu'un fantôme vous percera le cœur et vous fera
mourir. Ainsi, une supposition : vous diriez
comme ça, à votre papa, que vous m'avez parlé,
vous raconteriez ce qui s’est passé entre nous
— (le zouave le regardait fixement, d’horrifique
manière), — eh bien, la nuit, quand tout le
monde dort, voilà une main qui sort de dessous
votre lit, une tète de mort qui s’avance, et...
Le zouave s'arrêta court, médusé, comme si
le fantôme lui apparaissait, tandis qu'une voix
foudroyante, échappée à une bouche hérissée
| d'une moustache blanche, ricanait dans le fond
I de la salle :
— Continuez, zouave, continuez!
Poum fit un saut de carpe eu reconnaissant
le colonel, sou papa, qui dit sévèrement sans
le regarder :
— Rendez ses dix sous à ce petit imbécile!
Le zouave devint rouge, plus rouge que sa
culotte, et restitua la pièce. Poum la prit,
content de la revoir, mais humilié d’être appelé
imbécile devant son mystificateur.
Le colonel regardait le buffet ouvert, le
carafon décoiffé, le verre vide. Il y eut un
grand silence, pendant lequel il mâchait sa
moustache :
— Mon cognac est-il bon? demanda t-il enfin,
sarcastique et terrifiant.
Silence du zouave, la main sur la couture du
pantalon.
— Mon cognac est-il bon? répéta-t-il plus
fort.
Alors, plus faible qu'un souffle, indiscer-
nable, la voix du zouave :
— Oui, mon colonel!
— Charmé de l'apprendre! Eh bien, mon
garçon, cela vous a donné du courage? Ne vous
privez pas de travailler parce que je suis là!
Le zouave bondit sur l’échelle et se mit à
badigeonner vertigineusement la corniche,
transpercé par l’œil de lynx de son chef, tandis
que Poum, lui, se faisait tout petit et palpait
sa pièce en évitant de renifler!
P. M.
La vie de collège au siècle dernier.
A l'égard de noire collège, son caractère
distinctif était une police exercée par les éco-
liers sur eux-mêmes. Les chambrées réunis-
saient des écoliers de différentes classes, et
parmi eux l’autorité de l’âge ou celle du talent,
naturellement établie, mettait l’ordre et la
règle dans les éludes et dans les mœurs Ainsi
l’enfant qui, loin de sa famille, semblait hors
de la classe être abandonné à lui-même, ne
laissait pas d’avoir parmi ses camarades des
surveillants et des censeurs. On travaillait
ensemble et autour de la même table ; c’était
un cercle de témoins qui, sous les yeux des
uns et des autres, s’imposaient réciproquement
le silence et l’attention.
Un usage, que je n'ai vu établi que dans ce
collège, y donnait aux études, vers la fin de
l'année, un redoublement de ferveur. Pour
monter d’une classe à une autre, il y avait un
sévère examen à subir, et l'une des tâches que
nous avions à remplir pour cet examen était
un travail de mémoire. On s’y prenait de loin;
et ce travail, pour ne pas empiéter sur nos
études accoutumées, se faisait dès le point du
jour jusqu’à la classe du matin. Il se faisait
dans la campagne, où, divisés par bandes, et,
chacun son livre à la main, nous allions bour-
donnant comme de vrais essaims d'abeilles.
Dans la jeunesse, il est pénible de s’arracher
au sommeil du matin ; mais les plus diligents
de la bande faisaient violence aux plus tardifs;
moi-même bien souvent je me sentais tirer de
mon lit encore endormi; et si depuis j’ai eu
dans l'organe de la mémoire un peu plus de
souplesse et de docilité, je le dois à cet
exercice.
Les nouveaux venus, les plus jeunes, appre-
naient des anciens à. soigner leurs habits,
leur linge, à conserver leurs livres, à mé-
nager leurs provisions. Tous les morceaux
260
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
de lard, de bœuf ou de mouton que l'on
mettait dans la marmite, étaient proprement
enfilés comme des grains de chapelet ; et,
si dans le ménage il survenait quelques
débats, la bourgeoise en était l’arbitre. Quant
aux morceaux friands qu’à certains jours de
fêtes nos familles nous envoyaient, le régal en
était commun et ceux qui ne recevaient rien
n'en étaient pas moins conviés. Je me souviens
avec plaisir de l’attention délicate qu’avaient
les plus fortunés de la troupe à ne pas faire
sentir aux autres cette affligeante inégalité.
Lorsqu’il nous arrivait quelqu'un de ces pré-
sents, la bourgeoise nous l’annonçait, mais il
lui était défendu de nommer celui de nous qui
l’avait reçu, et lui-même il aurait rougi de s’en
vanter. Cette discrétion faisait, dans mes récits,
l’admiration de ma mère.
Nos récréations se passaient en exercices :
en hiver, sur la glace et au milieu de la
neige; dans le beau temps, au loin dans
la campagne, à l’ardeur du soleil; et ni la
course, ni la lutte, ni le pugilat, ni le jeu de
disque et de la fronde, ni l'art de la natation,
n’étaient étrangers pour nous. Dans les cha-
leurs, nous allions nous baigner à plus d’une
lieue de la ville; pour les petits, la pêche des
écrevisses dans les ruisseaux; pourles grands,
celle des anguilles et des truites dans les
rivières, ou la chasse des cailles au filet, après
la moisson, étaient nos plaisirs les plus vifs;
et, au retour d'une longue course, malheur aux
champs d’où les pois verts n’étaient pas encore
enlevés! Aucun de nous n’aurait été capable de
voler une épingle; mais dans notre morale il
avait passé en maxime que ce qui se mangeait
n'était pas un larcin. Je m'abstenais tant qu'il
m’était possible de cette espèce de pillage;
mais, sans y avoir, coopéré, il est vrai cepen-
dant que j'y participais. Faire comme les autres
me semblait un devoir d’état dont je n’osais
me dispenser, sauf à capituler ensuite avec
mon confesseur, en restitutant ma part du
larcin en aumônes.
£,es favoris fin Slinli. — Ne croyez pas
que je veuille faire un mauvais jeu de mot,
mais je vous assure que le Shah de Perse aime
tout particulièrement les chats : il en possède
au moins une cinquantaine qu’il adore et qui
ont, dans son palais, une pièce spéciale où ils
vivent en familie, soignés par des domestiques
attachés à leur personne. Quand le Shah va en
voyage, il ne manque point de les emmener
avec lui : on les transporte à dos de cheval
dans de magnifiques cages ornées de velours.
Le préféré était, récemment, un animal
magnifique nommé Bebr Kahn, ce qui signifie
en persan le » Prince Tigré » : quand son maître
Cependant je voyais dans une classe au-
dessus de la mienne un écolier dont la sagesse
et la vertu se conservaient inaltérables, et je
me disais à moi-même que le seul bon exemple
à suivre était le sien; mais, en le regardant
avec des yeux d’envie, je n’osais croire avoir
le droit de me distinguer comme lui. Amalvy
était considéré dans le collège à tant de titres,
et tellement hors de pair au milieu de nous,
qu’on trouvait naturel et juste l'espèce d’inter-
valle qu'il laissait entre nous et lui.
Dans ce rare jeune homme, toutes les qualités
de l’esprit et de l’âme semblaient s'être
accordées pour le rendre accompli. La nature
l’avait doué de cet extérieur que l’on croirait
devoir être réservé au mérite. Je le voyais
arriver au collège ayant toujours à ses côtés
quelques-uns de ses condisciples, qui étaient
fiers de l’accompagner. Social avec eux sans
être familier, il ne se dépouillait jamais de cette
dignité que donne l’habitude de primer entre
ses semblables.
La croix, qui était l’emblème de cette pri-
mauté, ne quittait point sa boutonnière; pas
un même n’osait prétendre à la lui enlever. Je
l’admirais, et, toutes les fois que je l’avais vu, je
m’en allais mécontent de moi-même. Ce n’était
pas qu’à force de travail je ne fusse, dès la
troisième, assez distingué dans ma classe ; mais
j’ayais deux ou trois rivaux; Amalvy n’en avait
aucun. Je n’avais point acquis dans mes
compositions cette constance de succès qui
nous étonnait dans les siennes, et j’avais encore
moins cette mémoire facile et sûre dont Amalvy
était doué. U était plus âgé que moi; c’était ma
seule consolation, et mon ambition était de
l’égaler . En démêlant, autant qu’il m'est pos-
sible, ce qui se passait dans mon âme, je puis
dire avec vérité que dans ce sentiment d'ému-
lation ne se glissa jamais le malin vouloir
de l'envie : je ne m’affligeais pas qu'il y eût
au monde un Amalvy, mais j’aurais demandé
au ciel qu'il y en eût deux, et que je fusse le
second . Marmontel.
prenait ses repas, il était toujours à ses côtés
et il happait assez souvent quelque bon mor-
ceau au passage. Aujourd'hui, Bebr Kahn a
disparu d'une façon quelque pou tragique : un
jour, il ne se présenta point à l’appel de son
royal maître, on le chercha partout, mais en
vain. Le Shah apprit qu’un de ses serviteurs
avait le « Prince Tigré » en haine, sans doute
pour quelque coup de griffe bien appliqué et
qu’il avait voulu le faire disparaître. On pou-
vait donc légitimement le soupçonner, et, pour
venger Bebr Kahn, le Shah a fait enfermer
son serviteur en prison pour la vie. La justice
est expéditive en Perse. D. B.
UNE HISTOIRE DE SAUVAGE
261
Une histoire de sauvage (»)'.
— Entrez, cliers Barbissoustes, s'écria le
pharmacien, en ouvrant à deux battants les
portes de la pharmacie, on se réunit, dans le
jardin, il y a de l'ombre et vous serez au Irais.
Et tous les Barbissoustes firent irruption
dans le jardin qui lut. bientôt bondé. I.e phar-
macien avait fait d'avance le sacrifice de ses
attendait avec impatience l'arrivée de Marins
qui, de son côté, préparait son entrée; il dis-
posait auprès de la fenêtre du i" étage, don-
nant sur le jardin, son marsupiau et son
casoar empaillés. En bas, dans le jardin, une
table recouverte d'un tapis vert, sur celte
table une sonnette ou plutôt une cloche; auprès
Tous les Barbissoustes firent irruption dans le jardin c(ui fut bientôt bondé
plates-bandes; un carré de tulipes, pour les-
quelles il avait un faible, fut envahi malgré les
fils de fer qui devaient les protéger. Chacun se
casait comme il pouvait, ou plantait sa chaise
dans le sol meuble et on s'asseyait dessus, la
place était prise ; aussi les auditeurs s'étaient-
ils placés sans aucun ordre; ce qu'il y a de cer-
tain c'est que le jardin était bondé, une épingle
ne fût pas tombée à terre. Serré contre le tronc
d un poirier, le gros M. Peyrecave, vétérinaire
de i” classe, qui avait gracieusement mis son
artillerie à la disposition de Barbissou, était
cramoisi et cependant il n'eût pas donné sa
place pour un plat de bouillabaisse.
Et de celte foule, une rumeur s'élevait, on
de cette table. Barbissou, très entouré, très
félicité. La cloche fait entendre un son fêlé.
Barbissou réclame le silence et s'écrie :
— Je propose à l'honorable assemblée de
nommer président notre bon ami Tartarin.
Toutes les mains se lèvent et de toutes les
poitrines sortie cri de ; Vive Tartarin I Vive
Tarascon! Puis douze vice-présidents, huit
secrétaires sont nommés afin que les plus
influents parmi les Barbissoustes puissent dire
en rentrant a leurs épouses : j'étais du bureau.
O vanité humaine!
On jetait les noms : Peyrecave, Thomassin,
Donadille... ; à la nomination du douzième, une
voix s’écria :
1. Voir lo n° 374 du Petit Français illustré , p 242
MMMHMHlIflaMll
262
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
— Té, nous sommes tons du bureau. Pour-
quoi est-ce que Ton nomme des vice-présidents?
— C’est cela, dit le gros Peyrecave, nous
sommes tous vice-présidents, comme cela tout
le monde sera content.
Et Tartarin prend place au fauteuil de la
présidence d'un air souriant et bon entant, il
agite la cloche, au-dessus de sa tête la fenêtre
s'ouvre brusquement et Marius apparaît.
— Té, le voilà, s'écrient cinquante voix...
Vive le Sauvage !
Ouverture de la première conférence. — Expul-
sion d’un commis voyageur. — La pendaison de
Brutus.— Et le ballon montait toujours ! — Les va-
riations atmosphériques. — Efficacité de la pâte
pectorale des princes de Zanzibar. — Résurrection
de Brutus. — Terrible situation. — La zone
mortelle !
C’était un enthousiasme indescriptible et il
devint bien plus indescriptible encore quand
on vit entrer M. Peyron, le terrible censeur,
devenu Barbissouste, qui donnait le bras à M. le
Principal, suivi de M. Rosencoeur et d’une délé-
gation composée des trois innocents Perruchot,
Ribieyre, Menessou que le Fauve avait mis sous
clef; c’était un dédommagement. Barbissou
courut à leur rencontre, se confondit en remer-
ciements, réussit à les installer quelque part et
tout heureux glissa ces mots à l'oreille det
Tartarin :
— Gastambide va en faire une maladie, nous
avons pour nous l’Université.
— Et l'armée ? demanda Tartarin, un peu
inquiet...
— J'ai essayé de convaincre le capitaine de
gendarmerie qui la représente... il est resté
impénétrable...
— Il n'a rien dit ?
— Si, il m’a dit : je ne prends parti ni pour
vous ni pour Gastambide, seulement si vous
troublez l’ordre je vous mettrai tous deux à la
raison, sans distinct-i-on.
— Ah ! ah ! et la magistrature ?
— Se tient sur la réserve, dit le pharmacien;
le juge de paix, qui la représente, hésite, il
attend...
— Il ne t'a rien dit?
— Si, si, faites-vous pincer, m’a-t-il dit, en fla-
grant délit d'attroupement, de cris séditieux;
que vous soyez Barbissoustes ou Gastam-
bidistes, cela m’est égal, je condamne.
— Et le clergé?
Oh! le clergé, tu sais, Tartarin, qu’il ne faut
pas le mêler à nos luttes intestines ; la religion
est au-dessus dé toutes les misères de la pauvre
humanité, c’est ce que m’a fait très justement
remarquer M. le curé, et il a mille fois raison.
— Si on commençait, demanda Tartarin.
— C'est le moment, répondit le pharmacien,
l’auditoire commence à donner quelques signes
d’impatience, il faut le laisser un peu s’impa-
tienter, mais cependant il y a une limite, je
crois qu'il est à point, ouvre la séance.
Tartarin se mit à agiter furieusement sa
cloche, et de sa voix chaude et sonore dit posé-
ment : La séance est ouverte, la parole est au
sauvage Marius Barbissou, et il ajouta, levant
la tête vers celui-ci : Tu peux commencer,
Marius..
Le sauvage se pencha trois fois sur la barre
d’appui de la fenêtre, tira trois fois sa touffe
de cheveux pour saluer l’assistance et d’une
voix vibrante, avec cet accent entraînant et
pétillant que je ne puis malheureusement
reproduire, commença en ces termes :
Comment je suis devenu un sauvage ! Voilà
ce que vous désirez savoir, chers Barbissoutes
de Tarascon et de Beaucaire ; je m’efforcerai de
satisfaire votre ardente curiosité, je vous
raconterai les aventures extraordinaires, les
voyages merveilleux que j'ai accomplis dans
les espaces infinis où scintillent les étoiles,
dans les profondeurs de la mer immense; vous
saurez comment, devenu le jouet des flots cour-
roucés, j’abordais enfin, après mille péripéties,
sur ce rivage hospitalier où le roi de la tribu
des Pingouins m’accueillit avec tous les égards
qui sont dus à un citoyen de Beaucaire. ( Très
bien, vifs applaudissements!)
11 y a un an, à pareille époque, c’était la foire
de notre ville, un gigantesque ballon devait, à
cette occasion, s’élever dans les airs... Vous
savez ce qui arriva : monté dans la nacelle
malgré la défense de mon vénérable père (ah !
mesdames et messieurs, la désobéissance est
toujours cruellement punie! [C'est vrai) le ballon
m’enlevait dans l’immensité, tenant suspendue
au rebord de sa nacelle, dans un sublime
dévouement..., comme une grappe humaine..-,
ma famille tout entière. ( Frémissement dans
l'auditoire.)
Et quand elle tomba, d’une hauteur de cin-
quante mètres, sur la toile du grand Cirque
Olympien Rouqueyrolles...
Toile de première qualité, s'écria une voix
retentissante et dont les sons vibraient comme
ceux d’un trombone; et celui auquel elle appar-
tenait, montant sur une chaise, se mit à faire
pleuvoir sur l'auditoire une nuée de prospectus,
débitant avec volubilité les paroles suivantes :
toiles pour bâches, pour toitures, toiles imper-
méables, goudronnées, huilées, de la célèbre
maison Tiffany et C“ de Marseille, la première
maison du monde, connue dans tout l’Univers...
Tartarin agita sa cloche et se mit à dire, très
rouge, très en colère... Je vous retire la parole.
Est-ce que nous sommes venus ici pour entendre
votre réclame?... Mais le commis voyageur con-
UNE HISTOIRE DE SAUVAGE
263
tinuait son monologue d'une voix qui dominait
le son fêlé de la cloclie et faisait pleuvoir
les prospectus multicolores qu’il tirait de ses
poches inépuisables.
— Eli bien, s'écria le pharmacien, ne vous
gênez pas, faites comme chez vous... Quand
vous aurez Uni.
Mais le commis voyageur ne finissait pas.
— Expulsez-le, cria Tartarin, impatienté.
Vingt paires de bras se saisirent du commis
voyageur, et pendant qu'il était en-
levé et porté au dehors il n'en conti-
nuait pas moins son boniment au
milieu des rires, des cris et des pro-
testations.
Et une nuée de prospectus lan-
cés avec vigueur par-dessus le mur
du jardin vint encore s'abattre sur
l'auditoire.
— Maintenant, continue, Marius, dit
le président Tartarin, je te redonne
la parole.
Je n'avais pas été le témoin, conti-
nua Marius, du dévouement de ma
famille, la violence du choc, au dé-
part du ballon, m'avait jeté tout
étourdi dans la nacelle. Lorsque je
revins de mon évanouissement, j’étais
dans les nuages... le ballon montait
dans l'immensité avec la vitesse d’un
boulet de canon, il sifflait en fen-
dant l’air! (OA ! oh!) Je me dresse tant
bien que mal sur mes jambes, je
jette un regard au-dessous demoi et...
que vois-je ?
Brutus, mon pauvre chien Brutus,
se balançait dans le vide, pendu à sa
laisse que j'avais attachée solidement
à la nacelle lorsque j'avais commis
l’imprudence d'y monter ; le pauvre
tirait une langue aussi longue que
celle de ma petite sœur Epaminonda lors-
qu'elle lèche sa tartine de confitures. (Ah ! ah!)
Je parviens à hisser Brutus dans la nacelle,
la pauvre bête ne donnait plus signe de vie.
Je la frictionne, je l’appelle par son nom, je
desserre le collier; hélas ! peines inutiles. Et ce
fut alors que j’éprouvai un grand chagrin et
que je ressentis tout le poids de la solitude.
Précisément à ce moment le ballon traversait
une couche de nuages tellement épaisse que
je me trouvais presque dans l’obscurité. J'avais
des idées noires, cela se conçoit, et je me
plaignais ! j'avais pitié de moi! Je me disais -
Mon pauvre Marius, te voilà dans une jolie
situation, que diable allais-tu faire dans cette
nacelle; le moins qui te puisse arriver, pauvre
garçon, ce sera de tomber dans la mer ou bien
de monter si haut, si haut dans les airs que tu
ne reviendras jamais ! jamais!
Et le ballon montait toujours ! il avait tra-
versé les nuages noirs et se baignait main-
tenant dans la radieuse lumière de l'astre du
jour. Je me sentis renaître, la confiance fit
place au découragement; tout à coup une idée
lumineuse me traverse l'esprit Et la soupape,
m'écriai-je, est-ce que la soupape est faite
pour le roi de Prusse ? Té, Marius, tu n’as qu'à
tirer sur la corde, elle s’ouvrira, le gaz s'échap-
pera et lentement tu redescendras sur cette
Tartarin se mit 1 agiter furieusement sa cloche
terre que tu n'aurais jamais dû quitter. ( Marques
d'assentiment.)
Je cherche la corde, je ne la trouve pas, je
regarde avec attention, elle était restée accrochée
au filet du ballon, tout en haut, bien au-dessus
de la couronne ; impossible de la saisir sans
risquer une chute qui, de la hauteur à laquelle
je me trouvais, eût été probablement mortelle.
C’est même certain, opina le président
Tartarin d'un ton sentencieux.
J’étais donc sans aucun espoir, à la merci de
ce monstre qui m'emportait dans l'espace et qui
montait, montait toujours. Ce fut alors que je
fis appel à toute ma force d'âme, je mis mes
mains dans mes poches et je sifflai la valse du
Tutu-panpan; pour l’instant c’était ce que
j'avais de mieux à Taire. (Très bien.)
264
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
Les villes décorées de la Lésion
d'honneur. — Les villes de Belfort et de Ram-
bervillers viennent d’être autorisées par le prési-
dent de la République à placer dans leurs armes la
croix de la Légion d’honneur.
Seul un décret présidentiel peut accorder cet
honneur aux villes qui se sont distinguées par
leurs actes patriotiques, et pour lesquels figure
un dossier a la grande chancellerie.
Jusqu’à présent, cinq villes seulement avaient
droit à faire figurer la croix de la Légion d’hon-
neur dans leur blason municipal; ces villes sont :
Chalon-sur-Saône, Tom nus, Saint-Jean-de-Losne,
Roanne et Châteaudun. Voici donc le nombre
augmenté de deux.
Les trois premières furent décorées en 1815 par
Napoléon Ier en raison de leur belle conduite pen-
dant l’invasion de 1814. — La ville de Roanne,
bien qu’ayant eu le môme mérite, ne fut décorée
qu'en 1864.
Ln 1877, Châteaudun reçut la croix de la Légion
d’honneur pour son héroïque résistance faite a
l'invasion allemande en 1870.
Belfort supporta un siège qui dura 105 jours, et
un bombardement de 73 jours.
En 1870 les gardes nationaux défendaient Ram-
bervillers. Ils finirent par succomber devant le
nombre des Allemands qui abusant de leurs droits
de vainqueur assassinèrent en plein jour quantité
d’hommes, de femmes et d’enfants.
Il est bon de faire remarquer aussi que peu
nombreux sont les régiments décorés de la Légion
d'honneur. Ceux dont les étendards portent la
croix sont : les 51% 57% 76”, 90° régiments d'in-
fanterie, le 1" bataillon de chasseurs, les 2e et
3° régiments de zouaves, le 3° régiment de tirail-
leurs algériens et le 1" régiment de chasseurs
d’Afrique.
* *
Architecture siiuéricniuc. — C’est un
joli efi'ort que celui des architectes américains,
qui ont construit, à New-York, l’hôtel à vingt-
trois étages de l’American Surety Company. Ces
artistes dans le genre colossal veulent faire
mieux. « De plus en plus fort », se sont-ils dit,
tout comme chez Nicolet.
Ils se proposent donc d’élever un édifice sans
pareil. Sera-t-il palais, caserne, banque ou
magasin? Ils l'ignorent. Ce qu’ils savent, c’est
qu’il aura deux cents étages, s’élèvera à une
hauteur de 900 mètres (pauvre tour Eiffel !),
occupera 120 000 mètres carrés, contiendra
100000 appartements et pourra héberger 400 000
locataires.
* *
Fleurs s»r< iiiciclle*. — L'imitation des
fleurs est un art charmant qui demande autant
de goût que d'adresse.
Les fleurs en étoffe teinte soie, salin, batiste,
velours, sont les plus usitées. On en fait égale-
ment avec de légères feuilles de cire, spéciale-
ment préparée, et qui se prête à merveille à ce
genre de travail.
La cire habilement teinte et modelée rend bien
le doux éclat des pétales. On emploie depuis peu
de temps la moelle d'araina, plante exolique
qui se travaille dans la perfection et qui donne
une illusion parfaite de la nature. Parmi les tra-
vaux féminins, c'est un de ceux qui méritent le
plus d’encouragement et pour lequel les adeptes
se passionnent en s'y appliquant. Il faut, eu effet,
une véritable étude et du talent pour arriver à
découper, nuancer, peindre, en un mot, copier
une fleur. On complète l'illusion en y inlrodui-
sant un parfum subtil, dans lequel on a soin de
faire toujours entrer une faible partie d’essence
de clous de girofle.
*
* *
Mot «renfmit. — Bonjour, Pierre ; tu viens
de l’école?
— Oui, mon oncle.
— Tu travailles bien?
— Oh! oui, mon oncle.
— Et qu’est-ce que lu fais à l'école?
— J’attends qu’on sorte.
REPONSES A CHERCHER
Les sept cygnes. — Quels sont les sept
écrivains qui ont reçu le surnom de Cygnes et
dont les sept initiales sont représentées par les
lettres capitales de ce vers :
Chacun Fait Pas à Pas son Pénible Voyage.
Métng'raiiiiiie.
Passant trop près de mon premier,
Vous avez taché mon deuxième;
Comment ce malheur réparer?
En recourant à mon troisième.
Mot ou losange.
Ce qu’on voit à la fin d’un bal.
Un très répugnant animal,
Un cri par lequel on acclame
Un chien très agile, très vif.
Ce qu’un chemin de fer réclame.
Un simple pronom possessif.
Le commencement d’une rame.
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO *fcT4.
I. Charade.
Corniche.
IL Problème de noms locaux
i° Los Dracéens ; i° Les Apaniéens ; 3° Les Pontissalions ;
J0 Les Mussipontains ; 5° Los Vauriens; 0° Les Lédoniens;
7° Les Meldois ; 8U Les Nancéens ; !)° Les Néocaslriens.
211. Mot carré.
VETO
K M I H
TIEN
ORNE
Le Gérant : Maurice TARDIEU.
Toute demande de changement d adresse doit être accompagnée de l'une des liernieres bandes et de n O centimes en timbres-poste .
8' année. — N° 376.
10 centimes.
9 mai 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L’ABONNEMENT •
N AN, SIX FRANCS
Armand COLIN & C‘°, éditeurs
ÉTRANGER ; T fr. — PAR AIT CHAQUE SAMEDI
Part du l«r <1
chaque mois
5, rue de Méilèrcs, Paris
Tous droits réservés
Une kistoite de sauvage — Je voyais la terre diminuer progressivement de grosseur.
266
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Une histoire de sauvage (suite )'.
« Mais ne croyez pas que notre célèbre valse
pouvait me distraire, je ne dis pas des sen-
timents de crainte, d'épouvante qui pouvaient
m’assaillir dans une circonstance aussi critique,
un enfant de Beaucaire n'a jamais connu la
crainte ( Bravo ! bravo!), mais bien du magni-
fique spectacle qui se déroulait à mes regards;
sous mes pieds, les nuages roulaient leurs
masses épaisses, s’amoncelaient, diversement
colorés par les rayons du soleil, au-dessus de
ma tête, c’était l'immensité !
« Et le ballon montait toujours! A mesure et
comme il se rapprochait des derniers nuages,
d’une blancheur éblouissante qui flottaient à
ces altitudes, je ressentis une vive sensation
de froid, ces nuages étaient formés de flo-
cons de neige et bientôt la nacelle, les cor-
dages, l’enveloppe du ballon furent hérissés de
petites aiguilles de glace ; grâce à cette circons-
tance, le ballon, alourdi, resta en suspension
au milieu de ces nuages, il ne montait plus.
« Je grelottais do froid, j’avais le bout du nez
gelé, mais je n’en sifflais pas moins la valse du
Tutu-panpan. (Bravo! bravo!) Et s’il m’était
permis de donner un conseil aux honorables
personnes qui me prêtent leur bienveillante
attention je les dissuaderais d’aller se pro-
mener dans les nuages à cause des variations
de la température, tantôt dans un courant
d’air froid, tantôt dans un courant d’air
chaud ; elles se verraient obligées de passer
leur temps à s’habiller et à se déshabiller,
elles risqueraient de devenir les victimes des
coryza ou rhumes de cerveau, des rhumes ou
fluxions de poitrine, des bronchites, des pneu-
monies, à moins que... (Marques d'attention), à
moins qu'elles ne se soient munies d’une de
ces excellentes boîtes de pâte pectorale des
princes de Zanzibar, spécialité de mon honoré
père le pharmacien Barbissou. (Ah! ah!)
« Car c’est une de cespastilles qui me sauva la
vie. Grelottant de froid, perclus, transi, je dus
interrompre notre célèbre valse pour lui deman-
der des forces et combattre l'oppression qui
commençait à me gagner ; je ne l'eus pas plutôt
avalée que je ressentis un immense soulagement
et une sorte de chaleur intérieure; un feu qui
faisait fondre la glace autour de moi. (Oh! oh!)
« Quelques instants après, du reste, le ballon
se dégageait des nuages glacés qui l’environ-
naient et se trouvait de nouveau exposé aux
rayons du soleil, ce qui eut pour effet de dilater
le gaz contenu dans son enveloppe et par consé-
quent de lui donner une nouvelle force ascen-
sionnelle, il montait, montait toujours ! Mainte-
nantau-dessus de ma tète, iln’y avait plus aucun
nuage, c'était l’immensité, le vide et il me
semblait que l’azur du ciel s'assombrissait de
plus en plus.
« Tout à coup, j’entends un faible gémisse-
ment, je regarde; Brutus donnait quelques
signes de vie, je le frictionne énergiquement, il
ouvre un œil, puis l’autre; ô bonheur! je n’étais
plus seul, perdu à ces hauteurs... vertigineuses.
J’avais un compagnon, un ami, il se mit avec
peine sur ses quatre pattes, me regarda d’un
œil étrange, et au lieu de me prodiguer, comme
de coutume, les marques de son attachement, il
se mit à aboyer faiblement, le son s’étranglait
dans sa gorge. Je me dis : il proteste contre sa
pendaison, je comprends cela et j’aurais tort de
lui en vouloir; après tout c’est bien de ma faute
si nous sommes tous deux dans cette situation...
élevée mais périlleuse. J’étends la main pour
le caresser, il gronde sourdement, et me montre
les dents. Comment, lui dis-je, tu ne reconnais
donc pas ton maître, Marius Barbissou, celui
qui t’a élevé et qui t’a sauvé la vie, car Rou-
mestan voulait te noyer dans le Rhône alors
que tes yeux s’ouvraient à peine à la lumière
du jour? Voyons, mon bon Brutus..., mais je
n’eus pas le temps d’en dire davantage, il se
jette sur moi, cherchant à me mordre; ses yeux
étaient injectés de sang, sa gueule é mimante;
alors je compris tout, il était enragé !...
«Et le ballon montait toujours! A des hau-
teurs... vertigineuses je me trouvais dans une
petite nacelle en société d’un chien enragé !
Quelle épouvantable situation (Quelques frémis-
sements dans L'auditoire). Je n’avais d'autre
alternative que de me jeter dans les airs la tête
en bas, pour éviter ses morsures ou bien de me
laisser mettre en pièces, car je n’étais pas de
taille à lutter avec Brutus. Cependant je n’avais
pas peur, un enfant de Beaucaire ne connaît pas
iapeur (Triple salve de bravos]. Sans perdre mon
sang-froid je réussis une première fois à l’éviter
en me jetant de côté, puis lestement je saute sur
le rebord de la nacelle; là, j'étais à l’abri de ses
morsures, car chaque fois que d’un bond il
cherchait à saisir mes mollets dans sa gueule
éeumante, je m’enlevais à la force des bras au
moyen des cordages, ensuite je reprenais pied
sur le rebord de la nacelle, puis je recommen-
çais le même manège.
«Et le ballon montait toujours ! Cette terrible
situation ne pouvait durer bien longtemps,
mes forces s'épuisaient, déjà il avait réussi
1 Voir le n° 375 du Pâtit Français illustré, p. 261.
UNE HISTOIRE DE SAUVAGE
267
à m'arracher le bas de mon pantalon qu'il
se mit à déchirer avec... rage, lorsque tout
à coup, par un caprice de chien enragé, il cessa
de bondir et se mit à déchirer à belles dents le
fond de la nacelle ; il en arrachait l'osier, ne
sachant pas, le pauvre, qu'au dessous de lui...
,< Eh bien! je n'hésite pas à l'affirmer, per-
sonne, fût-ce même un Anglais, ne s'est trouvé
dans une pareille situation. (C'est vrai, c'est
vrai. Vive ta France !)
» Heureusement, je vis tout à coup l'infortuné
Brutus trembler sur ses pattes, il fit entendre un
dernier aboîment (jamais chien n'aboya à de
telles hauteurs) et tomba sur le flanc; la crise
rabique était passée. Voyant qu’il ne remuait
plus, je ils appel à tout mon courage ; avec pré-
caution je descendis dans la nacelle, je commen-
çai, cela se conçoit, par m’assurer de la solidité
du plancher, car enfin, si tout à coup... ( Frémis-
sement dans t’a«ditoire.)Heureusementilpouvait
encore me supporter... il craquait bien un peu
cependant... il fléchissait... (Assez! assez!) La
laisse de Brutus était encore attachée à la
nacelle, doucement je lui remets son collier et
rapidement je le saisis par le cou. je le soulève
avec peine et je le précipite dans le vide...
« Il y eut un choc terrible... la nacelle osciHa
d'une façon inquiétante, le plancher fit entendre
desinistres craquements. ..Heureusement il tint
bon., .je venais d'échapper à un redoutablepéril 1
« Et le ballon montait toujours ! •
« Ce futalors que jemesouvins.avecangoisse,
de ce que nous disait un jour notre savant pro-
fesseur M. Roseneœur (tous les regards se diri-
gent vers M. Roseneœur gui sourit avec modes-
tie), il nous disait : à 5,000 mètres d'altitude
commence pour l'homme la zone dangereuse;
aucun être humain ne peut atteindre la hauteur
de 10,000 mètres sans périr, c'est la zone
mortelle !
« A quelle hauteur me trouvais-je alors, je
l'ignore, je ne l’ai jamais su, je ne le saurai
jamais..., toujours est-il que je devins haletant,
j'aspirais l’air comme un soufflet de forge, un
air qui devenait de plus en plus rare. Bientôt
mes yeux s'injectèrent de sang, mes oreilles
bourdonnèrent, je ressentis une soif ardente et...
Le vertige de la hauteur. — 76 000 lieues par
seconde. — La lune. — Interruption de l’épicier
Thomassin — Une discussion confuse. — Le
Soleil. — Nouvelle interruption dudit Thomassin.
— Les planètes. — Les soleils et les mondes. —
Voyage dans l'infini.
« Saisi d'un effrayant vertige, il me sembla que
j'étais emporté Ldans l’immensité, vers ces
sombres hauteurs que tout à l'heure j’avais vu
béantes au-dessus de ma tête, avec la vitesse
de la lumière, je franchissais 75 000 lieues
par seconde. (Oh! oh!)
« Je tiens d'abord à protester, dit le sauvage,
contre ces interruptions qui me paraissent
exprimer quelque doute sur la véracité de mon
récit, et je prie M. le professeur Roseneœur de
m’arrêter si mes paroles ne sont pas conformes
aux données de la science. Est-il vrai que la
lumière franchisse 73 000 lieues par seconde?
— "'6 000 répondit M. Roseneœur.
Je m’enlevais à la force des bras au moyen «les cordages.
— Té, je ne dis pas le contraire, cria l’épicier
Thomassin, mais toi, est-ce que lu peux franchir
73 000 lieues...
— Puisqu’il, avait le vertige, crièrent plu-
sieurs voix.
— C’était le vertige qui l’emportait, un
effrayant vertige, dit le vétérinaire Peyrecave.le
sauvage vient de le dire. (Ah! ah! c'est différent.)
— La séance continue, cria le président, en
agitant la cloche.
— Oui, mes amis, dit Marius, j’étais attiré vers
l'infini par quelque mystérieuse puissance avec
une force invincible et. je voyais la terre dimi-
nuer progressivement de grosseur, j apercevais
encore distinctement l'Europe, l’Afrique, et la
plus grande partie de l'Asie, éclairées d'une vive
268
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
lumière que rendait encore plus éclatante la
masse sombre des océans qui entourent ces
continents; en une seconde et demie je passais
devant la lune (Chut, chut, écoulez). Le paysage
lunaire s’offrait à mes regards dans toute son
étrangeté, dans toute sa désolation. Çà et là,
des blocs de rochers, entassés dans un pêle-
mêle indescriptible, s’élevaient à de grandes
hauteurs, affectaient les formeslesplus diverses
et semblaient un amoncellement de ruines
gigantesques. Au loin s’étendaient les immenses
plaines du milieu desquelles émergeaient, par
groupes, les montagnes creuses et les pics
dentelés; des crevasses profondes sillonnaient
le sol qui n’était composé que de laves durcies,
de sables et de blocs de rochers. Ce paysage
était éclairé d’une lumière blanche, éblouis-
sante pour les parties exposées aux rayons du
soleil. Nulle atmosphère ne donnait aux objets
cette diversité de couleurs, ces teintes variées
des choses de la terre, nul vent ne soufflait sur
ces plaines arides, aucun nuage ne se voyait
dans ce ciel toujours sombre... (Très bien.'
s'écrie M. Peyron, voilà une belle tirade!)
— Et les habitants de la lune, demanda
l’épicier ïhomassin.
— Je n'ai pas eu l’honneur de faire leur
connaissance, répondit Marius, pour la bonne
raison qu'il n’y en a pas. Comment pourraient-
ils exister sur ce globe privé d’atmosphère, où
les pierres et le sable...
— L’autruche mange des pierres, interrompit
Thomassin, elle se nourrit de petits cqilloux...
— L’autruche est herbivore, fit timidement
remarquer M. Rosencœur.
— Elle respire, fit observer le vétérinaire
Peyrecave.
— C’est possible (Oh! oh!), cria Thomassin,
parce qu’il y a de l’air, mais dans la lune
(Assez! assez!)... l'autruche... (Assez! assez!)
— Qu’est-ce que vient faire ici cette autruche
dans la lune, cria à son tour le président qui domi-
nait le tumulte de sa voix puissante, enselevant
et en brandissant sa cloche, je rappelle à l’ordre
l’interrupteur. (Très bien!) Continue, Marius.
— Je continue, mon président, car je viens
d’employer le temps que nous a fait perdre
M. Thomassin à me rapprocher du soleil; je
viens de parcourir 37 000 060 de lieues !...
— Té, tu dois être bien fatigué, cria encore
l'incorrigible Thomassin.
« L’astre du jour se présentait à mes regards
éblouis...
— Tu aurais dû ne pas oublier tes lunettes
fumées...
— Ah ! mes chers amis, comment n’ai -je pas été ;
vaporisé, volatilisé comme une goutte d’eau par ;
un fer rouge, en approchant de cette fournaise, !
de cette masse de feu gigantesque dontle volume \
égale quatorze cent mille fois celui de la terre ! :
« Tout à l’heure la lune m’avait offert l’image
de l’immobilité du silence éternel, ses rochers
amoncelés semblaient de gigantesques sépul-
cres ; maintenant s’étendait devant mes regards
un océan de feu sans rivages, un océan de
flammes qui embrasait le ciel. De cette masse
incandescente s’élevaient jusqu'à 500 ooo kilo-
mètres de hauteur des jets de flamme; des mon-
tagnes de feu, de la dimension de la terre, s’épa-
nouissaient dans l’atmosphère incendiée, se
développaient en nuages de lumière ou retom-
baient en pluie de feu sur cet océan qui toujours
brûle; dans une atmosphère vaporeuse mais
transparente flottaient des gaz en combustion
et parfois, au sein de ces masses de matières
incandescentes, des cratères s’ouvraient, telle-
ment grands, que la terre tout entière s’y serait
abîmée comme une pierre au fond d'un puits !
— Elles taches du soleil, cesfameuses taches...
— M. Thomassin... (Assez, chut, écoutez!)
.. Qui font chez nous la pluie et le beau
temps à ce que l’on dit. ( Mouvement iC atten-
tion.)
— Je les ai vues, monsieur Thomassin, mais
je ne saurais de même que nos plus illustres
astronomes en déterminer la nature.
— Oh ! je te demande cela, petit Marius, parce
que, si tu m’avais prévenu...
— Eli bien, monsieur Thomassin?
— J’ai dans mon magasin quelques bonbonnes
d'excellente benzine (Oh! oh! rires). I-Iein! quelle
gloire pour Beaucaire si tu avais détaché le
soleil. (Rires, bràvos. Vive Thomassin!)
— Mais il n’y en a que pour ce Thomassin, dit
le président, devenu jaloux, à l’oreille de son
voisin ; il est temps que cela finisse parce que
je ne me retiens plus...
— Té! cria encore Thomassin, je te propose...
Mais il n’eût pas le temps d’achever, le prési-
dent agitait sa cloche avec frénésie et criait : —
Je rappelle à l’ordre l’interrupteur Thomassin.
— Avec inscription au procès-verbal, dit une
voix moqueuse.
— Oui ! répondit-il, avec inscription au pro-
cès-verbal, et s’il continue je prononce la
censure, je fais procéder à son expulsion par
la force armée ! Continue lou piliou.
— Je prie notre fidèle partisan l’épicier
Thomassin de ne plus m’interrompre, dit Marius,
notre rate ne peut toujours se dilater, il faut
la laisser un peu se reposer; tout à l’heure,
soyez sans crainte, elle s'épanouira de nouveau
comme une bonne rate du Midi, mais pour
l’instant je demande l’attention et le sérieux de
l'auditoire, parce que je vous parle de choses
sérieuses, admirables, sublimes, et que cette
vision des merveilles célestes est conforme aux
données de la science. (Mouvement d! attention.)
E. P.
(A suivre.)
COMMENT PEUT-ON SAVOIR LE TEMPS QU'IL FERA
269
Gomment peut-on savoir le temps qu’il fera?
Pour savoir le temps qu’il fera, me direz-
vous, c'est bien simple : il suffit de regarder un
baromètre. Tout le monde sait ce que c'est :
cela a la forme d’un cadran comme celui d’une
pendule autour duquel il y a des chiffres et tout
à côté les mots : très sec, beau fixe, beau temps,
variable, pluie ou vent, grand vent, tempête. Si
l’aiguille qui se déplace sur le cadran indique
le beau fixe, on sort avec sa canne; si elle
marque pluie ou vent, on prend son parapluie ;
si elle indique variable, les gens prudents
prennent leur parapluie et les autres leur
canne Et pourtant, parfois cet instrument— je
parle du baromètre — trompe ceux qui ont en
lui trop de confiance. On est sorti avec son
parapluie et il fait beau toute la journée ; on a
pris sa canne et on rentre le soir trempé jus-
qu’aux os. C'est donc alors qu'il ne vaut rien :
non, mais il faut comprendre ce qu’il vous dit
et c’est ce que je vais tâcher de vous expliquer.
D’où tombe la pluie? M. de La Palice, qui
était un grand savant, a dit que c'était des
nuages. Qu'est-ee qui amène les nuages? Le
même savant apprend que c'est le vent ou du
moins le ventqui vientd'une certaine direction.
11 semble donc que, lorsque nous saurons
quelle est cette direction, il suffira de regarder
une girouette et quand elle indiquera le mau-
vais côté, nous saurons aussi qu'il pourra bien
pleuvoir, puisque ce vent-là amène la pluie
Vous pourriez en conclure que le baromètre
serait avantageusement remplacé par une
girouette. C’est assez mon avis pour le but que
nous nous proposons qui est tout modestement
de savoir le matin le temps qu'il fera dans la
journée, mais vous allez voir que le baromètre
n'est pas inutile non plus.
Les nuages sont donc de l’eau en suspension
dans l'air et qui ne demande qu’à tomber. Pour
être ainsi en l’air, cette eau a dû monter de la
surface de la terre où elle se trouve. C'est la
ebaleur du soleil qui transforme cette eau en
vapeur— absolument comme elle se transforme
en vapeur dans une bouillotte sur le feu, cette
vapeur que l’on voit sortir par le goulot quand
l’eau s’échauffe — et c'est cette vapeur qui
forme les nuages. Lorsque ces nuages se
refroidissent, la vapeur se transforme en eau,
elle tombe et c'est cette eau que nous appelons
la pluie.
Les nuages doivent donc se former au-dessus
des endroits où il y a de l’eau. Il s’en forme
quelques-uns au-dessus des glaciers; le soleil
fond en partie la surface de la glace, la trans-
forme en eau, puis en vapeur. D’autres au-
dessus des lacs ou des rivières, et vous avez
certainement remarqué quelquefois le matin
au-dessus des rivières un brouillard blanc qui
se dissipe quand le soleil devient fort; c’est
qu’alors les nuages s'élèvent peu à peu. Mais
la plus grande quantité des plus épais se forme
au-dessus de la mer, comme c’est naturel. Donc
le vent qui nous amènera le plus de nuages et
par suite le plus de pluie sera celui qui viendra
de la mer; donc, en France ce sera le vent
d’ouest ou de sud-est.
Au contraire les vents d’est, de nord ou de
sud qui viennent de la terre, 11’amèneront pas
de nuages ou des nuages très légers et par suite
pas de pluie. Alors c'est bien simple : quand
la girouette indiquera que le vent vient du
sud-ouest ou de l'est, il faudra se défier de la
pluie : si elle indique un autre côté il y aura
des chances pour qu'il fasse beau.
Il est bien évident que ce que nous venons
de dire ne s’applique pas à tous les pays et
qu'il peut y en avoir où le vent d'ouest n’amène
pas le mauvais temps. Mais restons en France.
Il est pourtant certain que le baromètre
indique quelque chose, puisque de toute éternité
on s’y est confié et que les inscriptions qui sont
autour ont dû y être mises par des gens qui
s'y connaissaient. Voyons donc ce qu'il veut
dire.
J'ai expliqué que le beau et le mauvais temps
étaient dus uniquement à la direction du vent.
Vous savez que nous vivons dans une épaisseur
d'air de 6 ou 7 kilomètres de hauteur qui entoure
toute la terre. Cet air est extrêmement facile à
remuer et c’est quand il se déplace rapidement
qu'on dit qu’il y a du vent. Le baromètre, au
moyen d'un appareil dissimulé par le cadran
dont nous parlions tout à l'heure et qui fait
seulement mouvoir l’aiguille, indique tout
simplement la hauteur d'air qu'il y a au-dessus
de lui. Si elle est grande, le baromètre est haut
et l'aiguille marque : Beau temps ; si elle est
petite, le baromètre marque : Pluie ou vent.
Supposez maintenant qu’au-dessus de nos
têtes il se forme un grand trou dans cet air,
son épaisseur sera faible, le baromètre sera
bas et, comme je viens de le dire, l'aiguille
indiquera : Pluie ou vent. Ce grand trou ne peut
subsister, pas plus qu’il ne peut y avoir de trou
dans l’eau qui remplit un bassin, parce que
toute l’eau qu'il y a autour se précipite dedans
pour le combler. L’air fait de même; tout l'air
voisin se précipite vers le trou : il se déplace,
donc il fait du vent. C’est bien ce qui indique le
baromètre. Seulement, le vent n’arrive pas tout
de suite au moment où le trou arrive sur nos
têtes; le baromètre a donc marqué qu’il ferait
270
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
du vent avant que ce vent ne se produise, et
cela peut se faire deux ou trois jours à l’avance.
C'est là l’avantage du baromètre qui permet par
suite de prévoir quelque temps d’avance s’il
fera du vent.
Si, au contraire, l’épaisseur de l’air est grande,
le baromètre est haut, tout est calme, il n’y a I
pas de raison pour qu’il fasse du vent et il
marque beau fixe.
Vous voyez donc que les indications du cadran
sont exactes en ce sens que les plus grands
vents venant en France de l'ouest ou du sud-
ouest, lorsque le baromètre baisse, c’est qu'il y
aura de la pluie. Seulement, vous comprenez,
en même temps que ces indications peuvent
être fausses pour d’autres pays où il peut faire
beaucoup de vent sans qu'il pleuve.
En réalité, le baromètre sert surtout aux
marins auxquels il est extrêmement précieux
parce que le vent, d’où qu'il vienne, les intéresse,
puisque c'est lui qui rend la mer mauvaise
quand il est fort, llfaut, en effet, ajouter que ce
trou, dont je vous parlais tout à l'heure et que
l'on appelle une dépression, lorsqu’il est formé
se déplace souvent avec une grande rapidité.
C'est un tourbillon d'air qui augmente de sa
vitesse celle du vent qui se précipite vers lui.
Au fur et à mesure qu'il approche, le baromètre
baisse ; quand il s’éloigne, le baromètre remonte
et, chose curieuse, c’est quelquefois seulement
quand le baromètre commence à remonter que
le vent se déclare. Les marins connaissent bien
! ces particularités et étudient surtout la façon
dont le baromètre baisse. S’il baisse très rapi-
dement, c’est que la dépression se rapproche
avec une grande vitesse et alors le mauvais
temps est sûr. S’il baisse lentement, au contraire,
il faut aussi se défier, mais le danger est moins
grand. Plus il baisse, plus aussi le vent sera
violent, et s’il est très bas c’est une grande
tempête, mais le baromètre ne dit rien sur la
direction dans laquelle elle viendra.
Pour en revenir à la girouette qui, elle,
n’indique que la direction du vent, il est très
facile de compléter ses indications. Le vent du
nord venant des pays froids amène de l'air froid.
Au contraire, les vents du sud amènent de la
chaleur. Et alors, avec ces quelques connais-
sances-là, il est assez simple de savoir à peu
près exactement le temps qu’il fera sans sortir
de chez soi, il n’y a qu’à regarder une girouette
et à consulter le petit tableau suivant :
NORD
NORO-EST
EST
SUO-EST
SUD
SUD-OUEST
OUIST
NORD-OUEST
Été
Beau temps.
Frais.
Beau temps.
Frais.
Beau temps.
Tiède.
Beau temps.
Chaud.
Beau temps.
Chaud.
Pluie ou renl.
Tiède.
Pluie ou Tent.
Tiède.
Variable.
Frais.
Hiver. .
Beau temps.
Froid.
Beau temps
Froid.
Beau temps.
Frais.
Beau temps.
Tiède.
Beau temps.
Tiède.
Neige ou pluie.
Tiède.
Neige ou pluie.
Tiède.
Variable.
Froid.
11 est évident que si, dans le courant de la
journée, le vent vient à changer de direction
le temps change aussi. Mais ces variations-là
sont rares, et Ton n’a rien à se reprocher si Ton
s'est conformé aux règles ci-dessus qui sont
une simple affaire de bon sens.
Ou se sert aussi quelquefois pour prévoir le
temps d’autres petits instruments que vous
avez certainement vus, mais qui étaient autre-
fois,je ne sais pourquoi, beaucoup plus en hon-
neur qu'aujourd’hui. L’un de ces petits appareils
représente un moine qui met son capuchon
quand il va pleuvoir et qui le retire quand il
fait beau. Ils sont construits autrement que le
baromètre et ce qui les fait marcher, c’est le
plus ou moins d’humidité de l’air.
On a dit, ce doit être encore M. de La Palice
ou Gribouille, qu’il n’y avait rien de plus
humide que l’eau. Quand il va pleuvoir, il y a
de l’eau dans l'air : autrement dit, l'air est
humide; quand il fait très beau, l'air est sec.
Si Ton prend un cheveu, un cheveu ordinaire,
assez long bien entendu et qu'on le tende
pendant qu’il est sec, aussitôt qu’il devient
humide, il se détend. Ce cheveu est attaché
d'un bout aux pieds du moine et de l'autre à
son capuchon. S’il fait beau, l’air est sec, le
cheveu aussi : le moine a son capuchon main-
tenu en arrière par le cheveu ; s’ilva pleuvoir,
l’air est humide, le cheveu se détend et le
capuchon retombe sur la tête du moine.
M. C.
LA MÉDAILLE DE SAUVETAGE
271
La médaille de sauvetage.
MONOLOGUE
Personnage. — Un enfant de 12 S 15 ans, vêtu a volonté, une médaille de sauvetage à la boutonnière ou sur la
poitrine.
Accessoires — Médaille de sauvetage (voir au bas do la page 272).
(Il entre flèroment et commence d un air épanoui;. Mais !
oui! C'est bien moi! (Montrant sa médaille). Cette
médaille est bien à moi! Elle m'a bien été
décernée par monsieur le maire de Saint-Remy- |
sur-Deule pour faits de haute bravoure : un l
sauvetage (détachant les syllabes) « exceptionnelle- I
ment dangereux » comme dit le Journal ce J
matin (Scrutant l'auditoire). Ab ! je vois votre éton-
nement! Vous vous demandez comment le plus
poltron des poltrons de l'École a pu se risquer
une fois en sa vie à sortir des règles de la plus
élémentaire prudence*? (Un temps; puis d'une voix
sombre). C'est vrai! J'ai toujours eu un trac à ne
pas oser monter seul sur une balançoire. (Chan-
geant de ton . gai). Mais je n'en rougis plus, puis-
que (montrant sa médaille) j'ai fait mes preuves !
(Très simple.) Voici comment la vocation me vint :
(un temps) Seul, parmi tous mes camarades, je
ne savais pas nager. Heu!... (n hésite et se dit n
mi-voix en se caressant le menton) je ne sais pas
encore très bien ! Pour faire passer ma frayeur
de l’eau, papa m'avait promis (il montre scs doigts)
dix sous si je plongeais la tête dans n’importe
quelle eau.
J'avais essayé dans ma cuvette (a piongo le torps
en avant et imite quelqu'un qui plonge la tête dans une
cuvette). Glou! Bele! Bele! Bele! (n se relève). U
n'y avait pas assez d’eau ! Je la buvais, j’inon-
dais le plancher, et j'étais grondé.
J'avais essayé au bain chaud (mystérieux) dans
le silence de la cabine. Les yeux fermés, d'une
main je me pinçais le nez (il se pince le nez et terme
tes yeux), de l’autre je tenais le cordon de la son-
nette (il étend le bras droit) en cas d’accident. A
peine ma bouche avait-elle disparu dans le
liquide de l'établissement que je l’ouvrais
toute grande pour appeler (criant) # au secours !
au secours ! » (Il rouvre les yeux, ouvro la bouche très
grande en appelant au secours et fait avec les bras des
gestes désespérés).
Au bain froid, j'avais été jusqu'aux oreilles;
mais j'avais entendu un tel brouhaha que
j'avais cru à une cataracte m'inondant l'inté-
rieur par mes trompes d’Eustaclie. — J'y avais
renoncé.
Quant ànager, la théorie marchait à merveille.
A sec, j'étais de première force. A plat ventre
sur un pliant, personne ne m’en remontrait
272
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
pour les mouvements décomposés : un!...
deusse !.. Un !... deusse ! (il décompose lentement en se
penchant le plus possible en avant les mouvements de nata-
tîon). J’avais même eu un prix, un second prix,
de natation sèche. Mais quand je passais à la
pratique : Un !... deusse (gestes vifs et désordonnés
de quelqu'un qui ne sait pas nager)1. Uil !... deusse ! je
coulais à pic!
Pour forcer ma timidité, je pris une résolu-
tion énergique : devant tous mes camarades
réunis, je déclarai un jour (solennel) à haute et
intelligible voix que je savais enfin nager.
Au premier bain, il allait donc falloir nager
ou ne pas survivre à ma honte.
Nagerc’était problématique, mais me suicider
jamais; je n'en aurais jamais eu le courage. Brr!
Nous arrivions au moment décisif. Le maître
venait de sonner la cloche et nous accourions
pour nous jeter à l’eau (il presso la débit).
Alors, d’une barque descendant la rivière (il
s'arrête brusquerament). Mais non ! VOUS ne me
croirez pas ! (interrogeant du regard). Si ? (poursuivant)
Eh bien ! d’une barque de promeneurs, des
voisins, qui habitaient à côté, sur la berge,
tombe à l’eau un petit chien. Un cri perce l’air
et un enfant se jette à sa suite, sans doute pour
rattraper le toutou.
Ici nous entrons dans le drame (jeter brusque- fl
ment et avec chalour ce qui suit) : la mère Se précipite
à son tour pour sauver son enfant, puis — puis
je ne voulus pas en voir davantage. Les sauver
tous était impossible. Mes camarades, les
passants pétrifiés restaient cloués à leur place,
anéantis par l'horreur de la situation.
Alors, je m’élance (un léger temps) en sens
inverse à la rivière. Je m’enfuis vers l'habi-
tation de ces gens, j’ouvre la porte du chenil
à la mère du pauvre petit toutou en train de
se noyer et je crie de toutes mes forces : « Va
chercher ! Apporte ! »
La brave chienne tirant son petit, le petit
chien tirant l’enfant, l’enfant remorquant sa
mère, la mère le père, le père le batelier et le
batelier son bateau, tout le monde fut sauvé,
grâce à ce que le Journal appelle mon incom-
parable présence d’esprit. Les naufragés atter-
rirent sans encombre et mes camarades me
portèrent en triomphe !
(plus calme). Eh bien, vous me croirez si vous
voulez, mais depuis ce jour-là, pour ne pas faire
mentir ma médaille sur laquelle est écrit le mot
« Bravoure », je plonge ma tête dansia cuvette
et je commence à faire quelques brasses ; une !
deusse ! une ! deusse ! (mouvement de natation des
bras bien exécutés) comme ça sans se presser. Je
vous certifie que si le gouvernement se déci-
dait à donner des médailles de sauvetage à
tous les poltrons, il n’y aurait plus en France
que des braves à trois poils (il sort très digne).
H. B.
Décorations françaises.
Croix (ou plaque) de grand-officier Croix de chevalier Médaille militaire,
de la Légion d honneur. de la Légion d'honneur.
Palmes académiques.
Tonkin.
Gravures extraites du Dictionnaire des Connaissances pratiques, par 1£. Bouamt, page 23V. Relié, toile, 6 francs. ARMAND COLIN et C>«, éditeurs.
L’AMBULANCIÈRE DE MADAGASCAR
273
L’ambulancière de Madagascar (suite)*.
Un supplément de couchettes et de literie,
ainsi qu'un fort approvisionnement de quinine
et de quelques autres médicaments, voilà sur-
tout ce qu'il était urgent de faire venir; l’oncle
Daniel s'en chargea. Sur les instances de sa
nièce, il la laissa achever, avec le D' Hugon,
les dernières installations et regagna Manaka-
rana, où il s'embarqua aussitôt pour Jlajunga.
Il s’agissait main-
tenant de voir le
directeur du ser-
vice de Santé et
de lui demander
de distraire de
l'hôpital n° I, ou
du Shamrock,
vingt-six conva-
lescents pour les
diriger sur l'am-
bulance de Maeva-
samba. L'excel-
lent homme se fi-
gurait qu'il allait
être reçu à bras
ouverts et que son
offre généreuse
serait acceptée
avec force remer-
ciements; grande
fut sa surprise
en constatant que
lachuse n’était pas si simple qu'il l’avait pensé.
Au quartier général, où il ne fut pas reçu
sans peine, on l'envoya, avec de bonnes pa-
roles, au service de Santé; là, on lui opposa
toute sorte de règlements administratifs; on
verrait, on étudierait, on lui donnerait une
réponse; il devait comprendre qu'une affaire
aussi importante ne pouvait pas se traiter
légèrement; ils avaient la responsabilité des
hommes, etc.
Le brave Daniel insista longuement, mais
sans rien gagner. Heureusement encore qu'il
était fort connu à Jlajunga; autrement on l'eût
carrément envoyé promener, sans autre forme
de procès; il n'en décolérait pas. Il revint à la
charge quand même ; mais tout ce qu'il put obte-
nir, à force de pas et de démarches, ce fut la pro-
messe qu’on enverrait prochainement à Jlaeva-
samba un médecin-major de première classe
pour visiter l’installation de l’ambulance, ses
conditions climatériques et hygiéniques, les
ressources qu'elle offrait au point de vue du
confortable, des soins, des médicaments.
Si le rapport du médecin-major était favo-
rable, alors seulement on pourrait envoyer à
ladite ambulance des anémiés et des convales-
cents assez solides pour supporter la traversée
en boutre de Majungaà Manakaranaet le voyage
en ülanzane de Manakarana à Maevasamba.
Faute de mieux, le vieux Daniel dut se
contenter de ce maigre résultat; mais il était
de fort méchante
humeur lorsqu’il
quitta Jlajunga.
Infirmière et
Capitaine.
Quand il rentra
à Maevasamba,
l'oncle Daniel
n’était pas encore
calmé. Jlarguerite
le consola très
gentiment en lui
persuadant que,
somme toute, elle
n'était pas autre-
ment fâchée d'a-
voir encore quel-
ques jours de
répit devant elle,
attendu que ses
petites installa-
tions avaient demandé un peu plus de temps
qu'on ne l’avait pensé et n'étaient pas encore
tout à fait prêtes.
Le Dr Hugon réclamait, de son côté, un appa-
reil distiHatoire, dans la crainte que l'eau du ruis-
seau d'Antsingo, qui alimentait .Maevasamba,
ne vînt à s'altérer quelque jour, pour une cause
ou pour une autre. Il désirait également une
machine à fabriquer de la glace qui, pendant
les heures chaudes de l'après-midi, pourrait
rendre d'inappréciables services.
— Tu auras ton appareil distiHatoire, dit
Daniel à son vieil ami. Quant à ta machine à
fabriquer de la glace, j’en ai vu une montée à
Majunga par un individu de Bourbon et qui
fonctionne parfaitement; je te promets de t’en
rapporter une semblable; à mon prochain
voyage. — A ce propos, tu n’as pas idée, mon
vieil Hugon, des changements que j'ai trouvés
en arrivant à Jlajunga. La ville est presque
européanisée, ou francisée, maintenant. C’est
au point que j’avais quelque peine à m’y
retrouver, et Dieu sait pourtant si je la
Étonnement des indigènes à la vue d’un lieutenant eu bicyclette.
1 Voir le n° 3T5 du Petit Français illustré, p. 254.
274
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
connais dans les coins et les recoins ! Les an-
ciennes rues, étroites et tortueuses, ont été
nettoyées, redressées, élargies, et les vieilles
cases construites à l'arabe qui les bordaient
remplacées par des maisons bâties à l’euro-
péenne.
On a installé des trottoirs avec un éclai-
rage superbe. Des faubourgs s’élèvent petit
à petit sur de nouveaux tracés. En même
temps que d’aspect, les rues ont changé de
nom ; il y a maintenant l’avenue de France, la
rue du Primauguet, la rue de la Résidence, la
vieux Hugon, il y a maintenant un restaurant
à Majunga, un grand restaurant en bois,
construit de toutes pièces par trois économes
des Messageries maritimes. C’est là que man-
gent presque tous les officiers, il y a aussi un
cercle, le Cercle français, avec des terrasses
élevées qui donnent sur la mer. J’y ai passé la
soirée, en compagnie de nombreux consom-
mateurs, tant civils que militaires, qui, leur
besogne terminée, venaient y chercher un peu
de brise et commenter les nouvelles du jour.
Cependant le temps passait et le fameux
rue Laborde, la rue Sylvain-Roux, il
y a même l’avenue du Bois-de-Bou-
logne; d’ici peu sans doute on y
pourra voir les belles Malgaches fai-
sant la roue en de mirifiques équi-
pages attelés de bœufs, pendant que nos plus bril-
lants officiers caracoleront dans l’allée cava-
lière. En attendant, j'ai failli moi même y être
écrasé par un jeune sous-lieutenant monté sur
une bicyclette et qui filait comme le vent
devant les yeux ahuris de la population noire.
Mais c’est le mouvement du port surtout qui
est extraordinaire; j'y ai vu à la fois jusqu'à
quarante ou cinquante bateaux de différents
tonnages à l'ancre dans la rade, où naguère
encore on voyait tout juste un seul bateau des
Messageries maritimes, le Mpanjaka, et de loin
en loin un navire de guerre. J’ai compté quinze
à vingt affrétés de gros tonnage, cinq bâti-
ments de guerre et une légion de boutres
arabes.
Du matin au soir le port est sillonné par
des embarcations et des remorqueurs de
toute taille et de toute forme, employés au
débarquement des voiliers arrivés de Bourbon,
de’ Maurice, de Zanzibar, des Comores, du Cap
ou de l’Amérique, avec d’énormes stocks de
marchandises et une foule d’émigrants de toute
couleur venant chercher fortune à l’abri de
notre drapeau. Enfin, sais-tu où j’ai dîné, et fort
bien dîné, ma foi! la veille de mon départ?
— Chez Justin Leroy, ton correspondant.
— Non pas, mais au restaurant! Oui, mon
Eq rade de Majunga.
médecin-major de première classe annoncé ne
se montrait pas vite à Maevasamba. Déjà le
bouillant Daniel commençait à perdre patience,
lorsqu'il arriva enfin. Après une visite minu-
tieuse de toutes les installations, il déclara que
rien ne laissait à désirer. Le docteur rédigea
son rapport séance tenante, et promit de
le remettre lui-même au chef du service de
Santé, aussitôt qu’il serait rentré à Majunga.
Malgré ces belles promesses, huit jours, dix
jours, deux semaines s'écoulèrent encore sans
qu'on entendît parler de rien de nouveau à
Maevasamba. Il y avait de quoi désespérer !
Enfin, n’y tenant plus, le vieux Daniel
déclara que, si le lendemain le convoi de conva-
lescents promis n’arrivait pas, il irait lui-même
à Majunga le chercher. Et le lendemain, en
effet, n’ayant rien vu venir, il monta dans son
filanzane et se mit en route. Cette fois encore,
en arrivant à Majunga, il se heurta aux mêmes
formalités administratives qui l’avaient si fort
irrité à son précédent voyage; mais il tint bon,
résolu à ne point repartir sans avoir obtenu
! satisfaction. Tout en courant la ville pour
L'AMBULANCIÈRE DE MADAGASCAR
275
tâcher d'employer ses relations à faire fléchir
la rigueur absurde des règlements, il n'oublia
point les acquisitions que lui avait demandées
le Dr Hugon. Mais là encore sa patience, qui
n'était pas excessive, comme on a pu en juger,
devait être mise à une rude épreuve. Il put se
procurer assez facilement un appareil distilla-
toire et une machine à faire de la glace; mais,
lorsqu'il voulut acheter le supplément de
médicaments qui lui manquait, ce fut une
autre affaire. L’affluence extraordinaire que les
événements avaient attirée à Majunga avait eu
pour conséquence immédiate la raréfaction et
par suite le renchérissement exagéré des den-
rées de toute sorte. Le marché, Installé sur la
place principale, était assez bien approvisionné,
mais tout s'y vendait dix fois plus cher que dans
les conditions normales : la bière — et quelle
bière! — 2 francs la bouteille; les saucissons
8 et 10 francs le kilo; les pruneaux 30 et 40
sous la livre; le beurre — du soi-disant
beurre d'Isigny — 4 francs les 500 grammes;
le fromage de Hollande, une petite boule dessé-
chée, 8 francs; le savon de ménage, — un des
' articles les plus demandés, on se battait pour
en avoir! — 2 francs le kilo; et le reste en pro-
portion. Les drogues n’étaient pas moins chères,
d’autant qu'elles commençaient à devenir rares.
La quinine elle-même manquait à Majunga.
Tout ce que put recueillir le vieux Daniel, en
battant les divers quartiers et en fouillant les
cases des innombrables mercantis établis dans
la ville, ce fut un certain nombre de bouteilles
d’eau minérale qu’on lui vendit 1 fr. 75 la
pièce, bien qu'elles ne continssent que de l’eau
légèrement chargée de bicarbonate de soude.
Furieux, il prit le parti de télégraphier direc-
tement à ses correspondants de Marseille, la
maison Cassoute frères, de lui expédier par le
prochain courrier un fort approvisionnement
de quinine, d'ipéca, de teinture d’iode, de
bandes, de charpie, de vins de Coca et de
Banyuls, et de diverses eaux minérales.
Justement le câble destiné à relier Majunga
à la France par Mozambique avait été inauguré
et livré au public depuis déjà deux mois. Jus-
qu'alors, en effet, la voie la plus courte pour
télégraphier en France était d’envoyer la
dépêche à Port-Louis, la capitale de Maurice,
qui correspondait avec l’Europe par YEaslem
Telegraph Company ; or l'aviso le Papin , pré-
posé à ce service, ne mettait pas moins de deux
jours pour franchir les 500 milles qui séparent
Port-Louis de Tamatave; soit quarante-huit
heures de perdues pour aller confier à des mains
anglaises le sort d’un cablo-gramme auquel les
circonstances pouvaient donner parfois une
haute gravité. Aussi l’immersion du câble, long
de 740 kilomètres, entre Majunga etMozambique
avait-elle élé une des premières opérations
exécutées à l’ouverture de la campagne; ce
travail, d’une utilité si urgente, avait admira-
blement réussi et dans un délai remarqua-
blement court ; dix jours avaient suffi pour le
mener à bonne fin, et depuis le 3 avril la ligne
fonctionnait parfaitement. Bien que les
dépêches envoyées par cette voie dussent
encore emprunter YEaslem Telegrapli Com-
pany à partir de Mozambique, l’opération si
heureusement et si rapidement conduite de
l’immersion de notre câble avait eu le don
d'exaspérer nos bons amis les Anglais, qui se
montraient chaque jour plus hargneux et plus
hostiles.
Tout en étant ouverte aux dépêches privées,
la nouvelle ligne, établie surtout en vue des
besoins du corps expéditionnaire, n’était pas
encore très accessible au public civil; non
seulement le prix des Iransmissions était très
élevé — dix francs par mot — mais encore
aucune dépêche ne pouvait être expédiée sans
le visa du Général, et les messages chiffrés
n'étaient pas admis.
Sur ce point, toutefois, le vieux Daniel eut
assez facilement cause gagnée. En l'absence
du Général, le Colonel commandant la place
visa tout de suite sa dépêche ; et, dès le
lendemain, il recevait par la même voie la
réponse de la maison Cassoute frères, l’avisant
que l'envoi demandé serait fait par le Yang-
Tsé, des Messageries maritimes, courrier
de Madagascar et de Maurice, lequel devait
partir de Marseille le 23 courant
Quelques jours après, Y Ambohimanga, l'un des
petits vapeurs loués au. sultan de Zanzibar pour
le service du Betsiboka, arrivait de Marovoay
avec vingt-cinq hommes indisponibles, c'est-
à-dire profondément anémiés à la suite d'une
atteinte de fièvre, et qui n’étaient guère bons
qu’à être rapatriés Or le steamer affrété la Pro
vence venait justement de prendre la mer
avec six cent cinquante-quatre convalescents
de la Guerre et de la Marine, et il ne devait pas
y avoir de nouveau départ pour France avant
une quinzaine au plus tôt. D’autre part, l'hô-
pital de Majunga était comble, ainsi que le
Shamrock et le Vin-Long, ce dernier récemment
transformé, lui aussi, en hôpital flottant. Quant
au Sanatorium de Nossi-Comba et aux autres
sanatoria installés sur les hauts plateaux de la
Réunion, à Saint-Denis, Saint-François et Sala-
zie, ils n’avaient qu'un très petit nombre di
lits disponibles ; de sorte qu’on ne savait ou
caser les nouveaux arrivants.
Daniel offrit au Service de Santé de s’en char-
ger et de les emmener tous à Maevasamba.
Cette fois la nécessité pressante fit passer par-
dessus règlements et formalités, et la propo-
sition du vieux colon fut acceptée.
(A suivre }. A. B.
276
LE PETIT EU ANC AIS ILLUSTRÉ
Variétés.
Origine du nom de Carcassonne. —
Un chef de ces Sarrasins qui s’avancèrent jusque
dans la France s’était fait roi de Carcassonne,
selon l’usage des Sarrasins de donner le titre
magnifique de royaume à leurs moindres posses-
sions conquises.
Il se nommait Balahac.
Dans une sortie qu’il fit pendant le siège que fit
de celte ville l'empereur Charlemagne, il fut pris
et pendu.
11 laissait une veuve, femme d’un grand courage
et d’une grande capacité, nommée Carcasse, nom
devenu dans la suite aussi ridicule pour une
femme qu’il fut illustre alors par les exploits de
cette héroïne.
Sa représentation se voit encore sur la porte de
la cité avec l’inscription Garcas sum, dont la
corruption a sans doute donné le nom à la ville.
La veuve de Balahac entreprit de le venger et
soutint le siège. Pressée par la famine, elle
employa un stratagème qui n’eut pas le succès
quelle en attendait. Elle fit jeter par-dessus les
murailles un porc, après lui avoir fait manger
deux boisseaux de blé.
Comme elle l'avait prévu, les assiégeants s’en
saisirent, l’ouvrirent et en conclurent qu'on ne
manquerait pas sitôt de blé dans une place où
l’on en rassasiait jusqu’aux porcs.
Cependant la ville ne tarda pas à se rendre.
Carcasse reçut avec bonne volonté la proposi-
tion du baptême. Elle se fit chrétienne et Charle-
magne lui laissa la seigneurie de la ville.
Bien des carcasses ne sont pas aussi favorisées.
*
* *
Curieuse particularité. — L’année 1893
a présenté une particularité astronomique remar-
quable. Le vendredi saint (12 avril) les astres qui
ont gravité autour du soleil occupaient la position
exacte qu’ils avaient au firmament le jour où le
Christ est mort sur la croix. C’est la première
fois que cela s’est produit depuis 1862 ans. Nous
disons 1862 ans, car on sait que l’ère chrétienne
date de la naissance de N. S. et non de sa mort
qui eut lieu, selon la tradition, lorsqu’il avait
33 ans. Donc, le vendredi saint dernier, a 4 heures
20 minutes du matin, la lune a passé devant l'épi
de la Vierge et a caché cette constellation pendant
plus d’une heure.
*
Hlalice d'enfant. — Chariot n’a que six ans
et il n’aime pas qu’on l’ennuie. Un ami de la
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 3?5.
I. Les sept cygnes.
1. André Chénier, Le Cygne de Byzance.
Fénelon,
Platon,
Pindaro,
Shakspearo,
Pope,
Virgile,
Cambrai.
l’Académie.
I>ircé ou Thébain.
l’Avon.
Windsor.
Mantouc.
Bien d'autres écrivains ont été surnommés des Cygnes, nous
ne citons que les plus célébrés.
maison, chauve comme un œuf, lui donne à tout
propos des conseils. Chariot, fais ceci... Chariot,
fais cela...
Chariot, n’y tenant plus, passe la main dans ses
cheveux longs et bouclés, et d’un air triomphant
il dit à ce commandant:
— Fais-en autant, gros malin!
Entendu ;Y un examen. — Un élève cité
comme un des plus forts de sa classe se présente
à un examen : « Quel fut le premier inventeur?
interroge l’examinateur.
— Adam, répond le candidat d’un air assuré.
— Ah ! Et voulez-vous me dire pourquoi?
— Parce qu’il inventa la brosse qui porte son
nom ! ! ! ! !
RÉPONSES A CHERCHER
Questions à répondre. — Trouver douze
villes de deux syllabes dans les vingt-quatre
syllabes suivantes :
Tetur. — Ffho. — Tes. — Très. — Tiers. — Ce.
— Lac. — Non. — Non. — Val. — Lou. — Re. —
P-oi. Cas. — (jçil. — Pfi. — Sen. — 'Dez. — Nan.
— Lis. — Tho. — Hans. — La. — Lu.
Questions géographiques. — Quel est
Je département le plus boisé?
Quel est le plus grand lac de France?
Quel est le premier chemin de fer, avec
locomotives, construit en France?
*
* *
Proldèuie nniiisnnt. — Disposer les
9 chiffres, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, dans les 9 cases
de la figure ci-dessous, de telle façon que le total
des 3 chiffres de chaque ligne verticale, horizontale
et diagonale soit égale à 15. -
IL Metagramme.
Peinturo — Ceinture — Teinture.
111. Mots en losange.
L
VER
VIVAT
LEVRIER
RAILS
TES
R
Le Gérant .-Maurice TARDIEU.
Toute demande de changement d'adresse doit être accompagnée de l'une des dernières bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8” année. — N« 377.
10 centimes.
16 mai 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
La Diligence (Composition inédite, par Denis).
278
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
L’ambulancière de Madagascar ( suiie )’.
Le joui’ même, la Ville-de-Paris levait l’ancre,
ayant à bord les deux officiers et les vingt-
trois soldats amenés par l’ Ambohimanga. Sauf
un des officiers, aucun d’entre eux ne paraissait
trop gravement atteint pour que le changement
d'air et un régime reconstituant n’eussent pas
raison de leur état d’anémie. Daniel emportait
en outre la machine à faire de la glace et
l’appareil distillatoire réclamés par le D' Hu-
gon, ainsi que trois cents bouteilles d'eaux
minérales, tout ce qu’il avait pu rafler chez
les mercantis de Majunga, en attendant l’envoi
que devait lui apporter le Yang-Tsé.
La première étape, c'est-à-dire la courte tra-
versée à bord de la Ville-de-Paris, fut rapi-
dement franchie, sans fâcheux incident. Ce fut
à Manakarana seulement que les difficultés
commencèrent. Il fallut tout d’abord — ce qui
n’était pas chose aisée pendant ces temps trou-
blés — trouver immédiatement des filanzanes
et des porteurs en quantité suffisante pour trans-
porter jusqu’à Maevasamba, non seulement
les vingt-cinq convalescents, mais encore les
nombreuses caisses dans lesquelles Daniel
avait entassé un fort supplément de literie et
de lingerie pour les besoins de l’ambulance.
Heureusement l'excellent colon était débrouil-
lard, il envoya immédiatement des hommes de
confiance battre les villages voisins, et, grâce à
sa situation considérable dans la région et à sa
réputation de générosité, il eut en moins de
vingt -quatre heures autant d'hommes et autant
de filanzanes qu’il lui en fallait. Il organisa
aussitôt sa petite caravane et se mit en route
après avoir envoyé en avant un courrier
prévenir Marguerite et le D' Ilugon de sa
prochaine arrivée.
Lorsque le convoi parvint en vue de Maeva-
samba, tout était prêt à le recevoir; une
heure après, chacun des vingt-cinq nouveaux
pensionnaires de l’ambulance était installé dans
un bon lit garni de sa moustiquaire, sous la
direction du docteur, qui se contenta d'un
examen sommaire pour ne pas ajouter à la
fatigue du voyage.
Dès le premier jour, Marguerite se révéla
infirmière consommée, il faut dire qu'elle met-
tait à sa délicate besogne le meilleur de son
cœur et cet instinct quasi maternel qui existe,
en germe tout au moins, chez presque toutes
les femmes. Là où elle excella surtout, ce fut
dans l'art de faire oublier à ses malades qu’ils
étaient des malades ; s’ingéniant à écarter de
leurs yeux ce qui pouvait le leur rappeler; dis-
simulant adroitement, à l’aide d’un pan de
rideau, d’un paravent, d’un bout d’étoffe de cou-
leur claire, l'attirail peu réjouissant des flacons
et des remèdes ; égayant même l'atmosphère de
chaque chambre avec des petits riens coquets,
des images de journaux illustrés, des photogra-
phies encadrées ou quelque fleur piquée dans
un verre de Bohême ou de Venise. Elle avait
mis au pillage tous ses bibelots, son petit
trésor de jeune lille, ne trouvant rien d’assez
beau, rien d’assez gai surtout pour ses chers
malades.
La première fois que le vieux Daniel avait vu
les fleurs de Marguerite, il les avait jetées bru-
talement par la fenêtre, en disant à sa nièce
qu'elle était folle de mettre des fleurs auprès
des malades, que rien n’était plus mauvais pour
eux. La pauvre Marguerite en aurait pleuré ! elle
avait justement choisi les fleurettes les plus
inoffensives, celles qui n’avaient point d’odeur,
ou qui en avaient à peine. Et, par le fait, per-
sonne ne semblait s’en être mal trouvé ; tout au
contraire, à partir du jour où les fleurs eurent
disparu par ordre du vieux Daniel, la dépres-
sion physique et morale, si préjudiciable à la
guérison des anémies paludéennes, montra une
tendance marquée à revenir. Consulté en.
cachette par Marguerite, le D’ Ilugon fit entendre
raison à l’oncle féroce, qui se contenta, pour
1. Voir lo n° 37C du Petit Français illustre', p. 273.
L AMBULANCIÈRE DE MADAGASCAR
279
toute vengeance, de lui répondre en bougon-
nant :
— Oh ! toi ! elle te fait faire tout ce qu'elle
veut, cette petite! Elle te dirait d'avaler une
couleuvre grosse comme mon bras , que tu
l’avalerais !
— Et avec plaisir encore ! riposta gaîment
Hugon.
— Vieille bête, va ! grommela Daniel entre
ses dents, et il sortit furieux.
Ce qui ne l'empêcha pas, du reste, cinq
minutes plus tard,
de n'y plus penser
du tout.
Tout marchait
donc le mieux du
monde dans la plus
confortable et la
plus coquette des
ambulances. Soi-
gnés, dorlotés,
gâtés comme peu
d’entre eux l'a-
vaient jamais été,
malades et conva-
lescents se réta-
blissaient à vue
d'œil. Seul, un des
officiers, le plus
sérieusement at-
teint, était toujours
dans un état des
plus précaires.
Depuis son ar-
rivée à Maeva-
samba , il n'était
pas encore sorti
de la prostration
profonde où l'a-
vaient plongé les
secousses du voyage. Ce n’était pas sans peine
qu’on arrivait à lui faire prendre un œuf ou
un verre de lait. Et cependant il fallait le
soutenir à tout prix.
— Ne vous découragez pas, disait à Margue-
rite le docteur Hugon : si on l’écoutait, il se
laisserait parfaitement mourir, ce gaillard-lâ!
L’œsophage se refusant à accepter aucun
aliment solide, Marguerite essaya d’y glisser de
la viande crue hachée Deux fois de suite, le
malade eut des nausées et rejeta la viande.
Sans se lasser, Marguerite recommença jus-
qu'à ce que la viande eut passé. Enfin, la pros-
tration céda quelque peu, mais la faiblesse
restait extrême; personne ne pouvait tou-
cher le pauvre malade sans qu'il poussât des
gémissements d'enfant, le moindre bruit lui
brisait le tympan et la lumière lui causait une
véritable douleur; aussi était on obligé de le
laisser dans une demi-obscurité.
Une nuit que Marguerite entrait doucement
dans sa chambre, elle s'aperçut à la faible lueur
de la veilleuse voilée encore par un large écran,
que les yeux du m Jade, creusés profondément
par la lièvre, étaient grands ouverts et se
posaient sur elle avec une sorte d'égarement.
— Vous n'avez besoin de rien? dit-elle, en
s'approchant du lit. Voulez-vous boire?
— Merci, ma sœur! articula le malheureux
officier d'une voix à peine intelligible.
Trompé par le costume de nuit de Marguerite,
une ample robe de chambre de couleur som-
bre et sur la tête une mantille de dentelle
qui ressemblait vaguement à une cornette,
il avait pris sans doute la jeune fille pour
une religieuse d’hôpital.
Quand on l'avait amené de Majunga, il
était dans un tel
état de faiblesse
que c'est à peine
s'il avait eu con-
science de la tra-
versée, des deux
journées de filan-
zane et de son ins-
tallation dans la
meilleure chambre
de l’ambulance ;
aussi , en repre-
nant possession
pour la première
fois de son intelli-
gence, avait-il pu
se croire dans un
hôpital, avec une
sœur de charité à
son chevet.
Le lendemain ,
toutefois, l'amélio-
ration s’étant main-
tenue, il se rendit mieux compte des choses.
Quand Marguerite reparut, il comprit son
erreur et, fixant la jeune fille avec des yeux
surpris, il dit
— Où suis-je? Et qui êtes-vous?
— Vous êtes chez desamis, répondit Margue-
rite simplement.
— Par pitié, mademoiselle, insista-t-il. J’aila
tête encore si faible! Dites-moi que je ne suis
pas fou, ou que je ne rêve pas. Il me semble
que je vous ai déjà vue. Où ? Je ne sais jias, je
ne me souviens plus. Mais je vous reconnais.
— Voulez-vous bien ne pas parler autant !
dit Marguerite vivement sans autrement ré-
pondre. Vous allez me faire gronder par notre
bon docteur. Justement, voici l'heure de sa
visite. Je me sauve.
Et, légère comme un oiseau, elle quitta la
chambre Elle avait reconnu, elle aussi, le mal-
heureux officier dès le premier moment, mal-
280
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
gré sa figure amaigrie, rendue plus effrayante
encore par une barbe de deux mois. Dans cet
ordre d’idées, les jeunes filles ont des yeux
particulièrement pénétrants. Elle n’avait même
pas eu besoin de consulter la feuille des hospi-
talisés délivré à l’oncle Daniel par le Service de
Santé de Majunga et qui portait en tête :
« Gaulard, Georges, capitaine breveté, atta-
ché à l’état-major du Général de brigade, com-
mandant le 1" groupe; 33 ans; fièvre, anémie
paludéenne. »
Henri retrouve les assassins de son père.
Quand Henri Bertliier-Lautrec et sa sœur
s’étaient séparés vers le milieu de mars, Henri
pour prendre possession de son poste auprès
du colonel Lebreton et Marguerite pour aller
s’installer chez son oncle à Munakarana, la
jeune fille avait fait promettre à son frère de
leur envoyer de ses nouvelles aussi fréquem-
ment que les circonstances et ses occupations
le lui permettraient. Tout d’abord les lettres du
jeune attaché au Service des renseignements
de la 1" brigade étaient arrivées assez réguliè-
rement; puis, à mesure qu'il pénétrait dans l'in-
térieur avec son chef, elles étaient devenues de
plus en plus rares pour s'espacer davantage
encore lorsque le colonel Lebreton eût dépassé
Suberbieville ; en outre, Marguerite et son
oncle ayant sur ces entrefaites quitté Manaka-
rana pour Maevasamba, les lettres si impatiem-
ment attendues ne leur parvenaient plus qu’avec
un mois, et parfois davantage, de retard.
C'est ainsi que Marguerite ne reçut que
vers la fin de juillet la lettre suivante,
que son frère lui avait adressée du camp
d’Ankaboka dans les premiers jours de
juin :
« Ma chère Marguerite,
Une grande nouvelle, tout d'abord. Les
principaux assassins de notre père sont
tombés entre nos mains par une suite de
circonstances vraiment merveilleuses et
ils viennent d’expier leur crime. Dès au-
jourd'hui une partie de la tâche que je
m'étais fixée se trouve donc accomplie;
mais j'espère bien ne pas m’en tenir là et
venger plus complètement encore la mort
du meilleur et du plus tendre des pères.
Voici maintenant quelques détails sur
cette extraordinaire aventure. Tu sais que
par ma fonction je suis chargé plus par-
ticulièrement d’interroger les Hovas et les
Sakalaves qui tombent entre nos mains.
A la fin de mai, des faits de brigandage
s’étant multipliés dans la région d’Anka-
boka, le général Duchesne x-oulut faire
un exemple et donna l’ordre d’aller saisir
chez lui Salima, roi des Sakalaves, véhé-
mentement soupçonné d’avoir provoqué, ou
tout au moins favorisé, les meurtres et les
pillages dont ses sujets s'étaient rendus cou-
pables. Il faut te dire que ce madré person-
nage, presque aussitôt après le débarquement
du colonel Lebreton à Majunga, était venu en
grand tralala faire sa soumission et protester
de son dévouement à la France ; après quoi, la
conscience tranquille, il était retourné chez lui
et avait repris ses petites habitudes, c’est-à-
dire qu'il s’était livré ouvertement, ou sous
main, aux exactions de tout genre, vols,
pillages, etc., dont il tire le plus clair de ses
ressources. Le drôle méritait donc une bonne
leçon. Deux officiers du 2* bataillon du 200*, le
capitaine Deniau et le lieutenant Paris, se
chargèrent avec le lieutenant Pierre, chef du
port d'Aukaboka, d’aller à eux trois mettre la
main sur Salima et de le ramener au camp
mort ou vif; ils partirent tranquillement, le
revolver à la ceinture , gagnèrent rapidement
le village où résidait Salima, s’emparèrent
de sa personne sans difficulté et le rame-
nèrent avec eux. On l'enferma au milieu du.
camp dans une case, où il fut gardé à vue par
deux factionnaires. Le lendemain, je reçus
l'ordre de procéder à son interrogatoire. Il
commença par vouloir m’éblouir en me décla-
rant d’un ton emphatique qu’il était très riche,
qu’il possédait un trésor de deux cent mille
piastres et un nombre incalculable d’esclaves
et de bœufs.
(.4 suiore). A. B.
LA POUDRE SANS FUMÉE
281
La poudre sans fumée.
Tir av e poudre ordïuane (U'après me photographie instantanée)
Il est aisé de comprendre combien il est
commode d'avoir une poudre qui ne fasse pas
de fumée : un chasseur qui tire sur un lièvre
qu'il peut constater si le lièvre a roulé à terre
ou s'il continue à filer, en prenant ses jambes à
son cou, manière de marcher pas commode du
ne voit pas, une fois le coup parti, si son
gibier a été touché. C’est seulement quand
s'est dissipé le nuage de fumée (ou plus exacte-
ment peut-être de vapeur) formé par la déto-
nation de la cartouche, c'est seulement alors
tout, comme dit la chanson. Dans ce cas, on
remet vite en joue et on fait feu encore une
fois, en tâchant de mieux viser.
A la guerre, lorsqu’on a affaire à un ennemi
qui fond sur vous, en un instant on l'a ajusté
282
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
et on a pressé sur la détente. Mais si vous
l'avez manqué par trop de précipitation, il est
déjà sur vous avant que vous ayez pu le voir,
aveuglé que vous avez été par la fumée de
votre cartouche, en supposant que vous vous
serviez de l’ancienne poudre à canon.
Celle-ci d'ailleurs avait encore un autre incon-
vénient. Non seulement elle vous cachait pen-
dant un temps plus ou moins long les gens sur
lesquels vous tiriez, mais elle vous empêchait
de vous cacher. Vous aviez beau vous dissi-
muler derrière un buisson ou un tronc d’arbre,
la fumée qui s’en échappait, au moment où
vous faisiez usage de votre arme, apprenait à
votre adversaire d'où partait la balle qui venait
do siffler à ses oreilles, et il savait ainsi de quel
côté il avait à riposter ou à s’abriter. 11 n’y a
pas de fumée sans feu; c'est du point où on en
voyait s’élever qu'on avait fait feu.
Aujourd’hui, avec la poudre sans fumée
découverte par M. Vieille, l’ennemi sur lequel
vous tirez entend bien le bruit de la détonation
et le sifflement du projectile. Il se rend compte
que la balle vient de ce côté-ci ou de ce côté-là,
delà gauche, par exemple. Mais il y a à gauche
bien des endroits où vous pouvez être posté,
et il lui est impossible de savoir si vous êtes
derrière cette meule de paille, ou dans un fossé
invisible, derrière cette haie-ci ou abrité par ce
pan de mur ou installé dans cette maison. Ce
n’est pas drôle de recevoir des balles, c’est
encore moins drôle d’en recevoir sans savoir
d’où elles partent, parce qu’on n'a pas la satis-
faction de se venger. Et c'en est une..., à la
guerre. On ne va pas sur le champ de bataille
pour être mis hors de combat, mais pour mettre
hors de combat les soldats de l'armée ennemie.
C'est triste, assurément, bien triste même, et
très contraire à la philanthropie. Mais la guerre
ne peut se faire qu'à cette condition.
Vous comprenez donc sans peine quel chan-
gement considérable l'invention de M. Vieille a
dû apporter aux conditions de la guerre, à la
physionomie des batailles et à ce qu’on appelle
la tactique. Les deux dessins ci-contre vous
montrent un même peloton exécutant un feu de
salve avec l’ancienne poudre d'abord qui fait
devant le front un masque blanc opaque, un
rideau gênant et révélateur, puis avec la nou-
velle poudre qui donne à peine un jet de
poussière avec une fugitive lueur, qu’il est aisé
de dissimuler en se plaçant derrière un pli de
terrain ou de hautes herbes.
A la vérité, il se trouve des gens pour pré-
tendre que le tir sans fumée n’est pas sans
avoir quelques inconvénients : du moins n’a-
t-il pas l’avantage de soustraire le tireur à
l’émotion que lui fait éprouver hi vue du dan-
ger. De même que l’autruche se cache la tête
en face du péril, de même il arrive qu’un pol-
I tron ferme les yeux au moment où va lui être
porté un coup. Un certain instinct le pousse à
ne pas vouloir regarder ce qui va se passer.
Aussi certains militaires pensent-ils que le sol-
dat regrettera parfois le bandeau que la fumée
pouvait mettre temporairement sur ses yeux.
Mais ce sont là de simples hypothèses, et
ces considérations théoriques n’ont empêché
aucune #nation d’adopter des poudres plus ou
moins analogues à la nôtre.
Ce.M. Vieille, dont j’ai parlé, est un ingénieur
français. Il sort de l’École polytechnique, et il
a eu, pour maîtres, M. Berthelot qui vient d’être
ministre, et M. Sarrau, deux grands savants,
membres l’un et l’autre de l’Institut, tl a rendu
un service considérable à notre pays en arri-
vant, par ses recherches scientifiques, à la
préparation chimique qui s'appelle la «poudre
sans fumée ».
Cette appellation, soit dit en passant, n'est
pas très exacte. Le mot poudre s’applique à des
objets qui. sont à l’état de grains très tins : il
est presque synonyme de poussière. On dit : du
tabac en poudre, pour parler du tabac à priser,
et vous connaissez tous la poudre qu’on emploie
pour sécher l’encre, à défaut de papier buvard.
Déjà on avait détourné ce mot de son acception
primitive en l’appliquant à de gros grains dont
certains étaient plus volumineux que le poing.
On 1 applique maintenant aune substance assez
analogue, en apparence, à de la colle à bouche,
et qu'on découpe, soit en petits fragments gros
comme des pépins de groseille pour les car-
touches des fusils, soit en longues lamelles,
semblables à des copeaux de bois, pour les
gargousses des canons.
Cette substance s'enflamme difficilement;
aussi est-on obligé de mettre dans les gargousses
des canons un peu d'ancienne poudre, sans
laquelle elle aurait grand’peine à prendre feu.
II en résulte que le tir de l’artillerie fait un peu
de fumée, oh! très peu. De plus, le vent des
pièces soulève toujours de la terre et du sable, si
le sol est sec. Enfin, l’éclair du coup est assez
brillant. Il en résulte que l’artillerie se cache
moins aisément que l'infanterie. Néanmoins,
le progrès accompli par l’adoption du nouvel
explosif est, pour elle aussi, considérable.
Il n'est donc pas étonnant que l’Académie
des sciences ait décerné à M. l’ingénieur Vieille
un prix de 20000 francs pour ses beaux travaux.
Mais ce savant, aussi modeste et désintéressé
que laborieux et habile, n’a pas voulu garder
cette somme qu'il avait pourtant si bien gagnée.
Il l’a partagée entre le personnel placé sous
ses ordres, comme si tous ses ouvriers avaient
été les collaborateurs de son oeuvre. S'il leur
a donné l'argent, il a conservé la gloire, et
nous ne devons lui marchander ni l'estime, ni
la reconnaissance. E. M.
LC PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
283.
v( Ta bourdonner dans sa corbeille . »
L’Abeille.
par Hégésippe Moreau (1810-1838).
Comme l’abeille fugitive
Qui fait son miel en voyageant,
Le chansonnier de rive en rive
Va bourdonnant et voltigeant,
Comme elle du myrte à la treille
Il recommence vingt détours :
Vole, vole, petite abeille.
Vole, vole, vole toujours.
Hélas! je rampais, demi-nue.
Sans ailes d’or, sans aiguillon.
Quand tout mon essaim vers la nue
S’envole dans un tourbillon;
Mais Dieu me sourit. Dieu qui veille
Sur un insecte sans secours,
Me dit : » Vole, petite abeille.
Vole, vole, vole toujours ».
« Loin des tourbillons de poussière
Que lont les grands et leurs laquais,
Dans la mansarde ou la chaumière
Murmure à de joyeux banquets;
Mais en fuyant pique à l’oreille
Les Midas qui peuplent les cours :
Vole, vole, petite abeille,
Vole, vole, vole toujours.
« Oui, garde bien, pauvre orpheline,
Un dard caché pour les méchants;
Mais si quelque vierge enfantine
Cueille des bluets dans les champs,
Va bourdonner dans sa corbeille
Et fais-la rêver aux amours :
Vole, vole, petite abeille,
Vole, vole, vole toujours.
« Mon souille a reverdi la terre
Teinte du sang des oppresseurs;
Longtemps l'éclat du cimeterre
Sur l'Hymelte ellïaya les sœurs;
Mais à la Grèce qui s’éveille
La Liberté rend ses beaux jours :
Vole, vole, petite abeille.
Vole, vole, vole toujours. »
Moi, dans les paroles divines
Je me confie, et sans savoir
Si sur des fleurs ou des épines
Il faudra m’endormir le soii.
Quand vient la brise je sommeille,
Et je m'abandonne à son cours :
Vole, vole, petite abeille.
Vole, vole, vole toujours.
284
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Une histoire de sauvage (suite)'.
Alors, pris d'un vertige qui dépassait encore
en rapidité la vitesse de la pensée, je traverse
les espaces infinis, je vois les soleils sans
nombre, de toutes dimensions et de toutes
couleurs, suspendus dans l'immensité sans
bornes, animés de vitesses prodigieuses, sou-
tenus dans le vide immense et disséminés à
des distances incommensurables les uns des
autres sur l'équilibre des lois divines de la
gravitation universelle; chaque soleil attire
chaque soleil, ils se sentent tous à travers l'im-
mensité, subissent leurs influences mutuelles
et glissent silencieusement dans le vide éternel
emportés par l'attraction de chacun et de tous.
Et, retenus autour d'eux par leur chaleur
rayonnante, tournent les planètes, les mondes,
équilibrés les uns par les autres ; il me sembla
que pendant des, milliards d'années je voya-
geais ainsi, plus rapide que la pensée, au milieu
des soleils et des mondes ; mais plus loin, tou-
jours plus loin, flamboyaient encore les soleils
et tournaient autour d’eux les mondes auxquels
ils dispensaient la chaleur, le mouvement et
la vie. Parfois passaient rapides, les astres
errants, les morceaux des mondes, des terres
rayées du Livre de vie et qui allaient s’en-
gloutir dans la masse incandescente des soleils,
fournissant ainsi à leur activité un nouvel
élément !
Et après ces milliards d'années, animé de
cette vitesse plus rapide que le rayon lumi-
neux, plus prompte que la pensée, je n'avais
pas fait un seul pas dans l'immensité et ma
pensée se sentit confondue et humiliée devant
l'éternité de la durée et l'infini de l’espace.
(Tris bien, très bien, triple salve d' applaudis-
sements.)
Est-ce que maintenant on peut rire un peu?
demanda Thomassin.
Déjà je m’éloignais du soleil, non plus avec
la vitesse de la lumière, "6 000 lieues par
seconde, mais avec la rapidité de la pensée ;
mon esprit seul traversait les espaces, j’avais
laissé dans la nacelle du ballon ce corps
périssable ; cette enveloppe mortelle qui retient
notre âme captive sur cette goutte de boue que
l'on nomme la Terre! Avec la rapidité de la
pensée je sortais de la sphère d’attraction de
notre Soleil, je vis suspendue autour de lui,
glissant silencieusement dans l’espace évoluant
sur elles-mêmes, animées de vitesses prodi-
gieuses, les planètes sœurs de la nôtre, je me
sentis attiré par une force irrésistible vers cette
petite étoile de la constellation d’HercuIe vers
laquelle notre soleil nous emporte tous, terre,
lunes, planètes et je vis alors que ce que nous
appelons des étoiles ne sont autre chose que
des soleils encore plus grands, encore plus
actifs que le régulateur de notre monde, je
m’élançais vers l’étoile, vers le soleil de la
constellation australe du Centaure qui se trouve,
de toutes les étoiles, la plus rapprochée de la
Terre bien que sa lumière, à raison de 75 000
lieues par seconde, mette encore trois ans et
huit mois à parvenir jusqu’à nous, j'atteignis
encore une de nos plus proches voisines, l’étoile
Vega de la constellation de la Lyre, dont le
rayon lumineux emploie vingt et un ans et
trois mois pour franchir la distance qui nous
sépare d’elle !
La descente. — En pleine mer. — Voyage sous-
marin. — Les merveilles de l'océan. - Inter-
ruptions de l'épicier Thomassin — Les arbres et
les fleurs vivantes. — Indignation présidentielle.
• — Les méduses. — Les forêts sous-marines. —
La pieuvre ! — Le collège est empoisonné !
J’avais été le jouet de ce phénomène bien
connu des aéronautes et que l’on nomme le
vertige de la hauteur; je n’avais pas à m’en
plaindre puisque, pendant tout le temps qu’avait
duré mon évanouissement, dû à la raréfaction
de l'air, j'avais parcouru, sous l’influence de
je ne sais quelle hallucination, des milliards
de milliards de lieues dans les espaces célestes,
et je fais ici appel à l’autorité de M. le pro-
fesseur Rosencœur, tout ce que j’ai vu, tout ce
que je vous ai raconté sur les merveilles des
cieux n’est-il pas conforme aux données de la
science (.1/. Hosencceur fait un signe d'appro-
bation).
Mais à mesure que le ballon descendait, car
peu à peu le gaz hydrogène, qui est très subtil,
s'échappait de son enveloppe, bien qu'elle fût
composée de plusieurs tissus superposés en-
duits d’un épais vernis, je me sentais renaître,
l’air rentrait dans mes poumons.
Bientôt le ballon traversa de nouveau des cou-
ches d’air dont la température était très variable ;
il fut saisi, emporté par ces courants aériens,
froids ou chauds, perpétuellement en lutte
dans l'atmosphère et qui engendrent les tem-
pêtes; de nouveau il se trouva au milieu des
nuages, tantôt diversement colorés, tantôt
obscurs lorsque leur épaisseur ne permettait
pas aux rayons du soleil de les pénétrer; parfois
un mince rayon filtrait à travers leur masse et
1. Voir le n° 376 du Petit Français illustré, .p. 266.
UNE HISTOIRE DE SAUVAGE
285
ressemblait, au milieu de l'obscurité, à une
coulée de lave étincelante.
Le ballon descendait toujours!
Enfin une éclaircie se fit entre les nuages et
j'aperçus, à perte de vue, une surlace unie,
miroitante, qui brillait sous les rayons obli-
ques du soleil couchant.
C'était la vasfe mer ! la mer immense !
La descente du ballon devenait de plus en
plus rapide; de la hauteur à laquelle je me
trouvais, j'embrassais un vaste horizon; sur
cette immense surface, je cherchais vainement
une voile, la fumée d'un steamer; je compris
alors que je me trouvais en dehors des routes
habituelles suivies par les navires; je n'avais
pas à compter sur le secours des hommes !
Je l’avoue, j’eus un moment de découra-
gement, je me plaignis : « Mon pauvre Marius,
me disais-je, te voilà encore dans une belle
situation, cette fois c'est fini! bien fini ! »
Mais cela ne dura pas longtemps; je me sou-
vins que ‘j'étais de Beaucaire ( très bien!) Je
résolus de lutter contre la mauvaise, contre
l'implacable fortune, et je me posai la question
suivante : « Qu’est-ce tu as de mieux à faire? »
Je répondis de suite à cette question en
disant : « Ce que tu as de mieux à faire c'est
de maintenir le ballon dans les airs aussi long-
temps que cela te sera possible, et quand tu
verras uu navire, tu feras des signaux de
détresse; (C'est cela!) on mettra une chaloupe
à la mer et on viendra te recueillir, pauvre
naufragé que tu es ! ». .
La descente du ballon devenait de plus en
plus rapide, je n'avais pas un instant à perdre ;
je m'efforce de détacher la corde à l’extrémité
de laquelle pendait le corps inerte de l’infor-
tuné Brutus, c’était un poids dont je pouvais
me débarrasser; mais cette corde, gonflée par
l'humidité, était tellement serrée que je ne
pus parvenir à la détacher; je cherche mon
couteau, je l’avais égaré.
Le ballon ne descendait plus, il tombait!...
J'enlève ma veste, mes souliers, mon pan-
talon lui-même, je les jette par-dessus bord,
je me débarrasse de tout ce qui avait du poids.
Cependant je dois à vérité de reconnaître que,
même dans cette circonstance critique, en pré-
sence de la mort qui m'attendait, je ne pus
consentir à me défaire de cette boîte de pâte
pectorale des princes de Zanzibar... (Interrup-
tions... ah! ah!).
Pendant une minute à peine le ballon ralentit
sa chute ; ce fut une minute d'angoisse ; les
doigts ensanglantés, je m’efforçai de détacher
la corde qui supportait Brutus; allégé d'un poids
aussi considérable, le ballon devait remonter
et se maintenir encore quelque temps dans les
airs. J'essayai de la couper avec mes dents.
Hélas! peine inutile! Et dans mon angoisse, il
me semblait que c'était le poids de Brutus qui
m'entraînait dans l’abîme, dans ce tombeau, le
plus vaste des tombeaux... celui où Ton ne
retrouve pas ses morts. (Frémissements dans
L'auditoire.)
Maintenant le ballon précipitait sa chute avec
une vitesse vertigineuse... la tête me tournait,
mes jambes vacillaient, je tombai dans le fond
de la nacelle et... je m'évanouis. . j'étais en
proie au vertige de la profondeur!
Il me sembla que la nacelle s'enfonçait dans
la mer, attirant à elle le ballon dégonflé ; elle
longeait les parois presque verticales d'une
montagne sous- marine dont le sommet se
trouvait à peine à vingt mètres de profondeur;
le sable s’était accumulé dans les anfrac-
tuosités des rochers, et au milieu des herbes
marines se jouaient une multitude de poissons,
de formes et de couleurs variées; ils nageaient
autour de la nacelle avec souplesse et agilité,
et je n 'affirmerai rien de contraire à la vérité
en disant que leurs gros yeux ronds mani-
festaient à n’en pas douter un certain éton-
nement de voir dans leur élément une nacelle
et un ballon, choses qu'ils n’avaient pro-
bablement jamais encore eu l'occasion de
contempler (Approbation).
— Et ils chantaient en chœur la valse du
Tutu-panpan, s’écria l'épicier Tliomassin (Rires
dans l'auditoire).
Monsieur Tliomassin, cria le président, je
vous rappelle à Tordre! ( Très bien! Très bien!
continue Marius.)
Après les merveilles des cieux, il m'était
permis d'admirer les merveilles de la mer.
Car c'étaient de véritables merveilles qui
s'offraient à mes regards; tous ces poissons,
dont les écailles scintillantes reflétaient les
plus vives couleurs et .les nuances les plus
variées, ne le cédaient en rien pour la beauté
de leur parure aux oiseaux et aux papillons de
la terre, et j'en comparais l'éclat à ces pierres
précieuses, topazes, saphirs et émeraudes que
nous pouvons admirer à la vitrine de notre
concitoyen Meynardet, ici présent, qui est,
comme chacun sait, le premier joaillier-bijou-
tier du département. (Très bien!)
Aucune région de notre terre ne saurait vous
donner l'idée de l'exubérance de vie qui se
manifeste dans la mer : ici des crevettes se
jouent entre les herbes, des hippocampes enla-
cent leur queue autour des tiges marines et se
tiennent tout droit, dressant leur tête qui res-
semble à celle d'un cheval; là des anguilles,
au dos cendré et au ventre d'un blanc laiteux,
glissent sur le sable et se dissimulent entre
les herbes; plus loin, des écailles étincellent
moirées de vert brillant ou de bleu sombre,
des formes vagues laissent sur leur passage
des lueurs azurées et fuient avec plus de rapi-
286
I.E PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
dite qu'un vol d'oiseaux effarouchés; ce sont
des fuites précipitées, des attaques et des ruses
continuelles. Une raie, qui avait jusqu'à trois
mètres de longueur, posée à plat ventre sur le
sable avec lequel elle se confondait, se tient
en embuscade; elle semble dormir; mais tout
à coup, d'un coup de sa longue queue armée
de griffes, elle atteint un poisson quelle saisit
et engloutit aussitôt; une autre, nageant entre
deux eaux, agite ses larges nageoires ainsi
qu'un aigle agite ses ailes et se précipite sur
sa proie avec la rapidité de l'éclair.
Et, dans les cavités du rocher, les crabes,
immobiles, les pinces en avant, attendent
patiemment qu'une proie vienne à passer à
leur portée; quelques-uns sont gigantesques;
leur carapace est envahie par les plantes
marines et incrustée de coquillages. Tout à
coup, l'obscurité se fait; au-dessus de ma tête,
des poissons, en quantité innombrable, passent
à la surface de la mer, c’est un banc de harengs
dont les écailles, d'un bleu verdâtre et d’un
blanc argenté, produisent des lueurs phospho-
rescentes.
— Et la baleine, crie l’épicier Thomassin, qui
a la manie d’interrompre, as-tu vu la baleine’.'
— 11 n'y en avait probablement pas dans ces
parages, répond Marius...
— C’est bien dommage, elle t’aurait avalé,
toi et ton ballon, et tu aurais pu nous dire ce
qu'elle avait dans le ventre...
— Si M. Thomassin continue à m’inter-
rompre...
— Té, tu ne serais pas mort pour cela, est-ce
que Jonas n'est pas resté trois jours dans le
ventre d’une baleine? (Ah! ah!)
— .Monsieur Thomassin...
— Et il faisait du feu là-dedans, il se servait
de son huile pour faire frire les poissons quelle
avalait... (Oh! oh!)
— Tu nous ennuies avec ta baleine, nous ne
sommes pas venus ici pour entendre tes his-
toires, s’écrie le président, en brandissant. sa
cloche. Continue, Marius.
a Le ballon descendait toujours; les algues
devenaient plus abondantes. Ces plantes
marines qui n'ont pas de racines et sont nour-
ries et portéespar la mer, revêtaient les formes
les plus étonnantes et les plus bizarres. Les
unes ressemblaient à de longues lanières que
les courants faisaient onduler (car je reconnus
que la mer était sans cesse agitée, de même
que l'atmosphère, par des courants dont la
principale cause était due à la différence de la
température des eaux), les autres se déroulaient
semblables à de larges rubans, à des écharpes
transparentes. Comme elles n’étaient pas encore
trop éloignées de la surface, elles présentaient
toutes les nuances du plus beau vert.
Et à mesure que le ballon descendait dans
l’abîme, le paysage sous-marin qui s'offrait à
mes regards émerveillés, prit un aspect tout
different; les polypiers, ces arbres aux bran-
. elles dénudées, desquels sortent des fleurs
; vivantes aux couleurs éclatantes, prenaient
leur point d’appui sur les flancs du rocher, dans
i «toutes les anfractuosités, les anémones, fleurs
animées, épanouissaient leurs couronnes de
tentacules ou s’étendaient sur les fonds de
sable, parmi les hérissons et les étoiles de mer
aux formes bizarres, comme un parterre de
. renoncules variées; les unes étaient d'un blanc
de lait, les autres d'un beau violet tendre, leur
collerette, de couleur aussi éclatante mais tou-
jours différente de celle de leur corps, ajoutait
encore à la beauté de leur parure. Qu’un petit
ver, une crevette, un poisson nouvellement
éclos, vint se mettre étourdiment à leur por-
tée, aussitôt, par un brusque mouvement, la
fleur, ou plutôt l’animal vorace poussait l’im-
prudente victime vers sa bouche béante et
i l'engloutissait...
Le rire sonore de l’épicier Thomassin vint
encore une fois interrompre le récit de Marius
et il criait, en se tenant les côtes :
Des plantes sans racines, lii lii hi... et des
fleurs qui mangent des petits poissons,
hi hi hi !... Tiens, Marius, tu me feras mourir de
rire... Jamais je ne me suis tant amusé.,.
— C'est cependant l’exacte vérité, j’en appelle
à la science de M. Roseneœur...
M. Roseneœur se leva et dit :
— C'est l’exacte vérité, Marius n’invente rien
et... M. Thomassin est un ignorant ( Très bien!
très bien!)
Sans rien dire , le président s’était
levé, il était rouge de colère, il retirait sa
veste...
— Laissez-moi empoigner Thomassin et le
mettre dehors, rugit-il...
Mais le pharmacien l’entoura de ses liras,
cherchant à le retenir et lui cria dans l'oreille,
■ au milieu du tumulte soulevé par cet incident :
— Comment!... mettre Thomassin à la
porte... Mais c’est le plus chaud de nos parti-
sans... Retiens-toi, mon président.
Le président, déjà tout essouflé, remit sa
veste; puis il consentit, non sans quelque vio-
lence, à s’asseoir de nouveau dans le fauteuil
présidentiel et, quand le tumulte se fut un
peu calmé, Marius s’écria :
— Je comprends la noble indignation de notre
président, mais je lui demande de mettre un
frein à son juste courroux, M. Thomassin me
fait signe qu’il ne m’interrompra plus.
En effet, l'incorrigible interrupteur avait mis
un’doigt sur sa bouche et restait immobile, 'les
yeux fermés.
E. P.
(A suivre.)
Troisième début de Gamember.
hommes du régiment. Naturellement, Camember qui a déjà
débuté se présente, flanqué de Cancrelat Étant donné leur
expérience bien connue des choses du théâtre, ils sont aussitôt
agrées.
Le depbnsbur de la jeune opprimée (au traître). — Misérable !
je pourrais t’anéantir ! Regarde cette bougie : (Camember
s’apprête)... Pan !
PffFt ' fait Camember. Malheureusement ec fallacieux Can-
crelat a collé sur le trou une invisible pelure d'oiguon.
Le traître (gracieusement). — On a trois coups.
Camember (illuminé d’uue idée subite) — Je parie 14 sous
que le trou il est obstructionné jusqu’à la 3® capucine. Gueux de
Cancrelat ' Tu me le payeras !
Le Régisseur. — Voici ' Quand le défenseur de la j^une
opprimée dira au traitre « Tu vois. cette bougie!... » faudra
vous préparer, et au coup de pistolet vous soufflez par ce trou
la ehandelîe qur est derrière.
Camember. — Compris, mon régisseur:
Le défenseur de la JEUNE ofprimée (ahuri). — Je ne sais ce que
j'ai aujourd'hui '
Le traître (aimablement). — On n’est pas toujours bien
disposé 1 Vous pouvez recommencer !
Le défenseur — Pan ' PEffiTlTt, fait Camember.
Le défenseur (rageant, bas à Camember) — Souffle doue plus
fort, animal !
Pffft, fait Camember aussitôt, puis il ajoute : Cette fois, je
crois que ça- z- y- est!
C’est depuis cette époque que le sapeur fut systématiquement
refuse comme figurant.
288
LE PETIT EI1ANÇA1S ILLUSTRÉ
Variétés.
ILe produit d'un simple sou. — A-t-on
jamais pensé à ce que la plus petite pièce de
monnaie, un simple sou, aurait pu produire au
31 décembre 1894, si elle avait été placée à la
naissance de Jésus-Christ et capitalisée depuis à
3 p. 100? — Tout simplement la modeste somme
de 100 sextillons 758 quintillons 472 quatrillons
218 trillons 528 milliards 223321324 fr. 25. Or,
avec le revenu à 3 p. 100 de cette somme, chacun
des 38 218 000 Français pourrait avoir une rente
journalière de 350528 552 510 fr. 60. Tout cela
pour un sou!
*
* *
L'ali* «le la mer et «les montagnes
à domlelle. — Un savant propose de mettre
dans le commerce des bouteilles d’air pris sur les
montagnes ou au bord de la mer. Cet air serait
liquéfié sur place et pour avoir l’air pur chez soi,
on n’aurail qu’à déboucher une bouteille d’air
liquéfié, liquide bleuâtre qui reprendrait aussitôt
son état gazeux. D’aprèsle procédé de liquéfaction
inventé par M. Linde, on pourrait obtenir par
heure un mètre cube d’air à 70 p. 100 d’oxygène.
Le prix de revient de l’air liquéfié serait peu élevé.
*
* *
Luc leçon «le politesse. — Un ouvrier est
appelé pour faire quelques réparations pressantes
dans un appartement. La maîtresse de la maison,
qui se méfie de tous ceux qu’elle ne connaît pas,
appelle sa bonne et lui dit tout haut :
— Amélie, enlevez d’ici mon coffret à bijoux et
mettez-le en place dans la chambre voisine.
Justement froissé, l’ouvrier enlève aussitôt de
la poche de son gilet sa chaîne et sa montre et les
tendant à son apprenti :
— François, lui dit-il, va porter cela chez moi :
il paraît que la maison n’est pas en sûreté !
❖
* *
Aimalile invitation. — A l’occasion du
mariage de sa fille, un bon paysan, qui a fait
fortune, invite quelques personnages de la haute
société à venir assister au banquet qui doit avoir
lieu après la cérémonie.
Voici comment il termine sa lettre d’invitation :
... Il y aura au dîner plusieurs oies, quelques
dindons et un cent d’huîtres. J’espère que vous y
serez.
*
* *
Prière touchante. — La maman du petit
Henri lui recommande de prier le bon Dieu pour
son oncle gravement malade. Le soir, avant de
se mettre au lit, l’enfant fait en ces termes sa
touchante prière :
« Mon Dieu, conservez mon oncle au moins
jusqu’aux étrennes! »
RÉPONSES A CHERCHER
Problème amusant. — Un monsieur
demande l’heure qu’il est à un passant. Celui-ci
lui répond : « Il était, il y a un quart d’heure, la
moitié du quart des deux tiers de douze heures »
Quelle heure est-il ?
*
* *
Origines curieuses. — Quelle est l’origine
des locutions proverbiales suivantes :
1° Après cela il faut tirer l’échelle.
2° Après moi le déluge.
3° Nettoyer les étables d’Augias.
*
* Ht
Géographie. — Citez deux mers qui commu-
niquent, dont l’une est plus élevée que l’autre, et
dites par quoi elles communiquent entre elles.
*
* *
Logogriphc.
Sur mes cinq pieds ie suis une pierre brillante
Aux retlets azurés, laiteuse et chatoyante.
Sans ma tête, je suis blême et perds mes couleurs,
Indice trop certain du deuil et des douleurs.
Sur mes trois derniers pieds je deviens une bière
Que messieurs les Anglais prétendent la première;
Et sur deux pieds, enfin, je suis un petit mot
Qui, seul, ne vous dit rien : il est presque de trop.
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO ?6.
I. Questions à répondre.
Tournon — Poitiors — Rhodes — Castres.
Nantes — Gaillac — Nice — Sentis.
Thonon — Laval — Luro — Louhans.
IL Questions géographiques.
1# Le département des Landes (depuis qu’on a remplacé par
des plantations do pins les flaques d’eau qui au commencement
du siècle faisaient de ce département une région désolée).
Ensuite viennent le Var et les Vosges. Les moins boisés sont :
la Manche, la Vendée, le Finistère.
2* Le lac du Bourget en Savoie.
3° Celui de Saint-Étienne à Lyon (établi on 1826).
IIL Problème amusant.
Le Gerant Maurice TARDIEU.
Toute demande de changement d'adresse doit être accompagnée de Tune des dernières bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8e année.
N» 378.
10 centimes
23 mai 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L’ABONNEMENT : UN AN, SIX FRANCS
Part du l«r de chaque mois
Armand COLIN & Cie, éditeurs
5, rue «le Mézières, Paris
ETRANGER Tfr — PARAIT CHAQUE SAUEDi
Tons droits réservés
Buffles attaqués par un tigre
290
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Une histoire de
— Et maintenant je continue, dit llarius :
« Le ballon descendait toujours ! Jeressentis un
léger choc, la nacelle venait de heurter une
masse gélatineuse qui présentait les teintes les
plus vives et les reflets les plus brillants;
c'était un animal, une méduse. Je la vis s'éle-
ver vers la surface de la mer et j'en aperçus
plusieurs autres qui flottaient gracieusement
au-dessous de moi, en forme de cloches demi-
transparentes, tantôt d'un hleu tendre, tantôt
d’un rose affaibli; de longs filaments partaient
de leurs hords dentelés et ressemblaient à des
racines.
A mesure que le ballon accentuait sa des-
cente, la végétation marine revêtait une teinte
de plus en plus sombre, c’est à peine si je pou-
vais distinguer les immenses forêts qui tapis-
saient les parois des rochers et formaient des
massifs impénétrables.
Cependant des légions d’animaux parcou-
raient encore ces abîmes dans tous les sens, et
comme ils se trouvaient à une trop grande pro-
fondeur pour recevoir la lumière, ils produi-
saient eux-mêmes des lueurs phosphorescentes
qui éclairaient leur marche. Des animaux
microscopiques rayonnaient dans les ténèbres.
Des bouquets de feu lançaient des étincelles
et parfois le large disque d’argent du poisson
lune traversait avec majesté le tourbillon des
petites étoiles, puis, tout à coup, l’obscurité se
faisait, plus profonde.
Et le ballon descendait toujours! Nul bruit ne
venait troubler le silence des mystérieuses pro-
fondeurs qu’il venait d'atteindre. Je me sentais
alors oppressé par une angoise indéfinissable,
une sorte de torpeur m’envahissait lorsque
j'aperçus, à quelques mètres à peine, deux
yeux énormes briller dans l’obscurité, comme
ceux des chats, d’une lueur phosphorescente;
ce regard, immobile, épouvantait et fascinait
par son étrange fixité. J’aperçus, adhérant au
rocher, une sorte de sac épais, lisse, visqueux,
offrant, à une extrémité, une grosse tête arron-
die, avec des yeux latéraux énormes et, vers
le sommet, une bouche, ou pour mieux dire,
un bec de corne dur et tranchant, comme celui
d’un perroquet; autour de ce bec vibraient,
dans une agitation continuelle, dix bras longs
et effilés, sortes de trompes munies de deux
ou trois rangées de ventouses ou suçoirs.
C’était une pieuvre!
il me sembla que les yeux énormes de ce
monstre se dilataient dans l'obscurité. J’étais
attiré et fasciné par la fixité et l’étrangeté de
sauvage e suite >*.
leur éclat. J’allais être bientôt à sa portée;
je fis un effort pour échapper à son étreinte,
mais un des bras gluants de la bête hideuse
s’enlaça autour de mon cou, ses suçoirs.s'ap-
pliquèrent sur mon visage, un autre entoura
ma taille, mes bras furent paralysés et en un
instant je fus saisi, étouffé, attiré vers le bec
qui s’entr'ouvrait déjà pour me déchirer,
lorsque je poussai un cri terrible...»
Le récit du sauvage fut interrompu par l’ar-
rivée soudaine du père Thomas, le concierge du
collège.
il était tout essoufflé, la sueur ruisselait
sur son visage et il levait les bras en l’air,
sans pouvoir parler. Quand il eut repris le
souffle, il s’écria :
— Ah! monsieur le Principal! monsieur le
Principal. Ah! monsieur Peyron...
— Eh bien, qu'y a-t-il donc, parle... expli-
que-toi... cria le fauve.
— Le collège est empoisonné !
— Comment... qu'est-ce que tu dis... le
collège est empoisonné'?
— Ils se tordent dans des souffrances épou-
vantables, les pauvres garçons! Ah! monsieur
Peyron...
Toutè l’assistance s’était levée. SI. le Princi-
pal et SI. Peyron, au milieu du tumulte soulevé
par cette étonnante nouvelle, couraient vers la
porte, suivis du père Thomas. Tout à coup, le
pharmacien Barbissou se leva à son tour,
frappé d’une inspiration subite, et courut à la
pharmacie. 11 se précipita vers le rayon qui, le
matin, supportait ses bocaux remplis de pas-
tilles de menthe; il en restait quelques-unes,
il les prit, les goûta, poussa un cri et se laissa
tomber sur la chaise qui se trouvait au-dessous
du buste d'Hippocrate. Le plus grand médecin
de l’antiquité semblait le considérer d'un air
narquois.
Les pastilles, généreusement distribuées le
matin à « l’ardente jeunesse », étaient, hélas!
des pastilles d’ipécacuana! Et comme elle en
avait absorbé des quantités considérables...
Dans son désespoir, l’infortuné pharmacien
enleva sa calotte et fit mine de s’arracher les
cheveux qu'il n'avait plus, puis, pensant qu'il
pourrait être utile au collège et contribuer à
son désompoisounement, il saisit deux bocaux
et, de toute la vitesse de ses longues jambes,
prit sa course dans la direction du collège, suivi
de tous les Barbissoustes qui avaient leurs
enfants placés dans cet établissement et dont
on se figure aisément l’anxiété.
1. Voir le n° 377 du Petit Français illustré , p. 284.
UNE HISTOIRE DE SAUVAGE
291
Efficacité de la pâte pectorale. — Quelques
explications du pharmacien Barbissou. — Un
mystérieux entretien. — L'arrêté municipal. —
L'homme apparent et l'homme caché. — Effer-
vescence causée par l'arrêté de Gastambide , —
Un défi. — Un colis suspect. — Triomphe du
Sauvage. — Le siège de l'épicerie Thomassin.
— Quelle alerte ! monsieur le Parisien, s'écria
le pharmacien Barbissou à son retour du
collège. J'en suis
encore tout ému,
mes jambes fla-
geollent, je n'en
puis plus... heu-
reusement , ce
n’est pas grave...
mais ces pauvres
garçons ont été
bien malades...
Songez donc un
peu, ils ont ab-
sorbé le contenu
de deux bocaux
de pastilles d'ipé-
cacuana... c'est
un vomitif très
énergique, comme
vous le savez sans
doute, ce sont des
pastilles de ma
fabrication , elles
ont un petit goût
de menthe an-
glaise qui les rend
délicieuses à ava-
ler.. Mais ils sont
guéris mainte -
nant ; cette pâte
est vraiment une
pâte incompara-
ble...
—De quelle pâte
s'agit-il '? deman-
dai-je.
— Mais de la
pain pectorale des
princes de Zanzibar il n'y en a pas d'autre,
c'est la seule et unique, je leur en ai géné-
reusement distribué quelques boîtes, l'effet a
été pour ainsi dire instantané; vous compre-
nez, je tenais à réparer mon ' erreur de la
matinée. V propos, et les Barbissoustes, et
Barigoule1 '?...
— Los Barbissoustes sont rentrés chez eux,
répondis-je, et M. le Président est parti en
donnant le bras à votre sauvage .
— Il n’est pas fâché, je pense ?
— Euh ! il n’avait pas l’air très content, mais
Marius a réussi a le calmer et il a mis cette
interruption de séance sur le compte de
Gastambide.
— C’est ce qu’il avait de mieux il faire,
demain nous continuerons la conférence, je
vais faire prévenir Barigoule, et vous resterez
avec nous, monsieur le Parisien, je vous offre
l'hospitalité, allons... acceptez .
— Bien volon-
tiers, répondis-je,
je ne me suis ja-
mais tant amusé
et il faut venir
chez vous pour
apprendre à rire.
— N'est-ce pas
que c'est drôle ?
Mais ce n’est pas
fini. Quand les
Barbissoustes sup-
poseront qu'il y a
dans cette histoire
quelque téné -
breuse machina-
tion de Gastam-
bide , — je ne le
pense pas carentre
nous, Gastambide
ne pouvait pas
savoir que je dis-
tribuerais des pas-
tilles de menthe
a « l'ardente jeu-
nesse ’> et c'est.
Thimothée, mon
garçon de labo-
ratoire qui a dû
se tromper d’éti-
quette, —les ima-
ginations vonttra-
vailler, et la lutte
entre les deux par-
tis va devenir plus
ardente.. .Mais ras-
surez-vous, mon-
sieur le Parisien, nous n'avons pas de haine,
nous autres, et cela se passe, comment dirais-
je... à la surface, c'est une haine factice, vous
comprenez, et au fond, c'esl plutôt pour passer
le temps agréablement que nous luttons les uns
contre les autres, autrement on s’ennuierait
trop. Reaucaire n’est pas Paris.
Vers les dix heures du soir, entre chien et
loup, j'entendis ouvrir avec précaution la
porte de la pharmacie; je prêtai l'oreille.
I n tin instant, je fus saisis, attiré, Moult'’
i. C'est ainsi que nous appellerons désormais le Président, M. Alphonse Daudet nous ayant demandé de ne pas faire usage
du nom de son célèbre héros Tartarm.
292
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
machinalement, le petit escalier en spirale qui
donnait accès de la pharmacie au premier étage,
faisant l'office de tuyau acoustique, j'entendis
la voix du pharmacien qui disait : « Eh, eh ! ça
va bien, ça va bien ! » et il se frottait les mains.
Une autre voix, que j’entendais moins distinc-
tement, répondait : « Le capitaine de gendar-
merie... rapport... préfet... » Puis ce furent des
rires étouffés : « Chut! disait Barbissou, le
Parisien est là-liaut... je l’ai gardé... » La
conversation continua, à voix basse, entre-
coupée de rires... d'exclamations... puis la porte
delà pharmacie fut ouverte, Barbissou disait :
« C’est entendu. — Oui, oui, répondait la voix...
ne me ménage pas... cela m'est égal... c’est pour
les pauvres... » puis tout rentra dans le silence
Et, le lendemain matin, comme je regardais
par la fenêtre, heureux de respirer l’air pur des
premières heures de la journée, je vis arriver
l'appariteur de la mairie, coiffé de son képi
galonné; il se dirigea vers la pharmacie, monta
les trois marches du perron et se mit à tam-
bouriner du poing sur la devanture de la
boutique encore fermée.
Il attendit un instant, puis levant la tête, il
m’aperçut, retira son képi et me demanda :
— Il n’y a donc encore personne dans la
boutique ?
— Puisqu’on ne vous ouvre pas, répondis-je,
c’est que M. Barbissou n’est iras encore des-
cendu, mais je vais le prévenir.
M. Barbissou était occupé à se raser; je le
mis au courant de la visite matinale qui lui
était faite...
— Comment! s’écria-t-il, l’appariteur de la
mairie ... qu’esbce qu’il me veut encore celui-là?
Et, la figure toute barbouillée de savon, il
courut à la fenêtre sur la rue :
— Eh bien! qu’est-ce que tu me veux, Rou-
mestan g ?
— Je viens te notifier quelque chose.
— Qu’est-ce que c'est?
— Un arrêté de .M. le Maire.
— Pourquoi?
— Il te défend de laisser sortir Marins en
sauvage dans les rues de la commune.
— Hein ? s’écria le pharmacien rouge de
colère... il me défend... répète voir un peu.
— Eh! ne te mets pas en colère, si lu ne
veux pas recevoir mon arrêté, je vais le glisser
sous la porte.
Et Houmestang pliait déjà le papier, lorsque
le pharmacien s'écria :
— Non! non! je te le défends... je ne veux
pas que tu introduises quoi que ce soit dans
ma pharmacie.
— Au fait, dit Roumostang, je vais te le
lancer par la fenêtre, cela vaudra mieux et tu
11e pourras prétendre 11e pas l’avoir reçu; c'est
toi-même qui m’as appris à l’école, il y a de
celabien longtemps, à confectionner des flèches
en papier.
— Vite, me dit le pharmacien, fermons la
fenêtre.
Mais une petite table placée auprès de la
fenêtre le gêna dans sa manoeuvre qui ne put
être assez promptement exécutée, et la flècjie-
arrêté vint s'abattre au milieu de la chambre.
Barbissou ramassa la flèche, la déplia et,
tremblant de colère, essaya de lire, mais,
comme il n’avait pas son lorgnon, il me tendit
bientôt le papier. Alors, à haute voix, je lus ce
qui suit ;
« Arrêté municipal,
« Nous, Maire de Beaucâire,
« Attendu, qu’un certain sauvage persiste à
se promener dans les rues de notre commune,
« Attendu que ledit sauvage est cause de
troubles et jette la perturbation dans notre
paisible population,
« Arrêtons :
« 11 est défendu à ce sauvage du nom de
Marius Barbissou, de se montrer on sauvage
dans les rues de notre commune, sous peine
de l'application des pénalités portées par la loi.
« Fait en notre mairie de Beaueaire, le
25 juillet 1894.
« Le Maire ;
« Signe : GaSTÀMBIOE. »
(A suivre’). E. P.
LE CINÉMA l'IJ G H AP II E
293
Le Cinématographe.
Depuis quelque temps, on peut voir fonction-
ner à Paris, un petit appareil des plus curieux :
c'est une lanterne magique; mais une lanterne
magique d'espèce particulière et singulièrement
perfectionnée. Les personnages projetés sur
l'écran blanc, au lieu d’ètre figés dans une
immobilité de statues, vont, viennent, remuent,
s’agitent, donnant aux spectateurs stupéfaits la
complète illusion de la réalité et de la vie. On
voit, par exemple, apparaître sur l'écran une
scène représentant des ouvriers armés de
pioches, de pics, de leviers et qui semblent
occuper à démolir un mur. Seulement tout,
cela, pour le moment, est immobile. Mais voilà
(lue la scène s’anime, les pioches, les pics,
vigoureusement maniés, sapent la muraille, les
leviers l’ébranlent, le contremaître affairé
s'agite en tous sens. Puis, sous l’effort combiné
des démolisseurs, le mur Oscille sur sa base,
s'incline et s’abat enfin sur le sol, soulevant un
épais nuage de poussière derrière lequel dispa-
raissent les travailleurs pour reparaître ensuite
graduellement lorsque le nuage se dissipe.
Ce n’est certes pas la première fois que l'on
essaie de projeter des Images dites animées;
mais ces images grossières, plus ou moins
habilement macbiuées, présentaient toujours
des mouvements saccadées d’automates, ne
ressemblant en rien à ceux, pleins de naturel et
de moelleux, qu’exécutent les personnages pro-
jetés par le Cinématographe : c'est ainsi que
l'on nomme le merveilleux appareil inventé
par MM. Lumière, de Lyon.
Ici, c’est la nature même qui est prise sur le
fait, puisque ce sont des photographies de
scènes réelles que l’ou nous fait voir : tantôt
on nous montre un train de chemin de fer
arrivant en gare à toute vitesse; tantôt c'est la
mer qui déferle et se brise en écumant sur
le sable d'une plage. Et tout cela est d'une
vérité saisissante.
Comment MM. Lumière onl-ils obtenu ces
surprenants résultats ? C'est là précisément ce
que nous allons tâcher de vous faire comprendre.
Quand nous regardons un objet quelconque,
l'image de cet objet vient se photographier dans
le fond de notre œil, sur la membrane sensible
qui s’y trouve et qu'on nomme la nHine. Cette
photographie rétinienne, ne s’effaçant que gra-
duellement, persiste un certain temps dans
notre œil, même si nous cessons de regarder
l’objet qui l’a produite, \insi, fixez le soleil
couchant, puis fermez les yeux. Vous n’en
continuerez pas moins à voir pendant assez
longtemps l'image du soleil. C'est à ce phéno-
mène bien connu que les savants ont donné le
nom de persistance des impressions lumineuses
sur la rétine. Pour un objet moyennement
éclairé , la persistance de l'impression est
d’environ 1 30 de seconde.
Supposons, dés lors, que l’on ait réussi à
prendre, au moyen d’un appareil approprié t
des photographies instanta-
nées, se succédant à t/fb de
seconde, d'un cheval qui
trotte. On. aura reproduit
ainsi en i minute, 900 alti-
tudes successives de l'ani-
mal.
Au moyen d’une lan-
terne magique, projetons
sur une toile blanche la
photographie n" 1 et, quand son image est bien
fixée au fond cje notre œil, éclipsons cette pho-
tographie n" 1 en faisant passer devant la lumière
de la lanterne un écran opaque qui la masque
pendant 1/40 de seconde seulement. Comme
la persistance de l'impression dure, avons-nous
dit, .1/30 de seconde, c’est-à-dire plus de temps
que l’écran n'en met à passer, nous ne nous
apercevrons pas de l'éclipse et nous croirons
que l'image projetée n’a pas quitté la toile
blanche qui est devant nous A peine aurons-
nous remarqué une faible diminution de l'éclai-
rement.
Mais imaginons que nous ayons été, assez
habile pour profiter du' passage rapide de
l'écran afin de substituer dans la lanterne la
photographie n* 2 à la photographie n I : notre
294
I.E PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
œil, qui n’;i pas vu s'effectuer la substitution,
croira et nous fera croire que c’est l’image n" 1
qui s'est modifiée pour prendre l’attitude
nouvelle représentée par la photographie n* 2.
Que l'on remplace, de même, pendant les
périodes d’éclipses successives et rapides, le
n“ 3 par le n" 2, le n” 4 par le n“ 3 ... et ainsi de
suite jusqu’au n” 900 qui arrive au bout d’une
minute à succéder au n° 899, il est clair que
l’œil s'imaginera avoir toujours eu devant lui
l’image primitive n“ 1 qui se serait modifiée
peu à peu de façon que le cheval a paru passer
insensiblement de l’attitude 1 à l’attitude 900.
Nous croirons donc voir trotter le cheval.
Évidemment, la difficulté était d’opérer ce
remplacement presque instantané d’une photo-
graphie par la suivante pendant le passage de
l'écran destiné à masquer la lumière de la
lanterne c'est-à-dire durant une très petite
fraction de seconde.
Pour cela, les 900 photographies sont dispo-
sées les unes au-dessous des autres sur une
bande flexible de 13 mètres de long, bande que
les amateurs de photographie connaissent bien 1
sous le nom de bande pelliculaire.
Des trous l sont pratiqués à la base de chaque
photographie sur la bande pelliculairo qui,
enroulée sur un tambour A, se rend à un
autre tambour B, placéplus bas. Chaque photo-
graphie qui se trouve devant la lumière L, sur
lalignedes oriliees E, F, G, peut être projetéesur
la toile blanche disposée en avant de l’appareil,
à condition toutefois que l’écran T n’intercepte
pas la lumière.
La substitution des photographies de la
bande pelliculaire est obtenue au moyen d’une
pièce R qui fait descendre par saccades cette I
bande pelliculaire. C’est un cadre, guidé par
deux verrous V. Grâce à la pièce E qui peut
tourner dans le sens de la llèche autour du
point I,. on voit que le cadre peut être animé d’un
mouvement de va-et-vient, de haut en bas et
de bas en haut. Quand la pièce E occupe la
position E1, le cadre est en haut. Alors deux
pointes, placées en M,M„ viennent se placer
dans les trous t de la bande pelliculaire B. A ce
moment, l’écran opaque passe et, pendant son
passage, la pièce E1, en tournant autour des
point I, prend la position E2, tirant le cadre
vers le bas et l’amenant dans la position 2.
Dans ce mouvement de descente du cadre, les
pointes M, engagées dans les trous de la bande
pelliculaire s’abaissent aussi et emmènent par
conséquent avec elles la bande pelliculaire. La
substitution est opérée, l’écran opaque s’écarte
et c’est la photographie suivante qui se projette
sur la toile blanche.
Pendant que la projection se fait, les
pointes .41 se dégagent des trous de la bande
pelliculaire, la pièce E, dans son mouvement
de rotation, revient de E2 en E1 faisant remonter
le cadre et ramenant de IL en M, les pointes
qui s’engagent aussitôt dans les deux trous
suivants de la bande pelliculaire, et le même
jeu recommence jusqu'à ce que toute la bande
y ait passé.
Quand on pense que le mouvement de va-et-
vient du cadre s’effectue 13 fois par seconde,
avec une merveilleuse précision, et que tous
ces mouvements, parfaitement réglés, sont
commandés par une simple manivelle mue à
la main, onnepeut trop admirerla remarquable
ingéniosité de MM. Lu-
mière qui ont su, par
des moyens aussi sim-
ples, résoudre un pro-
blème de mécanique
en apparence aussi
compliqué.
On nous pardonnera
les détails un peu ari-
des qui précèdent,
mais nous avons pensé
que nos jeunes lec-
teurs seraient peut-
être heureux de savoir
à quoi s’en tenir sur
cette curieuse inven-
tion, bien française,
qui a fait récemment
courir tout Paris, et
qu’ils auront très probablement bientôt l’occa-
sion de juger eux-mêmes, car l'instrument
étant de très petit volume est facilement
transportable et ne manquera pas de faire d'ici
peu son tour de France.
C’est là assurément un des progrès les plus
intéressants qui aient été réalisés depuis
longtemps dans le domaine des applications
photographiques. G- C.
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LE GOUTER IMPROVISÉ
295
Le goûter improvisé.
Le père Briocliard est bien à plaindre! C'est
un brave homme qui peine toute l’année pour
élever ses cinq garçons, il les élève militai-
rement, je vous en réponds.
Et cependant il y en a deux qui font le tour-
ment de papa Briocliard. Ils sont si gourmands,
si gourmands qu'il n’est pas sur terre de
gourmands pareils. Chez un pâtissier, c'est, vous
le comprenez, un défaut très gênant.
L’autre jour, Janot, le Benjamin, le plus
gâté de toute la famille, a commencé à tra-
vailler
Eli bien, vous vous rappelez comment
monsieur Janot s'est rendu digne de la confiance
qu'avait mise en lui sou papa en lui confiant
vingt-deux gros bâtons de sucre d’orge? Il a
choisi le plus joli morceau ets'est mis à le sucer
sans remords.
Aujourd liui c’est Jaquot. l'aîné des cinq,
celui qui devrait donner le bon exemple à
toute la maisonnée.
Ab! bien oui, le bon exemple! 11 lui faudrait
pour cela notre pas gourmand et ce n’est pas
précisément son cas.
Jaquot avaitété envoyé par son père chez un
des plus gros clients de la maison pour porter
une douzaine de petits gâteaux.
Après de nombreuses recommandations,
notre garçon était parti, le panier sur la tête,
siffiottanl d'un air dégagé, sans songer à mal.
Malheureusement, Jaquot ne sait pas résister
à la tentation.
Il aperçoit tout à coup Marius, son camarade,
familièrement appelé « Boule-de-Suie ».
Ce Boule-de-Suie est un mauvais sujet que le
père Bi îochard n’aime guère voir en compagnie
de Jaquot.
A la vue de la corbeille, la frimousse noire
de Boule-de-Suie s'épanouit de joie :
— Tiens, Jaquot, bonjour!
— Bonjour Marius.
— Tu passes bien fier, que portes-tu là?
— Les éclairs au chocolat, laisse-moi, je suis
pressé
— Tu me les montreras bien un peu ces
éclairs, rien que pour voir s'ils sont réussis ?
Du moment qu'on met en doute le talent de
son père, Jaquot ne peut hésiter. Déposant sa
corbeille sur le bord du trottoir, il entrouvre le
papier de soie afin de montrer à son camarade
les alléchants gâteaux.
Mais hélas! la tentation est trop forte. Le
malin Boule-de-Suie n'a pas grand’peine a
persuader à son ami de partager les éclairs et la
corbeille est bientôt vide.
Pauvre Jaquot! quels remords, quand, son
ami parti, il lui fallut retourner chez lui l'oreille
basse. Vous jugez du l’indignation du père
Briocliard1... Jaquot a passé mi-mauvais quart
d'heure, mais avouez que c'était bien mérité.
296
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
L’ambulancière de
Pressé par mes questions, Salimase défendit
comme un beau diable d'avoir trempé dans
les brigandages qui lui étaient reprochés, et
rejeta toute la responsabilité desdits brigan-
dages sur un autre chef, nommé üako, et
sur les Fahavalos. J’eus beau le tourner et
le retourner dans tous les sens, le rusé
compagnon ne sortit pas de là ; et, bien que
son intervention directe ne fit point de doute
pour moi, il me fut impossible de l’établir.
Force fut donc de le laisser bénéficier du
défaut de preuves formelles ; toutefois on le
retint enfermé sous bonne garde. En même
temps on envoyait à Marolambo saisir Bako ;
celui-ci protesta également de son innocence,
mais il déclara connaître les coupables, et dési-
gna des villages où ils avaient amené quelques
femmes et un grand nombre de bœufs ; il
s’offrait même à aller chercher les femmes
et les troupeaux de bœufs. On le prit au mot,
et on l'envoya, flanqué d'une escorte respec-
table, dans les villages en question ; les voleurs
avaient déguerpi, bien entendu, quand on y
arriva, mais on trouva les femmes et les
bœufs, et on les ramena au camp. Sur ces
entrefaites, Salima, continuant ses révélations,
m’avoua qu’il connaissait une bande de Saka-
laves et de Fahavalos qui pillaient la région du
bas Betsiboka. Cette fois, je demandai à me
charger moi-mème de l'opération. Je pris avec
moi quelques bons tireurs de la 8" compagnie
du 200" et j'allai reconnaître consciencieuse-
ment les bords du fleuve ; je surpris trois chefs
de Fahavalos àl'entrée d'un petit village aban-
donné; mais la bande elle-même s’était divisée
et portée à la fois sur Maroabo et sur Mahabo.
Nous partîmes à sa poursuiteet nous réussîmes
à nous emparer de trois autres chefs que nous
ramenâmes le soir même, avec les trois pre-
miers, au camp d'Ankaboka.
Je procédai à l'interrogatoire de mes prison-
niers et n’eus pas de peine à reconnaître qu’ils
étaient coupables tous les six d’une série de vols,
de pillages, de meurtres, d’incendies, avec cette
circonstance aggravante qu’ils avaient trouvé
moyen de commettre tous ces brigandages au
nom de la France, en se servant pour cela de
faux laissez-passer signés du colonel Lebre-
ton. Le Conseil de guerre, réuni deux jours
plus tard, les condamna tous les six à mort,
après de courts débats où je figurai au double
titre d’interprète et de témoin. On les emmena
aussitôt; mais à peine avaient-ils passé le seuil
de la case où s'était tenue la séance du Conseil
Madagascar (sm<e)\
qu'on entendit le bruit d'une bousculade fu-
rieuse et des cris confus. Je sortis précipitam-
ment, et quelle ne fut pas ma surprise en
reconnaissant, se débattant au milieu du
groupe formé par les six condamnés et leur
escorte, Nuïvo, mon brave Naïvo, qui me sert
d'ordonnance. Il était venu n> apporter je ne
sais quelle pièce à signer et, se trouvant sur le
passage des bandits, il s'était approché pour les
regarder de plus près quand tout d'un coup on
l’avait vu hondir sur deux d'entre eux en pous-
sant un cri terrible : « Maha/'aly! Jolaliy ! »
(Assassins ! brigands !), liurlait-il en les secouant
furieusement à la gorge. Si on ne les eût arra-
chés de ses mains, il les étranglait. J’arrivai à ce
moment. En m’apercevant, il courut à moi, et
me désignant les deux hommes à demi pâmés,
les nommés Andrianany et Ouledy, il m'expli-
qua en mots entrecoupés que c'étaient ces deux
bandits qui avaient tué mon père; il les recon-
naissait; il en était sur; comment s'y serait-il
trompé, d’ailleurs, puisqu'il avait assisté nu
drame en faisant le mort lui-même, et qu’il
n’avait rien perdu de ce qui s’était passé?
Tu devines, ma chère .Marguerite, l’émotion
qui me bouleversa en apprenant que j’avais en
face de moi les misérables qui avaient si
lâchement assassiné notre père. Moi aussi, il
fallut qu'un ami me retînt de force pour m'em-
pêcher de me jeter sur les deux bandits et les
étrangler de mes mains. A quoi cela eût-il servi,
d’ailleurs, puisqu’ils ne pouvaient échapper
maintenant au châtiment?
Mais je veux te finir le récit de cette tragique
histoire. En attendant leur exécution, fixée au
lendemain matin, les six condamnés avaient
été enfermés dans une case, près de la popote
des officiers de la 3" compagnie du 200". Je ne
sais pas s’ils dormirent cette nuit-là; quanta
moi, il me fut impossible de fermer l’œil ; la
pensée que ces misérables, qui avaient fait
de moi un orphelin étaient là, à quelques pas
de moi, suffit pour me tenir éveillé; j'avais
peur aussi qu’ils ne parvinssent à tromper la
surveillance des hommes de garde. Aussi ne
respirai-je que lorsque cette interminable nuit
eût pris fin. — Mais alors, chose étrange, avec
l’assurance que rien ne pouvait plus désormais
venir se mettre entre moi et la satisfaction de
ma vengeance, une détente se produisit dans
mes sentiments. Je m'étais bien promis
d’assister à l'exécution. Au dernier moment, le
cœur me manqua. J’avais vu sans broncher des
camarades tomber à mes côtés. J'avais fait
1. Voir lo n# 377 du Peut Français illustré, p. 278.
L'AMBULANCIERE DE MADAGASCAR.
297
le coup de feu moi-même et abattu à bout
portant d'une balle de revolver, à la prise de
Marovoay, un grand diable de I-Iova qui aecou-
rail sur moi en brandissant ses deux sagaies;
mais autre chose est de tuer dans la chaleur
de l’action un homme qui cherche lui-même à
vous tuer, autre chose est d'assister froidement
à la mise à mort légale et solennelle d'un
prisonnier, les mains et les pieds entravés,
hors d’état de résister et de se défendre, ce
prisonnier fût-il d'ailleurs le dernier des misé-
rables.
En revanche, Naïve, dont la nature beaucoup
absolument tout ce qui se passe en arrière de
nous. Ce que je puis te dire c’est que nous
avançons toujours, lentement mais sûrement.
Le général Duchesne, en homme conscient de
la responsabilité qu'il a assumée, ne laisse rien
au hasard, et ne fait pas un pas en avant qu’il
n'ait assuré ses communications et ses appro-
visionnements.
Tu n'es pas sans savoir non plus que le plan
primitif de la campagne a dû être refait de
fond en comble et l'itinéraire dressé dans les
bureaux de la Guerre entièrement modifié. Au
lieu de couper au plus court, comme l'État-
Exécution des brigands Fabavalos.
Major le désirait, nous avons été obligés de
subordonner la détermination de notre route,
entre Majunga et Suberbieville, à la découverte
d’eau potable ; sans eau potable, en effet, il eût
été impossible aux nombreuses colonnes qui
se suivaient de continuer leur marche.
Au delà de Suberbieville. nous aurons de
l'eau partout ; en revanche, le bois nous fera
défaut. Les Hovas détruisent tout derrière eux,
en se retirant; c'est même leur seule manière
de se défendre, car ils se dérobent chaque fois
que nous sommes sur le point de prendre
contact avec eux.
Quant à l'état sanitaire, sans être bien fameux
encore, il est moins mauvais que dans les
commencements. Je m'étonne même qu'avec
les chemins abominables que nous avons suivis
à travers des marécages pestilentiels, et surtout
avec toutes les besognes qu'on a dû demander
aux soldats, nous n’ayons pas eu encore plus
de fiévreux ; les cas de dysenterie ont été
assez rares et, chose assez surprenante, nous
n'avons pas eu un cas de typhus. La tempéra-
ture commence à être plus agréable, les
plus simpliste n’aurait rien compris a ces
subtilités, arriva l'un des premiers sur le lieu
de l’exécution, choisi près du village indigène,
à la lisière d’un petit bois de tamariniers, et il
ne quitta la place que lorsque l'expiation eût
été entièrement consommée. Sa face, ordinai-
rement plutôt bonasse, avait encore un rictus
féroce lorsqu'au retour il vint me raconter ce
qu’il avait vu
Quoi qu il en soit, voilà donc la mort de notre
père vengée, en partie du moins; car si les
principaux assassins ont expié leur crime, celui
qui l'a inspiré, l’odieux gouverneur duBoueni,
Ramasombazaha, est encore vivant et libre.
Mais j'ai le ferme espoir qu'il n'échappera pas
non plus au .piste châtiment qui lui est dû.
Que te dirais-je maintenant, ma chère
Marguerite? Tu es informée sans doute "des
faits et gestes du Corps expéditionnaire; il est
probable même que tu en sais plus que moi sur
ce sujet; car, à l’avant-garde, nous ignorons
298
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
journées ne sont pas trop chaudes et les nuits
sont plutôt fraîches, tandis qu'en avril la
chaleur était suffocante et que nous avions,
nuit et jour, la même température humide. Les
moustiques, qui nous ont fait beaucoup souffrir,
ont presque entièrement disparu; il est vrai
qu’il y a encore les fourmis rouges qui envahis-
sent par milliers nos lits, nos chaises, nos
tables, et dont il nous est tout à fait impos-
sible de nous débarrasser. En ce qui me
concerne personnellement, je vais toujours
très bien. Je suis vacciné contre la fièvre pal-
mes dix-huit mois de séjour dans l'ile, et,
comme je me garde soigneusement de toute
imprudence, j’ai le ferme espoir de tenir bon
jusqu’au bout.
Je compte que, vous aussi, vous vous portez
bien à Manakarana. lionne-moi quand même
de vos nouvelles, ma chère Marguerite, et dis-
moi ce que vous devenez. Nous recevons nos
courriers très irrégulièrement et avec des
retards considérables; mais enfin les lettres
finissent toujours par nous arriver. Ne me
ménage pas les tiennes, je t’en prie. Si tu
savais quelle joie c’est pour moi de causer un
peu longuement avec toi !
Je vous embrasse tous les deux, mon bon
oncle et toi.
Ton frère,
Henri Berthieh-Lautrec.
Les grandes colères de l'oncle Daniel.
Dans les premiers jours d'août, le vieux
Daniel reçut l’avis que le Yang-Tsé venait
d’entrer en rade de Majunga. Il partit aussitôt
pour aller prendre livraison du stock de médica-
ments qu'il s'était fait expédier par la maison
Cassoute frères, de Marseille.
Mais on eût dit que tout conspirait pour mettre
aux plus rudes épreuves le peu de patience
que la nature avait départi à l’excellent négo-
ciant ; non pas que le paquebot des Messageries
maritimes ne recélüt dans ses vastes flancs
l’envoi si impatiemment attendu; bien au
contraire, lorsque Daniel se présenta à bord,
le subrécargue lui montra quatorze caisses de
dimensions respectables empilées dans l'entre-
pont, et qui toutes portaient son nom et son
adresse en belles lettres rô-
maines imprimées en cou-
leur très noire; mais ce fut
au moment du règlement des
comptes que les difficultés
surgirent. Habitué à traiter
rapidement les questions
d'argent, Daniel, en entrant
dans le bureau du subré-
cargue, tira son carnet de
chèques sur la succursale du
Comptoir d'Escompte de Majunga, et demanda
quel chiffré il devait inscrire.
Le subrécargue ouvrit sou livre et répondit:
— Mais vous ne me devez rien, monsieur.
Tout est payé.
— Comment cela? répondit Daniel stupéfait.
C’est impossible. Il y a erreur.
— Voyez vous-même.
Daniel regarda sur le livre et constata qu’en
regard de l’inscription des quatorze caisses
expédiées à M. Daniel Bertliier-Lautrec, ambu-
lance de Maevatanana, par Manakarana, pro-
vince du Boueni, Madagascar, livrables en gare
de Majunga, il y avait la mention : « Tous
frais payés, rien à percevoir. » Cela était en
contradiction si formelle avec la façon de pro-
céder ordinaire de ses correspondants de Mar-
seille que Daniel ne voulait point se rendre,
d'autant plus que, tout compris, l'envoi devait
se monter à une somme assez ronde, cinq ou
six mille francs pour le moins. Convaincu que
ce ne pouvait être qu’un malentendu, il voulait
laisser une forte provision entre les mains du
subrécargue; mais celui-ci s’y refusa éner-
giquement; son livre, étant parfaitement en
règle, il lui était impossible d’encaisser des
fonds qui ne lui étaient pas dus. Le vieux Daniel
insistant pour payer, le subrécargue s'obstinant
à ne pas recevoir, la discussion menaçait de
tourner h l’aigre, si bien qu’impatienté, le
subrécargue déclara tout net au vieux Daniel
que, si celui-ci ne se décidait pas enfin à
prendre livraison des quatorze caisses expé-
diées de Marseille à sou adresse, il se verrait dans
la nécessité de les faire débarquer d’office pour
être déposées dans les magasins desMessageries.
il ne fallut pas moins que cette mise en
demeure catégorique pour décider enfin l’entêté
Daniel à faire enlever les précieux colis. Ce qui
lui semblait plus extraordinaire que tout le
reste, c’était qu'un envoi fait dans des condi-
tions aussi anormales n’eût pas été au moins
accompagné d’une lettre explicative de la
maison Cassoute frères.
(A suivre). A. B.
Les singes et la girafe.
HISTOIRE SANS PAROLES
300
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
Ce réveil-téléphone. — Une nouvelle
invention nous vient des États-Unis. On y songe
sérieusement à remplacer le réveille-matin suran né
par le très moderne téléphone. Une Société vient
de se constituer pour mener ce projet à bonne
fin. Chaque soir avant de se coucher, l’abonné
indiquera à la station centrale, l’heure à laquelle
il entend se lever le lendemain matin. A l’heure
dite, un carillon éclatant le tirera brusquement
de son sommeil. L’américanisme consistant,
comme on sait, à joindre le sérieux au pratique,
il est fortement question d'adapter encore au
téléphone un phonographe qui récitera une prière
et sans doute aussi chantera un psaume tandis
que l’abonné nouera sa cravate et boutonnera
son pardessus.
*
* *
La gélntine pétrifiée. — Un corps récem-
ment préparé, l'aldéhyde formique, possède la
propriété de rendre la gélatine insoluble, et de la
durcir comme la pierre. On peut alors fabriquer
très facilement une foule d’objets avec la gélatine
ainsi préparée.
Si, par exemple, on veut en faire des statuettes,
ou prend 1 kilogramme de gélatine qu’on laisse
tremper dans 1 litre d'eau pendant toute une
nuit. Après quoi, on fait fondre le tout au bain-
marie. Le moule étant prêt, on mêle l’aldéhvde
formique à la gélatine légèrement refroidie, et
l'on verse le mélange, rendu bien homogène,
dans le moule, où on le laisse refroidir. -Au
démoulage, on plonge l’objet dans une solution
concentrée d'aldéhyde formique.
Les objets obtenus sont transparents. Il suffit
d’ajouter à la gélatine un peu de blanc de zinc,
mêlé d’un peu d’eau ou d’alcool, pour obtenir de
belles imitations de marbre blanc. On peut varier
les colorations par l’addition de couleurs appro-
priées à foxyde.de zinc.
*
* *
Prévenance coiijn««lo. — Une noce est
attablée dans un restaurant rustique. La mariée,
soudain, pousse un cri d'effroi :
— Oh! j’ai laissé tomber mon bifteck. Le chien
va le manger...
Et le marié, avec sou sourire le plus aimable :
— N’ayez pas peur, j’ai le pied dessus.
*
* *
Réponse n un concours. — Une Société
savante de la Nouvelle-Orléans qui avait proposé
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO IV7T.
1. Problème amusant.
Les 2/3 de 12 heures = 8 heures ; le 1/4 do 8 = 2 heures;
la moitié de 2 heures = 1 heure. 11 est donc 1 heure 1/4.
IL Origines curieuses.
1° Quand on pendait ensemble plusieurs criminels, lorsque
le dernier était attaché au gibet on disait : « Après celui-là il
n'y a plus qu'à tirer l'échelle. •>
2° Mot de Louis XV. qui se consolait ainsi de la défaite do
Rosbach.
un prix de cent dollars au meilleur mémoire qui
lui serait envoyé sur celte question : « Quels sont
les plus sûrs moyens pour détruire les rais? r
adjugea le prix au docteur Blancassets, de Saint-
Louis, qui avait fait cette réponse laconique :
« Multiplier le nombre des chats. »
* ' *
A riiotcl. — Un voyageur se présente, auquel
on donne a remplir le bulletin où sont posées les
questions habituelles : nom, âge, nationalité,
profession, dernière demeure, etc.
Le voyageur répond sincèrement, mais arrivé à
« dernière demeure » il hésite :
— Diable! fait-il, c’est que je ne suis pas fixé...
Je puis dire seulement que ma famille possède un
caveau au Père-Lachaise.
RÉPONSES A CHERCHER
Questions historiques. — 1" Quelle est la
ville de France qui fut prise pendant la nuit par
les Anglais, marchant sur la neige, vêtus de blanc
et portant des échelles blanches?
2° Quel est le roi qui fut poignardé dans la
forêt de Livry par un seigneur qu’il avait fait
battre de verges?
3° Qu’était-ce que le pacte de famine?
4° Qu’était-ce que le pacte de famille?
Origines curieuses. — 1° D’où vient
l’expression « Coup de Jarnac? >>
2° D’où vient l’expression: « Faire des châteaux
en Espagne? »
* *
Devinette. — Quels sont les deux fleuves
qu’on trouve, dans sa soupe?
*
* *
Physique nniusmite. — Pourquoi un
cheval, qui galope dans un cirque, s’incline-t-il
davantage vers le centre de l’arène à mesure que
sa vitesse est plus grande?
* ' *
Questions «le lan.sue l'r «niçoise. —
Comment appelez-vous les expressions suivantes,
que vous remplacerez par un seul nom : 1. Les
disciples d’Apollon. — 2. L’aigle de Meaux. —
3. Les disciples d’Hippocrate. — 4. Le fabuliste
français. — 5. L’esclave de Phrygie.
3# Augias, héros fabuleux, dont les étables furent nettoyées
par Hercule qui y fit passer lo fleuve Alphée. C'est un des
douze travaux d' Hercule.
III. Géographie.
La mer Ronge est plus élevée que la Méditerranée de 2®, -12.
— Elles communiquent par le canal do Suez.
IV. Logogriphe.
Le mot est O — pa — le = Opale.
Le Gérant : Maurice TARDIEL'.
Toute demande de changement d’adresse doit être accompagnée de ' une des dernières bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8' année.
N» 379.
10 centimes.
30 mai 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L’heureuse famille.
302
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
L’ambulancière de Madagascar (Suite)' .
Le subrécargue fit observer àl'oncle Daniel que
le courrier ayant été débarqué pour être distribué !
une heure après l’entrée du Tang-Tsé en rade
de Majunga, il était i'ort possible qu’une lettre \
il’explicationà lui adressée, en supposant qu’il y
en eûtune, fût déjà partie pour sa destination.
— Vous l’aurez croisée en route, et vous la
trouverez en rentrant chez vous, dit l’agent à
Daniel.
Le vieux négociant n'était point convaincu;
mais, de guerre lasse, il dut s’incliner. Sur son
ordre, la Ville-de-PariS , qui l’avait amené de
Manakarana, vint se ranger bord à bord contre
le Yang-Tmi ; le transbordement se fit sans
accident et, le soir de ce même jour, Daniel
quittait la rade de Majunga, cherchant encore
à comprendre comment les choses avaient dû
se passer.
A Manakarana, il fallut ouvrir les caisses et
les dédoubler, car elles étaient fort pesantes,
et leur transport ne demanda pas moins d’une
trentaine de porteurs, qui mirent trois jours à
gagner Maevasamba.
En arrivant, Daniel trouva, comme l’avait
supposé le subrécargue du Yang-Tsê, une
lettre de la maison Cassoute frères qui lui
donnait la clef du mystère.
Aussitôt la réception de la dépêche de Daniel,
le bruit s’était répandu dans Marseille qu’on
préparait chez Cassoute un stock considérable
de médicaments pour une ambulance privée
de Madagascar. A cette nouvelle, l’Association
des Dames françaises, section de Marseille,
s’était émue; le comité, convoqué d’urgence,
avait voté à l’unanimité qu’on prendrait au
compte de l’Association tous les frais de l’envoi,
transport compris. Dans un élan de patriotique
enthousiasme, les charitables dames marseil-
laises avaient également résolu de ne point
borner ledit envoi aux médicaments demandés
par le vieux Daniel, et elles y avaient joint
tout un chargement de denrées diverses, d’un
usage pratique et réconfortant. Et voilà com-
ment, au lieu des trois ou quatre caisses qu’il
attendait, l’excellent homme s’en était vu déli-
vrer quatorze, et pourquoi, lorsqu'il avait
voulu régler la note, l’agent du Yanq-Tsé lui
avait fermé sa caisse au nez.
A la vue de toutes les richesses que les trente
porteurs de son oncle vinrent déposer à tour
de rôle sous la véranda de la maison, Margue-
rite battit des mains comme une enfant, heu-
reuse pour ses chers malades quelle allait
pouvoir gâter à sou aise. Chaque ballot qu’on
ouvrait devant elle lui arrachait des cris de
joie, et tout de suite elle pensait à la somme
de jouissances qui allait pouvoir se répandre
en pluie bienfaisante sur les pensionnaires de
l'ambulance.
Outre un fort approvisionnement de médica-
ments de toute sorte, dont le D’ Hugon s'empara
avec un empressement jaloux, il y avait de
tout dans les précieuses caisses : des eaux
minérales de Vichy, de Vais, de Saint-Galmier,
avec des filtres Lutèce, du lait conservé, stéri-
lisé, pasteurisé, des conserves de viande, de
poisson mariné, de légumes variés ; des vins
de Bordeaux et de Champagne; des paquets de
tabac, de cigares et de cigarettes par centaines;
des chemises, des gilets et des ceintures de
flanelle, des tricots, des chaussettes de laine ;
jusqu'à des jeux de cartes et de dominos ; des
rames de papier à lettres, des livres, des jour-
naux illustrés ; toute une provision de pains de
savon, de fil, d'aiguilles et quantité d’autres
objets du même genre.
Immédiatement, Marguerite voulut faire une
première distribution de ses trésors. Chacun
reçut sa part, sauf en ce qui concernait les
vins, le docteur réclamant le soin de les distri-
buer lui-même, en raison des grands ménage-
ments dont la plupart des malades avaient
encore besoin.
On pense que le capitaine Gaulard ne fut pas
oublié, d'autant que son état continuait à s’amé-
liorer sensiblement, quoique trop lentement à
son gré.
C’était, d’ailleurs, le plus charmant garçon du
monde. D’un caractère aimable et d'un esprit
élevé, il avait la plus vive reconnaissance pour
les soins qui lui étaient prodigués et ne savait
comment la témoigner. Aussi tout le monde
l’aimait-il à l’ambulance, Marguerite d'abord
dont il était le favori, puis le D' Hugon et
l’oncle Daniel. Celui-ci en était arrivé à ne
plus pouvoir se passer de son capitaine, lequel
avait pris sur lui un empire absolu, sans avoir
rien fait pour cela; tout au contraire, et bien
qu’ils fussent aussi bons patriotes l'un que
l’autre, il était difficile do rencontrer deux
hommes de nature et d’humeur plus dissem-
blables : autant le capitaine voyait les choses
du bon côté et l’avenir en rose, autant le vieux
négociant grondait et grognait, n'épargnant
personne dans ses critiques, et se montrant
très pessimiste en ce qui concernait l'issue de
la campagne. Aussi n'étaient-ils presque jamais
I du même avis; c’était entre eux continuelle-
1 Voir le u° 374 du Petit Français illustré, p. 248.
L'AMBULANCIÈRE DE MADAGASCAR
303
ment, à propos de tout et de rien, des attra-
pages homériques; ce qui ne les empêchait pas
de s'estimer et de s’aimer tous les deux.
En particulier, l'histoire des fameuses caisses
transportés par le Yung-Tsé. et surtout l’inter-
vention de l'Association des Dames françaises
de Marseille en cette affaire, dont le vieux
Daniel n'avait pas encore pris son parti, avaient
provoqué entre lui et le capitaine une intermi-
nable discussion.
— il faut quelles se fourrent partout, ces
femmes ! s'était écrié le a. ieux grondeur. Est-ce
qu'on leur demandait quelque chose? Quelles
donnent à ceux qui leur tendent la main, ça
c'est leur affaire, mais qu' elles nous laissent
tranquilles, pour l’amour de Dieu !
— Voyons, voyons, cher monsieur Berthier,
avait répliqué le capitaine, vous ne pouvez
pourtant pas faire un crime à ces dames de
leur généreuse initiative ?
— Si encore elles s'étaient contentées d’en-
voyer des médicaments, des eaux minérales,
des conserves même ! Mais quelle idée bizarre
de nous encombrer de tous ces colifichets!
Pour un peu, pendant quelles y étaient, elles
auraient pu nous faire un envoi de confitures
et de berlingots.
— On voit bien que vous ne vous êtes jamais
trouvé dans un poste isolé, sans autres res-
sources qu'un peu de riz et un morceau de
biscuit dur comme de la pierre. Sans cela,
vous sauriez avec quelle joie délirante on voit
arriver à dos d'homme ou de mulet quelque
caisse remplie de ces colifichets que vous
dédaignez si fort.
Voyez-vous, monsieur Berthier, il faut se
méfier des impatiences irréfléchies et de cette
tendance à tout critiquer qui est dans notre
nature, à nous autres Français. J'enrage quand
je lis dans les journaux qu'on m'envoie de Paris
des correspondances de Madagascar évidemment
fabriquées de toutes pièces sur le Boulevard, et
où un monsieur sans talent ni conscience étale
impudemment une ignorance absolue de la
réalité et un parti pris odieux de dénigrement.
— Tout cela est très joli ; mais il rfy en a
pas moins eu de grosses fautes de commises
dès le début. Le wharf, par exemple, qui devait
avancer si facilement dans la mer jusqu'à trois
cents mètres et qu'on n’a jamais pu pousser
plus loin que quatre-vingts, les fonds étant
impraticables; ce qu'on aurait pu découvrir
plus tôt, j'imagine, avec des sondages bien
exécutés !
— Eh! croyez-vousque c'était déjà si commode
de pratiquer des sondages minutieux dans
l’estuaire de Majunga avant le débarquement
de nos troupes? Il a bien fallu s'en remettre à
l'expérience et à l'habileté de la Compagnie
chargée du travail, la même du reste qui avait
construit avec un plein succès le wharf de
Cotonou, lors de l’expédition du Dahomey.
— Soit! mais, au moins, on aurait pu
s'arranger pour faire venir à temps les canon-
nières, les remorqueurs et les chalands destinés
à assurer le ravitaillement du corps expédition-
naire, en remontant le Betsiboka sur une lon-
gueur de plus de cent quarante kilomètres.
— C’est facile à dire. Mais là encore les ren-
seignements fournis à l'avance se sont trouvés
Arrivée des caisses des Femmes de France sur le Yang-Tsé,
inexacts et ne permettaient aucunement de
prévoir que la rivière n'avait pas un tirant d'eau
suffisant pour porter les chalands? Ce sont là
des difficultés assez malaisées à deviner quand
on doit manœuvrer en pays à peu près inconnu.
Quant à la route qui nous a coûté si cher
et causé tant de retards, sa seule excuse est
qu'elle était absolument indispensable. Vous
qui connaissez le pays, vous savez mieux
que personne qu'autre chose est de suivre, à
quelques vingt, ou trente, ou même cent
hommes, si vous voulez, un sentier de caravane,
seule piste qui existât antérieurement, ou de
faire avancer quinze mille soldats, sans parler
de l'artillerie, des munitions, des approvision-
nements de tout genre.
— Il fallait vous assurer à l'avance un
nombre suffisant de porteurs indigènes.
— On a fait ce qu’on a pu. Une commission
spéciale, composée de deux officiers et d'un
fonctionnaire civil, a été envoyée en temps
opportun sur la côte orientale d'Afrique pour
304-
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
recruter des Somalis et autres indigènes en
quantité suffisante. Seulement, pour plusieurs
raisons, notamment parce que très probable-
ment certaines puissances européennes avaient
usé de leur influence dans ces régions pour
détourner les indigènes d'accepter nos propo-
sitions, l'insuccès fut à peu près complet; à
peine pûmes-nous en recruter quelques cen-
taines, au lieu des vingt ou vingt-cinq mille
dont nous avions besoin
— C’est comme pour les mulets, alors?
— Pour les mulets, il nous en aurait fallu
presque autant en
effet, plus les con-
ducteurs. Au reste,
ces animaux n'au-
raient pas rendu
sans doute les ser-
vices qu’on atten-
dait d'eux, par la
raison qu’il leur
faut, surtout dans
ce pays, une nour-
riture assez abon-
dante; et qu'ils n'au-
raient pu porter par
suite grand' chose,
en plus de leur pro-
vision d'orge pour
huit jours.
La création d'une
route s'imposait
donc, si coûteuse
quelle pût être ; et
l'on ne peut nier
qu'elle nous donne
d’excellents résul-
tats , puisque les
voitures Lefebvre...
— Ah ! oui, les fa-
L oncle Daniel discutant
meuses voitures Le-
febvre! Parlons-en!
— Bon! vous voilà comme les autres, comme
les journaux de Paris qui semblent avoir pris
ces malheureuses voitures pour tête de Turc.
11 est certain, je suis le premier à le reconnaître,
que les voitures Lefebvre manquent de solidité,
surtout en ce qui concerne la jonction des bran-
cards avec la caisse; elles ont été évidemment
construites avec trop de hâte ; peut-être aussi
s'est-on montré trop indulgent dans la réception
du travail. Mais voilà, on était pressé, on n'avait
plus de temps à perdre. Le véritable inconvé-
nient de ces voitures, c’est qu’elles ont néces-
sité l’établissement de cette maudite route qui
nous a causé tant de retard et coûté tant
de monde.
— Si encore on n’y avait employé que les
contingents d’Algérie et du Sénégal, les tirail- !
leurs sakalaves, les soldats de la légion étran- I
gère et les Haoussas, tous gens habitués aux
températures tropicales! Quant aux troupes
européennes, il aurait fallu leur faire traverser
rapidement les parties basses et torrides de
l'ile, et les envoyer le plus vite possible sur les
plateaux salubres de l’Imerina. On aurait ainsi
sauvé la vie et la santé à un nombre considé-
rable d'hommes.
— Il faut dire aussi que nos soldats sont
beaucoup trop jeunes pour la plupart et offrent
par suite peu d’endurance au climat. D’ail-
leurs, le plus souvent, c'est à l’imprudence
incroyable des sol-
dats qu’on doit les
accidents qui sur-
viennent, et même
les attaques delièvre
ou de dysenterie.
Malgré la surveil-
lance la plus stricte
et les plus pres-
santes recomman-
dations, il y a tou-
jours des hommes
qui veulent faire
les malins, qui met-
tent une sorte de
point d'honneur « à
ne pas couper »,
comme ils disent.
Allez donc empê-
cher ces hommes-là
de boire un coup
d’alcool après une
marche forcée dans
la brousse, en leur
expliquant que l’al-
cool ici c'est pres-
que toujours la
mort ou tout au
avec le capitaine Gaulard. , , .
moins la maladie!
Je me souviens qu’un
jour à Marololo, apercevant un soldat en train
de déjeuner tranquillement., assis sur un tertre
en plein soleil, je lui iis remarquer qu'à moins
de deux mètres de là il y avait une sorte de
hangar vide où il serait au moins abrité; vous
croyez qu'il me remercia? Ce fut tout au plus,
au contraire, s’il ne m'envoya pas promener; il
ramassa ses vivres en maugréant et gagna le
hangar en me lançant un regard de côté, comme
si c’était pour lui être désagréable que je l’avais
engagé à éviter une insolation. Une autre fois,
j’ai vu le général Duchesne obligé d’infliger,
pour l'exemple, un mois de prison à un Haoussa
qui, au mépris de la consigne, s’était baigné
en plein mididansle fleuve, ce qui était d’autant
plus sot que le Betsiboka dans ces parages est
rempli de caïmans.
(A suivre). A. B
COINS PITTORESQUES
305
Coins pittoresques.
Chartres.
De très loin, on aperçoitles clochers jumeaux j
de la cathédrale, les deux joyaux qui sont |
l’orgueil de la vieille ville beauceronne. C'est
vers eux que je me dirige en débarquant du
train. La ville, telle qu’on la juge à l’arrivée, a
un air d’importance. Les boulevards sont larges,
les places spacieuses. Mais le calme le plus
absolu règne sur ces grandes voies désertes.
Nous sommes bien dans une petite cité bour-
geoise, tranquille, sans industrie, sans com-
merce, sans vie. Au détour d’une ruelle, sur la
hauteur, la cathédrale apparaît. Le vieux clocher,
qui date du douzième siècle, dresse dans le ciel
sa pointe nue, à une hauteur de 106 mètres. Si
ce n'était le respect qui est dû à son grand Age,
sa forme le ferait irrévérencieusement comparer
à ces éteignoirs que nos aïeules posaient sur
leurs chandelles. L’autre flèche, ouvragée,
élégante, ornée de colonnettes, de statues, est
une merveille de légèreté et de grâce.
Les visiteurs sont aulorisés à y monter,
moyennant une faible redevance au gardien.
Je gravis, dans le demi-jour d'un étroit escalier,
les 378 marches du clocher Neuf et, errant à
l’aventure sur les balcons et les tourelles, je
contemple dans tous ses détails cette splen-
dide cité de pierre qu’est la cathédrale de
Chartres.
Par cette tiède et claire matinée de prin-
temps, du haut d'un balcon qui domine de
beaucoup les toits, la ville s'étend en pano-
rama, entourée de plaines à perte de vue,
c’est la Beauce, productrice de blé, le gre-
nier de la France. Au milieu de la mer des
toits de tuiles brunes émergent quelques
monuments, les églises Saint-Pierre et
Saint- Aignan, des chapelles de couvents, le
théâtre, le lycée. Cà et là, un parc privé
étend son tapis de verdure entre les murs
gris.
Aucun' bruit ne monte des rues paisibles,
que le tintement strident de l’enclume d'un
forgeron et la sonnerie lointaine d’une
fanfare de cuirassiers qui défilent là-bas,
tout petits, dans un nuage de poussière.
Sculptures du chœur de la cathédrale
Autour de moi, des corneilles peu farouches
volent, se posent, piquent des têtes dans le vide
306
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
effrayant, et semblent en user trè9 familiè-
rement avec les saints de pierre entre les bras
desquels elles bâtissent leurs nids. L’intérieur
de la cathédrale, avec ses voûtes gigantesques,
ses antiques vitraux aux nuances adoucies par
le temps, ses curieuses sculptures autour du
chœur, est un spectacle grandiose et imposant.
Une chapelle touteconstellée à'ex-volo, éclairée
par la lueur des cierges, est consacrée à la
Vierge du Pilier ou vierge noire.
delà Poissonnerie. Le pittoresque des noms de
rues est une des singularités de Chartres. C'est
ainsi que l’on y rencontre les rues de la Poêle-
Percée, de la Planclie-aux-Carpes, des Vieux-
Rapporteurs, des Vieux-Capucins, du Soleil-
d'Or, du Puits-de-l’Ours, du Grand-Cerf, du
Cheval-Blanc, noms empruntés, pourlaplupart
à d’anciennes enseignes d’auberges.
En bas d’un des escaliers ou tertres qui
conduisent à la basse ville, le quartier popu-
L’image de la Vierge est une statue en bois
peint et doré, du quinzième siècle.
L’aspect du centre de la ville est peu inté-
ressant. Les maisons sont petites, les magasins
vulgaires. Le commerce chartrain est ruiné
par la concurrence de Paris. De nombreuses
boutiques sont à louer.
■l’arrive, par le hasard de la flânerie, en
face d’une très ancienne maison de bois à
pignon et à auvent. On dirait un décor pour
l'Avare et les Plaideurs. Sur une des pou-
tres qui soutiennent la maison, est sculpté
un saumon. Un passant m’apprend que cette
construction date du quinzième siècle. La
petite place sur laquelle elle est élevée est
aujourd’hui, comme elle l’était déjà sans doute
il y a quatre cents ans, le rendez-vous des
marchands de poisson. Elle se nomme la place
laire, une tourelle ornée de sculptures de bois
et percée de petites fenêtres décore une maison
d'ailleurs banale qui sert de crèche à la ville.
La porte eutr'ouverte laisse voir une cour
plantée d'arbres où un petit peuple d’enfants
pauvres se presse autour d'une élégante visi-
teuse qui leur fait une distribution de frian-
dises. Cette tourelle, connue sous le nom
d 'Escalier de la reine Berthe, est. du seizième
siècle.
Le quartier vraiment pittoresque de Char-
tres, celui que les artistes et les photographes
ne se lassent pas de reproduire, c’est, dans la
basse ville, le cours de l’Eure, bordé de lavoirs,
de hangars, d’arcades, de jardins. D'antiques
ponts eu dos d’âne coupent la rivière.
Ce coin est comme une Venise de pauvres
gens.
COINS PITTORESQUES
307
Tout auprès de là passe le Tour-dc- Ville,
large boulevard planté de vieux arbres, et d’où
l’on aperçoit, par delà les fossés, la ville qui
s’élève en étages et que domine l'immense
vaisseau de la cathédrale.
Ici passait autrefois le mur d’enceinte. Çà et
là se retrouvent quelques vestiges des an-
d’un procureur au bailliage, qui, engagé vo-
lontaire à 16 ans, fut à 24 ans nommé général
en chef de l’armée de l'Ouest. L’état- major au-
trichien voulut, par honneur, défiler devant la
dépouille mortelle du jeune héros II n’est pas
dans toute l'histoire des guerres républicaines
de ligure plus mâle et plus pure que celle de
Marceau.
« Marceau fut notre ennemi, chanta le poète
anglais Byron, mais ne l'en honorons pas
moins. Sur la tombe du jeune héros des larmes,
de grosses larmes tombèrent des paupières des
rudes soldats qui, tout en pleurant sa mort,
enviaient le sort de celui qui périt en défen-
dant dans la bataille les droits de la France. »
Marceau a sa statue de bronze sur la plus
Porto Guillaume à Chartres.
ciennes fortifications. Ainsi la Porte-Guil-
laume, la seule des sept portes de Chartres que
le temps ait épargnée, nous fait songer, avec
ses tours massives à créneaux et à mâchicoulis, 1
aux époques guerrières de la féodalité.
Sur une maison du Tour-de- Ville, une plaque \
de marbre blanc porte cette inscription gravée :
M \ ISON OU SONT NÉS, DEPUIS 1740,
les membres de la famille COCHON , branche cadette.
A la mémoire de mes aïeux.
Alex Cochon
Une boulangère qui a l’honneur d’habiter cet
immeuble désormais historique veut bien me
donner quelques renseignements explicatifs.
Un très riche marchand de Chartres, du nom
de Cochon, ayant vu ses fils sur le point de
changer le nom paternel, les menaça de les
déshériter et fit poser cette plaque pour pro-
tester contre leur manque de respect filial...
Mais, plus tard, lorsque l’obligeante boulangère
ne sera plus là pour conter la légende aux
passants et que ses successeurs l’auront oubliée,
cette inscription intriguera fort la perspicacité
des archéologues.
Ne quittons pas Chartres sans présenter nos
hommages à son grand homme, Marceau, le
général des guerres de la première République,
qui fut tué à 27 ans sur le champ de bataille
d'Altenkirchen.
On sait l’héroïque et rapide histoire de ce fils
Statue de Marceau â Chartr. s.
belle place de la ville et les couronnes qui
orneut son socle sont un touchant témoignage
du sentiment patriotique des Beaucerons.
G. S.
308
LE PETIT FRANÇAIS IL LUSTRÉ
Une histoire de sauvage (smie)'.
— La loi! s’écria Barbissou en gesticulant,
la figure toujours barbouillée de savon, quelle
loi?... Est-ce qu'on empêche les Arabes de se
promener en Arabes, les Chinois en Chinois,
les Turcs en Turcs, les Polonais...
— En Polonais, oui, monsieur Barbissou, je
vous vois dans une telle fureur que je ne veux
pas vous contrarier...
— Et un sauvage est-ce qu'il ne peut pas se
promener en sauvage ! Ah! c’est comme cela,
Gastambide me fait la guerre au couteau, eh
bien! tant pis pour lui, il récoltera ce qu’il a
semé, je vais afficher son arrêté à la porte de ma
pharmacie. .. et quand on saura cela... oh bien!
tout Beaucaire sera en révolution .. et quand
Gastambide viendra me demander d'user de
mon prestige pour rétablir l’ordre, je lui répon-
drai : « Non, non, non ! » et quand...
— Mais il y a le capitaine de gendarmerie,
interrompis-je.
Barbissou se pencha vers moi et me glissa
dans le tuyau de l’oreille, de sorte que je dus
essuyer le savon dont il me gratifia :
— Le capitaine s’appelle Du Peyrou, c’est un
enfant du pays et... il est Barbissouste.
— Cependant ne vous a-t-il pas dit que si
l’ordre était troublé, il vous mettrait tous à la
raison, sans dis-tinct-i-on.
— C’est un Barbissouste, vous dis-je; hier,
au moment du monôme, je l’ai aperçu à l’extré-
mité de la rue avec deux gendarmes, dont le
brigadier; vous croyez qu'il est venu nous
mettre à la raison sans dis-tinct-i-on, pas du
tout, il a tourné les talons et a fait semblant de
ne rien voir... et puis, voyez-vous, monsieur le
Parisien, je ne sais pas si c’est comme cela
dans le Nord... c’est probable... dans tout
homme il y a deux hommes...
— Comment cela ?
— Il y a l’homme apparent et l’homme caché ;
l’homme apparent c’est le capitaine de gendar-
merie; celui-là dit : « Je vous mettrai tous à la
raison, sans dis-tinct-i-on... » Ensuite il y a
l’homme caché; celui-là est un barbissouste et
se frotte les mains de tout ce qui arrive à
Gastambide.
— C’est très judicieux ce que vous dites là,
monsieur le pharmacien.
— Et il y a même encore un troisième
homme; celui-là se dit : il y aura des troubles
dans Beaucaire, je ferai un beau rapport au
préfet et cela attirera sur moi l’attention de
mes supérieurs... J’aurai peut-être de l’avance-
ment, il y a onze ans que je veille à la sûreté
et à la tranquillité des citoyens de Beaucaire,
ce sera l’occasion de changer de garnison.
— C’est très judicieux, très judicieux...
— N’est-ce pas?... Et j'ajouterai qu’il y a
même encore un quatrième homme...
— En voilà des hommes... en un seul!...
— Oui, mais je n’insiste pas, peut-être même
qu’un... cinquième homme...
— Oh ! oh ! ce capitaine composera bientôt
à lui seul tout un régiment.
— Eh oui, cher ami, vous êtes encore jeune,
et votre candeur naïve me fait plaisir, vous ne
connaissez pas la nature humaine, en attendant
je vais me barbifier, et puisque vous n’avez
rien à faire, voulez-vous afficher l’arrêté à la
porte de la pharmacie. J’entends Timothée qui
enlève les volets...
— Comment donc ! avec plaisir et empresse-
ment ; je vais avoir l’occasion de vous prouver
mon zèle barbissouste.
J’eus vite fait d’afficher l’arrêté municipal au
moyen de quatre pains à cacheter sur la porte
de la pharmacie, et je repris mon poste
d’observation à la fenêtre du premier étage.
Un garçon boulanger qui passait, avec des
pains dans les bras, s’arrêta devant l’affiche,
puis ce fut le tour d’un garçon laitier, puis les
boutiquiers du voisinage qui enlevaient les
volets de leur magasin, voyant un groupe de
deux personnes arrêté devant la pharmacie,
accoururent; en quelques minutes, il y eut
bientôt cinquante personnes, commentant avec
animation les termes de l'arrêté de Gastambide.
Té, disait l’un, voilà que notre sauvage ne peut
plus sortir en sauvage. Vé, disait un autre, il
sortira tout de même, tu ne le connais pas...
Gastambide n’est pas un patriote... Non, non,
c’est un homme du Nord... on le renie, on le
conspue, comme disait le collège tout entier...
Conspuons Gastambide... notre sauvage c'est
notre sang... c’est la gloire de Beaucaire...
Tous ceux de Tarascon en ont la jaunisse... Nous
lutterons contre Gastambide, il n’aura pas le
dernier mot... Mort à Gastambide !... Vive
Barbissou !
Le pharmacien l’avait prédit : c’était une ré-
volution... Les têtes s'échauffaient, maintenant,
on ne parlait plus, on criait, et ces cris s’accom-
pagnaient de gestes furibonds, et je me sentis
moi-même, homme du Nord,, envahi par la
contagion de cet enthousiasme pour le sauvage
et de cette haine pour Gastambide, et je me
mis à crier de toutes mes forces par la fenêtre:
Vive Barbissou ! vive le sauvage ! A bas
1. Voir io n° 378 du Petit Français illustré, p. Ï90.
UNE HISTOIRE DE SAUVAGE
309
Gastambide!... Toutes lestâtes se levèrent, un
long cri partit de cette foule qui allait toujours
s’augmentant:
— Où est notre sauvage?... Qu’il se montre...
Gastambide l'a peut-être empoisonné !...
— Me voilà, mes amis, cria Marius qui, à ce
moment, entrait dans ma chambre, en
se précipitant à la fenêtre, je suis
votre sauvage à la vie à la mort...
Tous pour un, un pour tous...
La foule poussa un tel cri de : « Vive
le sauvage ! » que la terre et les
maisons en tremblèrent.
— Gastambide veut m’empêeher de
sortir en sauvage... Eh bien, je sor-
tirai! ( Enthousiasme indescriptible).
Je lève l’étendard de la révolte !
En avant! En avant! En avant! Je
sortirai à neuf heures. .. à neuf heures
j’irai faire une visite à Gastambide à
la mairie. (Oh! oh! enthousiasme déli-
rant, cris ; nous t'accompagnerons...
nom l'escorterons... oui, oui!)
Dans une heure, cria le sauvage,
que tous les fidèles barbissoustes ne
manquent pas au rendez-vous. Et
le sauvage se mit à entonner les pre-
mières mesures de la valse du Tu-
tu-paupan. Puis il salua et ferma la
fenêtre.
— Ecoutez, monsieur le sauvage,
lui dis-je, ce n’est 'pas la valse du
Tutu-panpan qu’ils chantent. Enten-
dez-vous ces accents guerriers : « Aux
armes, citoyens !... » On a la tête près
du bonnet dans votre pays.
— C’est Gastambide qui l’aura
voulu; mais venez prendre votre café
au lait.
— Quel beau sauvage vous faites
ce matin, vos tatouages ont de vives
couleurs et vos plumes tricolores...
— Timothée m'a enduit ce matin
d’une couche d’huile d’olive, cela fait
ressortir les couleurs, et ma petite
sœur Epaminonda a refrisé mes
plumes... Mais ne perdons pas de temps, j’ai
un appétit de sauvage.
Je m’en aperçus bien. Marius engloutissait
sans relâche les tartines beurrées que sa
petite sœur ne cessait de lui confectionner,
tout en disant :
— Ce beurre a une drôle de couleur ! pourvu
que Gastambide ne l’ait pas empoisonné; il
est capable de tout ce Gastambide, et le café... il
a un goût .. tu ne trouves pas, papaBarbissou...
Tout à coup le pharmacien, sa tartine d’une
main, son couteau de l’autre, s'écria :
— J’ai une idée!...
— Voyons ton idée, papa, demanda Marius.
— Si tu sortais en voiture... dans notre petite
voiture à bras, traînée par Timothée, assis sur
une chaise... avec un drapeau...
— Excellente, ton idée, papa, s'écria Marius.
Justement Timothée venait d’entr’ouvrir la
porte et disait, tout essoufflé :
— Il paraît que Gastambide sait que le sau-
vage viendra à la mairie, il s’est écrié : « Eh
bien, qu'il vienne donc, ce sauvage ! je n’ai
pas peur d’un sauvage, mais il n’entrera pas
dans ma mairie... »
— Ah! ah! il a dit cela... C'est bien, Timo-
thée, retourne à ton laboratoire et prépare la
charrette à bras... nous allons en avoir besoin.
Quand Timothée fut parti, Marius s’écria :
— J’ai une idée, papa.
— Voyons ton idée, Marius.
— C’est que... voilà... J'aime mieux ne rien
dire... lii ! hi! hi! ce sera drôle... Ce pauvre
Gastambide... je le plains... laissez-moi faire.
310
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Et Marius avala d'un trait son bol de café au
lait et sortit précipitamment.
Quelques instants après, je vis l’épicier Tho-
massin arriver à la pharmaeie. 11 eut avec le
sauvage une conversation très animée, et bien-
tôt je le vis s'éloigner, l'air joyeux ; il se frot-
tait les mains et parfois s’arrêtait pour rire.
Ensuite je vis Timothée introduire la char-
rette à bras dans le jardin par la petite
porte qui donnait sur la rue, puis je vis le
même Timothée introduire dans ledit jardin,
avec l'aide du pharmacien, une grande caisse,
celle probablement qui contenait le casoar
empaillé venu d’Océanie ; enfin je voulus
descendre dans le jardin pour voir ce qui allait
se passer, lorsque j'entendis un tour de clef
donné à la serrure de ma chambre. J'étais
prisonnier...
Ce sont des gens avisés et prudents, me dis-
je, ils ne veulent pas que l’expédition qu'ils
tentent contre la mairie échoue par suite d’une
maladresse de ma part, je les excuse et leur
pardonne ce procédé si peu en rapport avec
une hospitalité écossaise.
Je repris donc mon poste d'observation à la
fenêtre donnant sur la rue, je vis Thomassin
entrer de nouveau dans la pharmaeie accom-
gagné de quelques fidèles barbissoustes, puis,
comme l'heure annoncée par Marius pour son
départ approchait, la foule encombra la rue,
très animée, très bruyante, attendant avec
impatience l’apparition du sauvage.
Neuf fois la cloche de l'horloge de l'église
retentit sous le marteau, un profond silence se
fit subitement dans la foule, tous les yeux
étaient braqués sur la porte de la pharmacie.
Le sauvage tiendrait-il sa promesse, braverait-
il les foudres municipales de Gastambide? Au
neuvième coup et lorsque les ondes sonores se
furent élargies et perdues dans l’espace, ce ne
fut pas la porte de la pharmacie qui s’ouvrit,
mais bien celle du jardin.
Et on en vit sortir un étrange équipage qui
souleva dans la foule un enthousiasme indes-
criptible, suivi de rires sonores, de cris, de1
vivats en l'honneur de Barbissou.
Trois fidèles barbissoustes traînaient la
charrette à bras; dans cette charrette se voyait
une grande caisse, et dans l'intérieur de ladile
caisse se trouvait le sauvage. Elle n'était pas
assez haute, semblait-il, car à son sommet
avait été ménagée une large échancrure par
laquelle passaient la touffe de cheveux et les
plumes patriotiques du sauvage.
— Vous îii'excuserez, monsieur le Parisien,
me dit le pharmacien Barbissou en entrant
dans ma chambre, mais c'est une surprise que
je voulais vous faire, vous êtes libre maintenant
et, si vous voulez, nous irons ensemble sur la
place de la Mairie pour être témoins des événe-
! ments mémorables qui vont se passer dans notre
! ville. Hein!... vous ne voyez pas ces choses-là
| à Paris, et vous ne regretterez pas votre voyage I
— Je vous pardonne, monsieur le pharma-
. cien, et j'irai au bout du monde pour avoir un
semblable moment de gaieté... Mais ne perdons
pas de temps, voilà le sauvage qui vient de
disparaître au tournant de la rue des Bœufs.
Nous eûmes bientôt rejoint la charrette et
son contenu. A la vue du pharmacien, cent
bras se levèrent pour le saisir et le porter en
triomphe, mais Barbissou s'y refusa modeste-
ment, et ce fut pressés, bousculés, que nous
arrivâmes sur la place de la Mairie, déjà noire
de monde, une véritable fourmilière. Et de
toutes les rues adjacentes débouchaient encore
de nouveaux groupes; comme une traînée de
poudre la nouvelle de la sortie du sauvage
s’était répandue dans toute la ville, la renommée
aux cent bouches l’avait même portée jusqu’à
Tarascon, de sorte que c’était sur le fameux
pont suspendu une procession ininterrompue
de Tarasconnais affairés, pressés, se dirigeant
vers Beaucaire.
La charrette s’arrêta devant la mairie dont
toutes les fenêtres étaient hermétiquement clo-
ses, ainsi que la grande porte, devant laquelle
se promenait, impassible, les mains derrière le
dos, l'appariteur Roumestang.
— Ah ! voilà les gendarmes, cria une voix.
Les yeux s’écarquillèrent... dans le lointain
en effet... il semblait bien... mais ce n'était
pas la gendarmerie, c’était le garde champêtre,
coiffé de son bicorne, en grande tenue, qui
accourait; il vint se placer d'un air martial
aux côtés de Roumestang.
La curiosité fit taire toutes les langues, un
profond silence régnait maintenant dans la
foule.
Et sortant de la caisse, on apercevait la
touffe de cheveux et les plumes tricolores du
sauvage qui s'agitaient furieusement, sans
doute en manière de défi.
11 ne sortira pas de sa caisse, disaient les
uns, un peu impatientés... il n'osera pas entrer
dans la mairie. .. — Té, vous verrez cela, disaient
les autres... le sauvage n’a peur de rien...
tenez, voici la caisse qui se soulève, il va
sortir...
Mais, le sauvage ne sortait pas...
— Eli bien, qu’est-ce qu'il attend? crièrent
plusieurs voix d’un tou de désappointement.
Tout à coup, une des fenêtres de la mairie,
s'ouvrit et Gaslambide apparut, les bras croisés,
superbe de résolution, jetant sur la foule un
regard de déü.
Le sauvage ne sortait pas.
E. P.
(A suivre).
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
3H
Boîte aux lettres. — Cela devait arriver! Les
deux illustres savants dont les découvertes étonnantes
et les mirifiques inventions feront la stupéfaction des
siècles à venir, ont pris la douce habitude de ne plus
communiquer entre eux que par l'intermédiaire du
Petit Français illustré. Sous peine de froisser nos inimi-
tables correspondants — on sait combien est irritable
l'amour-propre des inventeurs — il nous faut ouvrir
nos colonnes à leurs prodigieuses élucubrations. Nous
nous en consolons d’ailleurs aisément, car nous avons
appris que cette Boite aux lettres a reçu le meilleur
accueil de beaucoup de nos lecteurs
Très honoré Monsieur et Maître.
Je ne sais si vous avez
été comme moi frappé du
regrettable abandon dans
lequel, depuis les progrès
de l'automobilisme et du
cyclisme, on laisse le Che-
val-vapeur, ce courageux
auxiliaire de l'homme. On |
s'est pris d'un engoue-
ment inconsidéré pour les
véhicules nouveaux, pour
les cycles bi ou tri, et on a
négligé tout à coup notre
brave Cheval-vapeur si apprécié naguère et
qui reste pourtant notre plus noble conquête,
ainsi que l’a dit le grand mécanicien Buffon.
Peut-être, pour expliquer ce douloureux état
de choses, faut-il admettre aussi les difficultés
du dressage, qui à la longue ont rebuté les éle-
veurs; c’est. fort probable; aussi, après de lon-
gues méditations, révolté par cette ingratitude
envers un vieux serviteur, et d'autre part dési-
reux de montrer qu'il est toujours apte à
soutenir la lutte contre tous ses concurrents,
je viens de fonder au bord de la mer, dans les
grasses prairies de la Normandie, un vaste
établissement d’élevage et de dressage du
Cheval-vapeur, où par une méthode rigoureu-
sement scientifique je me fais fort de produire
un Cheval-vapeur absolument merveilleux,
plein d'ardeur et de résistance en même temps,
réunissant si j’ose dire la fougue de la cavale
arabe, le brillant du pur-sang anglais, le fond
des vigoureux percherons, la patience de la
mule espagnole, etc. Et ce, grâce à une sélection
bien comprise, à des croisements intelligents, à
un exercice raisonné, au bon air ainsi qu’à une
foule de soins particuliers. Voir ma brochure :
« Une classe méconnue de mammifères biellés, le
Cheval-vapeur , son histoire naturelle, sa dégé-
nérescence et son avenir. »
Je serais heureux de vous faire visiter un
jour mon haras, et de vous montrer mes
chevaux-vapeur de tout âge, lâchés en liberté
dans mes prairies, ou s'exerçant sur piste avec
des entraîneurs de confiance.
J'ai dressé, cher maître, à votre intention un
charmant petit poney -vapeur. Comme vous êtes
replet, avec la jambe noble mais courte, un
poney m'a paru devoir vous aller tout à fait
! convenablement ;permettez-nK>i de vous l’offrir,
il est plein de sagesse et ne s'emballera pas,
si vous voulez veiller à ce qu'ou ne lui donne
qu'une nourriture modérée.
Daignez agréer, avec l’hommage de mon
admiration, toutes les politesses de l’humble.
Théodule Asenbrocck.
3)2
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
Manière de prendre le thé an Maroc.
— Au Maroc, on ne boit pas de café; mais en
revanche on absorbe une très grande quantité
de thé.
Chez les riches Marocains, celui qui prépare le
thé est souvent un parent, toujours un homme de
confiance. Il échaudé d’abord la théière avec de
l’eau bouillante, puis il y jette le thé et le sucre,
et laisse infuser.
Au bout de quelques minutes, il se verse une
tasse, déguste en aspirant bruyamment, remet le
reste de la tasse dans la théière, ajoute du thé ou
du sucre, puis il déguste de nouveau jusqu’à ce
([ue son palais soit satisfait. On sert alors les
invités. Si vous n’avalez pas tout le contenu de
votre lasse, ce qui en reste est versé dans la
théiere et on procède a une préparation nouvelle,
car l’usage veut que vous preniez trois tasses de
thé, la première sucrée, les deux autres parfumées
à la menthe ou à la vanille.
Les tasses changent naturellement de titulaires
sans avoir été lavées.
*
* *
Emploi «les co«iuilIe* «l’oeuf» «lai»» les
basses-cours. — On a le tort, dans les cam-
pagnes, de jeter au fumier les coquilles d'œufs,
parce qu’on ignore que le calcaire qu’elles
contiennent possède de précieuses qualités pour
l'alimentation des poulets, des jeunes porcs ou
des veaux. Non seulement il aide au développe-
ment des os, mais il favorise la ponte chez les
poules et la croissance chez les porcs et les veaux.
Il suffit de piler les coquilles et de les .mêler aux
aliments.
L’agriculteur devrait donc ne pas laisser perdre
cette ressource, surtout aux environs des villes,
où les pâtissiers et les confiseurs emploient beau-
coup d’œufs et jettent à la rue les coquilles, qu'il
serait aisé de recueillir.
$
* *
Entre papa* :
— Que fais-tu de ton fils?
— Je lui ai demandé de choisir une carrière et
il m'a répondu qu’il se sentait une vocation
irrésistible pour les planches : alors...
— Alors, tu l’as mis au théâtre?
— Du tout. Je l’ai fait entrer chez un menuisier.
An restaurant. — Le maître d’hôtel va de
table en table recueillir les commandes :
— Et comme vin, monsieur?
1" Client. — Une bouteille de bordeaux ordi-
naire.
2“ Client. — Une bouteille de sainl-estèphe.
3e Client. — Une bouteille de pomard.
Une minute après, par la porte laissée impru-
demment ouverte, toute l’assistance entend avec
stupeur retentir ces mots à l’office :
— Trois bouteilles de rouge, trois!!!
*
* *
Entendu récemment. — Deux beaux
ivrognes, à la trogne vermeille, assistent au
repêchage d’un noyé qui a longtemps séjourné
dans la Seine :
— Tu vois, mon vieux, dit un des ivrognes à
son copain, ce que c’est que de boire de i’eau.
REPONSES A CHERCHER
I*hy»i<iiie amusante. — Pourquoi le lait
déborde-t-il quand il commence à bouillir?
*
* *
Question «les» emblème». — Que signifient
les emblèmes suivants :
Ancre, — Balance et épée, — Bride,
Lampe, — Mains entrelacées, — Roue.
Mot en losangre.
Est au milieu d’une courbure.
Dans le sud de la France une sous-préfecture.
Napoléon le fit à cinq gens à la fois.
Tel qu’un bouc, un cerf, un bélier, un chamois.
On les connaît où l’on habite.
Dès que l’on n’est plus jeune on trouve qu’ils
[vont vite.
Toujours dans une échelle on peut en compter trois.
*
* *
Question» historique». — 1° Au moyen
âge, quelles étaient les personnes qui avaient le
droit de placer des girouettes sur leurs maisons et
que fallait-il faire pour avoir ce droit?
2° Quelle est la première monnaie française
sur laquelle on ait frappé un buste?
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 378.
I. Questions historiques.
1° Pontoise en 1435.
2® Childéric II.
3° Le Pacte <le famine était une société qui s'était formée,
dans les dernières années du règne de Louis XV, pour acca-
parer les grains et qui, en produisant la famine au sein de
l’abondance, gagnait des sommes énormes.
4® On appelle Pacte de famille le traité d'alliance contre
l'Angleterre conclu en 1761, à l'instigation du duc de Clioiseul,
ministre de Louis XV, entre les Bourbons do Franco,
d'Espagne et de Naples.
IL Origines curieuses.
1° Dans un duel avec La Châtaigneraie, en 1547, Jarnac
renversa son adversaire d'un coup d'épée traîtreusement
donné sur le jarret. C'est depuis lors qu'on appelle un coup
déloyal « un coup do Jarnac ».
2® Pondant longtemps on no bâtit aucun château en Espagne
dans la crainte d'une invasion des Maures.
III. Devinette.
Pô — Tage (potage).
IV. Physique amusante.
Parce que le cheval oppose instinctivement la pesanteur de
son corps incliné, qui l'attire vers la terre, à la forco centrifuge
qui le projetterait en dehors du cercle s’il voulait garder la
station verticale.
V. Questions de langue française.
Ces expressions, en terme de grammaire, s’appellent des
périphrases ; c’est une figure qui consiste à dire en plusieurs
mots ce qu’on pourrait dire en un seul.
i. Les poètes. — 2. Bossuet. — 3. Les médecins. —
4. La Fontaine. — 5. Esope.
Le Gérant : Madriciî TARDIEU.
Toute demande de changement d'adresse doit être accompagnée de l'une des deviner es bandes et de oO centimes en timbres-poste.
8' année.
N° 380.
10 centimes
6 iuin 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DLS ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L’AB.»NNE\IEW ; liN AN. SIX Fil ANUS
Part du l«r de cttuquc mois
Armand COLIN & C1', éditeurs
5. rue de Mé/ières, Paris
ETIUNGEU Tfr. — PARAIT CHAQUE SAMBDi
Tous droits reserves
fi i I Wm
Æ I».-., v*rt
La première blessure.
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Une histoire de sauvage (suite)'.
— Vive Barbissou ! cria la fouie, vive le
sauvage ! sors donc de ta caisse, Marius, voilà
Gastambide.
Comme pour répondre à ces encouragements
le sauvage secoua furieusement ses plumes.
— Cliers concitoyens, cria Gastambide...
— Hou! Hou! Conspuons Gastambide!
— Cliers concitoyens...
11 n’acheva pas; derrière lui, le sauvage, le
vrai sauvage s'était dressé eu poussant un cri de
triomphe; de ses longs bras il enlaça Gastam-
bide,éperdu, et... deux fois... l’embrassa malgré
lui... et l’infortuné Gastambide s’efforçait de
repousser le sauvage et levait les bras vers
le ciel comme pour le prendre à témoin de
son infortune !...
Ce fut une explosion d’enthousiasme inde-
scriptible, la terre et les maisons en tremblaient.
Victorieux, le sauvage sortit de la mairie,
Roumestang et le garde champêtre voulurentse
saisir de lui, mais en un clin d’oeil il fut délivré
et la charrette contenant dans sa caisse le faux
sauvage, suivie d’une foule en délire qui
portait le vrai sauvage en triomphe, reprit le
chemin de la pharmacie.
Mais, en arrivant devant le magasin d’épi-
cerie de Thomassin, une bande de Gastambi-
distes, dissimulée derrière une voiture de
fourrage, fit une charge aussi soudaine que
vigoureuse. Rien que défendu avec acharne-
ment, le sauvage fut sur le point d’être fait
prisonnier et, pour éviter ce sort funeste, ne
trouva rien de mieux que de se réfugier dans la
boutique d’épicerie, suivi d’un grand nombre de
Barbissoustes, qui, prenant ce qui leur tombait
sous la main, firent pleuvoir sur les assaillants
Gastambidistes des projectiles d’un nouveau
genre ; les pruneaux, les oranges, les olives,
fendaient l’air en sifflant, les harengs-saurs
faisaient entendre un ronflement témoignant
de la vigueur avec laquelle ils étaient lancés,
et moi-même, fidèle Barbissouste, je reçus
dans l’œil gauche une poire tapée qui ne
m’était pas destinée, pendant qu’une figue bien
mûre venait s’écraser sur le nez de Timothée
toujours attelé aux brancards de la charrette.
Et de la caisse placée sur cette charrette se
faisaient entendre des protestations... des cris
de désespoir... Son contenu s’agitait, essayant
d’en sortir... enfin elle fut soulevée, renversée
sur le côté et on vit en sortir l’épicier
Thomassin, rouge comme une tomate bien
mûre, des plumes tricolores dans les cheveux,
qui entra comme un boulet dans son magasin
et arrêta par ses supplications le gaspillage
des munitions; du reste les Gastambidistes,
bientôt débordés par le nombre, avaient déjà
battu en retraite.
Effets irrésistibles de la valse du Tutu panpan.
— Encore une manifestation barbissouste. — La
Conférence [Suite). — Traitement à l’usage des
noyés. — A bord de l Œnophore. — C’est un
Anglais ! — Les tonneaux et le Gulf-stream. —
La mer des Sargasses. — Où le Dr Poupardin
fait usage de son siphon. — Sauvés !
— Ils me feront tourner en bourrique ! s'écria
l’infortuné Gastambide en apprenant le siège
de l’épicerie Thomassin; l’émeute gronde dans
les rues de Beaucaire, le lion populaire est
déchaîné !... et il se promenait à grands pas
dans son cabinet à la mairie, les mains derrière
le dos, parlant tout haut sans s’en apercevoir.
Et cet empoisonnemeut du collège, on ne
manquera pas de dire : « C’est Gastambide...
Toujours Gastambide!... Conspuons Gastam-
bide ! » et tout cela à propos d’un sauvage !
Tout à coup il s’arrêta brusquement, un
éclair de joie brilla dans son regard, et il se
frotta les mains à s’enlever l’épiderme en
s’écriant d’une voix qui fit trembler les vitres:
Je tiens ma revanche !
— Monsieur le maire a... crié? demanda
l’appariteur un peu effrayé en ouvrant discrè-
tement la porte.
— Moi'?... c’est bien possible... Mais, Roumes-
tang, écoute voir un peu, qu’est-ce que c’est
que celte musique?
— C'est la fanfare de Tarascon, monsieur
le maire.
— Qu'est-ce qu’elle vient faire ici, la fanfare
de Tarascon?
— Elle accompagne le président Barigoule qui
vient de passer le... Rhône pour assister à la
deuxième conférence du sauvage.
— C’est vrai, Barigoule ne marche jamais
sans sa fanfare...
— Tenez, monsieur le maire, entendez-vous,
s’écria Roumestang enthousiasmé, c’est la valse
du Tutu-panpan... et il se mit à fredonner :
Tutu, tutu, tutu, panpan !
— Voyous, Roumestang...
— Excusez-moi, monsieur le maire, mais ça
me produit un effet... tenez voilà mes jambes
qui se trémoussent... c’est plus fort que moi...
Tutu, tutu, tutu, panpan... Et comme les
mesures de la célèbre valse arrivaient main-
1. Voir le n° 379 rîu Petit Français illustre , p 308.
USE HISTOIRE DE SAUVAGE
315
tenant plus distinctes, Roumestang se mit à
danser.
Gastambide s'assit dans son fauteuil et dit :
— Quand vous aurez fini. Roumestang, vous
me ferez plaisir ; eh bien, ne vous gênez pas-
si vous croyez que la municipalité vous paye
pour danser la valse du Tutu-panpan dans
mon cabinet!... mais bientôt entraîné lui-même
par le rythme captivant de la valse, il se leva
et timjdementesquissa quelques pas... trouvant
plaisant de danser aux sons d'une fanfare
ennemie , lorsque
brusquement la mu-
sique se tut et on
entendit une formi-
dable acclamation.
Revenu au senti-
ment de la réalité,
le maire dit à Rou-
mestang qui s’épon-
geait :
— Allez voir, Rou-
mestang, pourquoi la
fanfare a si brusque-
ment interrompu...
Mais la porte s'ou-
vrait et le concierge
de la mairie disait,
tout effaré :
— Si M. le Maire
pouvait voir ce qui se
passe dans la rue, il
serait bien étonné :
M. le censeur à la
tête d’une députation
des élèves du collège
vient de se joindre
à la manifestation
Barblssouste—
— AhlahlEtqu'est-
ce qu'ils font donc
maintenant? on n’entend plus l.i musique.
— Ils font des discours, M. le Maire... oh! il
y en a pour longtemps... c’est Barigoule qui
a commencé; tenez, de cette fenêtre on peut
entendre... Voilà maintenant M. le censeur qui
répond, entendez-vous sa voix puissante... ?
En effet des lambeaux de phrases arrivaient,
apportées par le vent : « l’intérêt supérieur de
la science... voyages extraordinaires du sau-
vage... gloire de Beaueaire... Gastambide le
conspué... instruction de nos enfants... assister
aux conférences. »
— Cela signifie, dit Gastambide, que M. le
principal a autorisé les élèves à assister aux
conférences du sauvage, dans l’intérêt supé-
rieur de la science. Nous verrons jusqu'à quel
point M. le recteur d'académie sera satisfait
de celte interruption des études pour entendre
les balivernes de ce sauvage de malheur que
tous les diables puissent emporter dans le lin
fond de leurs enfers!... mais je tiens ma
revanche... rira bien qui rira le dernier...
Le monologue du maire fut interrompu par
un formidable cri de : « A bas Gastambide ba-
ie fauve venait d’achever son discours—
C’est bon—, criez toujours, dit Gastambide,
les lèvres pincées, nous verrons bien !
— Le cortège se remet en marche, annonça
Roumestang qui regardait par la fenêtre, dissi-
mulé derrière les rideaux. Barigoule donne le
bras à 51. le censeur
et la fanfare s'ap-
prête à reprendre les
accords mélodieux
de la célèbre valse...
Ab! M. le Maire, il
nous reste bien peu
de partisans— c’est
un défilé intermina-
ble de gens qui por-
tent tous une chaise
sur leur tête !...
Gastambide ne ré-
pondit rien, mais il
"ut un sourire équi-
voque et se mit à se
frotter vigoureuse-
ment les mains. En-
traînés par l’exem-
ple de leursupérieur,
Roumestang et le
concierge se mirent
à en faire autant.
Cependant, cette
manifestation de
contentement sem-
blait peu justifiée;
assurément les par-
tisans de Barbissou
s’étaient considéra-
blement accrus, et ce fut avec peine qu'ils
purent trouver place dans le jardin du phar-
macien.
Monté sur une chaise, Barbissou imposa
silence des deux mains et se mit à crier d'une
voix de fausset :
— Chers Barbissonstes, vous arvez été tous
témoins des événements de cette journée mé-
morable, l'épicerie de notre ami Thomassin
a été mise à sac, ses figues, ses pruneaux,
ses poires tapées ont servi de projectiles;
l'infortuné, enfermé dans sa boîte, n’a pu voler
à temps au secours de ses foyers menacés
par les entreprises des odieux partisans de
ce— Gastambide. Nous lui devons un dédom-
magement. Jurons tous de ne plus avoir
d'autre épicier que Thomassin , qu'il prenne
pour enseigne : Au Sauoage, et qu’un tableau
à l'huile représentant la gloire de Beaueaire,
r
U se lova et timidement esquissa quelques pas.
316
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
serve à son magasin à la fois d'ornement et
de signe de ralliement ! ( Approbation unanime
et trépignements d'enthousiasme .)
— La parole est au Sauvage, cria Barigoule,
en agitant sa cloche.
Ce fut salué par une longue acclamation
que Marius fit son apparition à la fenêtre du pre-
Tous les trois nous fûmes précipités dans la mer.
mier étage, entre sou marsupiau et son easoar ;
empaillé ; il tira trois fois sa touffe de cheveux
armée des plumes tricolores pour saluer l’as-
sistance, et commença en ces termes :
— Je vous ai décrit, chers Barbissoustes, les
merveilles de la mer, entrevues comme dans
un rêve ; mais pourquoi ce rêve merveilleux
s'était-il terminé dans un épouvantable cau-
cnemar?Une pieuvre, animal immonde, m’en- |
laçait de ses bras gluants armés de ventouses ;
c'est que, à ce moment, je metrouvais suspendu
par les pieds, la tête en bas, à un cordage.
Quand ce cauchemar se dissipa, je ressentis une
sensation de bien-être, il me sembla que la
montagne qui pesait sur moi de tout son poids
devenait légère pendant que de ma bouche
s’écoulait... s’écoulait...
« Quatrième seau, disait une petite voix flûtée,
à côté de moi, capacité extraordinaire..., phé-
nomène étrange..., dilatation poche stomacale...
— Et il y en a encore, M. le docteur, interrom-
pit une grosse voix, ce particulier-là doit être
de Beaucaire (ah! ah!) il n’y a que les gens de
Beaucaire pour faire tenir dans leur estomac
autant d’eau... »
— Ou de vin, plutôt de ving, cria Barigoule,
avec son assent inimitable.
— Autant de liquide, rectifia le sauvage.
Maintenant je crois que nous pouvons com-
mencer, M. le docteur.
— Allez, dit le docteur, tapez, frappez, pan,
pan...
— Cette conversation je l’avais entendue, mais
par une sorte de phénomène étrange il m’était
encore impossible de manifester mon retour à
la vie. Tout à coup je fus frappéà coupsredoublés
du plat de la main et avec une vigueur peu
commune sur toutes les parties de mon individu
et particulièrement sur l’endroit que la bien-
séance m’empêche de nommer...
— Suffit, dit Barigoule, nous comprenons.
Cette fois je voulus protester en essayant
de remuer un peu, et il faut croire que j'y
réussis, car la petite voix flûtée qui appartenait
à celui qu’on appelait M. le docteur se
o mit à dire: Il revient! dépendez..., fric-
tionnez...
J ouvris les yeux et j’aper-
çus assis sur le bastingage, car
<■ je me trouvais sur le pont
d’un navire, un petit homme,
rond comme une futaille, aux
yeux à fleur de tête
protégés par de larges
bésicles; c’était le doc-
teur, vraisemblable-
ment la pieuvre de tout
à l’heure.
Je fus donc dépendu
et frictionné, la vie
reprenait possession de mes membres engour-
dis, déjà glacés par le froid de la mort,
une douce chaleur envahit tout mon être,
j’ouvris la bouche, et savez-vous quel fut
mon premier cri? ce fut : Maman ! (Ah! ah!)
Oui, à cet instant où la mort abandonnait sa
proie ce fut le cri qui s'échappa de mes lèvres.
Et, je vous le demande, chers Barbissoustes,
n’est-ce pas vers notre mère que s’élance notre
AUX JEUX OLYMPIQUES
317
cœur dans les périls suprêmes? ( C'est vrai 1 vive
Madame Barbissoul )
— Continue, Marius, dit Barigoule, d'une
voix émue, en se mouchant bruyamment.
— Je me trouvais à bord d'un brick-goélette
de Pauillac, ÏŒnophore, capitaine Pamphile,
qui se rendait aux îles du Cap Vert avec un
chargement de vin du Médoe; le Dr Poupar-
din, qui était plutôt docteur en chimie que
docteur en médecine, avait reçu la mission de
la faculté de Montpellier de faire chaque jour
l’analyse des vins pendant le voyage afin de
faire connaître à l’illuslre faculté quelles
étaient « les modifications ou altérations
topiques dans l’agglutination des parcelles
moléculaires de la masse vineuse qui pouvaient
résulter du transport par voie de mer », et le
D' Poupardin, qui était président de la Société
OEnophile descendait à cet effet chaque jour à
fond de cale muni d’un syphon en fer-blanc
qui ne le quittait jamais et qu’il portait comme
un sabre, ayant percé à cet effet un trou dans
la poche gauche de son vaste paletot. Il passait
des heures entières en compagnie de ses ton-
neaux et réapparaissait sur le pont, le nez
rouge, les yeux vagues, la bouche pâteuse...
A ce défaut, il joignait celui de toujours parler
en langage télégraphique, il faut toutefois
reconnaître que cet homme était un puits de
science.
— Mais ça n'est pas intéressant ce que tu
nous racontes là! s'écria Barigoule. ( Cris : c'est
vrai ! c’est vrai !)
— Tout à coup, continua Marius (Ah! ah!)
tout à coup, par 20” de latitude et JO” de lon-
gitude, un matin, par un brouillard épais,
(le capitaine cependant avait fait allumer les
fanaux), une masse énorme apparut, gran-
dit dans le brouillard; on entendit comme
un souffle puissant, et aussitôt un choc épou-
vantable ébranla le navire que j’entendis gémir
jusque dans ses œuvres vives. A ce moment
je me trouvais sur le pont en compagnie du
docteur Poupardin et du capitaine Pamphile ;
le choc fut tellement violent que tous les trois
nous fûmes précipités dans la mer, la tête la
première. Cependant le capitaine Pamphile eut
le tempê de crier : « Abordés ! c’est un Anglais ! »
Nous revînmes après un plongeon à la sur-
face de l’eau.
« Les canots à la mer! s’efforça de crier le
D' Poupardin, navire coulé, hop ! hop ! au
secours ! »
Mais le navire abordeur continuait sa route
et se perdait bientôt dans l’obscurité.
Le capitaine haussa les épaules. (Oh! oh!
Une voix : puisqu’il nageait !).
— On peut hausser les épaules en nageant,
riposta Marius. (Oui! oui! non! non!)
— Je vais mettre la question aux voix, cria
Barigoule, se levant et agitant sa cloche : est-il
vrai qu’en nageant... (Cris, tumulte: dans le
fond du jardin, on échange des coups de poing A
Ce fut avec beaucoup de peine que Barigoule,
le pharmacien Barbissou et quelques auditeurs
de sang-froid réussirent à apaiser le tumulte
soulevé par cette question aussi intéressante
qu'inopportune ; mais, par cet incident, on se
convaincra combien l’auditoire avait le souci
de la vérité. Certainement le sauvage, malgré
tout son prestige, ne lui en ferait pas accroire.
(A suarc.) L. P.
Aux Jeux Olympiques.
NOTES D’UN SPECTATEUR.
C’est en 1894 que le rétablissement des Jeux
Olympiques, dans des conditions conformes
aux nécessités de la vie moderne et appro-
priées aux usages sportifs de notre époque, a
été voté sur la proposition d'un Français ,
M. Pierre de Coubertin, par le Congrès athlé-
tique international réuni à Paris, au palais de
la Sorbonne. Dans la pensée de tous, il s’agis-
sait de donner une consécration éclatante et
périodique à cette renaissance de l'éducation
du corps et du caractère par les jeux, qui est
assurément l'une des manifestations les plus
significatives du dix-neuvième siècle. Les Jeux
Olympiques internationaux réaliseront cette
manifestation; quel autre nom eût mieux
convenu à l'idéal essentiellement hellénique
que poursuivent leurs promoteurs? et puisque
l'on avait décidé qu'ils seraient célébrés tous les
quatre ans dans des capitales différentes du
monde civilisé, quelle nation aurait eu l’audace
de disputer à Athènes, qui la réclama au
Congrès par la bouche de son délégué, M. Biké-
las, la gloire de les inaugurer dans l'antique
stade relevé de ses ruines?
A onze heures du matin, le 5 avril, a eu lieu,
sous une pluie battante, l'inauguration de la
statue de Georges Averof, le nouvel IJérode
Atticus, à qui on doit la réédification du stade.
! Parti de rien, cet Épirote s’est bâti d'abord une
fortune de trente millions. Aujourd'hui, vieux
et sans enfants, il élève avec cet argent des
i monuments somptueux qu'il offre à sa patrie.
318
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Le stade panatliénaïque est le dernier de ces
dons, un cadeau de deux millions. Retenu par
l’âge dans sa résidence d’Alexandrie, ce géné-
reux citoyen, qui compte d’ailleurs plusieurs
émules pour le plus grand embellissement
d'Athènes, a adressé à M. Philémon, le secré-
taire général du Comité hellène, une lettre
touchante dont j’extrais ce passage qui résume
bien les sentiments de tous les Grecs, plus J
deux murailles vivantes, l’arène, longue de
232 mètres et large de 33, paraît, avec sa piste
de cendres, une étroite bande de terre noire.
Vers le cintre, deux Hermès, retrouvés à la
place même au cours du déblaiement, mar-
quent le tournant. On n’a pas eu le temps de
tailler assez de blocs de marbre pour garnir
entièrement les pentes de la double colline.
Les bancs du fond, derrière les deux trônes
.. _
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fBiî^ ' ■
'$5$!'! V , . • • 'bÿ: • • %&**-= ■ ’r.K
Vue générale du slado.
heureux que George Averof, que les Jeux Olym-
piques ont attirés à Athènes :
« Je ne cache pas mon désir de fouler le sol
sacré de la libre patrie, de voir de près ses
progrès, et d’unir mes vœux à ceux de l'hellé-
nisme tout entier, qui sera représenté aux
modernes Jeux Olympiques pour un meilleur
et plus glorieux avenir d’une Grèce grande et
indivisible. »
On lui a élevé une statue à l’entrée de son
6tade. 11 la mérite.
Le 8 avril, première réunion au stade.
Ce stade! la langue française manque certai
nement d’épithètes correspondant exactement à
cette splendeur, à cette blancheur démesurées.
Vide.c’est quelque chose d’immense et d’énorme:
plein, le prodigieux hémicycle revêt une ma-
jesté quasi céleste. Soixante mille personnes ,
peuvent s'asseoir sur ses gradins: entre les I
royaux, simples fauteuils sculptés à même le
gradin, ainsi que les trois premiers rangs laté-
raux, proviennent seuls des blanches carrières
du Pentélique. Les autres ont été construits,
provisoirement, en pierre calcaire blanche du
Pirée, ou même en simple bois peint dans le
même ton. La couleur de cette partie du Stade
n'a pas l’éclat des travées de marbre et tire très
légèrement sur le gris.
Ce monument grandiose ne représente pas
le seul effort du Comité hellène qui en l’espace
de 18 mois, eu ne faisant appel qu'aux sous-
criptions volontaires, a pu en outre édifier au
Phalère un vélodrome qui a coûté 6u 000 francs,
à Callittréu, un stand perfectionné qui en a
demandé 200000, au Phalère et au Pirée des
installations compliquées pour les régates et la
natation. Œuvre véritablement grande, si l”on
songe à l’élan patriotique qu’elle suppose, et
qui n’aurait pu Cire menée à terme sans la
AUX JLUX OLYMPIQl'LS
319
coopération énergique du prince héritier, qui
s’est fait dès le premier jour la volonté maîtresse
du comité, soutenant les courages, enflammant j
l'optimisme de M. Philémon, le secrétaire j
général, donnant aux commissions les princes,
ses frères, pour présidents, sans surtout l’en-
thousiasme du peuple Hellène, qui a vu dans la
solennité internationale que l’on préparait une
occasion merveilleuse de faire connaître au
musiques militaires ont entonné l’hymne
national.
Le prince royal, en sa qualité de président
du Comi iédes Jeux Olympiques, s’avance devant
le trône paternel et adresse au roi une allo-
cution inaugurale, dans laquelle il lui demande
de vouloir bien déclarer ouverts les premiers
Jeux Olympiques internationaux. L’instant ne
manque pas de solennité. Dans la voix du
monde de visu ce dont la Grèce est capable i
après un demi-siècle à peine de l'indépendance \
assurée.
Mais une sonnerie de clairon retentit. Il est
trois heures. Le ciel, gros d'orages le matin, à
ce point que l'on a pensé remettre les jeux,
s’est éclairci peu à peu ; le soleil dore les masses
noires de la foule sous laquelle disparaît la
blancheur immaculée du glorieux stade, cares-
sant ici et là une toilette plus claire, enve-
loppant de sa brume lumineuse les mille plu-
mets rouges, bleus, blancs des officiers, qu'un
vent léger balance comme des fleurs sur leurs
liges. Le roi fait son entrée; la reine marche
auprès de lui ; derrière les souverains, la prin-
cesse Sophie, femme du prince héritier; les
princes Georges, Nicolas et André, la princesse
Marie et son fiancé, le grand duc Georges
Michaïiowich. Tout le stade est debout; les i
prince, on sent trembler le cœur généreux qui
a soutenu les efforts de tous ceux qui l'en-
tourent et qui sont les premiers citoyens du
pays. Les musiques de nouveau repartent.
Cette fois on entend l'hymne olympique du
maestro Samara, composé spécialement pour la
circonstance.
Un brouhaha : ce sont les athlètes. Vêtus d'un
maillot aux couleurs de leur cercle et d'une
courte culotte flottante, les pieds nus dans des
souliers dont la semelle est armée de longues
pointes, pour ne pas glisser sur la piste, ils
vont se ranger au poteau du départ. Leur
costume allie la décence à la commodité, certai-
nement, mais qu'il est disgracieux et leur donne
une démarche drôlement dégingandée! Sous le
rapport de la plastique, les athlètes d’autrefois
étaient vraiment plus favorisés par les mœurs
de leur temps. (A suivre.) K. F
320
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
L’ambulancière de
— Ce ne sont pas, continua le capitaine, les
lions conseils ni les prescriptions pratiques qui
ont manqué aux hommes, et en tout cas il n’a
pas tenu au Général que la fièvre ou les acci-
dents n’aient fait moins de victimes. Heureu-
sement, à mesure que le Corps expéditionnaire
s'avance vers les plateaux, l’état sanitaire ne
peut manquer de s’améliorer. La température,
encore très élevée dans la journée, s’abaisse
sensiblement durant la nuit et les fièvres ne
sont plus guère à redouter.
— Oui, mais gare la mauvaise saison!
— Avant la mauvaise saison, nous serons à
Tananarive.
— Le ciel vous entende ! fit l’oncle Daniel, à
bout de raisons ; et, sous un prétexte quelconque,
il quitta brusquement le capitaine.
Prise de Mavétanana.
Ce fut bien autre chose lorsque, quelques
jours après, le capitaine Gaulard déclara que,
se sentant guéri, il avait le devoir de ne pas
rester davantage à l'ambulance et qu'il comp-
tait en partir incessamment pour aller reprendre
son poste auprès du général Metzinger.
— Guéri ! lui cria le vieux Daniel, pris d’un
accès de fureur qui le secouait tout entier. Ah!
vous vous sentez guéri! Mais regardez-vous
donc. Vous ne tenez pas debout. Si encore on
avait besoin de vous ! Mais ce ne sont pas les
hommes qui manquent, il me semble, et, si
Ton doit entrer à. Tananarive, on n’y entrera
pas un jour plus tôt parce que vous serez là.
Votre devoir! Laissez-moi donc tranquille ; vous
avez fait plus que votre devoir. Vous avez lar-
gement payé votre dette et . vous pouvez sans
aucun scrupule laisser à d’autres le soin d’ache-
ver la besogne que vous avez commencée.
Le pauvre Daniel était bleu de colère. C’est
que jamais l’idée ne lui était venue que le Capi-
taine pouvait songer à reprendre du service
actif au cours de la campagne. Voyant qu’il n’y
avait rien à gagner avec ce malade récalcitrant,
dont la résolution sem blai t parfaite ment arrêtée,
il lui déclara qu’il s’opposerait, fût-ce par la
force, à ce qu’il quittât l'ambulance avant d’être
radicalement guéri; sa responsabilité à lui,
Daniel Berthier-Lautrec, était engagée à l’endroit
du Service de la Santé de Majunga, et il était
décidé à ne le laisser partir que sur un exeat
en bonne et duo forme signé par le D' Hugon.
Bien entendu, Daniel se réservait in petto de
chapitrer le brave docteur et d’obtenir de lui i
Madagascar (Suite)
qu’il ne se laissât arracher le fameux exeat
sous aucun prétexte; mais, à sa grande sur-
prise, il trouva le vieil Hugon complètement
rétif à sa manière de voir. Le doeteur affir-
mait que le capitaine était assez remis pour
reprendre son service, à condition qu’il con-
tinuât encore certaines prescriptions pendant
quelque temps.
Comme la scène se passait en présence de
Marguerite, Daniel se tourna vers elle pour la
prendre à témoin et la sommer d’empêcher ce
qu’il appelait une criminelle folie. La jeune fille
semblait tout attristée elle-même par la per-
spective du départ de son malade favori, mais
ce n’en fut pas moins d’une voix ferme qu'elle
répondit à son oncle ;
— Assurément, il n’est guère prudent à
M. Gaulard de rejoindre son poste avant d’être
parfaitement guéri. Mais du moment que notre
bon docteur juge qu’il peut nous quitter, nous
n’avons pas le droit de le retenir contre sa
volonté.
L’oncle Daniel n’en revenait pas.
— Alors, s’écria-t-il tout dépité, si vous vous
mettez tous contre moi, je n’ai plus qu’à me
taire. C’est bien! Faites comme il vous plaira.
Seulement je vous préviens que je me lave les
mains de ce qui pourra arriver. Avant huit
jours, le pauvre diable retombera plus bas que
jamais, mais c’est lui et e’est vous qui l’aurez
voulu.
EL là-dessus il sortit, en claquant les portes
derrière lui; ce qui, du reste, ne l’empêcha
pas le lendemain matin de prendre lui-même,
avec un soin minutieux, toutes les dispositions
pour assurer et faciliter le voyage de retour du
capitaine.il prétexta même, pour l’accompagner
jusqu’à Majunga, l’obligation où il était de le
remettre lui-même entre les mains du directeur
du Service de Santé, qui le lui avait confié.
En prenant congé de ses amis, comme il
voulait les appeler désormais, le capitaine
Gaulard leur dit avec émotion quels souvenirs
reconnaissants il emportait des soins qui lui
avaient été prodigués, soins si parfaits, si
délicats, si affectueux que certainement il
n’aurait pas été mieux traité dans sa propre
famille; il promit de leur donner de ses
nouvelles toutes les fois que les circonstances
le lui permettraient, et de ne point rembarquer
pour la France, une fois la campagne terminée,
i sans venir revoir Maevasamba et passer quel-
ques jours avec ses aimables hôtes,
i Lorsque, trois semaines après, le capitaine
1. Voir lo n* 379 du Petit Français illustré, p. 302.
L’ AMBULANCIÈRE DE MADAGASCAR
321
eut rallié Suberbieville où se trouvait encore le
général Metzinger, et qu'il se présenta devant
son chef, celui-ci ne pouvait en croire ses yeux.
Les camarades du capitaine lui firent fête
également. Eux aussi l’avaient considéré comme
perdu, ou tout au moins comme hors d'état do
continuer la campagne, et ils l'avaient beau-
coup regretté, car c'était un excellent compa-
gnon en même temps qu’un
excellent officier. ,
Bien qu’il se fût déjà fait
mettre au courant des faits de |
guerre qui s'étaient passés en
son absence, il se fit donner
des détails sur les deux plus
importantes de ces opérations,
le passage du Betsiboka et la
prise de Mavetanana.
— Le passage du Betsiboka,
lui dit le commandant Hubert,
un de ses meilleurs amis, avait
soulevé par avance d'assez
vives appréhensions; il s’opéra
néanmoins dans les meilleures
conditions, en dépit des nom-
breux Hovas massés sur la rive
gauche de la rivière, près de
son confluent avec l'Ikopa.
Dès que notre avant-garde pa-
rut, les Hovas ouvrirent le feu
sur elle ; mais notre artillerie et
notre infanterie ayant pris position sur la rive
droiteàlabauteurdu confluent, pendant qu'une
des canonnières remontait le chenal de la rivière
et qu’une section de la Légion étrangère débar-
quait sur la rive gauche de l'Ikopa pour assaillir
l'ennemi de flanc, les Hovas, criblés de projec-
tiles et menacés d'être tournés, déguerpirent si
précipitamment qu’en moins d'une demi-heure
ils avaient complètement disparu.
Aussitôt le passage commença, à l’aide d'un
chaland d’abord; puis, comme cela marchait
trop lentement et que le Betsiboka, large de
près de quatre cents mètres, est coupé en deux
par un îlot et guéable, le reste de l'avant-garde
passa à gué. Des bords de la rivière, le coup
d’œil ne manquait pas de pittoresque ; il était
même assez émouvant.
Ce fut l'infanterie qui passa la première,
avançant lentement dans l'eau jusqu'à l’aisselle,
l'arme levée à bout de bras au-dessus de la
tête; ce bain forcé, loin de refroidir l’entrain
des soldats, réveülait plutôt leur gaieté ; c'était
à qui lancerait la blague la plus drôle. Après
l’infanterie, la cavalerie et l'artillerie passèrent ;
les petits chevaux arabes entrèrent gaillarde-
ment dans le fleuve, fendant le courant de leur
poitrail, le pied sûr, bien appuyé; malgré la
profondeur qui atteignait par endroits un
mètre vingt, les chutes furent rares; encore
étaient-elles imputables bien plus à la lour-
deur du paquetage qui surchargeait l'animal
qu’à son manque d'adresse et de solidité. Mais
quand ce fut le tour des mulets du convoi,
les choses changèrent de face.
Si on ne les avait pas maintenus debout à
grands coups de fouet, ils se seraient tous
couchés, trop heureux de trouver l’occasion de
Ce fut l’infanterie qui passa la prpm^re, avançant
lentement dans l'eau.
se rouler dans une eau fraîche et de se débar-
rasser de leur lourd fardeau. Quelques-uns,
plus tenaces ou plus durs aux coups, s'offrirent
quand même cette fantaisie ; et plus d'un offi-
cier, en arrivant à l'étape, eut le désagrément
de constater d’horribles dégâts causés dans sa
cantine par l'eau du Betsiboka. Quelques ba-
gages même, entraînés au fil de l'eau, durent
être abandonnés ; car les caïmans, éloignés par
le bruit de tout ce monde, recommençaient
à montrer leurs têtes en aval et il n’y eut
pas d’offre, si alléchante qu’elle fût, qui pût
décider les conducteurs kabiles à s’aventurer
à la recherche des cantines naufragées. En
somme, on peut dire que le passage de
l’avant-garde s’est effectué sans accident
sérieux; mais pour le reste du Corps expè-
322
LE PETIT F LANÇAIS ILLUSTRÉ
ditionnaire, et surtout pour les services du
ravitaillement, il fallait absolument jeter un
pont; car il était impossible de songer à faire
passer à gué les voitures des convois. Ce n'était
pas une petite affaire, le fond mouvant de la
rivière se refusant à recevoir un pont de che-
valets, et les voitures Lefebvre n’étant pas non
plus utilisables dans l’espèce , leurs caisses
assemblées devant nécessairement former
digue et risquer d'être emportées par le cou-
rant. Heureusement, le dévouement et l'habileté
du Génie étaient à la hauteur des circonstances,
et l’opération, attaquée avec entrain, fut menée
rondement et enlevée dans un laps de temps
incroyablement court.
Quant à la prise de llavetanana. nous nous en
à la pointe nord de la ville, on envoya dans
cette direction quelques projectiles chargés à la
mélinite- L'effet produit fut extraordinaire. Le
bruit terrifiant et tout particulier que fait la
mélinite en éclatant, les gerbes de terre et de
pierres qu’elle soulève et projette de tous
côtés, déterminèrent immédiatement un sauve-
qui peut général. Nous entendîmes une immense
clameur qui dominait lefracas des détonations;
puis les canons hovas se turent et nous vîmes
de loin les milliers de lambas blancs dévalant
précipitamment par les pentes sud, poursuivis
par nos feux de salve qui en démolirent des
quantités. « Les balles françaises, nous dit le
soir même un prisonnier, balayaient nos rangs
comme l'eau qu’un jardinier répand dans un
tirâmes également avec un bonheur et une
rapidité que nous n’osions pas espérer. La
position était très forte en effet, et cinq cents
hommes de bonnes troupes françaises auraient
pu y tenir indéfiniment contre toute une
armée; heureusement pour nous, nous n’avions
affaire qu’îi des Hovas. Aussitôt le Betsiboka
passé, l’avant-garde avait continué son mou-
vement. Dans la matinée du dimanche 9 juin,
elle arriva au pied de la colliue isolée et escar-
pée sur laquelle s’élève Mavetanana. Nos canons
de batterie prirent position sur un petit
mamelon à deux mille cinq cents mètres de
la ville, encadrés à droite par le 40* bataillon
de Chasseurs et à gauche par les Tirailleurs
algériens. Dès lamhas blancs s’étant laissés
apercevoir dans un petit bois à mi- côte, l’artil-
lerie le fouilla avec quelques obus, pendant
que Chasseurs et Tirailleurs prononçaient leur
mouvement en avant par le nord et par le sud
à la fois. Les canons ennemis ouvrirent alors le
feu ; leur tir devait être repéré, car leurs obus
arrivaient dans nos lignes, et un lieutenant de
la batterie eut son casque traversé par un éclat.
Nous répondîmes vigoureusement; et, un
groupe de Hovas assez imposant s’étant montré
jardin au moyen d’un arrosoir. » Undétailassez
topique ; les officiers et soldats qui réussirent
à échapper aux balles de nos tirailleurs et aux
coups de sabre de notre cavalerie s’enfui-
rent absolument nus; c’est, paraît-il, une cou-
tume chez les Hovas de retirer leurs vêtements
avant d’aller au combat. Encore un souvenir qui
me revient: en voyant le mouvement de retraite
des Hovas se dessiner, le général Metzinger, se
retournant vers les officiers de son entourage,
donna l’ordre d’envoyer planter le drapeau sur
le Rova de la Place.
— C’est fait, mon Général! dit le capitaine
liulot, de la 3’ compagnie de laLégion étrangère,
en montrant de la main un drapeau tricolore
qui flottait en effet depuis quelques instants
sur la crête du Rova.
Voici ce qui s'était passé. Dès que les Hovas
s’étaient mis à dégringoler leurs sentiers de
chèvres, la 3- compagnie de la Légion, qui se
tenait à l’arrière avec le convoi, avait jeté
sac à terre et, prenant le pas de course, elle
avait escaladé les escarpements, pénétré dans
le Rova, et hissé son drapeau juste au moment
où les Chasseurs à pied arrivaient de leur côté.
(A siùvre.) A. B.
Les malices de Plick et Plock
NE TOUCHEZ JAMAIS AUX ARMES A FEU.
a Tiens’, dit Pliek, un pistolet' Noms allons bien nous amuser.
Çu fait pouf! ces machmes-lù, quand on sait s'y prendre ».
« Justement vo
bien fait de laisser o
i de la poudre : Par la fée ( ai ubossc ! Il a
roi le lu porte deson bureau, notre Monsieur 1 »
« Puis on tire la baguette, on i
bourre, on bourre, on bourre ! »
ict uu tampon eu pùpr
« Ensuite ou uiet en guise de balle quelque chose «le rond,
par exemple une bille qui traîne Mais quel est ce bruit’ »
« On vient! Plock. filons! Nous ferons pouf une autre fois.
C’est assommant d’être toujours dérangé comme ça quand ou
s'amuse.
— C’est Pierre et sa sœur Lucie, dit Plock »
« Prends garde, Pierre, avait dit Lucie, ne touche pas au pis-
tolet — Bah! il n’est pas chargé! » Cela ne l’a pas empêché
de partir, et Lucie s’est évanouie de peur. — Tout de même, c’est
bien heureux que Plick n’ait pas eu le temps de mellre la bille.
324
LE PETIT ERANGAIS ILLUSTRE
Variétés.
Le» pierreries du Shah — Nassr-Eddin,
qui vient d’être assassiné, possédait une merveil-
leuse collection de pierreries. — Parmi cet amas
de gemmes, on distingue un magnifique diamant
que sa splendide beauté a fait appeler « mer de
lumière ». — Le joyau de cette royale collection
est un globe terrestre en or massif, de soixante
centimètres de diamètre, tout enrichi de pierre-
ries, du pôle nord au pôle sud, et dont les
noms des capitales, indiqués en lettres persanes,
sont montées avec des brillants. Les Indes sont
représentées par des améthystes splendides,
l’Afrique forme une surface de rubis, l’Angleterre
scintille, tracée par des brillants de la plus
belle eau, les mers sont en émeraudes.
Ue plus, il y a un magnifique trône portatif en
marbre, surmonté d’un grand soleil en or, étin-
celant de pierreries. Sous ses rayons sont fixés
des oiseaux au plumage entremêlé de pierres
précieuses. Le tapis qui le recouvre et les cous-
sins sont brodés et frangés de grosses pierres
fines.
Enfin, quantité d’armes et de serdari (vêtements
à longs pans plissés), enrichies dç pierreries et
de diamants de très grand prix, complètent cette
inestimable collection.
*
* *
Le plus vieux rosier <lu monde. —
Ce rosier existe dans le cimetière de Hildesheim,
petite localité du Hanovre.
La tige primitive est morte depuis longtemps,
mais de nouvelles tiges se sont frayé un chemin
à travers les crevasses d’un mur, et sont venues,
sur un espace de 12 mètres, couvrir toute la
chapelle de leurs branches.
D’après la tradition, ce rosier aurait été planté
en l’an 800 par Charlemagne. L’église ayant été
brûlée au onzième siècle, la racine de l’arbuste
continua à croître dans le sous-sol. Il est fait
mention de ce rosier dans un poème écrit en 1690.
Mais est-ce bien le même, celui qui porte encore,
chaque année, de jeunes roses fraîches?
*
* *
Un cimetière de clilen». — New-York
va avoir, comme Londres, son cimetière de
chiens; ce campo santo d’un genre spécial .sera
établi aux portes de Long Island City, près du
Calvarv Cemetery. C’est une femme de bien qui
a eu l’idée de celte pieuse entreprise; elle a pensé
que nous n’avions pas jusqu'ici assez d’égards
pour la dépouille de nos fidèles amis. L’excel-
lente dame a expliqué qu'elle avait déjà fait
dresser par un architecte le plan et le règlement
du futur cimetière; les terrains les plus vastes et
les mieux situés seront réservés aux chiens
illustres ou de grandes familles ; mais personne
ne sera exclu ; on épargnera même aux caniches
pauvres la douloureuse promiscuité de la fosse
commune ; il y aura tout un quartier de petits
terrains à la portée des bourses les plus mo-
destes. On a publié, d’après les descriptions de
la fondatrice, une vue perspective du nouveau
cimetière; et l’on y voit circuler, parmi les stèles,
les colonnes tronquées, les médaillons de king-
eharles, les bustes d’épagneuls et les statues de
danois, la triste théorie (les familles éplorees et
portant des houis.
*
* *
i-e célèbre sculpteur David d’Angers,
était fort mauvais joueur.
Ayant un jour pour adversaire, à une table
d’écartée, madame Vigée-Lebrun qui le gagnait
avec persistance, il se leva, jeta les cartes sur la
table et s’écria de l'accent agressif qui lui était
habituel :
— On ne peut pas jouer avec vous, madame,
vous enlevez tous les rois.
— Monsieur, répliqua la gracieuse artiste avec
une mordante ironie... on sait le sort que vous
leur faites.
David avait voté en 1793 la mort de Louis XVI.
*
* *
Logique enfantine. — Un enfant s était
levé fort tard. Son père le gronde et ajoute à la
mercuriale ce petit apologue :
— Un homme diligent qui s’était levé fort
matin trouva sur son chemin une bourse pleine
d’or
— Oh! papa, interrompt vivement l’enfant;
celui qui l’avait perdue s’était levé encore plus
matin que lui.
RÉPONSES A CHERCHER
Géométrie ainu.«ionte. — Quel nom
donne-t-on en géométrie à ce qui n’a ni longueur
ni largeur, ni épaisseur?
Quc&tioii* de laaiguo française —
1° Quel rapport de sens y a-t-il entre colliger et
cueillir; — molaire et meulière; — médian et
moyen ?
2° Quelle différence y a-t-il entre voici et voilà?
*
* *
Proverbes a expliquer. — 1. Pierre qui
roule n’amasse pas mousse. — 2. A cheval donné
on ne regarde pas la bride. — 3. Un singe habillé
est toujours un singe.
Mot carré.
Ce que d’un partage on emporte.
Ce que ne fait pas un flâneur.
En Russie une ville forte.
Synonyme, plaisant de peur.
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO Î1TÎ)
I. Physique amusante.
Parce qu'il so forme à la surface du luit une pellicule qui
emprisonne la vapeur, et que la tension do celle-ci, en aug-
mentant, soulève la pellicule et entraîne lo liquide avec elle.
II. Question des emblèmes.
Ancre : salut. — Lampe : travail. — Balance et Épée : jus-
tice. — Mains entrelacées : fidélité. — Bride : modération.
— Roue : inconstance.
III. Mots en losange.
B
i> i E
DICTA
BICORNE
Ê TRES
ANS
E
IV. Questions historiques.
i° A l'origine, les nobles. seuls avaient le droit do placer dos
girouettes sur lo faîte do lours châteaux, encore dcvaient-.ls
être montés les promiers à l'assaut do quelque place forte et
y avoir planté leur bannière.
2° La monnaie que la ville de Lyon fit frapper pour
Charies VII et Aune de Bretagne, sa femme.
Le Gérant : Maurice TARDIEU.
Toute demande de changement d'adresse doit être accompagnée de l'une des dernières bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
I/ABMOTMT : UN AN. SIX FRANCS
Part lia 1«* de elwque mois.
Armand COLIN & C ", éditeurs
5, rue de Mézièrcs, Paris
RAKIitR T?fr. —PARAIT CHAQUE SAMEDI
8* année — N” 381 .
40 centimes.
13 juin 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DUS ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
326
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
Madagascar {suite)'.
L’ambulancière de
Nous trouvâmes dans la ville et dans le Rova
cinq pièces de canons, dont trois Holchkiss por-
tant la marque de fabrique de Saint-Denis, de
nombreuses caisses de munitions sur lesquelles
on lisait encore l’adresse du sieur Shervinton,
parVatomaudry, de la dynamite, delà poudre, et
tout un stock de ïnyders, de fusils à piston et de
fusils à pierre ; peu d'autres marchandises dans
les magasins : quelques volailles, nombre de
cochons et une assez grande quantité de riz.
Nous pûmes en outre faire dans les champs
avoisinants une ample moisson de riz encore
sur pied, dont les chevaux etlesmulets se réga-
lèrent.
Mevatanana prise, l’occupation de Suberbie-
ville n’était plus qu’une simple formalité, Su-
berbieville étant commandée par Mevatanana,
à peu près comme Neuilly l'est par le Mont-
Valérien. Une surprise nous y attendait. Étant
donné que les troupes Hovas sont tout ce qu’il y
a de plus irrégulier et de plus indiscipliné, nous
pensions trouver le village pillé, saccagé,
détruit : au contraire, les dégâts étaient insi-
gnifiants; le mobilier du personnel, le matériel,
l’outillage étaient presque intacts. Cette exploi-
tation de Suberbieville a déjà été pour nous
une base sérieuse d’influence dans le pays, et
elle est destinée à servir de point de départ à
son extension progressive. En attendant, elle
rend au Corps expéditionnaire les plus grands
services, grâce à sa situation et au dévouement
intelligent du personnel. Depuis le représen-
tant de M. Suberbie, M. Guilgot, jusqu’au plus
modeste de ses agents, tous nous prêtent spon-
tanément le concours le plus empressé, et nous
fournissent pour notre marche en avant, à
travers un pays presque inconnu, les renseigne-
ments les plus précieux, que nous n’avions
aucun moyeu de nous procurer. C’est surtout
au point de vue de la concentration des appro-
visionnements, la grosse question de cetle
campagne, que Suberbieville va prendre dès à
présent une importance considérable. Nous
allons y organiser notre base de ravitaillement
pour la marche sur Tananarive, et en même
temps y concentrer, avec les points d’appui et
de réserves en hommes et en vivres de toute
nature établis à Marovoay, à Ankaboka et à
Marololo, la division échelonnée en arrière de
nous depuis Majunga. Du reste, les canonnières
sont toutes montées main tenant et fonctionnent
régulièrement; leur point d’attache est Anka-
boka, sur la rive gauche du Betsiboka, en face
Marovoay. Déplus, mille à quinze cents voitures
sont en route, venan t de Majunga ; elles ont déjà
dépassé Ambato. A partir de Marololo surtout,
d'interminables convois circulent à la fois ados
de mulet par la voie de terre, et par la voie
fluviale sur les canonnières et d’innombrables
pirogues. Aussi les tonnes de vivres commen-
çent-elles à s’accumuler dans des proportions
formidables à Suberbieville; il s’y trouve dès
à présent plus cent mille rations carrées; mais,
si c’est assez pour nous faire vivre pendant
quinze jours, c’est encore trop peu pour que
nous puissions nous porter en avant. Le ser-
vice des ravitaillements va donc continuer à
entasser ses ressources à Marololo et à Suber-
bieville, pour de là les porter sur nos lignes
d’opération au fur et à mesure que nous avan-
cerons sur Andriba. Le Général ne veut partir
que lorsqu’il sera débarrassé de toute inquiétude
sur l’achèvement complet de l’approvisionne-
ment en tout genre. Cela permet d’ailleurs aux
troupes de se refaire parunreposprolongé; et je
vous assure qu’après la traversée des marécages
que nous avons laissés derrière nous, ce n’était
pas du luxe.
Le quatorze Juillet à Suberbieville.
Quelques jours après, l’ancien hospitalisé
de Maevasamba s’était si complètement remis à
son service, qu’il lui semblait ne l’avoir jamais
quitté. Redevenu très alerte de corps et d’es-
prit, il attendait impatiemment l’occasion de
prendre une part active aux opérations; aussi
accepta-t-il avec joie l’offre que lui fit son géné-
ral d’accompagner une reconnaissance qui
allait partir de Suberbieville, avec l'ordre de
gagner Tsarasaotra, village assez important
à quinze kilomètres environ, sur la rive droite
de l'Ikopa, et d’ouvrir ensuite la route vers
Andriba.
Cette reconnaissance, commandée parle chef
de bataillon Lentonnet, comprenait la 6‘ com-
pagnie du régiment d’Afrique, une section de
la 6" batterie d’artillerie et un peloton de Chas-
seurs d’Afrique.
Tsarasaotra, occupé sans difficulté le 21 juin,
le commandant Lentonnet s’y établit solide-
ment, en se gardant par une série de petits
postes avancés. Le 28, un de ces petits postes
établis en avant du village, sur le chemin
du Mont tîeritsa, aperçut des groupes de
Hovas qui essayaient de s’approcher en se
dissimulant; il tira sur eux quelques coups de
fusil; puis, ne se sentant pas en force, il se
1 Voir le n* 380 du Petit Français illustré , p. 320.
L'AMBULANCIÈRE DE MADAGASCAR
.12'
replia sur Tsarasaotra pour ne pas risquer
d’être enlevé pendant la nuit.
Le lendemain matin, à s li. 45, au moment où,
sur l'ordre du commandant Lentonnet, une
section de cinquante hommes se rassemblait
derrière les faisceaux pour aller reconnaître
les environs du village, les sentinelles les plus
avancées signalèrent du coté Sud un parti de
trois cents I-Iovas qui arrivait de Lest en se i
glissant derrière les replis de
terrain. Aussitôt la section déjà
rassemblée se porta au-devanl
de l’ennemi. Mais, quelques
minutes plus tard, un autre
parti de quatre cents Hovas
se montrait du côté du Nord-
Ouest, pendant qu'un troisième
groupe prenait rapidement
position du côté Ouest, for-
mant ainsi avec les autres un
demi-cercle complet. Les trois
groupes se portèrent alors sur
le village avec une telle impé
tuosité qu’ils parvinrent du
premier élan jusqu'aux ga-
melles où le café était en train
de chauffer.
Le commandant Lentonnet
ne disposait que de cent cin-
quante fusils ; mais c'était plus
qu'il n'en fallait pour donner
une leçon aux douze cents
Malgaches qui avaient espér,
nous surprendre et nous en-
velopper. L'attaque fut repous-
sée avec vigueur, mais, dans
l’action, nous eûmes deux
tués : le lieutenant Augey-Du-
fresse, de la 6’ compagnie du régiment d’ar-
tillerie, frappé d’une balle qui lui perfora
le foie, et le caporal Sapin, également du
régiment d’Algérie, tué raide d’une balle en
pleine poitrine. L'ennemi rejeté hors du vil-
lage, le commandant Lentonnet, qui venait de
recevoir deux compagnies de renfort, accourues
de Behanana, petit poste intermédiaire entre
Suberbieville et Tsarasaotra, à sept kilomètres
de distance de ce dernier point, prit l’offensive
et poursuivit l'ennemi l’épée dans les reins
au delà de plusieurs kilomètres.
Avisé par le. télégraphe optique de ce qui
se passait, le général Metzinger partit aussitôt
de Suberbieville avec trois compagnies du
4tr bataillon de Chasseurs et une section de
la 16‘ batterie; après un raid admirable de vingt
et un kilomètres, par un sentier rempli de
débris de quartz qui rendaient la marche extrê-
mement pénible, il atteignit Tsarasaotra dans
la soirée.
Le lendemain 30, avec toutes ses forces, se
montant à neuf cents hommes environ, le
Général marchait sur l’ennemi qui occupait
les crêtes du mont Beritsa avec beaucoup de
monde et deux pièces à tir rapide, excellentes
et bien approvisionnées. Dès que nos soldats
furent à portée, l’artillerie hova, heureusement
fort mal dirigée, les couvrit de feux sans pou-
voir arrêter leur élan : c’était vraiment un
beau spectacle que celui de cette attaque menée
sous un feu incessant avec un calme et une
précision admirables, sans riposter par un coup
de fusil. Arrivés à deux cents mètres, les tirail-
leurs se déployèrent et ouvrirent le feu pen-
dant que la section de la 16' batterie prenait
position à deux mille cinq cents mètres envi-
ron de l’ennemi, les trois compagnies de
Chasseurs en réserve. Les Hovas tombèrent en
foule, mais sans lâcher pied ni cesser de tirer ;
cette fois, nous avions évidemment affaire à de
meilleures troupes qu’à l’ordinaire. Cependant
il fallait en finir. L’infanterie mit baïonnette au
canon, les clairons sonnèrent la charge, et les
hommes, escladant avec un entrain magnifique
les crêtes du Beritsa, culbutèrent en un rien de
temps les lambas blancs, qui s'enfuirent préci-
pitamment à travers la brousse, non sans qu’il
en tombât un grand nombre dans un ravin
qui leur barrait le chemin.
Arrivées sur le sommet duBeritsa, nos troupes
furent tout étonnées de se trouver au milieu
d’un double camp de deux cent cinquante à
L’infantene mit baïonnette au canon, les clairons sonnèrent la charge...
328
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
trois cents tentes chacun, ce qui permettait
de fixer i> quatre mille hommes au moins le
chiffre des contingents ennemis. A la vue de
toutes ces tentes, ce fut une course folle
entre les Tirailleurs et les Chasseurs pour
mettre la main sur les vivres et les munitions
des Hovas; cette fois encore, les Tirailleurs
arrivèrent bons premiers. Quelques traînards
ennemis qui commençaient à incendier les
tentes furent passés par les armes. Quant au
butin, outre le drapeau de la Reine, un canon
et quantité d'obus, il se composait d'un appro-
visionnement assez important en munitions
et en vivres, plus quantité d'objets divers,
toiles, chaussures de femmes, etc.
Le combat n’avait duré que trois heures. De
notre côté pas de tués, mais seulement sept
blessés, dont le lieutenant Audierne et le capi-
taine adjudant-major de Bouvier, tous deux du
40" Chasseurs; le premier atteint légèrement et
le second simplement contusionné. De son côté,
l’ennemi laissait deux cents morts sur le ter-
rain; le nombre de blessés était certainement
encore plus grand; mais, comme ils avaient
été enlevés suivant l’habitude constante des
llovas, leur chiffre ne put être apprécié que
très approximativement.
Quoi qu’il en soit, l’ennemi nous avait opposé
en cette circonstance une résistance à laquelle
il ne nous avait pas habitués; il avait même
témoigné dans cette tentative de surprise d’un
certain esprit d’initiative et d’une véritable
habileté stratégique. L’explication fut donnée
par les prisonniers. Informés par leurs espions
que Tsarasaotra était faiblement occupé, les
llovas, commandés par un nouveau chef, —
un banquier de Tananarive nommé Rainianja-
lahy, qu’on avait bombardé général en rempla-
cement de Ramasombazaha, — avaient résolu
de reprendre le village, puis de marcher en
force sur Mevatanana. Mais ils comptaient
sans la vigilance du commandant Lentonnet,
qu’ils espéraient surprendre, et sans la vigueur
et l’énergie du général Metzinger.
Lorsque ce dernier rentra à Suberbieville,
quelques jours après, faire son rapport au
Général en chef sur l'affaire du mont Beritsa,
si brillamment menée, il reçut des mains du
Général Duchesne, pour sa récompense le
brevet de Divisionnaire que le Ministre de la
Guerre venait de lui notifier par un câblo-
gramme en date du H juillet.
Trois jours plus tard, c’était l’anniver-
saire du 14 Juillet. Le Général en chef,
désireux que ce jour fît trêve aux travaux
et aux épreuves de tous, donna ordre
qu'il fût fêté dans chaque poste et
chaque cantonnement par une revue des
troupes et une série de réjouissances dont
l’organisation était laissée à l'initiative
des hommes.
L’ordre fut exécuté avec un entrain
patriotique sur les deux cents kilomètres
de la ligne d’occupation, de Majunga au
mont Beritsa; mais nulle part la célébra-
tion de la fête nationale n’eut plus d’éclat
qu’à Suberbieville même, à cause sur-
tout de la présence du Général en chef
du Corps expéditionnaire et de l’État-
major général.
Dès le 13 au soir, elle avait commencé
par une retraite aux flambeaux qui avait
parcouru la petite ville et le camp, entiè-
rement décorés de lanternes multicolores. Le
cortège, composé de soldats et de convoyeurs,
porteurs de lampions, de lanternes, de pavois
en verres de couleur, était précédé de clairons
et de fifres ; la nouba du régiment d’Algérie
fermant la marche. La variété de teint et de
costume des divers corps qui avaient fourni
leur contingent à cette retraite, lui donnait un
aspect original et curieux.
A neuf heures, le lendemain matin, le
Général en chef reçut, dans la grande salle de
la maison Suberbie, qu’il habitait avec avec
M. Rancbot, les officiers de tout grade pré-
sents à Suberbieville La petite ville était bril-
lamment pavoisée; pas de maison, de case, ni
de baraquement qui n’eût arboré son drapeau;
chacun avait tenu à manifester en l'honneur de
la fête nationale et s’était ingénié à donner à
sa manifestation un caractère pittoresque et
joyeux.
Comme toujours, la revue des troupes fut le
clou de la journée. On aurait pu difficilement,
d’ailleurs, imaginer une cérémonie plus émou-
vante dans sa simplicité.
A. B.
(A suiore).
14 Juillet. — Jeu de bagues dans les rues de Suberbieville.
AUX JEUX OLYMPIQUES 3Î9
Lmplaccfkiei,t occupé par les rumes du stade avant la restitution.
Aux Jeux Olympiques (/«)'.
NOTES D’UN SPECTATEUR.
On commence par l'épreuve de lüû mètres.
C'est le début d’une série presque ininter-
rompue de succès pour les Américains, qui
triompheront dans tous les sports athlé-
tiques. Cependant mon cœur de Française
éprouve une joie sincère au cours de cette
journée ; Lermusiaux gagne l’une des épreuves
de la course de 800 mètres, après une lutte
Louïs, le vainqueur de la course de Marathon,
entrant dons le slade.
acharnée. Que la victoire est douce, quelle
qu’elle soit, remportée sur la terre étrangère,
en présence d’un grand concours de peuple et
contre des enfants d’autres patries!
Figurez-vous que les Grecs, en fouillant les
vieux auteurs, en étudiant les attitudes des
statues antiques, à force de les prendre eux-
mêmes, sont parvenus à reconstituer exacte-
ment le mouvement du lanceur de disque
d’Olympie! N’est-ce pas aussi intéressant que
la découverte d’un poème de l’époque?... vous
diriez oui, je vous assure, si vous aviez admiré
le jeune Versis («dont les formes sont parfaites
et qui a presque la tête de l'Hermès de Praxi-
tèle », ainsi s'exprime le Messager d Athènes),
au moment où dans la posture classique du
discobole penché, il prend son élan pour faire
voler dans les airs le lourd palet aux lames de
bronze. Un Américain l'emporte encore sur ce
bel athlète, cependant, au grand désappoin-
tement de l’assistance.
Le 8 avril, bonne journée pour nos couleurs.
Deux victoires. Elle sont enlevées par Gravelotte
et Flameng, dans le championnat d’escrime
et celui de 100 kilomètres à bicyclette. Le
drapeau tricolore, claquant au vent du Phalère,
Le concours d’escrime.
a été acclamé par dix mille spectateurs ; mon
cœur y a battu encore une chamade...
1. Voir lo n* 380 du Petit Français lUust» s, p. 317.
3 JO
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
10 avril. — La victoire de Marathon ! c'est le
titre glorieux que les Hellènes, débordant de
joie et d'orgueil, donnent au succès de leur
concitoyen Louis dans le prix fondé par
M. Michel Bréal, notre éminent compatriote,
et qui a été disputé aujourd’hui. Pour quelques
jours au moins, Miltiade va partager la recon-
naissance de ses petits-fils — et il n’aura pas
la plus grosse portion, certes, — avec un
paysan du village d’Amaroussi, car celui-ci,
lui aussi, a vaincu les « barbares ».
Inoubliable journée ! De ma vie, je n'avais
senti une plus grande somme d’émotion autour
de moi. Le stade oftraitun spectacle miraculeux.
Aux réunions précédentes, la foule si considé-
rable fût-elle, avait ses aises dans l'immense
hémicycle, les couloirs de dégagement demeu-
raient libres. Cet après-midi, un ballon passant
au-dessus de l’espace compris entre l’arène et
le sommet des collines aurait pu en toute sécu-
rité laisser tomber un louis d’or : il n’aurait
pas touché la terre. Combien y avait-il là de
personnes assemblées, tant à l'intérieur
qu autour de l’enceinte? le coup d’œil exercé
d'un général d'armée eût pu seul en évaluer le
nombre approximatif. Peut-être deux cent mille,
pas moins de cent vingt mille à coup sûr. Et
ce qui était plus prodigieux encore que son
énormité, c’était l’angoisse de ce peuple
assemblé.
Les nouvelles avaient été mauvaisespour les
Grecs, bonnes pour nous. Le vaillant petit
Lermusiaux avait pris jusqu’à trois kilomètres
d’avance sur tous ses concurrents; les officiers
à cheval qui l’accompagnaient avaient dû
charger un pappa qui le poursuivait armé d'un
gourdin et voulait l’assommer, ne voyant plus
que ce moyen pour l’empêcher de gagner;
l'Australien Flack était second , l’Américain
Blake troisième. En arrivant à Pickermi, à
moitié route, le premier des Grecs, un nommé
Louis, d’Amaroussi, s'était arrêté. 11 avait avalé
deux verres de vin coup sur coup, puis il
avait demandé d'une voix farouche : « Que
sont devenus ces deux Francs qui sont passés
devant moi comme des chacals? » On se
répétait cette anecdote et d'autres encore. Vers
quatre heures et demie, un cavalier arrivé
ventre à terre apporta auxprincesl'information
suivante qui vola de bouche en bouche : a Dix
kilomètres avant Athènes, l'Australien était
premier, un Grec le suivait de près. » A partir
de ce moment, le spectacle de l'émotion géné-
rale fut une chose sublime.
Aussi, lorsqu'ils apprirent que le sort de
la partie se décidait non loin des portes
d’Athènes entre un étranger et un Hellène,
leur agitation devint-elle épouvantable. Cela
dura trente minutes, et lorsque, encadré dans
la porte de marbre, un homme aux vête-
ments blancs liserés de bleu et la figure noire,
apparut enfin, parmi des officiers couverts de
poussière qui brandissaient leurs képis, l’ex-
plosion fut formidable : on lâcha des pigeons
remorquant le drapeau national; les applau-
dissements roulèrent dans toute l’étendue de la
vallée sur le passage de Louis, soutenu aux
aisselles par l'héritier de la couronne et par le
prince Georges ; de vieux généraux, une larme
tremblant au bout de leur rude moustache,
quittaient leurs places et couraient embrasser
le petit paysan d’Amaroussi sans prendre
garde à la sueur et à la terre dont son visage
était souillé ; une dame de Smyrne détacha la
riche montre qu'elle portait à son corsage et
la lui fit tenir avec la chaîne ; la physionomie
malicieuse du roi n’était pas, enfin, dépourvue
d'émotion, quand Sa Majesté adressa des
compliments au modeste triomphateur et lui
serra la maiu.
D’ailleurs, les inquiétudes que nous inspire le
sort de Lermusiaux empêchent le groupe fran-
çais de participer autant qu’il le voudrait à la
joiedeseshôtes. Qu’estdevenu notre camarade?
Grisel et Flameng sont rentrés seuls. Us rap-
portent que notre champion, pris de frin-
gale et n'ayant pas mangé en temps voulu,
a succombé à une faiblesse d’estomac : ils l’ont
transporté à demi évanoui dans une voilure
qui suivait, et l’ont confié au médecin militaire
qui le ramènera à notre hôtel; sa vie n’est
nullement en danger. Quant à Flack, l’infortuné
coureur australien, après avoir dépassé Lermu-
siaux, est tombé à son tour à trois kilomètres
du but, lorsqu’il a vu Louis devant lui; il a
été rejoindre notre compatriote dans le landau-
ambulance.
— Et Blake? Le redoutable Américain, lui,
est resté en route au milieu du parcours pour
avoir absorbé imprudemment une grande
quantité d’eau. Un petit Allemand, haut comme
une botte, qui s'était mis en ligne, a disparu on
ne sait à quel moment. Les cinq coureurs
étrangers figurant au départ, un seul, le
Hongrois Kellner, a terminé le parcours, finis-
sant quatrième. En somme, c'est un succès
complet pour les Grecs dont dix coureurs sur
douze sont revenus au stade. Louis a mis
2 heures 5S minutes JO secondes à parcourir
les 40 kilomètres qui séparent Marathon
d’Athènes. Deux femmes s’étaient entraînées
en vue de la course ; l’une d'elles avait fourni
le parcours en 4 heures et demie, dit-on ; eUes
ont dû renoncer à leur projet, les Jeux Olym-
piques modernes n'admettant pas de femmes
à leurs concours. Il paraît que les règlements
anciens étaient encore plus sévères : sous
peine de mort, une femme ne pouvait paraître
dans l’enceinte. On est plus galant aujourd’hui.
R. F.
Girafes attaquées par un caïman au passage d’un gué.
332
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
Une histoire de
— Le capitaine Pamphile haussa les épaules,
pour tirer sa coupe {oh! oh.! à la bonne heure!),
continua Marius, et répondit : « C'est un
Anglais... time is money.
« Monde noyé, marchandises perdues ! » cria
le D’ Poupardin, qui battait l'eau des deux
mains et nageait comme un caniche.
« Time is money », répondit le capitaine, qui
faisait la planche.
« Abomination!... sauvagerie!
« Time is money .. rule Britannia!
« Ce sont des... », cria le docteur... Mais sa
bouche s’emplit d’eau, il leva les bras; le capi-
taine Pamphile n’eut que le temps de le saisir par
les cheveux. Hélas ! ceux-ci lui restèrent dans la
main... c’était une perruque. L’infortuné doc-
teur coulait à fond... A un mètre devant soi,
on ne voyait rien... un brouillard à couper au
couteau... J’entendis le capitaine crier... je vis
des formes vagues se débattre dans l’obscu-
rité... puis plus rien.
Qu'auriez-vous fait A ma place? ( marques
d’attention) vous vous seriez maintenus sur
l’eau aussi longtemps que possible ( quelques
rires); c’est ce que je lis. Bientôt le brouillard
se dissipa sous les rayons ardents du soleil, et
j'aperçus, ô bonheur suprême! venir à ma
rencontre un tonneau à moitié immergé. Je
réussis à monter A cheval sur ce tonneau 1
{oh! oh !)
Et ce tonneau était suivi de plusieurs autres
tonneaux; et, sur ces tonneaux, j’aperçus, à
quelques centaines de mètres, assis A califour-
chon, le capitaine Pamphile, le D' Poupardin,
sauvés des flots! l’équipage entier du brick-
goélette! Chose singulière, étonnant phéno-
mène, mon tonneau restai t A peu près immobile,
A la même place, alors que ces tonneaux étaient
entraînés par un courant et défilaient devant
moi.
Le D' Poupardin, dont le crAne chauve relui-
sait maintenant comme une bille d’ivoire, me fit
signe de la main de venir vers lui, et le capi-
taine, faisant de ses deux mains un porte-voix,
me cria: Arrive donc, Marius, entre dans le
Gulf. ( Marques d’étonnement dans l'auditoire.)
Je compris! J’étais sur les rives d'un fleuve,
je devais entrer dans le courant.
— Un fleuve dans la mer I s’écria l’épicier
Thomassin, est-ce que tu nous prends pour
des gens des Martigues?
— Le Gulf-stream est un véritable fleuve,
s'écria Marius ; ses rives et son lit sont des cou-
ches d’eau froide entre lesquelles coulent A flots
sauvage (suite) .
pressés ses eaux tièdes et bleues, (il/, le censeur
approuve de la tête.) Mais mon tonneau était
peu dirigeable et, voyant que j’allais perdre
la seule chance de salut qui me restait, et me
trouver séparé des autres naufragés, je n’hési-
tai pas, je piquai une tête dans l’onde amère
et, nageant vigoureusement, je parvins A
entrer dans le courant, je réussis A monter
sur un tonneau inoccupé ; cela n’est pas facile
et c’est un exercice que je recommande A notre
ami Peyrecave pour le faire maigrir i Je
m’efforçai alors de rejoindre mes compagnons
d’infortune, et j’y réussis ; seul, j'aurais peut-
être désespéré du salut; maintenant que je me
trouvais en société, j’avais bon espoir.
— L’homme est un animal sociable, fi!
observer M. le censeur.
— Un animal! s’écria Barigoule en se levant.
— Ne vous fâchez pas, illustre Barigoule,
répondit M. le censeur, je prends le mot animal
dans le sens d’être animé... nous sommes...
des êtres animés... sociables. {Ah! ah! à la
bonne heure!)
— Alors, continua Marius, le D' Poupardin,
auprès duquel j’avais réussi A me placer, me
dit d’un air joyeux : « Courant du gulf... sept
kilomètres par heure, eh ! eh I route qui
marche, comme disent les Chinois. »
Et il se mit A se frotter les mains.
« Eh oui, mon garçon, ajouta le capitaine Pam-
phile en voyant mon air ahuri, étonné, ce
courant nous entraîne dans la direction des
îles du Cap-Vert, de sorte que, comme il est
neuf heures du matin et que la terre est
éloignée de nous d’environ soixante kilomètres,
nous arriverons vers six heures du soir; ce
sera l’heure de nous mettre A table pour le
souper. Cependant. . nous pourrions bien peut-
être naviguer comme cela pendant plusieurs
années; A l’endroit où nous sommes, le Gulf-
1 Stream fait un détour, revient dans la mer des
Antilles et accomplit ainsi un circuit qu’il met
; trois ans A parcourir et qui embrasse la mer
des Sargasses ou de Varechs. C’est IA que vien-
nent toujours se réunir les plantes, les bois
de dérive, les épaves de toute nature charriées
par l’Océan.
« Exact! superlativement exact! dit le D' Pou-
pardin : chapeau tombé dans mer Marseille,
retrouvé mer Sargasse. Capitaine, homme de
mer, connaît Océan. Voyager trois ans !...
prendre des forces pour long voyage : bonum
vinum lætiftcat cor hominis , et , tirant son
siphon de sa poche, son inséparable siphon,
1 Voir le n* 380 du Petit Français illustré, p. 314.
UNE HISTOIRE DE SAUVAGE
333
il se mit en devoir d'enlever la bonde de son
tonneau.
« Un navire! m'écriai-je... voyez-vous cette
fumée?
Le capitaine regarda attentivement et
répondit : « La fumée s'élève toute droite, ce
n’est pas un navire... c'est la fumée d'un
volcan, c’est le Fuego, le seul volcan en activité
des îles du Cap-Vert. Allons, je commence à
croire que nous pourrons nous tirer d’affaire ;
qu’en pensez- vous, docteur? »
Le docteur était trop occupé pour répondre.
Son siphon fonctionnait à merveille ; il avait
déjà réussi à s’ingurgiter quelques bonnes
et bientôt nous vîmes hisser un pavillon à
mi-mât : on nous avait aperçus.
Mais le D’ Poupardin monologuait toujours ;
il était revenu à des pensées plus gaies, et il
disait élevant la voix : « O printemps... ô prai-
ries verdoyantes... papillons... »
« Où voit-il des papillons ? s’écria le capitaine.
Quant à la prairie verdoyante, nous sommes
entourés d’une telle quantité de varechs et de
plantes marines qu'à la rigueur...
« Ombrages séculaires.. , continuait le doc-
teur, sycomores... »
« C’est le soleil qui lui tape sur son crâne
chauve, dit le capitaine Pamphile, et qui fait
Le docteur avait déjà réussi à s’ingurgiter quelques bonnes lampées.
lampées, et parfois ils'interrompaitpourmono- 1
loguer d’un ton grave, tout en serrant son
siphon sur son cœur : <• Un volcan!... l'eau et le
feu... Qu’est-ce que la terre? un globe de feu...
Et l'écorce terrestre... presque rien... quelques
kilomètres... soixante... qu’est-ce que cela...
Prenez globe de verre... un mètre de diamètre. .
l’intérieur... du feu... matières en fusion. . la
mince couche de verre qui forme surface,
exactement l’épaisseur de l’écorce terrestre...
ô fragilité des choses humaines... ô instabilité. ..
ô équilibre!... »
« Il va le perdre..., me cria le capitaine.
Mais le docteur en chimie enfonça son siphon
jusqu'au fond du tonneau, s’en servit comme
point d’appui et, ayant ainsi assuré son équi-
libre, continua son monologue, auquel per-
sonne ne s’intéressa, car le capitaine, mettant
sa main gauche au-dessus de ses yeux, dési-
gnait de la droite, à l'horizon, un point noir
à peine perceptible, en disant : « Cette fois,
c’est un navire ; il arrive droit sur nous! »
Suivant la coutume usitée en pareil cas par
les naufragés, nous agitâmes nos mouchoirs,
I fermenter le jus de la vigne que... bon ! le voilà
dans l'eau. »
En effet, le docteur venait de se laisser
glisser dans la mer comme s’il se fût étendu
sur un lit de mousse.
« Voilà huit fois que je le repêche depuis
notre départ de Pauillae, dit le capitaine d'un
ton ennuyé, j’ai bien envie de le laisser... il ira
retrouver sa perruque dans la mer des Sar-
gasses. »
Quelques instants après, nous étions tous, y
compris le Dr Poupardin repêché pour la
neuvième fois, mais ne donnant plus signe de
vie, sur le pont du navire. On soumit le doc-
teur, qui n’avait pas lâché son siphon, au trai-
tement qui m’avait si bien réussi : il fut
suspendu par les pieds, et quand il eut restitué
toute l’eau... rougie qu'il contenait, une vigou-
reuse correction le rappela au sentiment de la
réalité.
Nous étions à bord du Triomphant , capitaine
Dùbec, qui battait pavillon français et se ren-
dait au cap de Bonne-Espérance après avoir
fait escale à Saint-Vincent.
334
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Le livre de bord. — Le a Triomphant » de la
ligne P. 0. M. — La famille Pituitt et le musée
Pompéius. — Le « Plum-Cake » steamer line. —
Larguez les ris!... chargez les soupapes... — Hip!
Hip ! Hurrah ! Vive la France 1 — Naufrage (3e édi-
tion). — Le cyclone.
— Maintenant, nous demanda le capitaine du
Triomphant, qui êtes-vous? Je suis obligé
d'inscrire sur mon livre de bord tous les inci-
Vin à analyser ? demanda timidement le docteur Poupardin.
dents de la route, d’autant plus que vous m’avez
fait perdre vingt minutes.
— Sans doute, nous allons vous renseigner!
s’écria le capitaine Pamphile, je suis capitaine
et je connais le livre de bord...
— Ah! vous êtes capitaine? alors on peut
vous serrer la main.
— Comment donc, très honoré collègue!
— - Et votre navire?
— Coulé!
— Par un Anglais?
— Parbleu ! par qui voulez-vous que ce soit?
— Toujours ces Anglais! et ce jeune homme?
— C'est un naufragé, un aéronaute que nous
avons repêché en vue des rotes d’Espagne ; il
voyageait en ballon dans les profondeurs de
la mer...
— Étrange !
— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire...
Voici le docteur en chimie Poupardin, chargé
par la Société œnophile...
— Oui, oui, je vois cela à sou nez...
— Et voici l’équipage, onze matelots et un
mousse, nous sommes au complet; il n’y a que
les marchandises qui manquent; du reste, sans
les tonneaux de la cargaison, nous serions à
l'heure présente la proie des pieuvres et autres
animaux malfaisants.
— Et ces tonneaux sont pleins?...
— D’un excellent vin du Médoc, et cela me
chagrine fort de penser qu’entraînés par le
courant du Gulf-Stream ils iront grossir dans la
mer des Sargasses le nombre de ces épaves...
— J’en aurais bien repêché quelques-uns,
interrompit le capitaine Dubec, mais je n’ai
pas le temps... nous voulons couler les Anglais.
— Sapristocbe! J’en suis! s’écria notre capi-
taine.
— Nous en sommes tous ! hurla l'équipage.
— Entendons-nous: vous êtes capitaine, je
puis vous compter la chose : la ligne du Havre
au Cap par St-Vincent P. 0. M. fait concurrence
à la ligne anglaise qui part de VVeymouth P. P. C.
Le Triomphant est un nouveau bateau de
la ligne P. 0. M., il file 18 nœuds, les Anglais
en filent autant et ils sont partis en même
temps que nous; cependant leur navire, le
Plum-Cake a sur nous une avance do huit
heures..., vous voyez que je n’ai pas de temps
à perdre... J’ai juré d’arriver premier au Cap...,
j’y arriverai...
(Cris de vive la France! Chut! chut! écouler,).
— Vous êtes ici chez vous, nous dit le capi-
taine avec un sourire aimable. Je vous débar-
querai au Cap.
— Vin à analyser? demanda timidement le
docteur Poupardin.
— Je n'ai pas de vin à analyser, répondit le
capitaine avec un regard de défiance ; mais quel
est cet instrument que vous portez suspendu
à votre flanc gauche à l’instar d’une rapière?
— Siphon, répondit le docteur Poupardin.
— Ah ! je comprends, eh bien, je vous préviens
que je vais faire poser une serrure de sûreté à
la porte de la cambuse.
Ce qui fut dit fut fait, et on vit les jours sui-
vants le docteur Poupardin sevré de son pré-
cieux liquide, errer, comme une Ame en peine,
sur le pont du navire, en proie à une noire
mélancolie.
Les passagers qui se trouvaient à bord du
Triomphant se composaient d'une famille
anglaise : Mr. Pituitt, esquire; Mistress Pituitt;
Miss Arabella Pituitt, seuls passagers de pre-
mière classe (Mr. Pituitt avait manqué le départ
de Saint- Vincent sur le bateau anglais qui avait
huit heures d'avance sur le Triomphant, et
avait dû, à son grand regret, prendre le bateau
français qui suivait).
Mais les personnages les plus augustes, et qui
auraient dû figurer à la place d’honneur, se
trouvaient à fond de cale : c’étaient la reine Vie-
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
335
toria, impératrice des Indes (Oh! oh! l'auditoire
manifeste des signes d'incrédulité) ; M. Félix
Faure, président de la République Française;
S.M. l'empereur d’Allemagne, Guillaume II,
en uniforme de hussard jaune, accompagné de
ses fidèles Brandebourgeoîs ; le prince Bismarck
en uniforme de cuirassier blanc; S. JL le tsar,
Nicolas II, et S.M. la gracieuse tsarine ( Très bien!
Vive la Russie!), puis quelques personnages
d'ordre secondaire parmi les têtes couronnées:
le féroce roi Behanzin et ses fidèles cabéeères;
la reine de Madagascar, Ranavalo III ; des illus-
trations de la science et de la littérature: JI. Pas-
teur, M“* Sarali-Bernhard.
Tous ces personnages illustres étaient en
cire et constituaient le matériel du musée des
célébrités contemporaines. Son propriétaire, le
célèbre Sicilien Pompéius qui figurait égale-
ment au nombre des passagers, se rendait au
Cap avec l’intention d'offrir la collection de ses
illustrations et de ses gloires à l’admiration des
indigènes.
Le troisième jour de notre sauvetage il y eût
Boîte nnx lettres.
Cher et très illustre Confrère.
Ce m’est un régal in-
croyable que la lecture de
vos lettres si substantielles,
si pleines d'aperçus nou-
veaux et ingénieux, aussi
cours-je moi-même au-
devant de vos communi-
cations en vous priant de
les faire moins rares.
J’ai reçu, et je vous en
remercie, votre charmant poney-vapeur. Il était,
malgré son voyage, encore plein de feu et ron-
geait son frein avec une sorte de fureur. Jlalgré
son aspect peu engageant, je pris mon courage
à deux mains et de l’autre saisissant le moment
propice, je m'élançai avec grâce et souplesse
sur le dos de l’animal. Malheureusement,
monsieur, vous avez oublié de placer sur le
dos de vos chevaux-vapeur destinés à la vapor-
équitation, un corps mauvais conducteur de
la chaleur, une selle calorifuge à courant
continu d’eau froide, par exemple. Vous devinez
la suite : Je poussai un cri, que dis-je, un
hurlement de douleur qui effraya sans doute
mon ardente monture et lui fit prendre aussitôt
la soupape aux dents. Et plus de frein pour
l'arrêter, puisqu’elle l’avait préalablement
rongé comme j’ai déjà eu l’honneur de vous
une violente altercation entre le docteur Pou-
pardin et Mr. Pituitt; le docteur n’avait cessé,
du reste, de manifester à l’égard de la famille
anglaise des intentions franchement hostiles :
il leur emboîtait le pas, d'une façon menaçante,
les moustaches hérissées, brandissant sou
siphon lorsqu'ils se promenaient sur le pont,
à tel point que Mr. Pituitt dût prendre plusieurs
fois l’attitude du boxeur; donc, le troisième
jour, le docteur Poupardin aborda Mr. Pituitt et
lui reprocha avec indignation la façon barbare
dont les Anglais se conduisaient en mer, à quoi
Mr. Pituitt répondit, sans desserrer les dents,
du haut de son faux col : « lé mer été lé
domaine de lé Angleterre, » pendant que la
jeune Arabella roucoulait avee des mines effa-
rouchées, aôh! aôh, shoking. very shoking! Le
capitaine intervint, mit tout le monde d’accord
en disant que les Anglais se conduisaient,
comme des Anglais; la famille Pituitt, satis-
faite, répondit par un formidable aôh, yes!
E. P.
(A suivre).
le dire ! Sans un brave agent, la science eût eu
peut-être à se voiler de deuil. Je vous envoie
la réduction d'un petit tableau de 125 mètres
de long qu’un peintre de mes amis a fait pour
conserver la mémoire de cet émouvant épisode.
Je ne vous garde pas rancune, mon très cher
confrère ; je ne suppose pas que votre erreur
ait été intentionnelle. Je ne serais même pas
étonné qu’elle fût le résultat d’un regrettable
oubli du palfrenier-chauffeur chargé de
l’expédition.
Votre bien dévoué,
POLYXENE BlLLENTOQUE.
P.-S. — Je compte d’ici peu vous envoyer
le compte rendu et la description d'une inven-
tion nouvelle au sujet de laquelle je désire
avoir votre avis.
336
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
Un nue témoin. — II arrive rarement que '
le souci de bien juger conduise un magistrat
à faire comparoir par-devant lui un âne, et à
considérer cette bête de somme comme le témoin
principal d’un procès. Le fait s’est présenté à
l’audience de la cour de police de Liverpool.
L’àne appartenait au plaignant qui, l’ayant
acheté du défendeur, prétendait avoir été trompé
sur la qualité de son acquisition, l'âne étant
quasi-aveugle, et demandait la résiliation du
marché Le jugea opiné sagement qu’il ne pouvait
prononcer sur la vue d’un âne absent, et il a
ordonné que ce témoin à décharge fût extrait
de son écurie pour être amené devant lui.
L’exécution de cet ordre a présenté quelques
difficultés, la salle d’audience étant située à
l’entresol. De plus, le baudet, en proie à « l’émo-
tion inséparable d’un premier début», ou croyant
peut-être sa vie en péril, a couvert de ses braie-
ments la voix des avocats et dominé même la
parole autorisée du juge. Finalement il a été
déclaré atteint de myopie incurable et les
parties furent renvoyées dos à dos.
Pendant ce débat, l’animal avait sans doute
repris son sang-froid et senti naître en lui le
goût des choses judiciaires, car on a eu toutes
les peines du monde à lui faire quitter la. barre et
surtout à le faire redescendre au rez-de-chaussée.
*
* *
Lc cliapcau antique. — L’horrible coiffure
appelée chapeau haut de forme serait, dit-on,
menacée. Les élégants d'Oulre-Manche entre-
prennent contre lui une campagne. On affirme
que le prince de Galles serait décidé à ne jamais
plus porter de chapeau haut de forme, prétextant
que ce couvre-chef est disgracieux et incom-
mode.
On a dit que ce vilain cylindre était tout
moderne. Il n’en est rien; le chapeau, même le
chapeau haut de forme, était connu dans l’an-
tiquité.
Les anciens se couvraient habituellement d’un
chapeau à larges bords pour se garantir des
inlempéries des saisons, et si leurs artistes,
préoccupés avant tout de la pureté de la ligne et
de la correclion des contours, ne nous en ont
laissé que de rares représentations, c’est que
cette coi d ure, disgracieuse d’aspect, s'harmo-
nisait fort mal avec les autres parties du
REPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 380.
I. Géométrie amusante.
C’est le point géométrique. En géométrie, le point résulte do
la rencontre de deux lignes, droites ou courbes, qui se coupent.
II. Questions de langue française.
1* Colliger signifie rassembler du divers côtés. — Cueillir
signifie détacher des fleurs ou des plantes de leur tige pour les
rassembler en bouquets ou en touffes.
Molaire désigne les deuts aplaties destinées à broyer les
aliments, comme le ferait une meule.
Meulière est le nom de la pierre dure qui sort à l'airo les
meules a broyer le grain ou d'autres matières.
Médian signifie : qui est au milieu.
Moyen signifie : qui tient le milieu entre les deux extréinos.
2® Voici désigne les choses dont on va parler; voilà celles
dont on a parlé.
! costume ; elle avait, de plus, l’inconvénient de
cacher ou d’obombrer trop fortement le haut
du visage.
Cependant un chapeau haut de forme figure
d’une façon très nette sur une stèle royale des
Hétéens.
*
* *
L’arrosoir «Tim homme d’esprit. —
Alphonse Karr avait pour voisin de campagne à
Nice, un certain G..., qui possédait une biblio-
thèque.
Un jour, Karr lui fait demander les œuvres
d’Alfieri :
« Impossible, répond le voisin, j’ai pour règle
de conduite de ne pas laisser sortir mes livres de
ma maison. Cependant, si M. Karr veut lire chez
moi toute lajournée, il est bien libre de le faire. »
Peu de temps après, ce même voisin voulut
emprunter à l’écrivain-jardinier un arrosoir.
« Impossible, répond Karr, j’ai pour règle de
conduite de ne pas laisser mes arrosoirs sortir de
mon jardin. Cependant, si M. G... veut arroser
chez moi, il pourra le faire toute la journée. »
RÉPONSES A CHERCHER
Question géographique. — Quel est la
plus petite république d’Europe ?
*
* *
Question liistoi*i<fiic. — Qu’appelait-on
dans l’armée, sous Louis XIV, des passe-volants?
*
Question «le pliywi(|iic. — Pourquoi, lors-
qu’on fait bouillir de l’eau sur une haute mon-
tagne, celte eau entre-t-eile en ébullition avant
d’avoir atteint la température de 100 degrés !
* *
Problème «les contraires. — Chercher
les contraires des mots suivants, et avec l'initiale
des mots trouvés, former un proverbe de cinq
mots : Inquiétude — division — sensé — repos —
fortune — souvenir — activité — amusement —
santé — mauvais — lent — hostile — insipide —
grossir — désespoir — vivante — douleur —
blâmé — insensible — silence — lâche — bas
— borné — artificiel — loquace.
III. Proverbes à expliquer.
1 . De môme que la mousso no pont pas s’attacher à la pierre
qui roule sans cesso, de môme ceux qui changent constam-
ment de situation ne peuvent pas épargner pour leurs vieux
jours.
2. Il ne faut pas critiquer les cadeaux qu’on vous fait ; c’est
l’intention seule qu’il faut considérer.
3. Ce proverbe est l’équivalent de celui-ci : «L’habit ne fait
pas le moine •», et signifie que ce ne sont pas les beaux habits
qui donnent du mérite à un homme.
IV Mot carré.
PART
AGIR
RIGA
TRAC
Le Gérant : Maurice TARDIEU.
Toute demande de changement d'adresse doit être accompagnée de l'une des dernières bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8' année. — N° 382.
20 inin 1896.
10 centimes.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L'ABONNEMENT :
iPi aïs, six francs
Armand COLIN & C‘e, éditeurs 1 rri
AM T fr — PARAIT CHAQUE SAMEDI
Part du ier (1
choque mois
5. rue de Mézlères, Pari**
Tous droits réservés.
a mX&*; 2p*
Une histoire de sauvage. — Le* naufragés du Triomphant se cramponnaient au cou des illustres personnages.
338
LE PETIT FlîANÇAIS ILLUSTRÉ
Une histoire de sauvage (suite)'.
Cependant, M' Pituitt exigea que le D' Pou-
pardin fut désarmé : « Cette tuyau de fer était
dangereuse», disait-il; on enleva donc le
siphon au pauvre docteur.
Le cinquième jour, le capitaine, qui ne cessait
d’inspecter l’horizon avec sa longue vue marine
du haut de la dunette, poussa un cri de joie; il
passa la lunette au capitaine Pamphile qui se
trouvait auprès de lui à ee moment et lui
demanda : — Qu’est-ce que vous voyez?
— Un navire, répondit le capitaine Pamphile,
sur la ligne de l’horizon.
— Comment est-il?
— Il est à vapeur, peint en noir.
— Quelle distance?
— Six milles environ.
— C’est le Plum-Cake, le navire de la ligne
anglaise P. P. C.; il n’a plus sur nous qu’une
avance de deux heures, nous arriverons au
Cap avant lui. Faites hisser au grand mât le
pavillon tricolore (cris de Vive la France !), gou-
vernons sur lui et ne le perdons pas de vue.
Mais le matin du sixième jour, lorsque la
brume se fut dissipée, le capitaine eût beau
fouiller l’horizon de sa longue vue marine, le
Plum-Cake avait disparu...
Il monta lui-même au sommet du grand mât
afin d’élargir le champ de son horizon , il
n’aperçut rien.
Nous comprîmes tous alors ce qui s’était
passé ( Marques d’attention dans l'auditoire;
chut, chut, écoulez).
— Le Plum-Cake nous avait aperçu, et il
avait accéléré sa marche, tenant à garder son
avance.
— Forcez les feux ! cria le capitaine dans le
porte-voix de la machinerie.
Le huitième jour, le capitaine, qui ne ces-
sait d’inspecter l’horizon avec sa longue-vue
marine, poussa un cri de joie ; il venait d’aper-
cevoir le Plum-Cake, et peu à peu, vers la fin
de la journée il put se convaincre qu’il le
gagnait de vitesse.
— Nous devons le dépasser dans 24 heures,
dit-il au capitaine Pamphile qui se tenait auprès
de lui, sur la dunette, autrement la ligne P. O. M.
est enfoncée, nous le dépasserons !
Comme pour répondre à cette affirmation, le
Plum-Cake hissa au sommet de son grand mât
le pavillon anglais.
— C’est compris, dit le capitaine, nous ver-
rons bien, mais voici le vent qui tourne au
quart N. O. , il saisit son porte-voix et commanda :
>< Toutes voiles dehors! »
En un clin d’œil le navire se couvrit de toiles.
Le Plum-Cake , qui marchait également à la
vapeur et à la voile, répéta la même manœuvre
et sous l’impulsion du vent et de la vapeur les
deux navires filaient avec une rapidité vertigi-
neuse; malgré tout, le Plum-Cake semblait
maintenir ses distances.
— Larguez les ris ! commanda notre capitaine.
— Sapristoche ! s’écria le capitaine Pam-
phile, nous allons couler, nous embarquons.
En effet, le vent qui avait maintenant plus
de prise sur les voiles par suite de cette
manœuvre inclinait le navire à bâbord d’une
façon inquiétante.
— A votre avis, marchons-nous plus vite?
demanda le capitaine.
— Sans doute, capitaine, mais si nous
coulons ?
Les yeux toujours fixés sur I e Plum-Cake, lo
capitaine ne répondit pas. Tout à coup le
matelot de vigie cria : « Terre! »
— Dans trois heures nous serons au Cap, dit
le capitaine, c’est maintenant qu’il faut lutter
et qu’il faut vaincre et il cria dans le porte-
voix : « Forcez les feux, chargez les soupapes! »
Sans doute le capitaine anglais venait d’exé-
cuter la même manœuvre, il avait crié dans
son porte-voix : « Forcez les feux, chargez les
soupapes! »
Cependant le Triomphant gagnait peu à peu,
il était sur le point de rejoindre le Plmn-Cake
lorsque celui-ci sembla animé d’une nouvelle
vitesse et on entendit distinctement les hip!
hip! hurrah! poussés par l’équipage.
Dans le porte-voix le capitaine demanda :
— Vous avez le maximum?
— Oui, capitaine.
— Les soupapes sont chargées?
— Oui, capitaine.
— Pouvez-vous encore augmenter?
— Oui, capitaine, mais nous pouvons sauter.
— Eh bien, sautons ! cria le capitaine.
— Faites pas ça! exclama le D’ Poupardin,
non, non, préfère arriver Cap en retard.
L’ordre d’augmenter fut exécuté, car le
Triomphant, une heure après, en vue du Cap,
dépassait le Plum-Cake, le drapeau tricolore
fièrement déployé à son grand mât (cris de
Vive la France!) et l’équipage enthousiasmé
par cette victoire, grisépar cette lutte de vitesse,
allait crier : Vivela France ! lorsqu'une explosion
se fit entendre (ah! ah!); c’était le navire...
anglais qui sautait, ses chaudières venaient de
faire explosion.
1 Voir lo n® 381 du Petit Français illustré, p. 332.
UNE HISTOIRE DE SAUVAGE
339
Afin de se porter au secours des naufragés,
notre capitaine fit stopper et commanda
machine arrière ; cet ordre venait à peine d’être
exécuté qu’une explosion épouvantable me
projeta à plus de cinquante mètres (oh! oh!) de
hauteur. Les chaudières n’avaient pu résister
à l'épouvantable pression, leurs parois avaient
cédé, à notre tour nous avions
sauté !
« Après le formidable plongeon
que je fis en tombant dans la mer
d'une hauteur de cinquante mètres,
vous pouvez supposer, chers Bar-
bissoustes, que j’étais à bout do
souffle et j’allais disparaître pour
toujours dans l’élément liquide, je
battais l'air des mains, je coulais,
lorsque je rencontrai à ma portée
un objet qui surnageait; je le sai-
sis, il me maintint à la surface,
et lorsque aveuglé par l’eau je
pus enfin ouvrir les yeux, je re-
connus, ô stupéfaction! que je
m’étais cramponné au cou de la
reine de Madagascar.
Et j’aperçus dansant sur les
vagues, car la masse de plomb qui
assurait leur stabilité sur terre les
maintenait verticalement dans
l’eau à moitié immergés, tous
les personnages en cire du
musée Pompéius qui se fai-
saient vis-à-vis dans un qua-
drille des plus fantastiques : le
féroce roi Bebanzin s’inclinait
et se redressait devant M"* Sa-
rah Bernbard qui lui rendait
ses saluts,etje vis, ô surprise!
la plupart des naufragés du
Triomphant, sans le moindre
souci de l'étiquette, crampon-
nés au cou de ces augustes
personnages ; je reconnus notre
capitaine, le capitaine Pam-
phile, M* Pituitt; mistress Pituitt serrait dans
ses bras un fidèle Brandebourgeois et miss
Arabella embrassait un cabécère ! le Dr Pou-
pardin devait son salut à la reine d’Angle-
terre.
Vous concevez bien que, malgré le plaisir
que nous devions éprouver à nous trouver en
d’aussi bons termes avec ces illustres person-
nages, nous ne pouvions rester indéfiniment
dans cette situation critique. Je vis avec satis-
faction les deux capitaines et plusieurs matelots
se diriger vers des épaves du navire, ils réus-
sirent après bien des efforts et avec l’habileté
de « vieux loups de mer » à construire un
radeau sur lequel nous pûmes tous trouver
place, quelques tonneaux de harengs salés
furent recueillis par mesure de précaution, tous
les principaux personnages du musée Pompéius
auxquels la plupart d’entre nous devaient la vie
furent repêchés, sauf un seul : le Président de
la République française. (Cris dans l'auditoire,
tumulte.)
— Té, il sp retrouvera! s’écria le président
Lf navire anglais venait do sauter.
Barigoule en agitant sa cloche..., continue
Marius.
— Je crois vous avoir dit que nous étions en
vue du Cap, nous pouvions donc légitimement
espérer qu'un navire nous apercevrait et vien-
drait à notre aide; il me tardait pour ma part,
après tous ces naufrages, de fouler le plancher
des vaches que je n'aurais jamais dû quitter.
Mais je n’avais pas encore épuisé la coupe
d’amertume.
Vers les quatre heures du soir, alors que
notre radeau flottait sur une mer calme et
que nous interrogions anxieusement l'horizon,
notre capitaine désigna du doigt un nuage noir
encore très éloigné qui faisait tache sur le
ciel bleu et il s’écria : c’est un cyclone, il se
340
I.E PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
dirige de notre côté, nous sommes perdus !
Le cyclone, qui est un phénomène atmosphé-
rique particulier à ces régions, s’avançait vers
nous, le nuage noir grossissait à vue d'œil, une
large tache d’encre semblait s’étendre sur le
•■iel, bientôt l’ouragan éclata avec une violence
inouïe, la mer semblait comme aspirée par les
nuages, des trombes d’eau s’élevaient çà et là,
en tournoyant au milieu du fracas du tonnerre
et de la lueur aveuglante des éclairs, une pluie
torrentielle se mit à tomber, elle nous permit
du moins d’étancher notre soif.
Lorsque le cyclone fut passé et que l'ho-
rizon se fut éclairci, ce fut en vain que nous
cherchâmes la terre du regard, nous avions été
rejetés en pleine mer, loin des côtes du Cap,
nous étions perdus dans l’immensité sur un
frêle radeau; de toutes parts s’étendaient le ciel
sans fin et la mer immense!
Du moins nous eûmes la joie de constater
qu’aucun des nôtres n’avait été victime de la
tornade, nous étions au complet, sauf cepen-
dant quelques personnages du musée Pompéius :
M. le Président de la République, l’infortuné
M. Pasteur, un fidèle Brandebourgeois, deux
eabécères et la reine de Madagascar avaient été
emportés par les vagues ; Behanzin avait perdu
sa pipe, et, sur le radeau, le propriétaire du
Musée des célébrités contemporaines, le signor
Pompéius se désolait, s’arrachait les cheveux,
•prenait le ciel à témoin de ses malheurs et
répétait sans cesse : « Santa Madona, ze souis per-
dou, ze souis rouiné! «alors le capitaine Dubec
impatienté lui fit observer flegmatiquement
que c'était un petit malheur. — Oune petit
malhour! gémissait le signor Pompéius, ma
fortoune perdoue!
Nous avions bien des chances de servir
de nourriture aux requins de ces parages,
car nous avions été jetés par la tempête en
dehors de la route suivie par les navires ; déjà
des bandes de requins rôdaient autour du
radeau, un fidèle Brandebourgeois qui s’était
laissé choir dans l'onde amère fut happé par
un de ces voraces animaux; il ne restait plus
qu'un seul fidèle Brandebourgeois au service
de l’empereur d'Allemagne qui gisait sur les
planches du radeau dans son uniforme de hus-
sard jaune; hélas! les vicissitudes éprouvées
par l’infortuné souverain avaient réduit ce
brillant uniforme en un piteux état.
Ah! je me souviendrai de ces jours d’épou-
vantables angoisses! Si vous me voyez vieilli
avant l’âge (oh! oh!) c’est la preuve convaincante
des souffrances endurées. Comment pourrais-je
vous les retracer ? quelle langue pourra jamais
redire ce que peuvent endurer sur un radeau
pendant huit longues et mortelles journées
d’infortunés naufragés, sans espoir, sans eau,
sans vivres? Fallait-il compter pour quelque 1
chose ces barils de harengs salés qui devaient
au contraire augmenter notre soif? (Cris : non!
non !).
Le carnet d'un naufragé. — Huit jours
sur un radeau. — Horribles détails.
Voici mon journal. J’ai eu le courage chaque
jour de consigner mes observations sur mon
carnet et je les ai ensuite complétées d'après
mes souvenirs; je vous les livre dans toute
leur éloquente et navrante simplicité :
Premier jour. — La nuit a été mauvaise, la
mer encore agitée secoue fortement notre
radeau dont les planches semblent à chaque
instant sur le point de se disjoindre ; je renonce
à garder mon équilibre, je me couche et j'em-
brasse une poutre, personne ne dort.
4 heures 1/2, malin. — L’aurore aux doigts
de rose vient entr’ouvrir les portes de l’orient,
bientôt le disque du soleil s’élève lentement
sur la ligne de l’horizon, il fera chaud à midi.
Un mousse, monté sur un tonneau de harengs
salés ne cesse de faire des signaux avec le
mouchoir à carreaux du D' Poüpardin. Serons-
nous aperçus? Le capitaine Dubec fait dresser
un mât et le capitaine Pamphile offre sa cein-
ture bleue qui flottera à l'extrémité. Le capi-
taine Dubec fait observer que la couleur rouge
ou blanche se voit mieux. M' Pituitt a une
ceinture rouge, il refuse de la prêter : « elle était
à moâ!» — Naturellement, répond le capitaine
Dubec, mais prêtez pour signal. Nouveau refus.
Le Dr Poüpardin devient rouge comme un
homard cuit et entre dans une fureur épouvan-
table, il s'écrie : « Eh bien! moi, je prête ma
chemise », et il se met en devoir de se désha-
biller. La famille Pituitt pousse des cris de paon
et, pour éviter ce scandaje sur un radeau,
M' Pituitt consent enfin à prêter sa ceinture
rouge qui est incontinent fixée à l’extrémité
du mât.
9 heures. — Le soleil commence à chauffer...
si nous ne sommes promptement secourus,
qu’allons-nous devenir? la met est calme...
heureusement !
10 heures. — Quel soleil ! Le crâne chauve du
Dr Poüpardin prend des teintes rose-carmin.
11 heures. — La reine Victoria commence à
fondre, le signor Pompéius, au désespoir, ne
cesse de l’arroser d’eau de mer; le gros Bis-
marck manifeste également des velléités de
fondaison, on ne sait trop ce qui se passe sous
sa cuirasse; Sarali Bernhard ne fond pas et
pour cause, Behanzin est habitué au soleil,
cela se voit, il ne bronche pas, mal3 il parait
inconsolable de la perte de sa pipe, il a tou-
jours la main étendue comme s’il la tenait
encore.
Midi. — Quel soleil! Sarah Bernhard coin-
UNE HISTOIRE DE SAUVAGE'
nience à fondre ! Le signor Pompéius, haletant,
va fondre comme ses personnages; il s'arrête
pris d'une idée géniale et les amarre à l'extré-
mité du radeau constamment baignée par l'eau.
Comme cela ils seront au frais et pourront peut-
être se conserver, mais, hélas ! leurs costumes
sont dans un triste état, le roulis leur imprime
des postures et des attitudes étranges pou
conformes à leur dignité. L'empereur Guil-
laume II se cogne
le nez contre le dos
de Sarali Bernhard
et la reine Victoria
se laisse embrasser
par l’horrible Bo-
lianzin; le D' Pou-
pardin assis sur
une poutre contem-
ple ce spectacle
avec une douce phi-
losophie et fait des
réflexions sur la
vanité des choses
humaines, on l'en-
tend monologuer :
« La gloire ! fumée,
vapeur , souffle,
rien. ..empereurs,
rois... poussière ..
néant... »
Mais sapristi !
quelle chaleur!
Une heure.— Quel
soleil ! Il devient
intolérable.. . Nous
ne savons où nous
mettre, le D' Pou-
pardin arrose de
temps à autre son
crâne chauve, qui
semble à chaque
instant sur le point d’éclater. Un cri se fait
entendre :« J’ai soif!...» Qui donc a crié ainsi?
C’est le D’ Poupardin. Parbleu, nous avons
tous soif! nous mourons tous de soif... Et
rien ne se montre à l'horizon, toujours la mer
immense et le ciel sans fin, qu' allons-nous
devenir !
3 heures. — J'ai soif et je ne pense qu'à cela :
j’ai beau sucer ma langue je ne ressens aucun
soulagement, le corps à besoin d’eau et je me
souviens qu’un savant en a fixé la quantité,
mais quel soleil! j’ai la cervelle en ébullition.
» heures. — Le soleil qui, à midi, nous tapait
sur la tête, nous prend maintenant de flanc, de
quelque côté que je me retourne, je suis
rôti.
l heures. — Enfin ce diable de soleil se pré-
pare à se coucher, il était temps; qu'il reste
donc an lit le plus longtemps possible, et
même s'il voulait bien ne pas se lever demain
matin quel plaisir il nous ferait!
A la soif viennent maintenant se joindre
les tortures de la faim, Le capitaine Dubec
fait connaître que les vivres se composent uni-
quement d’un baril de harengs salés; un hareng
sera distribué par jour et par personne. La dis-
tribution commence, chacun reçoit son hareng
salé, on entend bientôt des cris : A boire ! àboire !
9 heures. — - Les
voiles de la nuit
s’étendent sur la
mer immense, le
capitaine Pamphile
s’écrie : « Un si-
gnal de nuit; il
nous faut un si-
gnal de nuit, brû-
lons les célébrités
contemporaines...»
Le signor Pom-
péius proteste et
recommence ses
jérémiades : « Ze
souis rouiné !...
Ma fortoune per-
doue... » On ne l'é-
coute pas. Brûlons
Bismarck. Le chan-
celier de fer est
saisi, débarrassé de
sa cuirasse et de
ses bottes ! Quelles
bottes! Le D' Pou-
pardin avec une
joie féroce lui perce
un trou dans la
tête, y introduit un
cordage, il brûle,
on le hisse et on le
ficèleausommetdu
mit. Cette lueur attirera-t-elle l’attention d'un
navire? Bismarck serait-il capable de nous
sauver la vie? Nous en doutons. Quelle odeur
insupportable répand ce Bismarck, une odeur
de cadavre, il brûle en grésillant. Fumée noire
et épaisse. J’essaie de dormir, impossible, cette
odeur nauséabonde me soulève le cœur. Le
D’ Poupardin se lance dans une dissertation
de philosophie internationale, elle se termine
par cette conclusion : peuples... cornichons!
Deuxième jour : 5 heures. — Le soleil vient
d'apparaître, préparons-nous encore à endurer
les plus horribles souffrances. Nous en sommes
réduits à souhaiter un cyclone, une tempête,
pourvu qu’il pleuve. La journée se passé sans
incident, nous sommes torturés par la soif, je
mâche rna langue qui me semble un morceau
de caoutchouc durci,
(A suivre). g, p,
11 brûle ficelé an sommet du mit.
342
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
Le jeune Lawrence esquissant un portrait dans le cabaret paternel.
Un portraitiste anglais.
Le célèbre peintre Thomas Lawrence naquit
à Bristol en 1769. Son père, qui avait fait un
peu tous les métiers, y compris celui de
comédien , finit par s’établir cabaretier à
Oxford.
C'est là, dans le eabaret paternel, que le
jeune Thomas manifesta, dès l’âge de six ans,
d'extraordinaires aptitudes artistiques, et en
particulier, un goût très marqué pour le por-
trait. Tantôt il déclamait des vers tragiques,
tantôt il esquissait la silhouette des clients ou
des voisins qui fréquentaient l’établissement
de son père; dès lors, dit la légende, il mon-
trait une prédilection pour les portraits de
femmes élégantes et parées.
Cependant il se crut tout d’abord destiné au
théâtre, et s’engagea dans une troupe de comé-
diens; mais il n’y réussit guère, partit pour
Londres et revint à ses crayons. Le célèbre
peintre Reynolds, alors à l’apogée de sa répu-
tation, lui donna des leçons, et bientôt la vogue |
de l’élève en vint presque , à dépasser celle du
maître. L’aristocratie se pressait dans l’atelier
de Lawrence : les belles dames avaient enfin
trouvé le portraitiste de leurs rêves, celui qui [
sait ce qu’une toilette de haut goût et bien !
| portée, un chapeau hardi, peuvent ajouter da
saveur et de grâce à une effigie féminine.
Bientôt les commandes affluèrent, et les
honneurs par surcroît. Lawrence, à la mort de
Reynolds, fut nommé premier peintre du roi.
C’est à cette époque qu’il portraitura un grand
nombre de femmes du monde, la plupart célè-
bres par leur beauté ; d'ailleurs tout ce que
l'Angleterre comptait d’illustre à cette époque,
hommes d’titat, savants, poètes, reçut du
pinceau de Lawrence une nouvelle et somp-
tueuse vie. Ses portraits de jeunes mères
parées et embellies de la présence de leurs
enfants, sont surtout célèbres, et, parmi ceux-
là, il n’en est pas qui caractérise mieux la
manière du peintre que celui dont nous don-
nons ci-contre une belle reproduction : le
portrait de la comtesse Gower et de sa fille.
Thomas Lawrence fut en somme un grand
artiste, malgré bien des faiblesses et des
lacunes qu’il sut dissimuler sous de brillantes
qualités. S’il n'eut pas le sens de la pure
simplicité, il eut celui de la grâce et de l’élé-
gance fastueuses présentées dans un milieu
bien adapté et non sans un certain éclat
harmonieux. B.
mt
DN P0HTHAIT1STE ANGLAIS
m
Portrait de la comtesse Gower et de sa fille, d après Lawrence.
344
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
L’ambulancière de Madagascar suite)1.
Certes les uniformes manquaient un peu de, I
brillant, mais la tenue de campagne, sensible-
ment défraîchie, des hommes qui défilèrent
devant le Général en chef avait bien son élo-
quence. L’allure crâne de nos troupiers, auxquels
leur barbe de trois mois et leur visage hâlé don-
naient l’air de vieux soldats, faisai t plaisir à voir.
Malgré l’absence à peu près complète de la
musique (celle du 200' avait dû être dissoute,
la plupart des musiciens étant anémiés par la
fièvre; et celle du 40‘ bataillon de Chasseurs
à pied étant à Tsarasoatra avec le bataillon), le
défilé, sonné uniquement par les clairons du
régiment d’artillerie, n’en marcha pas moins
très bien. Avec leur blouse de toile bise et leurs
grandes guêtres bleues, les Tirailleurs s’avan-
cèrent dans un ordre parfait ; la tenue des Chas-
seurs d’Afrique étaitégalement superbe. Le défilé
des pièces de montagne à dos de mulet, et celui
du train avec les bêtes tenues en bride par
les agiles et robustes conducteurs sénégalais
— ceux de tous les coolies qui résistent le
mieux et font le meilleur service — furent très
curieux ù voir.
Le déjeuner qui suivit la revue des troupes fut
d’autant plus gai qu’eu l’honneur de la solen-
nité du jour l’ordinaire avait été relevé par des
distributions supplémentaires devin et de café.
Après la sieste de rigueur, les hommes se
répandirent dans le camp pour prendre leur part
des réjouissances variées qu'avait organisées
l’ingéniosité du lieutenant-colonel, faisant fonc-
tion de commandant de place, et de quelques
autres officiers.. Il y eut d'abord une « pêche
miraculeuse » à la dynamite dans un petit lac
tout voisin de la maison Suberbie; malgré son
titre affriolant, cette pêche fut plutôt maigre,
de l’aveu général; mais les hautes gerbes d’eau
soulevées par les cartouches de dynamite
eurent beaucoup de succès; un des officiers
de l’État-major général en tira plusieurs cli-
chés. Luis ce furent des courses do mulets
montés par des Somalis et des Kabyles, des
fantasias d’allure fantastique, un jeu de bagues
installé dans la grande rue de Suberbieville.
c’est-à-dire dans la belle et large route qui
traverse la petite ville. Ce dernier « numéro »
fut particulièrement réussi; les Chasseurs
d’Afrique y trouvèrent l’occasion de prouver
leur adresse de cavaliers et la vitesse de leurs
montures. Plus loin, en face du quartier- |
général, un jeu de tonneau avait été installé, t
mais un jeu de tonneau qui n’avait rien de
commun avec ceux qui font le plus bel ortie- I
ment des « bouclions » de la banlieue pari-
sienne; il s’agissait ici d’un barillet rempli
d'eau et suspendu à une potence, au-dessous
duquel il fallait passer au galop d'un mulet en
évitant de le renverser sur son dos ; bien peu
s’en tirèrent sans une forte douche, aux joyeux
éclats de rire de la galerie.
Pour clôturer la fête, le Général en chef donna
le soir une grande réception en plein air, sous
la voûte d'un ciel magnifiquement étoilé et,
après un petit speech patriotique prononcé
d’une voix vibrante, but un verre de punch à la
France et au Président de la République.
Cette journée, où, suivant la formule consa-
crée, la plus grande gaîté n’avait pas cessé de
régner un seul moment, fit assurément davan-
tage pour remonter le moral des troupes et
chasser les fièvres que toutes les pilules de
quinine.
Le lendemain, àla première heure, le général
Metzinger inaugurait sa troisième étoile en
allant reprendre sa marche sur Andriba, où il
comptait arriver avant le l,r août.
Une lettre d’Henri.
A Suberbieville, le capitaine Gaulard avait
retrouvé Henri Berthier, toujours attaché au
service des renseignements de la t" brigade ; et
tous deux avaient pu causer longuement de
Maevasamba, de Marguerite et de cet original
d’oncle Daniel, le plus grognon des hommes et
le meilleur à la fois.
Vers la fin de juillet le général Voyron,
commandant la 2‘ brigade du corps expédition-
naire, la brigade de marine, y arrivait pour
prendre le service d’avant-garde avec ses mar-
souins, plus âgés et plus solides que les lignards
et les Chasseurs à pied de la I" brigade, et par
suite bien moins éprouvés par la fièvre et la
dysenterie. Il était certain que les troupes du
général Metzinger n’en pouvaient plus; épui-
sées par les fatigues des travaux de la route
qu’on n’aurait jamais dû faire exécuter à des
européens, et par les stationnements prolongés
dans des régions marécageuses, elles n’avaient
eu pour se refaire qu’une alimentation insuffi-
sante et peu variée, et, pour se remettre des
marches forcées sous un soleil de plomb, que
des nuits sans sommeil dans des tentes où la
chaleur n’était guère moins suffocante. La
2* brigade au contraire avait beaucoup moins
souffert ; elle formait une troupe superbe. Son
chef, le général Voyron, un des plus jeunes
i. \ oir le n" 331 du Petit Français illustré, p. 326.
L'AMBULANCIÈRE DE MADAGASCAR
345
généraux de l'armée, avait fait toute sa carrière
dans l'Infanterie de marine en Cochinchine, à la
Nouvelle-Calédonie, au Tonkin; très actif, très
vigoureux, très alerte, il avait en plus un don
aussi précieux que rare, celui de se faire aimer
du soldat.
Le Général en chef l'attendait, disait-on, pour
attaquer la dernière partie de la marelie sur
Tananarive. Le bruit commençait en effet à
courir que, renonçant à pousser la route plus
loin qu’Andriba, le général Duehesne allait
concentrer sur ce point de grands approvision-
nements en vivres et en matériel, et organiser
une colonne légère avec les éléments les plus
vigoureux et les plus résistants, pour franchir
sans arrêt prolongé les cent quarante cinq kilo-
mètres qui séparent Andriba de la capitale hova.
Ce petit corps d’armée, auquel serait réservé
l'honneur de planter le drapeau de la France au
cœur de l'Imérina, compterait de trois mille
cinq cents à quatre mille hommes, forces très
suffisantes pour faire face aux masses plus ou
moins bien armées que le gouvernement mal-
gache tenait rassemblées, dit-on, aux environs
de Tananarive. Au surplus, la contrée à travers
laquelle la colonne aurait à se mouvoir était
salubre, et ne réservait pas à nos soldats les
mêmes fatigues ni les mêmes dangers que les
régions traversées depuis Majunga.
En attendant, le mouvement sur Andriba sc
prononçait de plus en plus. Le 9 août, la brigade
d'avant-garde arrivait en vue de Soavinan-
dnana, où le général Duehesne la rejoignait
le 21.
Deux camps hovas considérables, sous le
commandement de deux généraux, Rainitavy
et Rainianjalabi, défendaient les abords d'An-
driba, assemblage de petits villages situés sur
un pic très élevé. Le 22, dès le lendemain de
l'arrivée du Général en chef, par une nuit très
noire, les deux camps étaient enlevés, et l'armée
malgache se défilait avec une telle précipitation
qu'elle abandonnait sur place vivres et muni-
tions, armes, filanzanes, effets de campement,
malles et cantines des officiers, ainsi que les
quelques canons sans affût qu'on avait réussi
non sans peine à hisser sur les flancs du morne
d’Andriba. Entraînés dans la fuite de leurs
soldats, les chefs durent se sauver à pied, à
peine vêtus.
« Lorsque le jour se fit, raconta un prisonnier
fait le jour suivant, nous avons regardé de
loin nos ennemis et nous nous sommes aperçus
avec étonnement qu’ils étaient peu nombreux,
peut-être 230; mais il n’était plus temps de
revenir sur nos pas.»
Des deux généraux hovas, l'un, Rainitavy,
qui avait déjà reçu une balle dans l’épaule au
cours d'un précédent combat, disparut au
milieu de la bagarre sans qu’on ait pu savoir
ce qu'il était devenu ; quant à Rainianjalahi,
on assure qu'il réussit à gagner Kinahy.
Andriba, évacuée précipitamment à la suite
de cette affaire, fut immédiatement occupée.
Cette position, très forte naturellement, com-
mande la plaine et donne la clef des plateaux
qui s'étagent jusqu'aux plaines de l'Imérina.
Déjà, en raison même de l'altitude, la tempé-
rature devient plus clémente et l'air plus sain.
Désormais les troupes allaient avoir beaucoup
moins à souffrir.
Henri Berthier, par sa
situation particulière à
l’état-major do la bri-
rr
Les Ilo-as ri a ont évacué leur camp.
gade d'avant-garde, se trouvait à même d'être
informé des premiers de ce qui se préparait;
il aurait donc pu en aviser aisément son
oncle et sa sœur Marguerite, si les commu-
nications n’avaient pas été si difficiles. Plu-
sieurs fois, cependant, il avait eu l’occasion
de faire passer à Maevasamba des lettres
où il rassurait les siens sur sa propre santé.
Quant à celles de Marguerite et de l’oncle
Daniel, il en avait reçu un certain nombre, bien
que fort irrégulièrement; c'est ainsi qu’il avait
appris depuis longtemps la création de l’ambu-
lance, puis la maladie et la guérison de son
ami Georges Gaulard. En rejoignant son poste,
d’ailleurs, le Capitaine lui avait raconté en
grands détails et avec une reconnaissance
attendrie les soins admirables que lui avait
prodigués Marguerite.
— Elle m'a sauvé la vie tout bonnement! lui
avait-il dit. Il n’y a pas de médecin, d'infirmier,
de garde, qui aurait passé des nuits comme elle
346
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
à veiller à mon chevet et à m’empêcher, dans
les moments de crise 'aiguë, de me jeter la
tête contre les murs de ma chambre. Et avec
quelle patience, quelle ténacité elle me forçait
à avaler, malgré ma répugnance invincible,
quelques cuillerées de lait ou de viande crue
hachée! Ce n'est pas une fois, c’est dix fois,
c’est vingt fois que je serais mort sans elle,
sans ses soins de tous les instants!
A la suite de l’occupation d’Andriba, un jeune
lieutenant attaché également à l’État-major du
Général ayant été envoyé à Marovoay auprès
du colonel Pâlie, chargé du service des étapes,
Henri profita de la circonstance pour faire
parvenir à sa sœur une lettre où, entre autres
nouvelles, il lui annonçait ce qu’il avait appris
le matin même, à savoir que Ramasombazaha,
l’odieux et grotesque gouverneur du Bouéni. le
vaincu de Marovoay et de Mevatanana, l’homme
enfin qui avait été l’inspirateur de l’assassinat
de leur père, venait d’être exécuté lui-même à
Tananarive par ordre du Premier Ministre.
Après la prise de Marovoay, le triste sire,
exaspéré de sa défaite et redoutant, non sans
quelque raison, le courroux de Rainilaïarivony,
avait cru très malin de rejeter toute la respon-
sabilité des événements sur quelques subal-
ternes, qu’il avait fait décapiter sans autre
forme de procès et dont il avait envoyé les
têtes à Tananarive. Mais cet ingénieux strata-
gème n’avait pas eu tout le succès qu’il en
espérait. Quelques jours précisément avant l’oc-
cupation d’Andriba par nos troupes, il était
encore tranquillement A la tête de ses hommes
lorsqu'il avait reçu la visite de quatre tsimondoas
— courriers royaux — envoyés par le Premier
Ministre pour s’emparer de sa personne et
l’emmener à Tananarive. Accusé d’avoir livré
Marovoay presque sans combat et d’avoir pris
lâchement la fuite, au lieu de s'ensevelir sous
les ruines de la place après avoir mis le feu aux
maisous, aux munitions et aux approvision-
nements, comme il en avait reçu l’ordre, Son
Excellence Ramasombazaha, 14" honneur. Gou-
verneur général du Bouéni, Général en chef des
armées de la reine, avait été condamné comme
traître à être brûlé vif; et immédiatement après
la proclamation do la sentence son exécution
avait eu lieu dans un des faubourgs de Tana-
narive.
« Voilà donc, continuait Henri, le véritable
assassin de notre père châtié comme il méri-
tait de l’être. Malgré l’atrocité de son supplice,
je ne me sens aucune pitié pour lui; j'aurais
volontiers porté mon fagot au bûcher sur lequel
il a péri. Bien que je n’aie été pour rien dans
cette trop juste expiation du plus abominable
des crimes, je me sens un gros poids de moins
sur la poitrine, et maintenant seulement je vais
pouvoir me consacrer à mon service, le cœur
complètement libre de toute préoccupation.
Depuis la disparition de Ramasombazaha, nous
avons déjà usé deux autres généraux, Rainitavi
et Rainianjalahy. Voilà qu’on parle maintenant
d’un nouveau Général en chef, nommé Rainian-
janoro, un simple tsiarondaly— esclave de la
couronne — , ce qui ne l'empêche pas d’être
12' honneur; on le dit intelligent et énergique,
et on ajoute qu’il jouit d’un grand ascendant
sur ses troupes; nous verrons bien; quand
même il aurait personnellement quelques
qualités de commandement, je le défie de
donner un peu de cohésion à l’armée liova,
recrutée à la hâte parmi do pauvres diables
plus faits pour manier la bêche que le fusil à
tir rapide. Jusqu'à présent nous en sommes
encore à attendre l’occasion de prendre un
contact sérieux avec ces singuliers soldats qui
n'ont d’autre préoccupation que de ne pas être
coupés de leur ligne de retraite. Nos hommes
sont enragés de ne jamais pouvoir se venger
sur la peau jaune de ces Hovas, qui fuient sans
cesse devanteux, de toutes les souffrances qu’ils
ont endurées. Le matin, quand les clairons
sonnent le boute-selle, ils croient toujours qu’ils
vont aller au feu et ce sont des cris de joie :
« A Tananarive! à Tananarive! » Que ne pour-
rait-on entreprendre avec de tels soldats! Et
quel malheur d’être obligé de les laisser se
consumer dans l’inaction !
On assure que c’est à Babay que nos soldais
se mesureront avec l’armée régulière de Rana-
valo, laquelle armée comprendrait dix mille
hommes. Ces dix mille hommes, Rainilaïari-
vony les encadrerait de tous les Hovas en état
de porter les armes, dans l’espérance que la
vue seule de ces masses profondes suffirait
pour jeter l’épouvante au cœur de nos braves
troupiers. M’est avis que le cher homme se fait
encore de grosses illusions, s’il se flatte de nous
empêcher d’entrer à Tananarive avec cette
horde de va-nu-pieds armés de fusils à pierre
et de sagaies.
Quant à l'état sanitaire de notre avant-garde,
il s’améliore sensiblement, à mesure que nous
approchons des hautes régions. Pendant le
jour, le soleil est encore très dur, mais les
nuits sont fraîches, trop fraîches plutôt ; tentes,
couvertures, vêtements, tout est insuffisant à
certaines heures pour empêcher l’humidité de
percer jusqu’à l'épiderme; de sorte que l’on
se surprend à souhaiter impatiemment le
retour de ce soleil qu’on a tant maudit pendant
le jour, pour réchauffer doucement ses rotules
trempées et ses épaules endolories. En somme,
nos meilleurs moments sont de sept heures à
neuf heures le matin, et le soir de quatre
heures et demie à six.
A. B.
(A suiore).
Camember trouve plus malin que lui.
Endrez ' Mossicu Camempre î Endrez donc. Chustcmcnt
je pensais à fous !
— A moi? Comment' Mamzclle Victoire, le sapeur, il serait
assez heureux pour réciproque de pensées à l'égard do votre
îudividu séraphique-sc-et péremptoire.
— A propos, sauf vot’ respect, permettez, Mamzclle Victoire,
que je vous insinue, à l'occasion du nouvel an, l’expression itérative
do mes sentiments respectifs dont auquel j ai ecloi d’étro le vôtre.
Manuelle Victoire.
— Foilà l'objet, Mossicu Camempre, che ne feux pas
vousfaire lanquir. Oufrcz ! Mossicu Camempre, oufrez, chc
fuels prie.
— Mais. Manuelle Victoire, vous avez dit que ça se fumait?
— Eli pion! un saucisson, tans mon pays, ça se fume...
tans la cheminée
— Mossicu Camempre, chc feux reconnaître fotre amabilité.
Che feux fous vaire une bédîde surbrise. . Définez guoi '
— Bon ' se dit Camember, c’est ma pipe ' mais soyons malin.
(Haut) Je parie que c'est une boite de tripoli,
— Non t Mossicu Camempre, c'est quéque chose qui se
fume
— Ah Mamzclle Victoire, mamzclle Victoire, j’ai comme
une idée que vous avez fait des folies !
343
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
L,’anaruille et les petits pois. — On sait
qu’il n’est pas rare de rencontrer des anguilles
dans les prairies bordant les coui s d eau ; mqis des
anguilles mettant à mal un plant de petits pois,
le fait n’est pas commun , bien qu’il soit
authentique : , ,
Sur les bords de l’Ornam, dans la Meuse, a
150 mètres de la rivière, un agriculteur avait
planté des carrés de petits pois. Ils mûrirent a
souhait, mais, dès lors, chaque jour on trouva des
cosses coupées comme à l’emporte-pièce, rongées,
vidées.
Ce braconnage avait lieu pendant les nuits
pluvieuses. On accusa les mulots, on empoisonna
quelques innocents campagnols. Les déprédations
continuèrent, jusqu’au jour, ou plutôt, jusqu a la
nuit pendant laquelle un garde vigilant vit
serpenter dans les carrés de pois, une dizaine
d’anguilles de belle venue.
On les prit sans douie et sans doute aussi on
les mangea; mais n’insistons pas sur ce point,
car le fait de pêcher la nuit des anguilles dans des
carrés de. petits pois pourrait déconcerter la
jurisprudence.
I^cs arbre» et la foudre. — Cette ques-
tion, dont nous nous sommes déjà plusieurs fois
occupés, vient d’être remise en actualité par de
graves accidents survenus au cours d orages
récents.
On sait que certaines essences lorestières, pour
des raisons encore mal déterminées, sont frappées
parla foudre infiniment plus que d’autres. D apres
des statistiques portant sur une période de onze
années dans un territoire forestier d Allemagne,
la foudre a frappé 56 chênes, 20 sapins, .1 ou 4
pins et pas un seul hêtre, alors qu il y avait
1 hêtres sur 10 arbres exposés à 1 orage. C est donc
le chêne, le bon quercus robur, qui détient,
comme on dit, le record de la fulguration. 11
convient aussi de ne pas abuser du sapin, ainsi
que le montre cette statistique.
Le» couleur» et lu végétation. De
curieuses expériences relatives a l'influence des
différentes couleurs du prisme sur la végétation
il résulte que des fruits, des plantes (même de
celles dites sensitives) exposés aux rayons biens
pendant plusieurs mois n’ont subi aucune modi
tication. Mais au contraire, exposés aux rayons
rouges, les fruits ont mûri prématurément, et
certaines tiges sont devenues quatre lois plus
hautes qu’à la lumière ordinaire.
*
* *
Les clous et le plâtre. — A qui n est-il
pas arrivé de pester devant l’impossibilité de faire
tenir solidement un clou dans du plâtre? bien de
plus simple pourtant : il suffit de bien mouillei
le clou avant de l’enfoncer; la rouille determme
une forte adhérence.
*
* *
Examen de musique. — Monsieur Babylas,
veuillez me citer un instrument à cordes.
— Les cloches, Monsieur.
*
* *
Perplexité. -- Guibollard est malade. Je
suis bien embarrassé, nous dit-il. J ai eu le toit
de consulter deux spécialistes : l’un m’envoie a
Pau pour une maladie de foie et 1 autre à Foix
pour une maladie de peau.
RÉPONSES A CHERCHER
Devinette. — Quels sont les trois personnages
imaginaires ou historiques qui, à eux trois, font
six ?
Langue française. — Quel est le genre
des mots : Épigramme. — Métagramme. —
Anagramme?
*
* *
Géoft-ropliie. Comment feriez-vous pour
aller de Paris a Versailles sans entrer dans le
département de Seine-et-Oise?
* *
Problème aimiNant. — Former le nombre
9990 par l’addition des huit premiers nombres :
1, 2, 3, 4, 3, 6, 7, 8.
REPONSES AUX QUESTIONS DU NUMERO 3S1-
1. Question géographique.
7,a république do Saint-Morin, enclavée dans le royaume
d'Italîo, au nord de la province d’Ombrie.
IL Question historique.
On appelait passe-volants des hommes recrutés n’importe où
et qui no figuraient dans les compagnies que les jours de
revue, il en résultait qu’une compagnie, pour laquelle le roi
..avait en réalité la solde do soixante hommes, risquait de ri en
comprendre que quarante. Cette fraude très grave fut . sévére
ment réprimée par Louvois.li.. 1667, le passe-volant éta.t puni
de mort; en 1676, on se contentait do lui couper le nez.
III. Question de physique.
Le principe général qui préside aux lois do l'ébullition des
liquides est celui-ci : Tout liquide entre en ébullition nu moment
où la tension de sa vapeur égale ta pression qu'il supporte. Ainsi,
l’eau bout à la température' de 100» lorsque la pression atmo-
sphérique est égale à û“,760m». Or, comme la pression atmo-
sphérique diminuo à mesure qu’on s'élève, il en résulte que
sur les hautes montagnes, l’eau entre en ébullition avant
d'avoir atteint la température de 100°. Sur le mont Blanc, par
exemple, l’eau bout à 81 degrés.
IV. Problème des contraires.
Les contraires des mots indiqués sont :
Quiétude — union — insensé — travail — ruine oubli
paresse - ennui - maladie -bon-rapide -am.cal-sap.de
— subtil — espérance - mort - assuré - loué — ému -
ln[J!,g0 — raido - élevé — immense — naturel - taciturne.
Dont les initiales donnent le proverbe de cinq mots .
Qui trop embrasse mal étreint.
Le Gérant ■ Mauricr TMIDIKU.
Tonie demande de changement d'adresse doit être accompagnée
de l’une des de,m«-e, bandes et de 50 centimes en tnabt-es-posU.
8e année. — N° 383.
40 centimes.
27 juin 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DLS ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L'AltdNNBHIÎNT • UN AN,
SIX FRANCS
Armand COLIN & C“. éditeurs
ÉTRANGER Tir. — PARAIT CHAQUE SA1IEC'
l'iin ilu l«r «le cinn|u<.‘
note.
5. rue «le Mézièrcs. Paris
Tous droits réservés.
L Ambulancière de Madagascar — La Revue du 14 juillet, à Subcrbicvdie.
350
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
L’ambulancière de Madagascar (Suite)'.
Personnellement je continue A me défendre
énergiquement contre la fièvre, qui ne laisse
pas que d’exercer encore quelques ravages
autour de moi. Avec force tasses de thé,
quelques bonnes pilules de chlorhydrate de
quinine tous les matins et de temps en temps
un petit vomitif, ou même un petit purgatif
on s'en tire encore. Mais tout le monde, mal-
heureusement, n’est pas aussi raisonnable.
Il ne manque pas de camarades qui déclarent
que c'est encore moins ennuyeux d'être malade
que de se soigner: quand ils se sentent pinces,
ils se couchent et attendent patiemment la fin
de l'accès, après quoi ils vont se promener.
Mais, pour traiter la fièvre de cette façon cava-
lière, il faut avoir le cœur bien accroché et ne
pas se laisser anémier.
Heureusement., le moral est toujours solide,
d'autant plus que la phase la plus mauvaise
de la campagne, celle du stationnement, est
passée. Rien de décourageant en effet, rien
qui pousse plus à l'affalement que cette inaction
exaspérante où trop longtemps on a dû nous
laisser. Jamais une alerte, jamais une occasion
de décharger son fusil, sinon sur les caïmans
iiui pullulent dans le Betsiboka et ses affluents;
il y avait de quoi perdre patience et les offi-
ciers de tout grade devaient se donner un mal
du diable pour remonter le moral de leurs
hommes. Il ne faut pas oublier toutefois que
quelque regrettables qu'aient été ces arrêts
prolongés à Majunga, à Marovoay, A Suberbio-
villo et ;\ Andriba, ils étaient absolument
forcés, attendu qu'en se retirant les Hovas
brûlent derrière eux les villages, détruisent les
récoltes, enlèvent les bœufs et tout ce qui
pourrait servir à l'alimentation de nos soldats;
le service des subsistances ne devait donc
compter désormais que sur les ressources
tirées de Suberbieville et de Majunga; et, en
s'avançant autrement qu’avec une extrême pru-
dence, on pouvait s’exposer à manquer de tout.
C'est égal, nous ne serons pas fichés quand
nous serons arrivés. Vous aussi vous devez
commencer à trouver que la solution se fait
bien attendre; et encore vous, vous pouvez
vous rendre compte des obstacles qui nous
barrent le chemin. Mais en France, à Paris,
on ne doit rien comprendre aux lenteurs do
notre marche en avant; on doit s’inquiéter,
s’impatienter, s'emporter même. Je les entends
d’ici, ces stratégistes en chambre, fulminer,
en arpentant le boulevard, un bon cigare à la
bouche, contre cotte expédition qui n’aboutit
point. Comme on voit bien qu’ils ne connaissent
pas le pays! Ils se figurent évidemment qu'il
n’y a qu’A avancer, d'étape en étape, sur une
route toute tracée, pavée même peut-être. Je
voudrais les voir un jour seulement se débrouil-
ler avec nous. Enfin, espérons qu’une fois que
nous serons à Tananarive, ils daigneront re-
connaître qu’après tout cette rude campagne
ne laissait pas d’offrir quelques difficultés.
Mais ne parlons plus de cela. Si seulement
notre ordinaire était un peu moins uniforme,
nous prendrions mieux notre parti d’être injus-
tement jugés dans les cabinets de rédaction
des journaux de la métropole. Le bœuf sous
toutes les formes, voilà le fond de notre cui-
sine. Chaque soir on nous sert un pot-au-feu,
où la julienne sèche joue le rôle du chou et
des navets absents ; ou bien un aloyau entouré
j de riz. Et le lendemain, ça recommence. Certes
le bœuf est une viande excellente ; à la longue
cependant il devient fastidieux; nous vendrions
notre part de paradis pour un gigot de mouton
aux haricots ; mais c’est seulement lorsque nous
serons au cœur de lTmerina que nous aurons
du mouton. En attendant, c'est à qui s'ingé-
niera pour varier un peu notre éternel menu.
Nous en venons à regretter les mercanlis, qui
nous ont si cruellement écorchés pourtant
dans le Bouéni. Quand je pense qu’à Marovoay
un de ces estimables industriels qui se disait de
Marseille, mais qui était plutôt Grec, à moins
qu’il ne fût Croate, nous faisait payer cinq
francs un paquet de tabac de dix sous, et quatre
francs cinquante un litre de vin qui valait
soixante-quinze centimes à Majunga! De loin
en loin des Sakalaves, plus ou moins suspects
de maraudage, nous apportent des bananes,
des canards, voire des tortues de l’ikopa qu’ils
cherchent à nous vendre le plus cher possible,
deux francs cinquante à quatre francs, suivant
leur taille qui varie entre quarante et cinquante
centimètres. Mais nous sommes bien trop heu-
reux de couper par une légère variante la déso-
lante monotonie de notre popote pour nous
montrer difficiles sur la provenance des denrées
susdites, ni sur leur prix. C’est égal, m’est avis
qu’au retour la cuisine de Maevasamba me
paraîtra joliment savoureuse.
Allons! il faut que je te quitte! A bientôt
maintenant, ma chère Marguerite; donne-moi
de vos nouvelles à tous le plus souvent pos-
sible; embrasse mon cher oncle; une bonne
poignée de main au docteur.
Je t’embrasse.
Ton frère,
Henri.
I. Voir le n® 382 du Petit Français illustre, p. 3’ti-.
L’AMBULANCIÈRE DE MADAGASCAR
351
P -S. Georges Gaulard, sachant que je t’écris
ce matin, me charge de te présenter, ainsi qu'A
mon oncle et au docteur, ses affectueux et
reconnaissants souvenirs, et de te dire qu'il se
porte admirablement ; pas la moindre petite
rechute, pas le plus léger accès; et cependant
il ne se ménage guère. Il paraît que tu l’as joli-
ment retapé et que tu es la perle des infir-
mières! C’est à donner envie d'attraper quel-
que bonne fièvre ou quelque jolie dysenterie
pour aller se faire soigner par toi. Malgré tout,
si tu le permets, je me dispenserai de taire
connaissance avec ces vilaines maladies, la plaie
de Madagascar et la terreur du pauvre soldai !
Le premier mort de Marguerite.
Depuis que le capitaine Gaulard avait quitté
Maevasamba, le personnel des hospitalisés de
l’ambulance avait été presque entièrement
renouvelé. Cette fois, loin de refuser au vieux
Daniel de nouveaux pensionnaires, on lui en
avait donné autant qu'il en avait voulu, d’au-
tant plus volontiers que lui-même se chargeait
de venir les chercher à Majunga et de les y
reconduire après leur guérison complète, le
tout à ses frais. L'ambulance avait, d'ailleurs,
fait ses preuves; pas un décès n'était venu
attrister les braves cœurs qui la dirigeaient; et.
d’autre part, 1 encombrement des malades et
des indisponibles ne faisait que croître do
jour en jour à Majunga, malgré les rapa-
triements qui presque chaque semaine empor-
taient des chargements entiers de fiévreux et
d'anémiés.
C’était le corps du génie qui fournissait le
plus fort contingent à ce lamentable stock de
malades. Le corps du génie méritera une page
spéciale dans l'histoire de la campagne; le
lieutenant-colonel Marmier, ses officiers et ses
soldats, ont fait plus que leur devoir, jamais
on aura assez d'éloges et, espérons-le, assez
de récompenses, pour la somme d'efforts et
de dévouement dépensée par ces braves gens
au détriment de leur santé et de leur vie. Leur
œuvre est une œuvre de géant. Sans parler de
tous les ponceaux construits sur la route, des
roches qu’ils ont fait sauter, de la brousse qu'ils
ont déblayée, des marais qu’ils ont comblés,
des pistes qu’ils ont élargies, des montagnes de
terre et de détritus de végétaux en fermenta-
tion qu'ils ont remués, il faut citer à part leurs
trois principaux travaux, qui sont tout simple-
ment des merveilles d’habileté pratique et
d'indomptable ténacité : le pont de Marovoay,
celui d’Ambato et surtout celui du confluent du
Betsiboka et de l'Ikopa.
Le pont de bois de Marovoay, d'une solidité
à toute épreuve, est un pont de chevalets
combiné avec des pieux dans sa partie médiane.
Il a soixante-sept mètres cinquante de long, et
sa construction présentait d'autant plus de
difficulté que la marée marne de quatre mètres
sur la rivière de Marovoay. Pour enfoncer les
pieux, le « mouton » étant tombé à l’eau anté-
rieurement pendant l'échouage d'un chaland,
on employa un moyen original; on disposa une
plaque de fer horizontalement sur la tête des
pieux plantés légèrement, et sur cette plaque
on fit détoner de la mélinite, dont le choc
enfonça les pieux très
Construction d'un pont sur la Betsiboka.
Canoro, a cent vingt mètres de long. Détruit
malgré sa bonne exécution par un accident, il
fut refait avec une entière solidité.
Mais l'œuvre maîtresse du Génie au cours de
cette campagne, c’est le pont jeté un peu- au-
dessus du confluent du Betsiboka et de l’Ikopa,
et qui n’a pas moins de trois cent soixante-sept
mètres de long. On essaya d'abord du système
des chevalets, mais le fond étant d'un sable
extrêmement fluide, on dut l'abandonner. «Nous
posions un chevalet avant d'aller manger la
soupe, — racontait un des rares soldats qui aient
travaillé à cette étonnante construction sans en
rapporter au moins la fièvre, — et quand nous
revenions, plus de chevalet ! Les sables avaient
tout avalé. Il fallait alors passer des heures dans
l'eau jusqu’aux aisselles pour enfoncer les
pieux à force, bravant les rhumatismes, sans
parler des caïmans très nombreux dans ces
332
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
pavages; et trois cent soixante-sept mètres,
vous savez, c'est long! » Depuis 1809, les annales
militaires n’avaient rien enregistré de compa-
rable à l’établissement de ce pont. Tous les
jours, le nombre des travailleurs diminuait;
les autres serraient les rangs et, se raidissant
contre la fièvre et la souffrance, continuaient
l’oeuvre entreprise. On vit des lieutenants et
des capitaines empoigner la scie et le mar-
teau pour suppléer aux soldats terrassés par
la maladie, aider au transport et à la pose des
matériaux de construction, et faire en même
temps œuvre d’ingénieurs et d’ouvriers : ce
simple fait ne montre-t-il pas éloquemment
quelle solidarité existait entre tous les vail-
lants hommes de ce corps d’élite? Quand la
besogne fut terminée, les survivants, dont le
nombre était considérablement réduit, ramas-
sèrent leurs outils et repartirent en avant,
prêts à de nouveaux travaux, à de nouvelles
épreuves ; et, comme le lieutenant-colonel Mar-
mier, un peu ému, leur disait adieu, avec ces
simples mots : « Allez! mes enfants, et bon
courage ! — Merci, mon colonel, on en aura ! »
répondit d’une seule voix cette poignée de héros.
11 y a un proverbe qui dit : « Remuer le sol
des régions intertropicales, c’est y creuser sa
tombe. » Or jamais, de mémoire d’homme,
soldats n’avaient remué autant de terre sous
les tropiques. Cependant la triste parole ne
s’est point vérifiée au pied de la lettre, en ce
qui concerne ces vaillants soldats du génie ;
bon nombre, fort heureusement, en ont été
quittes pour fournir un contingent respectable
aux fiévreux recueillis par les hôpitaux
installés à Ambato, à Ankaboka, et à Majunga
même.
L’ambulance de Maevasamba reçut une
dizaine de ces modestes héros, et l’on pense de
quels soins ils furent l’objet dès leur arrivée.
Quelques hommes du 200‘ furent également
confiés au vieux Daniel et, parmi eux, un soldat
nommé Nicole qui avait servi d’ordonnance au
colonel Gillon. 11 était déjà avec le malheureux
officier au 49», à Bayonne, et quand celui-ci
avait été désigné pour commander et organiser
le 200», il avait emmené son ordonnance. A
Lyon, à Marseille, pendant la traversée, et enfin
à Madagascar, Nicole n’avait point quitté son
colonel, et c’était lui qui l’avait veillé et assisté
jusqu'au dernier moment.
Ce brave garçon, assez gravement atteint
lui-même, était devenu bien vite le Benjamin
de Marguerite. Très doux, très timide, avec des
yeux bleus et un soupçon de moustache blonde,
il semblait honteux des attentions vigilantes et
délicates dont il était entouré; jamais une
plainte, jamais un mouvement d’impatience ne
lui échappaient; il fallait lui arracher les mots
un à un pour le forcer à avouer qu’il souffrait,
qu’il avait passé une mauvaise nuit, qu’il mou-
rait de soif, etc. Marguerite parvint cependant
à apprivoiser la discrétion presque farouche
du pauvre Nicole : peu à peu il se familiarisa
avec cette belle demoiselle, qui de ses mains
blanches aux doigts effilés lui tendait la tasse
de tisane, ou remontait les couvertures jusqu'à
son menton ; il finit même par la considérer
comme une sorte de sœur aînée, lui racontant
toutes ses petites affaires : comme quoi avant de
partir au 49' il était employé chez un coiffeur de
la rue Haute, à Saintes ; pendant la saison des
bains, il allait aider ses parents qui tenaient
un petit établissement sur la plage du Bureau,
près Royan. Parfois il lui lisait les lettres de
« la vieille » — comme il appelait sa mère,
avec un accent de tendresse qui relevait la vul-
garité du mot — de bonnes lettres, pleines
d’amour et de fautes d’orthographe, de recom-
mandations touchantes dans leur puérilité, de
questions sur l’époque de son retour, etc.
Après avoir traîné longtemps, il paraissait
en bonne voie de guérison, lorsqu’une compli-
cation survint tout à coup et l’emporta en
moins de vingt-quatre heures.
Marguerite fut atterrée par cette mort, la pre-
mière qui avait lieu à l’ambulance, et d’autant
plus qu’elle était survenue inopinément, traî-
treusement presque, au moment où l’on croyait
le pauvre soldat tiré d’affaire. La jeune fille ne
le quitta pas d’une minute pendant ses der-
nières heures, écoutant le cœur serré les
divagations du mourant qui n’avait déjà plus sa
tête et racontait des histoires sans suite où
revenaient son colonel ou ses camarades, et
parfois aussi Royan et les villages des environs.
Le triste dénoûment s’étant produit au coucher
du soleil, la jeune fille, après avoir fermé les
yeux du petit soldat, voulait le veiller toute la
nuit; il fallut que son oncle et le D' Ilugon
l’emmenassent presque de force.
(.4 suivre).
A. B.
LA CHASSE AU CROCODILE
353
La chasse au crocodile.
Certains animaux, comme certains hommes,
jouissent d'une fort mauvaise réputation. Le
crocodile est de ce nombre. Peut-être mérite-t-il
la suspicion dans laquelle on le tient; car enfin
les exemples ne sont pas rares de gens qui se
sont mal trouvés d’un tête à tête avec l’un de
ces reptiles. Le crocodile du Haut-Nil, en parti-
se fera peut-être attendre, un crocodile pouvant,
sans inconvénient, rester plusieurs mois sans
manger.
Mais je devrais, pour être véridique, mettre
mes verbes à l'imparfait. Il est, en effet, par-
faitement vrai que naguère encore les Floridiens
faisaient au caïman une guerre sans merci.
culier, s'est fait à cet égard une spécialité : sa
manière à lui est de saisir et d'enlraîner les
femmes qui viennent puiser de l'eau et les
enfants qui jouent sur les bords du fleuve.
Voilà un pays où, si j'y vais jamais, je vous
garantis que l'idée ne me viendra pas de
prendre nn bain de rivière.
Par contre, il paraît que l’alligator d'Amérique,
qu'on nomme aussi caïman, est. lui, relative-
ment bon enfant. Je serais, pour ma part, assez
disposé à le croire; car la facilité avec laquelle
il se laisse prendre'par les indigènes du Mexique
semble indiquer qu’il a vraiment un bien bon
caractère. Vous êtes, je suppose, au Mexique et
vous vous promenez avec un ami. Vous ren-
contrez un caïman faisant sa sieste au soleil
comme un bourgeois qui digère. Vous vous en
approchez sans bruit. Vous sautez sur le dos
de l'animal et vous lui maintenez solidement
le museau avec les mains pendant que votre
ami, muni d'une corde, le musèle habilement,
lui mettant ainsi les mâchoires sous scellés.
Après quoi, si le cœur vous en dit, vous
pouvez assommer le patient, ou, si vous le
préférez, le laisser regagner son humide
demeure. Quelle que soit la résolution que vous
aurez adoptée, le résultat définitif sera le même.
Seulement, dans le deuxième cas, ce résultat
guerre d’autant plus motivée que la peau de ces
reptiles se prête admirablement à la confection
de porte-monnaie, de portefeuilles, de blagues
à tabac et autres objets de maroquinerie d’une
vente avantageuse.
Or, grâce aux moyens aussi efficaces qu’ori-
ginaux qu'ils employaient, les Floridiens
avaient fini par rendre le caïman, et par suite
sa peau, tellement rare que la maroquinerie
jeta un cri d'alarme. D'autre part, les caïmans
ou alligators prélevaient bien de temps à
autre un tribut sur les troupeaux en s'emparant
des moutonsoudes clievreauxassezimprudents
pour s’approcher de leur gîte; on les accuse
même d'avoir parfois, comme le lion de la
fable, mangé... le berger!. . Mais ce n'étaient
là que des hors-d'œuvre ; car la base de leur
nourriture, leur plat de résistance, est le rat,
très abondant en Floride.
Mais voilà que les alligators devenant clair-
semés, les rats se mirent à pulluler sans
contrainte, détruisant les récoltes et devenant
une véritable calamité publique. Les Floridiens
se virent dans l'obligation de repeupler leurs
rivières de crocodiles.
En Afrique, les nègres s'y prennent autre-
ment.— affaire de tempérament! — L'un d’eux
se place sur la roule que doit suivre l'animal.
334
LE PETIT FI'.ANÇAIS ILLUSTRÉ
Celui-ci s’avance la gueule grande ouverte,
montrant son formidable arsenal dentaire. Le
nègre, impassible, attend. Quand l’ennemi ost
à bonne portée, l'homme enfonce le plus loin
possible son bras dans la gueule du monstre.
Celui-ci s'imagine naturellement qu’il n’a plus
qu’à refermer les mâchoires pour happer le
téméraire. C’est ce qui ne manquerait pas
d’arriver si, en même temps que son bras, le
nègre n’avait pris la précaution d’introduire
dans le gosier du crocodile un morceau de bois
mangé pendant la période d'apprentissage, on
a des chances d’arriver, par l’exercice, à une
certaine perfection.
Il est curieux de remarquer qu'au .Mexique,
pour faire périr un crocodile, on lui ferme la
bouche, tandis que, sur les bords du Nil ou du
Zambèze, on l’oblige, dans le même but, à la
laisser ouverte. Comme les habitudes changent
avec la longitude!!
Il y a d'autres méthodes employées pour
chasser le crocodile. On le chasse au fusil
La chasse au caïman en Afrique.
de fer, pointu aux deux bouts. Ce morceau de
bois étant placé verticalement, on comprend
que le reptile, désormais condamné au bâille-
ment forcé à perpétuité, peut difficilement
donner suite à ses projets négricidns. 11 est vrai
que son supplice n’est pas de longue durée ;
car, privé de son arme offensive, le crocodile
est vite tué d’un coup de couteau au défaut de
l’épaule, à moins que, solidement ficelé, il ne
soit conduit en laisse comme un vulgaire toutou
jusqu’au plus prochain village où il est accueilli
par d’unanimes cris de joie, bien faits pour
lui enlever ses dernières illusions au cas où il
lui en resterait encore.
Triste retour, hélas! des choses d’ici-bas! 11
voulait manger le nègre, et c’est le nègre qui
le mangera.
Le procédé nègre est manifestement plus
simple que le procédé mexicain. Il est aussi
plus élégant ot moins brutal. Quand on a du
coup d’œil, du sang-froid et qu'on n’a pas été
comme un lapin. C'est ainsi que les Anglais ont
réussi à détruire presque complètement le
gavial du Gange. Les nègres du Sénégal procè-
dent d’une façon moins banale mais infiniment
plus dangereuse : ils plongent sous le crocodile
endormi dans une sécurité funeste et lui enfon-
cent un couteau dans le ventre. Les Indiens
d'Amérique le pêchent à la ligne comme un
goujon avec un hameçon amorcé d’un agneau.
Les Soudaniens le font tomber dans des fosses
profondes traîtreusement dissimulées sous des
branchages; mais le record de l'originalité
semble être détenu par les habitants de la
Floride, qui traitent le crocodile comme un
vulgaire rat etle prennent dans une souricière.
C’est ce que représente notre grande gra-
vure.
On voit que l’animal, attiré par l’odeur d’un
gigot d’agneau ou mieuxdechien suffisamment
faisandé, s’est pris dansun nœud coulant, cacbé
sous l’eau à l'unique entrée d’une sorte de
LA CHASSE AU CROCODILE
355
cirque. Il a entraîné avec lui une traverse qui, i Vous voilà maintenant renseignés, et si
engagée dans deux encoches des deux pilotis ! jamais vous vous trouvez eu présence d'un
situés de part et d autre de l'entrée, maintenait | crocodile, vous n'aurez qu’à repasser rapide-
courbé un arbre d'assez grandes dimensions. | ruent cet article dans votre mémoire afin de
Rendu libre, l'arbre forme ressort et se redresse
en serrant fortement le nœud coulant. Le
caïman se trouve pris et même enlevé par la
détente de l’arbre, si son poids le permet. En
tout cas, un lasso, habilement lancé comme
savent le faire les Américains, a vite fait d’im-
mobiliser la victime.
chercher le moyen le plus pratique de vous
rendre maître de la grosse bête, et si, par
malheur, le moyen que vous aurez choisi ne
vous réussit pas, si vous êtes vaincu dans la
lutte, j’espère que vous serez assez aimable
pour ne pas venir m'en faire des reproches.
G. C.
356
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Une histoire de sauvage (Suite) 1 .
Troisième jour. — Ce matin, au petit jour, le
matelot de vigie s’écrie : « Une voile ! » Nous
sommes tous debout, haletants! Hélas! c'est
un goéland! Nous retombons dans un morne
accablement.
Un vol dq goélands nous accompagne et
tournoie au-dessus de nos têtes en poussant
des cris lugubres , ils attendent leur repas !
Si parmi eux se trouvaient quelques mouettes,
ce serait un signe que la terre est proche, mais
ce sont des goélands de haute mer. Les requins
rôdent autour du radeau, ces squales voraces
semblent vouloir nous taire admirer leurs
talents en natation en attendant le moment, le
moment terrible, inévitable où nous leur servi-
rons de nourriture! Si du moins nous pouvions
nous garanlir des rayons de ce soleil qui nous
dessèche la peau à tel point qu'il me semble la
sentir collée à mes os... Tout à coup le capi-
taine Pamphile s’écrie : « Mangeons du
requin, buvons du sang de requin. « Belianzin
est saisi, attaché solidement à un cordage,
.jeté à la mer, il est happé en un clin d’œil.
Quand le monstre a englouti sa proie, le cor-
dage est amarré solidement au pied du mât. Le
radeau oscille d'une façon inquiétante.
La perspective d’apaiser notre soif nous
donne des forces ; le squale est hissé sur les
planches, chacun fait une entaille, suce le sang,
ou taille à même la chair encore palpitante. Quel
horrible festin!... Notre soif semble apaisée
pour quelques instants.
Midi. — Oh! ce soleil! quel supplice! Cepen-
dant, je ne sais pourquoi, j’ai maintenant bon
espoir. Je m’aperçois que, ô miracle ! Sarah-
Bernhardta fondu. Ce n’est plus elle, c’est une
masse liquide, gluante qui s'étale sur le plan-
cher du radeau mêlée aux débris de ses vête-
ments. Le signor Pompéius est accablé de
désespoir, il est sombre, immobile. Les autres
personnages de son « mousée », sauf la reine
Victoria, déjà fondue, se comportent assez
bien. I.a journée s’achève sans incidents.
Quatrième jour. — La faim et surtout la soif
nous font de nouveau sentir leurs griffes aiguës,
les requins ont dévoré les restes informes de
leur camarade. Nos courageux matelots cher-
chent à prendre un autre requin. Un fidèle
Brandebourgeois (le dernier!), est attaché au
cordage, jeté à la mer, aussitôt happé; c’est un
requin de forte taille, nous en aurons pour
plusieurs jours; le cordage se tend, le radeau
reçoit un choc formidable, le cordage casse, et
la famille Pituitt est renversée les jambes en
l’air.
C’est notre unique cordage. Nous n’avons
plus d’espoir. « Mangeons les personnages en
cire, s’écrie le capitaine Pamphile. — Manger
de la cire! dit le capitaine Dubec, vous n’y
pensez pas. — Préfère côtelette, pommes de
terre frites, monologue le Dr Poupardin. —
Manger mon mousée, mes soujets essellentis-
simes ! gémit le signor Pompéius. — Moâ,
capt’ain Dioubec, s'écrie Mr Pituitt, jé mangé
le tsar et son femme. » — Nous nous
levons tous comme un seul homme, mena-
çants, en criant: Non, non, jamais; vive le
tsar! vive la tsarine! (Bravo, bravo; vive la
Russie!) — « Commençons par ceux qui sont
déjà fondus », fait observer le capitaine Dubec.
Ce qui reste de la reine Victoria est dépecé,
malgré les protestations indignées de la famille
Pituitt. J’attrape un morceau de Sarah-Bernhardt.
Quelle nourriture ! de la cire et du hareng salé;
il semble pour un instant que notre faim est
apaisée, mais bientôt nous nous tordons sur le
radeau, en proie à d’horribles souffrances. Si
notre situation n’était pas aussi désespérée et
si mes souffrances me le permettaient, je rirais
bien en voyant les sauts de carpe exécutés par
mister Pituitt sur les planches du radeau : il se
tord et se retord !
Midi. Le soleil nous dessèche... Souffrances
épouvantables. Je note le commencement du
délire. Le radeau semble chargé de cadavres...
vaguement ... je me souviens d’une gravure : le
radeau de la Méduse... c’est exact.
Cinquième jour. — La fraîcheur de la nuit
nous a rendu quelques forces. Quelques-uns se
mettent à lécher les poutres imprégnées d’hu-
midité... je ne puis en faire autant ; ma langue,
gonflée, s’est attachée à mon palais... la gorge
contractée... il me semble que je suis étranglé
lentement... Mes entrailles me font endurer
d'épouvantables douleurs, ce sont des spasmes
qui me mettent à l’agonie... je note le délire...
M' Pituitt montre des dents aiguës, le docteur
Poupardin fait claquer ses mâchoires comme
un singe, il parle... je m’efforce d’écouter.
« Sources jaillissantes ., prairies ombragées...
Médoc .. Médoc... » Je voudrais lui crier de se
taire. Oh! cette miss Pituitt, j’en mangerais
bien un morceau... je boirais son sang... elle
doit être tendre comme du poulet.
Midi. — Le soleil nous tue.
Quatre heures. — Silence... on se regarde avec
Voir le n» 382 du Petit Français illustré, p. 338.
UNE HISTOIRE DE SAUVAGE
357
des yeux luisants. Je vois un couteau briller
dans la main d'un matelot.
Sixième jour. — Je note le délire... intermit-
tent. . Etrange! la journée se passe sans inci-
dents... Nous sommes tous couchés sur le
plancher du radeau. . seul le capitaine Pamphile
interroge l'horizon... je l'entends causer avec
le capitaine Dubec. . je ne comprends pas ce
qu'ils disent...
Septième jour. — La faim ! peut-être pourrait-
on encore la supporter Les bottes de Bismarck
ont été coupées en lanières, chacun a eu son mor-
ceau de botte... mais la soif, cette soif inextin-
guible, mortelle... Le capitaine Dubec s’efforce
de crier : « Il faut en finir!... » Tout le monde
comprend. Personne ne se dévoue. Il faut un
sacrifice. D’une voix étranglée le capitaine
Pamphile dit : « On tirerera au sort. » Rien à
dire à cela, c’est le sort, le sort aveugle qui
décidera. Ce moment solennel rend à tous un
peu de présence d'esprit, on se soulève sur les
coudes pour mieux voir et mieux entendre. Le
capitaine Dubec a un papier, il le déchire en
petits morceaux ; autant de morceaux, autant
de naufragés. Le D’ Poupardin délire et dit en
mâchant sa langue : « Courte-patlle! » Comme
il n’y a pas de paille on ne peut avoir recours
à ce moyen; d'ailleurs, dans un moment aussi
grave!... Les papiers sont mis dans le casque de
Bismarck. . «Il y aune tête de mort sur l’un des
papiers, crie le capitaine Dubec d'une voix
pâteuse, celui qui la tirera... ce sera celui-là...»
On tire... silence solennel... Je serais satisfait de
manger un morceau de miss Arabella Pituitt,
je serais content de boire son sang assurément
bien préférable au sang corrompu de cet affreux
Poupardin. Elle me regarde et je lis dans ses doux
yeux la même pensée! Miss vient de tirer..., ce
n'est pas elle... ce n’est pas Poupardin... A mon
tour... je tire... je jette un coup d'œil sur le
papier... Horreur! la tête de mort !... C'est moi...
Un matelot m'arrache des mains le-fatal papier
et le montre : « C'est lui... » On me regarde avec
des yeux de convoitise... M’ Pituitt montre ses
dents blanches et longues. Le capitaine Dubec
me désigne du doigt en disant : demain matin
on le mangera et on le boira. Je fais bonne conte-
nance, j'affecte un visage souriant, je n’oublie
pas que je suis de Beaucaire. (Très bien!) On
crie : « Tout de suite! » Non, demain matin, au
lever du jour .. La nuit vient du reste et cal-
mera un peu nos souffrances... Le capitaine
Pamphile s'approche de moi, me serre la main
et me dit : « Voilà où conduisent les ballons!»
Minuit. — Encore quelques heures à vivre...
La lune brille dans un ciel sans nuages... je
pense à cet instant que ma mère peut-être la
regarde aussi!... J’envoie à mes chers parents
ma dernière pensée... et puis cinq baisers, un
pour mon père, deux pour ma mère et deux
autres pour mes deux petites sœurs... Il me
semble les voir monter vers la lune, rebondir
sur sa surface argentée et je les entends s’appli-
quer sur les joues des destinataires. . C’est le
délire.. Je suis sur le point de perdre connais-
sance... Je lutte et je reviens à moi. Comme ils
me regardent tous, leurs yeux brillent et luisent
— II tire... Je sea* la L>alle me traverser lo cœur.
dans l'obscurité comme ceux des chats. On me
surveille; cette viande, la mienne, est à eux!
Huitième jour. — J'ai compté les jours à
partir du lever de l’aurore. Je ne verrai pas
cette aurore... C’est fini... le soleil apparaît
sur la ligne de l’horizon. J’élève mon âme vers
les cieux, je demande pardon à mon père, à
ma mère. ( Chut ! chut! écoutez.) Le capitaine
Dubec s'approche de moi, froidement il arme
son revolver; cependant il me demande : « Pré-
fères-tu un coup de couteau? c’est plus sûr. »
( Frémissement dans l'auditoire ) Je réponds :
« Ça m’est égal... » Il approche de ma tête le
canon du revolver, l’appuie sur ma tempe...
mais il se ravise et me dit : « Tu es brave?... »
Je réponds : « Je suis de Beaucaire... » 11 défait
ma chemise sur la poitrine, je l'aide... Il cher-
358
LE PETIT FUANÇAIS IU.USTHË
clie la place du cœur... « C'est là, u’est-ce
pas?... » — « Oui.c’estlà Il tire... je sens la
balle me traverser le cœur, je tombe... aussitôt
j'entends un long hurlement... Ils sont là tous
qui me dépècent comme ils ont dépecé le
requin ; des lames tranchantes s’enfoncent
dans mon corps... ils boivent mon sang! ils
mangent ma viande! (Oh! oh! protestations dans
L'auditoire. Une voix : .< Mais le voilà! lu n'es
pas mort ! » )
— Té! c'est vrai... me voilà, s’écrie Marius,
je n’y pensais plus, le souvenir de ces hor-
ribles instants est encore tellement présent
à mon esprit... (Rumeurs...) lion imagination
m’emporte...
— Eh! c’était un rêve! s’écrie Barigoule.
— C’était un rêve, en effet, illustre président.
( Cris : A la bonne heure!) Car, au milieu des
ombres de la nuit, notre radeau venait de donner
sur un récif, il fut en partie brisé et c’e.si. a
cette circonstance que je dois d’avoir échappé
à la mort. A quelques centaines de mètres à
peine se voyait la terre vers laquelle nous étions
poussés par le vent et la marée.
De l'eau! de l’eau! — Le campement. — Oune
boite d’alloumettes ! — Le tsar et la gracieuse
tsarine. — Le pérésol de M1 Pituitt. — Où le
D'Poupardin se livre au tir à l are. — Popo-Lulu.
— Comment se signe un traité d’alliance. — Des
poulets. — Nouvelle manifestation d'égoisme de
M' Pituitt. — Tout! sauf les « ploumes » !
Ce choc sur un récif eut pour conséquence
de secouer notre torpeur et de réveiller ce
qui pouvait encore nous rester d’énergie; puis,
les premières lueurs de l’aube nous montrant
la terre à quelques centaines de mètres, et une
terre fertile, car nous apercevions des arbres
et, là où il y a des arbres, se trouve nécessai-
rement de l’eau, l’espoir ranima nos forces
défaillantes, le cri : de l’eau! de l'eau! sortit de
toutes les lèvres. Seul le D’ Poupardin, qui avait
le délire, s'écria : « du vin ! du vin ! » Quelques
minutes après nous prenions pied sur la terre
ferme, ceux d’entre nous qui se trouvaient trop
faibles y furent portés par la marée, qui les
déposa doucement, ainsi que le reste des per-
sonnages du musée Pompéius, sur le sable du
rivage.
Puis, ce fut une course folje vers une dépres-
sion de terrain; là devait se trouver une rivière;
en effet, nous aperçûmes une eau limpide, de
l’eau douce, qui coulait lentement ; ce fut une
course dont je me souviendrai toute ma vie,
nous devions ressembler à des hommes dont
l'ivresse a troublé le cerveau, car nos jambes,
ankylosées par huit jours d’immobilité, nous
refusaient leur ollice. De même que mes compa-
gnons d’infortune, je tombai plusieurs fuis, me
j relevant avec peine et parfois me traînant surles
genoux pour m'avancer vers cette eau qu'il me
semblait, dans mon impatience, ne jamais pou-
voir atteindre. ( Une voix: C'était un mirage!) Non,
chers Barbissoustes, ce n'était pas un mirage,
et la preuve c’est que, quelques minutes après,
nous étions tous à plat ventre, dans l’eau,
buvant à longs traits, ne pouvant nous lasser
d’y baigner notre visage et nos mains. Quand
on s’était bien abreuvé et baigné, on se
laissait retomber sur le sable, puis, quelques
minutes après, on recommençait! et, incon-
sciemment, dans notre joie folle, nous répé-
tions : de l'eau! de l’eau!
Ce fut le capitaine Pamphile qui, le premier,
parla d’autre chose, car, s’approchant de moi,
il me serra la main en disant : « Mon petit
Marius, tu as de la chance. » Je. n’eus pas le
temps de lui répondre; dans les fourrés qui bor-
daient la rivière, on entendait des cris d’appel:
« Viens, me dit-il, ils ont trouvé quelque chose
à se mettre sous la dent. » C'étaient des fruits
sauvages; ils réussirent à calmer la faim qui
nous rongeait les entrailles.
— Maintenant, dit le capitaine Dubec, voici ce
que nous allons faire : nous resterons à cet
endroit jusqu’à ce que nous nous soyions rendu
compte de la nature de laterre, île ou continent,
que nous avons le plaisir de fouler aux pieds;
le plancher des vaches a du bon et je n’en veux
plus médire comme je le faisais autrefois; les
plus vigoureux d’e-ntre nous partiront en recon-
naissance...
U fut interrompu par un éclat de rire partant
d'un fourré...
— Ah! il y a des singes par ici, c’est un
excellent gibier... quand on n’en a pas d’autre.
Quelques instants après, on entendait les
détonations de son revolver et il rapporta plu-
sieurs singes de petite taille. On les mangea
crus, faute de feu; cette viande nous rendit des
forces, personne ne se plaignait de son goût
désagréable, un goût d'huile de ricin; cela
valait mieux, en tout cas, que le cuir des bottes
de M. de Bismarck. Un emplacement fut choisi
pour établir un campement provisoire, à l’abri
des rayons du soleil. .Maintenant, nous avions
bon espoir, le signor Pompéius eut encore la
constance de recueillir les débris de sa « for-
toune ». En voici l’inventaire: S.M. l’empereur
Guillaume II (n’a plus de nez;, aspect lamen-
table; S. M. le tsar Nicolas II et la gracieuse-
tsarine (intacts).
J'ai noté mes impressions sur les incidents
de chaque jour.
Lundi 6 juin. — Notre campement s’organise,
son emplacement a été bien choisi sur le bord
de la rivière; les matelots ont .réussi à cou-
per quelques petits arbres avec leurs couteaux,
et nous avons utilisé les débris du radeau;
UN ii HISTOIRE DU SAUVAGE
259
des Imites ont été construites, nous sommes [
à l'abri du soleil et de la pluie. Quels délices j
de sentir sous ses pieds la terre ferme, de
boire de l'eau à volonté et de manger du
singe cru! Si nous pouvions faire du feu
nous serions les plus heureux des hommes.
Nos capitaines se préoccupent d'en trouver le
moyen. Tout le monde, sauf la famille Pituitt
qui nous regarde faire, s’efforce de frotter rapi-
dement deux morceaux de bois secs l’un contre
l’autre. Nous réussissons il
enlever l’écorce et... c'est
tout; cependant le signor
Pompéius affirme que ses
morceaux de bois ont « fiou-
mé », maiseela nesuffitpas...
Pourquoi le D' Poupardin,
qui a élu domicile dans le
tonneau vide de ses harengs
secs, a-t-il perdu ses besicles
aux larges verres ?
La famille Pituitt s’est ins-
tallée dans la hutte la plus
confortable. Nous considé-
rons cela comme tout natu-
rel, eu égard à ces dames.
Le capitaine Dubec, auquel
nous obéissons, car dans
toute société il faut un chef,
le plus digne, le plus capable
et qui commande dans l'in-
térêt général, donc le capi-
taine Dubec prie JP Pituitt de
travailler, il l'invite à mettre
la main à la pâte en écor-
chant un singe destiné à no-
tre nourriture. Il répond du
haut de ce qui lui reste de
faux-col : « Laissez-moâ tran-
quille. » Au moment du repas
nous lui répondons en
chœur quand il réclame sa
part ; « laissez-moâ tranquille ». Il est en proie à
la plus vive indignation. En cachette je passe
une cuisse de singe à miss Arabella qui daigne
me remercier, je suis sur le point de me
trouver mal d'étonnement.
Le capitaine Pamphile et les matelots sont
partis en reconnaissance. Nous comprenons
bien que nous ne pouvons rester indéfiniment
à cet endroit à boire de l’eau et à manger du
singe cru.
Nos matelots reviennent à l’approche de la
nuit, ils n'ont rien découvert, le pays ne pré-
sente rien de particulier. Un matelot qui a
réussi à grimper sur un arbre a déclaré
n’apercevoir qu’une mer de verdure, c’est la
forêt inexplorée, profonde... mystérieuse! Nos
capitaines pensent se trouver sur les côtes
de Mozambique. En nous enfonçant dans le
Hinterland nous trouverons certainement des
indigènes.
Mardi 7 juin. — Le signor Pompéius vient
de trouver dans la poche de S. M. l’empereur
Guillaume II ... quoi ?.. « Des alloumettes,
oune boîte d’allumettes ! » Cris de joie, nous
aurons du feu, nous ne mangerons plus de
singe cru, on s’approche anxieux... les visages
se rembrunissent; hélas ! c’est une boîte d’allu-
mettes françaises : « Manufactures de l’État,
00 allumettes suédoises, contributions indi-
rectes. Quel est ce mystère ? » Et comment se
fait-il que cette « boîte d’alloumettes frances-e »
se trouve dans la poche de..? Le D' Poupardin
fait entendre le mot de « contrebande ».
Le capitaine Pamphile jette la boîte. Le
capitaine Dubec la ramasse en disant ; Tout
de même, si on essayait. .. il y en a quelquefois
qui prennent.
Essayons. On ramasse des feuilles sèches, on
entoure le capitaine Dubec, il est à l'abri du
vent. Les vingt premières allumettes sont
insensibles à la friction, la vingt et unième
donne un peu de fumée..., c’est tout ! Il n’en
reste plus. Mais il était écrit qu'aujourd'hui
nous aurions du feu quand même.
E. I’.
[A suivre.)
Il ne cosse de nous saluer en répétant « Popo-Lulu f »
360
I,E PETIT KltANÇAIS ILLUSTKÉ
Variétés.
Le dentiste du crocodile. — L’oiseau
auquel on a donné ce nom existe-l-il réellement,
ou plutôt accomplit-il réellement son métier de
dentiste?
Hérodote dit oui; il en avait entendu parler en
Égypte- Depuis, le fait avait été le plus sou\ent
contesté et traité de légende. Or, s'il faut en croire
la Revue sciemifique, Hérodote avait raison.
Pendant que le saurien dort au soleil, la gueule
ouverte, le Pluvianus egyptius , s’y introduit avec
le consentement facile du monstre, et picore dans
Je râtelier formidable une foule de débris alimen-
taires. 11 paraît même qu’il aurait à subir la
concurrence d’un confrère, V Hoplopterus spinosus!
* *
Eu Cliinc. — Les Chinois sont, comme on
sait, fort réfractaires à nos usages occidentaux. La
chose n’est pas étonnante, si l'on songe que tout
est en quelque sorte, chez eux, la contre-partie de
ce qui existe chez nous.
Ainsi, en Chine, on se réjouit à la mort de ses
parents. Un Chinois s’informe toujours non de
votre santé, mais de votre revenu. Il s’offense si
on lui demande des nouvelles de sa femme et
de ses enfants. Il se couvre la tête quand il
vous rencontre, revêt des habits blancs quand il
est en deuil. Le litre d’un livre est à la fin; il se
lit de droite à gauche et de bas en haut. Les
écoliers récitentleur leçon en tournant le dos au
maître. Les mères n’embrassent jamais leurs
enfants. Les dîners chinois commencent par les
fruits et finissent par la soupe. Les Chinois
montent à cheval à droite. Dans leurs construc-
tions, ils commencent par le toit. Les Chinois 11e
se coupent jamais les ongles et on voit des man-
darins qui en portent de 10 centimètres de long.
Leurs journaux 11e parlent jamais de politique.
Enfin, l'aiguille de la boussole, au lieu de se tour-
ner vers le nord, se tourne vers le sud.
Contentons-nous de remarquer que beaucoup
de ces usages chinois ont le tort non pas seule-
ment d’être le contraire des nôtres, mais d’être
illogiques et peu pratiques.
*■
* *
Pour «.voir une belle voix, il est, paraît-il,
excellent d’avaler, avant de chanter, du thon salé
ou des anchois; l’organe en serait fortifié, le
timbre plus clair et plus sonore. Est-ce au thon
lui-même ou aux anchois, est-ce simplement au
sel qu’ils renferment qu’il faut attribuer ce
résultat? Toujours est-il que certains chanteurs
le donnent pour incontestable.
*
* *
Les mets bizarres. — La chair du requin,
gluante et coriace, est en général peu estimée;
pourtant, dans les régions boréales, on découpe
dans le ventre de l’animal dés tranches qu’on laisse
sécher pendant un an et dont on se régale. Mais
cè qu’on apprécie surtout, c’est un petit requin
nouveau-né, cuit au court-bouillon, ou encore
l’omelette aux œufs de requin, — ce qui n’est pas
à la portée du premier venu.
*
* *
Los parasite*. — Un bon curé, importuné
par des parasites, qui s'invitaient indiscrètement
à dîner au presbytère n’osait cependant pas
mettre les intrus a la porte. Un jour ils arrivent
cinq ou six ensemble.
— Cher monsieur le curé, nous venons dîner
avec vous.
— A merveille, fait le bon curé, en mettant
tranquillement un surplis et prenant son bré-
viaire. Je suis à vous dans un instant. Le temps
d’aller jusqu’au bout de la rue réconcilier un
pauvre pestiféré que j’ai confessé ce matin.
Les pique-assiette avaient disparu à son retour,
et il en fut débarrassé pour longtemps.
RÉPONSES A CHERCHER
Casse-tête grêog-raplihiuc. — En prenant
trois lettres dans chacun des départements sui-
vants, composer le nom d’un autre département :
Bouches-du-Rhône, Corrèze, Loir-et-Cher, Manche.
* *
Les chances. — Quand ou joue à pair ou
impair, vaut-il mieux parier pour pair ou pour
impair?
* r*
La pêclic aux g-renouilles. — Pourquoi
peut-on pêcher des grenouilles à la ligne sans
hameçon?
Charade.
Mon premier est souvent cité
Comme un lieu de captivité.
Mon second est négal ion
Et mon tout dans i’Indre un canton.
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO
I. Devinette.
MÉPHISTO fait l’S
O fait l’I
FAURE fait l'X
II. Langue française.
Épigramme est du genre féminin et signifie une pièce do
vers très courte, terminée par uu trait malicieux. — Au figuré,
une raillerie mordante.
Métagramme est du genre masculin et signifie changement
d'une lottre dans un mot.
Anagramme est également du genre masculin et signifie une
transposition de lettres, dans un mot donné, formant un mot
nouveau.
La différence du genre, en ce qui concerne le mot épigramme,
est une de cos bizarreries inexplicables comme il y en a beau-
coup en français.
III. Géographie.
C’est la chose du monde la plus simple, pourvu que l'on
parte de Paris (ville do l'état du Maine, États-Unis d'Amé-
rique), ou de Paris (état de New-York), ou de Paris (état do
l’Ohio), ou de Paris (état du Kentucky), ou de Paris >tat de
l'Illinois), ou de Pans (état d’Ontario, Canada), pour aller k
Versailles, ville de l’état du Kentucky (États-Unis d’Amé-
rique).
IV. Problème amusant.
i -f8=9;2+7 — 9;3-f-6 = 9;4-|-5 = 9. Ce qui donne,
en rapprochant les 4 totaux : 9999.
Le Gérant : Maubick TARDIEU.
Toute ilemo-nde 'le changement d'adresse doit être accompagnée d’une des dernteres bandes et de 50 centimes en timbres- poste.
8' année. — N° 384.
40 centimes.
4 juillet 1886.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DLS ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L'ABONKB»
KNT • UN AN, SIX FRANCS
Armand COLIN & C“, éditeurs 1 «T»
VNGEH Tir. — PARAIT CHAQUE S AMD*
Part
un if de clidifue mois
5. rue de Më/i^res. Pari**
Ton* droit* ré*cnré*
La petite bergère de Trion défendant ses moutons contre l'attaque d'un loup,
(Composition nudité de M. Mar lin, d après tes indications fournies par l'héroïne.)
362
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
La petite bergère de Trion (Actualité),
PAR M. GUY TOMEL.
Au mois de mai dernier, par une belle
après-midi de dimanche, la Société protectrice
des animaux procédait, au Cirque d’hiver de
Paris, à la distribution de ses récompenses
annuelles. Cette solennité, agrémentée d’un
beau concert, réunit toujours un grand concours
d'assistants. On y voit, outre les délégués de
divers ministères et des notabilités du Tout-
Paris scientifique et littéraire , un nombre
considérable de spectateurs attirés là par la
sympathie qu’ils veulent manifester pour les
résultats humanitaires obtenus par la Société.
Par sa propagande infatigable, par son zèle
relatif à l'application des lois qui empêchent
de maltraiter les bêtes, par la répartition
sagace des encouragements dont elle dispose,
cette association de personnes de bien a, en
effet, puissamment contribué à propager les
sentiments de bonté envers les êtres faibles.
Une de ses plus belles victoires est, selon moi,
d’avoir su intéresser à la cause qu’elle défend
la plupart des instituteurs, grâce aux conseils
desquels l’écolier français est devenu l’enfant
le moins méchant d’Europe envers les animaux.
Mon Dieu ! je sais bien qu’il se trouve encore
chez nous des gamins pour dénicher, au prin-
temps, les nids des petits oiseaux, mais ceux
qui font cela agissent beaucoup plus par sottise
que par désir de tourmenter les oisillons. Ils
s’imaginent qu’ils élèveront la couvée en cage
et l’apprivoiseront. Leurs captifs crèvent irré-
médiablement, quatre-vingt-dix-neuf fois sur
cent, au grand dommage de l'agriculture, mais
il ne viendrait jamais à l’idée des coupables
de provoquer ce trépas par de mauvais trai-
tements.
Par contre, j’ai vu cent fois des galopins
espagnols ou italiens s’amuser à plumer vifs
ou à noyer des oiseaux qu’ils avaient, pris au
piège sans que personne s'avisât de leur
distribuer le nombre de calottes méritées par
leur férocité stupide. Si des écoliers français
commettaient un acte aussi répréhensible en
présence de leurs camarades, ceux-ci ne se
donneraient point la peine de recourir à l’inter-
vention du maître d’école. Ils administreraient
eux-mêmes au délinquant une correction qui
lui enlèverait toute envie de recommencer.
Donc les enfants de la génération actuelle
voient plus juste que leurs cousins de la
famille latine, mais comme il n’en était pas
ainsi il y a un demi-siècle, force est bien de
constater là un des résultats obtenus par les
efforts de la Société protectrice des animaux.
Tout cela est vrai, direz-vous; mais pourquoi
cet article est-il intitulé : « La petite bergère
de Trion »? Jusqu’ici je ne vois pas poindre sa
houlette. Patience!
A la distribution des prix dont je viens de
parler, comme s’éteignait le dernier éclat des
cuivres de la musique militaire qui venait de
nous jouer la Marseillaise et l'Hymne russe, le
lecteur chargé de détailler le palmarès appela
le premier nom de la liste :
« Médaille de vermeil et livre I de Caisse d'épar-
gne de 100 francs. M"’ Camille Camelin, âgée de
16 ans, bergère à Trion (Nièvre). »
On vit monter sur l’estrade une petite jeune
fille, presque une enfant, dont la tenue très
simple contrastait avec l’éclat des toilettes
endimanchées de l’auditoire. Elle était vêtue
d’une robe de lainage sombre sans ornements,
la tête couverte d’un petit fichu de linon noué
sous le menton, et considérait, avec ses jolis
yeux bleus, où se lisait plus d’étonnement que
de crainte, tantôt les graves messieurs en habit
noir rangés autour de la table d'honneur,
tantôt les rangs pressés de la foule attentive
qui s’étageait au loin.
Comme elle étendait le bras pour recevoir
sa récompense, le président, M. Uhric, se leva
et dit :
« Mesdames et messieurs , nous sommes
habitués à couronner ici des personnes de tout
âge méritant cette distinction pour la bienfai-
sance qu’elles ont témoignée envers les animaux
confiés à leurs soins, mais la fillette que voici
a fait plus et justifie une mention spéciale.
Toute petite et toute jeunette quelle est, elle a,
à trois reprise’s différentes, sauvé de la dent
des loups le troupeau commis à sa garde. La
troisième fois, cela s’est produit dans des
conditions véritablement périlleuses qui ont
été relatées dans des procès-verbaux de
gendarmerie dont je vais vous donner connais-
sance... »
Quand le président eut achevé sa communi-
cation, des bravos enthousiastes éclatèrent
dans l’assistance. Je vais, à mon tour, expliquer
ce qui les provoquait, en vous retraçant l’aven-
ture de la petite bergère, d’après les documents
officiels.
Camille Camelin est la quatrième née d’une
famille qui compte sept enfants et dont tous les
membres sont serviteurs de ferme. Elle-même
exerce depuis sept ans, c’est-à-dire depuis
qu’elle est sortie de l’école où elle a conquis
son certificat d'études primaires, à la limite
inférieure d’âge, lai profession de bergère.
Actuellement, elle est employée, ainsi que son
père et son frère aîné, dans la ferme de
M. Mulon, à Trion, près de Clameey, et garde
LA PETITE BERGÈRE DE TRION
363
un troupeau de 120 moutons. La ferme Mulon
se trouve située sur la lisière de la forêt de
Frétoy, grand bois, dont les clairières four-
nissent des piturages excellents pour les bes-
tiaux, mais qui abonde en fourrés et en massifs.
Il ne faudrait pas croire que la forêt de Frétoy
soit un repaire de bêtes féroces, pas plus qu'au-
cune étendue boisée du centre de la France.
Depuis bien longtemps même on n'y avait pas
vu la queue d’un loup, quand, il y a quelques
aimées, on fut bien obligé de reconnaître qu'un
de ces hôtes dangereux y avait élu domicile. Des
■ hiens disparurent étranglés, dont on entendit
les abois plaintifs dans la nuit, des volailles
lurent dévorées malgré l'abri de poulaillers
solides, des agneaux manquèrent à l'appel, dont
on retrouva entre les ronces des buissons des
lambeaux de toison.
Enhardi par l'impunité de ses méfaits, l’ani-
mal vint en plein jour rôder plus près des
maisons habitées. Une première fois. Camille
l’aperçut à deux pas de son troupeau, roulant
ses yeux torves de guetteur de proie, et comme
l'enfant n'avait jamais vu de loup que sur les
images d’Épinal, qui ne les représentent pas
très ressemblants, elle le prit pour un grand
chien perdu, peut-être enragé, dont la faim
avait creusé les côtes et annelé l'épine dorsale.
Ce n'est que lorsqu'elle vit ses propres chiens,
le poil hérissé, donner des signes d’une inquié-
tude inaccoutumée, tout en grinçant cependant
des dents d'une manière menaçante, qu’elle
comprit à qui elle avait affaire.
Cette fois, maître loup trouvant tout le monde
sur pied jugea inutile de prendre contact. D’un
saut brusque, il se rejetta dans le fourré et y
disparut.
Ce n’était que partie remise. Quelques jours
plus tard, à la nuit tombante, comme la jeune
Camelin rentrait ses moutons à la ferme, elle
revit, avec angoisse, la maigre échine du fauve
longer sous bois le sentier qu'elle suivait à
découvert. Elle tremblait, mais pour ses bêtes
et non pour elle, car elle se plaça bravement
entre les arbres et son troupeau, se bornant à
hâter son allure. Ce soir-là encore le loup n'at-
taqua point et, parvenu à un endroit où la forêt
s’éclaircissait, il borna là sa poursuite.
Cependant, cette seconde alerte avait donné
à réfléchir à Camille. Elle demanda et obtint
de ne plus sortir sans l’escorte du fidèle Bas-
Uou'/e. Bas-Rouge est un chien de berger, déjà
sur l'âge, mais incomparable comme gardien,
et d’un courage absolument sûr, encore qu'il
ne soit pas de très forte taille. On va voir que
ce compagnon ne fut pas de trop.
Pendant, les fortes chaleurs de l’été, il est
d’usage dans la Nièvre de faire coucher les
bestiaux en plein airpour leur éviter les fatigues
et l'air alourdi de l'étable. La petite bergère,
enveloppée dans sa mante, s’était donc installée
dans une clairière de la forêt de Frétoy avec
ses 120 moutons, et suivait d’un œil déjà appe-
santi par le sommeil la marche des étoiles,
quand soudain, sans qu'aucun bruit lui ait fait
soupçonner l’approche du danger, elle vit ses
bêtes se lever en désordre, puis, comme ra-
battues par un coup de vent, venu- se serrer
Portrait do la petite I»crgfcrc de Trion.
contre sa jupe. D'un bond elle fut debout et,
sous la clarté falote de la lune, aperçut une
forme noire qui entraînait une forme blanche.
Le loup, ayant jailli de l’ombre, s'était préci-
pité sur un agneau, l'avait saisi par le cou, puis
d'un tour de mâchoires chargé sur son épaule,
et s'enfuyait Le fardeau étant lourd il ne pou-
vait néanmoins aller bien vite. L’agneau n’avai*
pas fait entendre un seul cri, déjà demi-mort
de terreur.
Sans calculer un instant le danger qu'elle
affrontait elle-même, Camille s'élance, empoi-
gne l’agneau par ses pattes de derrière qui
traînaient à terre, et l’arrache tout pantelant de
la gueule du fauve, sur la tête duquel elle
frappe à coups redoublés, avec une petite
baguette qu’elle tenait à la main. Le loup,
furieux de se voir ravir son burin, recule de
331
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
trois pas, prend du champ et bondit sur la
bergère.
Il avait compté sans Bas-Rouge.
Le cliien fidèle, accouru au secours de sa
maîtresse, happe la bête féroce dans son élan,
et tous deux roulent sur l’herbe.
— Hardi Bas-Rouge! pille! pille mon bon
chien !
Par bonheur la ferme était proche et tout le
monde n'y dormait pas. Aux premières cla-
meurs le père Camelin s’était bâté de sortir,
suivi de son fils aîné, et tous deux couraient
maintenant dans la direction de la clairière.
Ils arrivèrent au moment ou Bas-Rouge,
définitivement roulé par son ennemi, allait
succomber. Devant ce surcroît d'adversaires le
loup lâcha prise et, faisant entendre un dernier
hurlement sinistre, battit enfin en retraite.
Dans la nuit il fallut renoncer à le poursuivre.
U ne restait qu’à ramener les moutons à
la ferme, à soigner l’agneau et à embras-
ser la petite Camille pour sa fière conduite.
Et maintenant, l’épilogue de l’histoire?
L’agneau a guéri et a fait depuis d’excellentes
côtelettes, car il est deleur sort lorsqu’ils échap-
pent à la dent des loups de ne point éviter celle
des hommes.
Le loup... s’est marié, car on lui connaît
actuellement plusieurs louveteaux qui sont
loin de rassurer les voisins de la forêt. Que ne
leur donne-t-on la chasse ? penserez-vous. Ceci
est l’affaire du lieutenant ou du capitaine de
louveterie. On dit qu’il en existe encore, mais
qu'ils tiennent à ne pas trop anéantir l’espèce
pour justifier le maintien de leur propre
institution.
Camille? — Vous savez déjà qu’elle a reçu sa
récompense à la Société protectrice des ani-
maux. Elle en a aujourd'hui une seconde égale-
ment précieuse, puisque l’exemple de son
courage est livré à l’admiration des nombreux
lecteurs du Petit Français illustré. G. T.
Une histoire de sauvage (Suite) 1 ,
Tout à coup nous entendons le docteur Pou-
pardin pousser des cris dans son tonneau,
nous accourons : il nous montre un verre de
ses besicles qu’il vient de trouver dans son
caleçon. Un quart d’heure après, le soleil aidant,
flambe un feu clair et pétillant. Nous sommes
maintenant les plus heureux des hommes. Que
nous manque-t-il maintenant? Du sel! Il nous
manquera toujours quelque chose.
La famille Pituitt se renferme toujours dans
une indignation hautaine et se tient à l'écart.
Les singes ne se laissent plus approcher, ils
se sont aperçus que leur confiance était
méconnue. C’étaient des singes peu civilisés,
assurément; nous nous trouvons dans un pays
sauvage, très sauvage. Nos matelots revien-
nent d’une reconnaissance le long de la côte,
nous les apercevons de loin, ils portent quelque
chose de volumineux. Le signor Pompéius
pousse des cris de joie ! « Santa Madonna, mon
soujet'le plous beau, le plous essellentis-
sime ! » En croirons-nous nos yeux. C'est M. le
président de la République en personne, tou-
jours souriant, l’air brave homme, qui répond,
lo chapeau levé, aux saluts et aux acclamations
de la foule. ( Bravo! bravo! Vive le Président !)
Capitaine Dubec, dit un des matelots, nous
tirions une bordée à tribord par le travers de
la montagne que vous voyez là-bas, lorsque
Mathurin me dit : « Reluque un peu, Jlalmrec,
ce qu'il y a là-bas sur le rivage... » Nous appro-
chons : c’était un requin qui était venu
s’échouer sur le sable et qui ne donnait plus
signe de vie, et, dans sa gueule entr’ouverte,
nous apercevons un chapeau, ce chapeau était
tenu par une main... Nous ouvrons le corps du
monstre et nous en retirons M. le président de
la République... toujours souriant!... ( Bravo !
bravo !)
Le capitaine Dubec exprime l'avis que notre
radeau ainsi que tous les objets qui pouvaient
surnager ont été poussés par un courant, la
mer étant calme, sur les côtes de Mozambique,
il n’y â pas à en douter, nous sommes sur les
côtes inhospitalières de Mozambique. Le signor
Pompéius se met à la recherche de ses
« soujets ».
Le signor Pompéius est revenu à la tombée
de la nuit après avoir vainement exploré la
côte sur une longueur de deux kilomètres ; il
a trouvé un vieux parapluie et la cuirasse de
Bismarck qui nous servira de récipient pour
faire la cuisine.
Le parapluie nous rend rêveurs. D’où vient-il
ce parapluie ? Tout àcoup M'Pituitt se précipite ;
« c'été à moâ. » Le capitaine Dubec lui donne
le parapluie sans observations, maisle capitaine
Pamphile veut en avoir le cœur net et demande
avec son accent bordelais en essayant d’imilcr
l’accent anglais : « Pourquoi à vô? » Toute la
famille Pituitt se redresse fièrement comme
un seul homme et JP Pituitt répond :
I. V'»:r ig h* 31" du Pslil Français illustré , p. 3ü6.
UNE HISTOIRE DE SAUVAGE
305
— Ce péréplouye...
— Est oune paraplouie dont ze souis pro-
priétaire, interrompt le signor Pompéius.
— No, risposte M' Pituitt, cette pérésol était
oune... épève.
— Ah ! oui, une épave, dit le capitaine Pam-
phile, je commence à comprendre.
— L' épève était à celui sur la terre de qui elle
été...
— Bon, bon, nous comprenons, M' Pituitt,
allez toujours :
— Cette terre sur qui. . quoi... que... était le
pérésol était lé terre de lé Angleterre.
— Oh ! oh ! nous n'en savons rien, s’écrie le
capitaine Dubec.
— Écoutez moâ avec attencheune, cap'tain
Dioubec, lé terre où il n’était personne appar-
tené toujours à le Angleterre, tout était à le
Angleterre, le terre, le mer...
— Et la loune, s’écrie le signor Pompéius.
— Perfètement... tout pour le Angleterre !
— Nous sommes convaincus, sir Pituitt, voici
votre pérésol !
Voila une journée fertile en incidents de
toute nature. Les singes deviennent rares, je
l'ai déji dit, nous sommes réduits à ne rien
laisser perdre ; ma part, pour mon dîner, se
compose d’un foie et d'une rate de singe.
Mercredi S juin. — Ce matin, au petit jour,
sous la conduite du capitaine Pamphile, nos
courageux matelots sont partis en reconnais-
sance; ils doivent nous rapporter du gibier ; à
moins de le prendre à la course, je ne sais
trop comment ils feront. Le Dr Poupardin,
toujours industrieux, vient de confectionner
un arc avec un cercle du tonneau qui lui sert
de demeure; il a réussi à façonner quelques
flèches, inoffensives, hélas ! car elles manquent
de pointes. Il est quand même satisfait de son
travail, ce bon Poupardin, et il espère que sur
le rivage on trouvera quelques clous ; il essaye
ses flèches et, comme il est horriblement
myope, il en envoie une dans l'œil de mistress
Pituitt! Aôhl Aôh! Cris, indignation, pleurs
d'Arabella. M. Pituitt déclare qu'il se plaindra
à son consul. Nous donnons tort à Poupardin
qui rentre piteusement dans son tonneau après
avoir fait des excuses à mistress Pituitt.
Mais que se passe-t-il donc ? voici le signor
Pompéius qui, sur le rivage, nous fait des
signaux télégraphiques, nous accourons : ce
sont nos courageux matelots qui reviennent de
leur reconnaissance, et nous apercevons au
milieu d’eux un naturel! O bonheur suprême !
Cette terre ne sera donc pas inhospitalière ! Cet
indigène est un grand nègre maigre de six pieds,
son costume se compose d’un pantalon et d’un
chapeau de haute forme... d'accordéon ; il porte,
suspendues à une perche, sur son épaule une
douzaine de poules qui battent des ailes à
chaque pas. En arrivant auprès de nous il
sourit en nous montrant ses dents blanches et
dit : Popo-Lulu. C’est probablement une for-
mule de salutation. Ce nègre a une figure heu-
reuse, joviale: on voit bien que la civilisation
l’a encore épargné. Il ne cesse de nous saluer
en répétant : Popo-Lulu! Le capitaine Pamphile
explique qu'il a échangé ces douze poulets
contre les boutons dorés de son uniforme; en
effet le nègre les porte suspendus à son cou en
guise de collier et paraît très lier. Assurément
Los sîuges ne se laissent plus approcher.
ce nègre, sauf son couvre-chef, une épave sans
doute, est un véritable sauvage. 11 le prouve bien
du reste, car il crache dans sa main droite et
la passe sur la figure du D’ Poupardin qui
se' trouve à sa portée; le capitaine Pamphile
explique aussitôt que nous devons nous con-
former aux usages du pays, il ne faut pas effa-
roucher les indigènes, car ils peuvent seuls
nous aider à nous tirer d’affaire ; cette action de
la part de cet enfant de la nature a un sens
caché, symbolique, c’est unefaçon de contracter
alliance ou de manifester son amitié 11 faut
donc bien en passer par là. Quand arrive mon
tour je subis l'épreuve sans broncher. Arrive
M' Pituitt, accompagné de sa famille, il a
entendu le cri des poules. Le nègre s’avance
vers lui et, après avoir craché dans sa main, le
débarbouille de la belle façon. Indignation de
M' Pituitt ; cette négrilloune était une... (je no
veux pas dire le mot), miss Arabella refuse
ainsi que lady Pituitt. Aussitôt le visage du
3C5
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
nègre prend une expression de férocité épou-
vantable. Le capitaine Pamphile me pousse du
coude et me dit : — Tu vois ce que je disais...
puis le nègre s’asseoit par terre et contemple
avec joie son collier de boutons. Le capitaine
Dubcc l’interroge, mais il toutes les questions il
répond : Popo-lulu... et un autre mot : rina ou
reina ; impossible d'en tirer autre chose ; puis,
sans façon, il visite notre campement, s’arrête
stupéfait devant les sujets du signor Pompéius
Je ploumais le poule de môa, et le poule de lady, et le poule
. de miss.
et manifeste aussitôt une « terreur supersti-
tieuse ».
Nous avons une telle hâte d’apaiser notre
faim que nous procédons incontinent aux
apprêts culinaires; le nègre, que nous appelons
maintenant Popo-Lulu, profite de notre inat-
tention à son égard pour s'esquiver en empor-
tant le pérésol de HP Pituitt. Ce Popo-Lulu est
d’un sans-gêne étonnant! Quelle joie, nous
allons enfin nous mettre sous la dent autre
chose que du hareng salé, du requin, du cuir
de hotte et du singe. Ces poulets sont tendres
comme do la rosée. On leur tord le cou sansliési-
tation. — Maintenant, dit le signor Pompcius,
il faut les ploumer, ploumons! Eh, mais pour-
quoi la famille Pituitt ne ploume-t-elle pas, ou
tout au moins le grand M' Pituitt1! Le capitaine
Pamphile s’avance vers lui portant trois poulets
et aussitôt Mr Pituitt s'empresse do dire : — Jé
ploumais le poule de moâ, et le poule de lady,
et le poule de miss. — Vous êtes un égoïste,
esquire Pituitt, s'écrie le capitaine Dubec. — Yd
disez?Un égoïste... J’étais un homme... sérieux,
entendez-vô. — Vous voulez dire un homme
pratique, positif... — Oh yes, prétique. C’est
entendu, esquire Pituitt, si nous étions aussi
sérieux que vous, vous ne mangeriez pas ces
poulets que le capitaine Pamphile a échangés
contre les boutons de son uniforme, et nous
sommes si peu sérieux que nous vous les ferons
cuire, et nous les servirons à ces dames sur une
feuille de bananier. — Aoh yes. j’aimais bien
couyit. — Et M“ Pituitt? — Elle aimait aussi
bien couyit. — Et M"* votre girl? — Tout à fait
couyit. — C’est entendu, esquire. — Vô couyis-
sez pour moâ le premier... — Parfaitemement.
— Ensuite lady... — Très bien. — Et pour miss
et après pour vô. — C'est entendu !
C’est le signor Pompcius qui se charge de
plumer les autres poulets pour le reste de l'as-
sociation, pendant que l'un allume du feu, que
l'autre puise de l'eau et. que je m’efforce d'ins-
taller une rôtisserie en plein vent : deux fourches,
une branche transversale dans laquelle on enfi-
lera les poulets, et voilà! Pendant que chacun
s’emploie de son mieux dans l’intérêt général,
Pompéius procède à la cuisson. Les poulets
sont cuits.
— Ah ! si nous avions du sel! et du pain! et bon
gros tonneau vin Médoc, s’écrie le docteur Pou-
pardiÉi On n’entend plus que le bruit des
mâchoires qui se livrent à une mastication for-
midable. Dix minutes après il ne reste plus rien,
ni os ni carcasse, et en s’essuyant les mains
sur son crâne chauve, le Dr I’oupardin fait
observer ceci : Homme jamais content, sur
radeau ni eau ni poulet, sommes bien heureux
maintenant. Cependant, D1 Poupardin, quelques
bonnes lampées de vin du Médoc. 11 lève les
yeux au ciel et suce sa langue sans répondre.
Un matelot fait remarquer que les poulets
étaient gros. 11 m'a semblé que le mien était un
pigeon, répond un autre matelot. Ils étaient
gros, dit le premier matelot, je veux dire qu'ils
étaient pleins à l'intérieur. — Comment!
signor Pompéius, s'écrie le capitaine Pam-
phile, vous n'avez pas vidé les poulets? —
J'ignourais, je ne souis pas oune couisinière.
— Alors nous avons tout mangé? — Tout, sauf
les ploumes...
A ce moment le président Barigoule agite sa
cloche et s’écrie : Voilà cinq minutes que tu
nous racontes cette histoire de poulets, tu
pourrais bien nous parler d’autre chose. ( Pro-
testations dans l'auditoire. Cris : Continue. Chut,
chut, écoulez!)
— Illustre Barigoule, répond le sauvage,
maintenant que les poulets sont mangés, jo
poursuis mon récit.
E. P.
[A suivre.)
LE GOUTER DES CHATS
Le goûter des chats.
388
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
L’ambulancière de Madagascar (suite)'.
Tout le personnel de l’ambulanc à l'excep-
tion de quatre soldats du génie à qui leur état
ne permettait pas de quitter le lit, tint à se
joindre au cortège du pauvre Nicole. Le vieux
Daniel, sans rien dire à personne, avait fait
fabriquer des couronnes naturelles avec des
fleurs et des feuillages enroulés sur des cercles
de tonneau, et il en avait donné une à chacun
des assistants, afin que le mort fût accompagné
moins tristement jusqu’à sa demeure dernière.
En tête venaient deux enfants de chœur,
improvisés avec deux garçonnets du village,
leurs jambes chancelantes, et qui semblaient se
demander si ce ne serait pas bientôt leur tour
de suivre ce même chemin sur les épaules des
quatre bourjanes.
Derrière enfin venait Marguerite, entre son
oncle et le D’ Hugon; et bon nombre d'habi-
tants du village, attirés par la curiosité et la
solennité du spectacle.
Au commandement du lieutenant, le cortège
s'arrêta devant une fosse creusée à l’avance
par les soins de Daniel, non loin de la tombe
où reposaient déjà Michel Berihier et sa
Obsèques de l’ordonnance du colonel Gillon
au teint noir, aux pieds nus, portant l’un l'eau
bénite, l'autre la croix; derrière eux le Père
missionnaire, puis le cercueil recouvert d’un
drap noir sur lequel on avait étalé la vareuse,
le képi et le sabre-baïonnette du malheureux
soldat. Quatre anciens bourjanes, ayant pour
tout vêtement une ample tunique en toile bleue
qui leur descendait jusqu’à mi-jambe, portaient
le mort comme naguère ils avaient porté les
vivants, sans un cahot, marchant du même pas,
se tenant deux à deux par les poignets et chan-
geant d’épaule de temps en temps comme pour
un fllanzane, en faisant passer les brancards
par dessus leur tête. Encadrant ce groupe,
huit malades en tenue de service, l’arme
basse, rendaient les honneurs. Immédiatement
derrière le cercueil, deux camarades de Nicole
au 200” conduisaient le deuil, portant chacun
une couronne plus grande que les autres; puis,
s'appuyant sur sa canne, un lieutenant du
génie, très faible encore, s’avançait, suivi de
tous les autres malades, et c’était un spectacle
poignant que celui de ces pauvres gens, pâles,
minés par la lièvre, se traînant péniblement sur
femme. Le Dère lut les dernières prières, puis
il bénit le corps et jeta la pelletée de terre, dont
l'écho retentit sinistrement au cœur de tous.
Agenouillée dans l'herbe, Marguerite sanglo-
tait,la tête entre ses mains; la triste cérémonie
réveillait en elle une source de chagrin qui
n’avait pas encore eu le temps de tarir.
Cependant, les bourjanes s’étant écartés sur
un signe du lieutenant, les autres assistants
s'approchèrent, et, au milieu d’un silence
émouvant, l'ofücier prononça quelques paroles
d’adieu :
— Victor Nicole, tu as été un bon soldat, un
fidèle et dévoué serviteur de ton pays. Repose
en paix dans le repos éternel. Tu méritais sans
doute de tomber glorieusement sur le champ
de bataille. Mais qu’importe? Il y a autant
de courage à braver la fièvre que les Ho vas;
et ta fin, pour avoir été plus obscure, n’en
est pas moins méritoire, car c’est pour le
service de la France que tu as souffert et que
tu es mort. Tu emportes dans la tombe l’estime
de tes chefs, l’affection de tes camarades et
celle des généreuses personnes qui ont entouré
1. Voir le il® 383 du Petit Français illustré , p. 350.
L’AMBULANCIÈRE DE MADAGASCAR
m
de soins touchants les dernières journées de ta
vie. Victor Nicole, au nom de ta famille absente,
au nom de tes camarades du corps expédition-
naire, je te salue et je te dis : Adieu !
A tour de rôle, Marguerite, Daniel, le D' Hugon
et les malades défilèrent en jetant l’eau bénite
sur le cercueil. La fosse fut ensuite comblée,
et par-dessus on entassa les couronnes qui
formèrent un tertre de fleurs et de verdure.
Puis tout le monde reprit le chemin de l'ambu-
lance, lentement et tristement, par petits
groupes.
Rencontre inattendue.
Le 14 septembre, à cinq heures et de-
mie du matin, le premier échelon de la
colonne légère quittait ses cantonnements
de Mangasoavina, au sud de la plaine
d'Andnba, sur les bords du Mamokomita,
et se mettait en route pour ne plus
s’arrêter qu’au milieu de la place d’Ando-
halo, au coeur de la capitale hova.
Pour donner satisfaction dans une cer-
taine mesure aux différents groupes du ■
corps expéditionnaire, le général en chef ,
a composé la colonne avec les éléments v„>
les plus valides, pris par moitié dans les
troupes de la guerre et par moitié dans
les troupes de la marine r légion étran-
gère, régiment d’Afrique, tirailleurs mal-
gaches1, 40’ chasseurs et 3’ bataillon du
20f de ligne (ce dernier, dont l’effectif
était réduit à cent hommes, a reçu
cinq cents hommes de renfort venus de
France), artillerie, infanterie de marine,
chasseurs d’Afrique, etc. Malheureuse-
ment, il a bien fallu limiter le choix des H<"'ri
hommes et des officiers, et faire ainsi
nombre de mécontents. Tout le monde aurait
voulu être du coup de collier de la fin et
prendre sa part de la prise de Tananarive.
Plus de route ! Plus de voitures Lefebvre ! La
colonne légère emporte deux mille cinq cents
mulets de bût, des troupeaux de bœufs et deux
cent-quarante tonneaux de vivres, de façon à ne
pas être obligée de s’arrêter en route, autrement
que pour les repos réglementaires. Comme on
ne veut pas laisser les mpedimenti en arrière,
la marche se poursuivra assez lentement, mais
méthodiquement, étapes par étapes, sans que
sa durée d’après les calculs les plus rigoureux
puisse dépasser vingt jours au maximum; c'est-
à-dire que les cent quarante-cinq kilomètres qui
séparent Andriba de Tananarive seront franchis
avant la fin du mois, et que le i” octobre le dra-
peau tricolore flottera sur la terrasse du palais de
la reine. Les reconnaissances envoyées le 1 et
le 10 pour recueillir des renseignements sur
les intentions de l’ennemi avaient rapporté qu'il
était fortement retranché à Tsinainondry et à
Ampotaka. Tsinainondry (boyaux de chat) est
un défilé dans la vallée du Firingalava, qui eût
pu arrêter nos troupes s'il avait été défendu
par des soldats dignes de ce nom ; mais,
heureusement pour nous, avec les Hovas, les
Sakalaves, les Makoas, fussent-ils armés des
fusils et des canons à tir rapide que nos bons
amis les Anglais se sont fait une joie de leur
les tirailleurs dp transpercer an noir affale dans la brousse.
fournir (à beaux deniers comptants, il est vrai),
ce danger n'était pas à craindre.
Attaquées sur trois points à la fois, le lende-
main matin avant le jour, par la légion étran-
gère, le régiment d’Algérie et les tirailleurs
malgaches, les crêtes qui dominent le défilé
furent enlevées brillamment, et les Hovas, mis
en pleine déroute, laissaient sur le terrain
quatre-vingts morts et un canon, tandis que
nous n'avions que trois blessés sérieux, deux
légionnaires et un tirailleur malgache. Le
pren.ier échelon coucha sur les positions et le
lendemain poursuivit sa route dans la direction
d’Ampotaka.
Attachés tous deux à l’état-major du général
Metzinger qui commaudait le premier échelon,
le capitaine Gaulard et Henri Berthier-Laulree
ne se quittaient guère, à moins qu'une affaire
1. Co bataillon, qu'on appelle souvent « les Tirailleurs saka- | mais des indigènes de Nossi-Bé, de Mayotte, de Sainte-Mario
laves », ne renfermait pas ut seul Sakalave dans ses ran ;s, | et dos Comores
370
LE PETIT ELANÇAIS ILLUSTRÉ
de service ne les séparât. C’est ainsi qu’après
la prise de Tsinainondrv, pendant cpie Georges
Gaulard allait porier au général Duchesne le
rapport de son chef, Henri continuait au
contraire à marcher à l’extrême pointe de
l'avant-garde.
Un peu avant l’étape, l'attention du jeune
homme lut attirée soudain par un grand
bruit de voix et d’éclats de rire qui partait
d’une section du régiment d'Algérie, à quelques
pas en avant de lui; il se précipita et arriva
juste à temps pour empêcher un tirailleur
de clouer sur le sol d’un coup de baïonnette
un pauvre diable de noir affalé dans la brousse j
comme une masse inerte; son lamba était en
haillons et sa peau disparaissait tout entière
sous une couche épaisse de poussière et de
crasse, il paraissait aux trois quarts mort, et ce
fut presque par acquit de conscience qu’Henri
essaya de le ranimer, en introduisant entre ses
dents une gorgée d'eau-de-vie. Après un long
moment cependant, le noir donna signe de vie,
ses yeux s’ouvrirent et regardèrent à droite
et à gauche avec une expression d'ahurisse-
ment complet; mais ses lèvres, tuméfiées par
le soleil et par la soif sans doute, se refusaient
à laisser passer aucun son. Après des efforts
laborieux, il parvint à remuer un bras et tira
des profondeurs de son lamba un chiffon de
papier qu'Henri lui prit des mains. C'était une
carte de visite, toute souillée de sang et de
boue, sur laquelle le jeune homme finit par
déchiffrer, à sa grande stupéfaction, l’adresse
suivante, écrite en français :
PIERRE PETIT et FILS
Opère lui-même
Photographes cle la Présidence
9, H et 12, place Cadet.
et, au bas de la carte, en plus petits caractères:
Hector La Bretèche, représentant,
38, rue de Clignancourt.
Examinant alors avec plus de soin l’étrange
bonhomme, Henri reconnut que l’ensemble de
sa physionomie et la forme de sa tête surtout
s’éloignaient sensiblement du type malgache.
Il appela son fidèle Naïvo, qui n’était jamais
bien loin, et lui donna l’ordre de débarbouiller
à fond le pauvre diable ; alors, sous la carapace
de boue et de saleté qui le recouvrait, apparut
un visage hirsute et fortement bronzé, mais
qui incontestablement appartenait au type
européen.
Un peu ranimé par ces frictions énergiques,
l'homme, portant sa main à sa bouche, ébaucha
le geste qui dans toutes les langues veut dire que
l’on meurt de faim. Henri, n'ayant pas autre
chose sous la main, broya dans son quart do
fer-blanc du biscuit mélangé avec des grains
de café, mouilla la mixture d'eau additionnée
d’alcool, et l’introduisit non, sans peine dans
l'œsophage durci comme de la corne du patient.
— Encore! fut le premier mot que prononça
presque distinctement l’affamé, d'une voix
rauque.
Patiemment, Henri recommença sa petite
cuisine et lui en fit avaler une nouvelle portion
qui disparut comme la première, avec le bruit
sourd d'une pierre qui tombe au fond d’un
puits. Après quoi, se redressant sur un coude,
l’inconnu regarda Henri avec des yeux de chien
à demi noyé qu’on vient de retirer de l’eau, arti-
cula un « Merci, monsieur! » à peu près intelli-
gible; puis brusquement il retomba dans un
sommeil écrasant. Très embarrassé de ce compa-
gnon passablement gênant, Henri ne pouvait
pourtant pas l'abandonner, après l'avoir sauvé
une première fois de la baïonnette des tirail-
leurs, et une seconde fois de la faim qui le
torturait; d’autant que, d’après les quelques
mots qu’on avait pu lui arracher, c’était d’un
Européen, d’un Français même qu'il s'agissait.
Les hommes de l’avant-garde avaient trop
à faire de se porter eux-mêmes, avec leurs
armes et leur sac, pour qu’on leur imposât la
surcharge d'un corps aussi lourd. Heureusement,
un mulet de bât étant venu à passer à ce moment,
Henri ordonna à son conducteur de le débar-
rasser des deux caisses qu'il transportait et de
les charger sur ses propres épaules ; puis, avec
l'aide de Naïvo, il hissa tant bien que mal sur
le dos de l’âne le ressuscité toujours endormi,
et Ton gagna de la sorte l’étape, qui par bon-
heur était tout proche.
Ce fut le lendemain matin seulement qu’Henri
put enfin savoir à. qui il avait sauvé la vie.
L’homme était bien un Français, et son nom
était bien Hector La Bretèche. Photographe de
son métier, il était venu à Madagascar pour le
compte de la maison Pierre Petit, avec la mis-
sion de prendre un certain nombre de clichés,
dont le débit ne pouvait manquer d’être une
source de bénéfices extraordinaires après la
fin de l'expédition. A Tananarive, où il avait
réussi à s’introduire, il avait jugé prudent de
se faire passer pour Anglais, ce qui lui était
facile grâce à sa parfaite connaissance de la
langue de nos voisins d’Outre-mer; il avait pu
ainsi prendre sa collection complète de clichés
sans être inquiété, jusqu’au jour où, dénoncé
par un confrère, un vrai Anglais celui-là, il
avait été obligé de quitter précipitamment la
ville. — Heureusement, disait-il, il avait pu,
avant de partir, mettre tous ses clichés en lieu
sûr, et il comptait bien les retrouver intacts
après l'entrée de nos troupes dans Tananarive.
(A suivre }.
A. B.
BOITE AUX LETTRES
37!
'2* AV CENTRE VN ANGE DÈ LA PAIX DRflTEGE LE LYS BILlENTOQVE MENACE D'ETRE PAVCÜÉ EN SA TLEVRTAXVM
/cheval dont les contovrs indécis indiûvent çvïlest vapevr a droite l i ilv s trê asenbrpvck est navre et ia\
SCIENCE S'APPRETE A SE VOILER DE IUVIL A J&VCRE* VN ENFANT SYMBOLISE PARIES GRILLADES L EFFET FR0DV1T SVRiE
k SAVANT BinXNTOÇVE PAR. U VAPOTŒQVITATIOnJ'AV TOND. DEFORME S FLOTTANTES T T LEGERE S ELLES NE SIGNIFIENT J
JEMSAEL
(Yro?r le post-scriptum à la lettre de notre correspondant).
Boîte aux lettres.
A MONSIEUR
LE PROFESSEUR PHILOXÈNE BILLEMOQUE.
Il est permis à la science
de déserter quelquefois
les sommets, d'abandon-
ner un instant à eux-
mêmes les phénomènes
naturels et leurs petites
combinaisons pour des-
cendre à des sujets d uu
ordre en apparence moins
relevé.
Qu’un instant donc
l'univers continue à mar-
cher tout seul au petit
bonheur; ne planons plus, cher maître, et
daignez me prêter un instant d’attention
J’ai cru voir en contemplant votre photogra-
phie qu’il y avait quelques petites brèches dans
les deux rangées de perles
auxquelles jadis votre
sourire devait emprunter
tant de charmes. Les pré-
occupations scientifiques,
l’iiiibitude des hautes spé-
culations, je le sais mieux
que personne, ont une in-
fluence désastreuse sur la
■splendeur de la dentition et de la chevelure.
Hélas ! cet apanage triomphant de l’insoucieuse
jeunesse s'envole vite, si j’ose m'exprimer
ainsi, un jour un cheveu, le lendemain une
dent; nous connaissons tous cette débâcle, nous
autres hommes de profondes études.
Permettez-moi donc de vous dédier un râtelier
masticateur à gazoline que je viens d'élaborer,
et dont le dispositif très simple vous agréera
sans nul doute. Cet appareil marche tout seul
et sans fatigue, ce qui, vous l’avouerez, n’est
point le l’ait du mastiflcateur naturel si fragile,
souvent douloureux, et dont l’usage, eu raison
d'une foule d’inconvénients, devrait-ètre aban-
donné tout à fait.
Ne touchons à la Nature que pour l’améliorer
— celui-ci laisse bien loin en arrière la
mâchoire que nous connûmes tous en notre
jeune âge. Mon râtelier mastiflcateur à gazo-
line, si vous le laissiez faire, serait capable de
venir à bout d’un bœuf en i“ 23"1. Voici les
détails de l'appareil (voir la petite figure ci-
jointe) : maxillaires articulées à billes, piston
actionné par gazsline vaporisée fournie par
petit réservoir. — Tourner à droite bouton Z
pour mettre en route, tourner à gauche pour
arrêter. Dépense
de gazoline, i cen-
time par repas.
On peut facile-
ment rire, causer
ou penser à n’im-
porte quoi pen-
dant que l’appa-
reil fonctionne; la
seule précaution
à prendre est de
n’y point porterie
doigt par inadvertance, car par inadvertance
aussi, il le mangerait.
Ne me remerciez pas, je vous prie, et croyez-
moi votre admirateur et serviteur très humble.
Théodule Asebrouck.
P. -S. — J’ai reçu le tableau de 125 mètres de
long qu'un peintre de vos amis a exécuté pour
conserver la mémoire de votre accident et de
l'émouvant sauvetage. J'en adresse une réduc-
tion à notre Peht Français illustré , toujours à
l’affût des manifestations de l'art sous toutes
ses formes.
372
LE PETIT ELANÇAIS ILLUSTRE
Variétés.
I^c Journal «le l’Avenir. — On a, paraît-
il, inauguré depuis peu à Budapest (Hongrie) un
journal téléphone. Les abonnés, moyennant 2 sous
par jour, reçoivent, non pas en une seule fois,
mais à différentes heures de la journée, les com-
munications orales émanant du bureau de rédac-
tion et qui leur sont transmises à domicile par le
lil électrique du poste téléphonique que chacun
d’eux possède.
*
* *
L.e comble «le l’Art. — Le peintre flamand
Gossaert, plus connu sous le nom de Jeau de
Maubeuge, était attaché à la maison du marquis
de Veere lorsque celui-ci reçut une visite de
Charles-Qnint. Pour la circonstance, le riche sei-
gneur habilla somptueusement toute sa domesti-
cité. Gossaert se lit remettre en pièces l'étoffe de
son costume sous prétexte de la faire tailler à sa
guise, mais il se hâta de la vendre et il en man-
gea, but, joua et perdit l’argent. Le marquis eut
vent de cette fredaine, qui ne l’étonna pas de la
part de Son protégé, mais il ne dit rien et voulut
voir comment l’artiste se tirerait d’affaire.
Le jour de la réception venu, alors que, placé
à la droite du roi, de Veere lui présentait à
mesure qu’ils s’avancaient les officiers de sa petite
cour, on vit paraîLre maître Jean, la tète haute,
content de lui, drapé dans Je plus merveilleux
rostume qu’on pût rêver. L’empereur lui-même
se récria sur le brillant du damas, l'éclat des
Heurs, le goût des ornements. Le défilé fini, le
marquis chercha' son peintre a travers ses salons
et ses jardins afin de le complimenter et aussi de
savoir quelle était la merveilleuse étoffe. Il aper-
çut devant lui Gossaert qui lui tournait le dos,
s’approcha, lui mit la main sur l’épaule et. . . par
le seul contact sentit que c’était du papier collé
sur un justaucorps de toile !
Le marquis poussa un cri qui se termina par
un éclat de rire si violent que Charles-Quinl en
demanda la cause.
Jean dut en public confesser son cas: ce fut sa
seule pénitence, car tout le monde lui fil compli-
ment de son talent et son ingéniosité égaya la
petite fête.
Soyons ili^iin^iics. — Babylas partant au
lycée :
— M’man y pleut, j’vas prendre mou pépin.
— Fi, monsieur, ne dites pas ce mot-là; c’est
d’un commun I
Le même a la classe d'histoire.
— Élève Babylas. Quel fut le père de Charle-
magne ?
— Parapluie le Bref, M’sieu.
— Quelle est cette inconvenante plaisanterie,
Monsieur? Vous savez bien que c’est Pépin.
— Oui M’sieu; mais m’man m’a défendu de
dire ce mot-là: elle dit comme ça qu’c’ est trop
commun.
Les ingéniosités de la réclame.
Celle-ci émane d’un fabricant de bicyclettes
allemand et elle est ainsi conçue :
« Je livre une machine de première qualité et
un costume de cycliste, gratuitement, à toute
personne qui versera un centime. Cependant
l’acheteur doit s’engager à payer pendant quinze
jours de suite le double de la somme qu’il aura
payée la veille : c'est-à-dire le premier jour un
centime, le deuxième jour deux centimes, le troi-
sième jour quatre centimes, et ainsi de suite. »
Il n’est pas besoin de calculer comme feu Bar-
rême, pour s’apercevoir que le crédit consenti
est à peu près illusoire. A partir du huitième jour,
le client verse 1 fr. 28 et, de ce moment, le dou-
blement rapide des versements successifs l’amène
à verser le quinzième jour 163 fr. 84 d’un coup.
La bicyclette et le costume de cycliste lui coû-
tent, au total, trois cent vingt-sept francs soixante-
sept centimes.
RÉPONSES A CHERCHER
Qiie&tüoii» liD»toi*i«flu«os*. — Quelles villes
ont .donné naissance aux peintres italiens Ra-
phaël, Titien, Michel-Ange.
Aux peintres français Jean Cousin, Poussin,
Eugène Delacroix.
Aux peintres flamands et hollandais Rubens,
Rembrandt, Ruysdaël.
* •
Question «le lnngiie française. — Quelle
différence de sens y a-t-il entre genêt et genet.
Mcta^niniiiie.
J'ai trois pieds; changez six fois
Le dernier qui se présente.
Voici d’abord le harnois
Du copain de Rossinante.
Puis un débit de boisson
Mettant buveurs en liesse,
Une aimable réunion
Vrai bonheur pour la jeunesse ;
Ce qui passe au bleu, dit-on,
Chez savante doctoresse :
Le poil luisant d’un coursier
A l’ondoyante crinière.
Enfin, un bateau grossier
Qui traverse la rivière.
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 383.
I. Casse tête géographique.
Seinc-et-Marae (Bouches-du-Rhône, Corrèze, Loir-et-Cher,
Manche).
II. Les chances.
Il vaut mieux parier pour impair; les gens très forts sur le
calcul des probabilités assurent qu’il y a une légère chance
de plus on faveur d'impair.
II 1. La pêche aux grenouilles.
On peut péchor les grenouilles sans hameçon parce que la
grenouille saisit l’appât de drap rouge placé au bout (le la ligne
et le serre si fortement entre sa langue et son palais qu'on
peut l’enlever ainsi sans craindre quelle ne se dégage.
IV. Charade.
Tournon.
Le Gérant : Mauriciî TARDIEU.
Toute demande de changement dam esse doit être accompagnée de l'une des dernier es bandes et de 50 centimes en timbres pose.
8e année. — Nn 385.
10 centimes.
11 juillet 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DLS ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L Ambulancière de Madagascar. — Inierrogaioire du photographe.
374
I.E PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
L’ambulancière de
Hector La Brelèche n’avait emporté en se sau-
vant qu’un peu d'argent dissimulé de son mieux
et quelques vivres. Naturellement, il était parti
dans la direction d’Andriba en prenant des
précautions pour ne pas se laisser voir ; il pen-
sait que le corps expéditionnaire ne devait
plus être loin maintenant, et il espérait le
rejoindre avant d’avoir épuisé ses provisions
de bouche. Mais il ne se doutait pas des dif-
ficultés au milieu desquelles il se jetait. Tout
d’abord il avait eu beaucoup de peine à éviter
les troupes plus ou moins régulières qui bat-
taient la campagne aux environs de la capitale;
puis, à mesure qu’il s’était éloigné de Tanana-
rive, il avait trouvé le désert complet, les Hovas
faisant le vide devant l’envahisseur en brû-
lant les villages, détruisant les récoltes et chas-
sant fort loin les troupeaux de boeufs; de sorte
que, quand il avait été au bout de ses vivres, il
s’était vu dans l’impossibilité de les renou-
veler. Pour comble de malheur, il avait
rencontré à deux reprises différentes des
bandes de Faliavalos qui l’avaient brutalement
dépouillé de tout ce qu’il portait sur lui; c’était
miracle qu’il se fût échappé vivant de leurs
mains. Mourant de soif et de faim, il s’était
traîné sur le sentier par où il pensait que nous
devions arriver, jusqu'au moment où il était
tombé, incapable de faire un pas de plus.
Quand Henri l'avait recueilli, il y avait cinq
jours qu’il n’avait mangé un grain de riz, ni bu
une goutte d’eau.
Cette rencontre inattendue pouvait avoir
quelque intérêt pour le quartier général, en
raison des renseignements qu’Hector La Bre-
tèche se trouverait à même de fournir sur la
situation actuelle de Tananarlve, sur l’état
d’esprit de la population et du Ciouvernement
hovas, et sur les préparatifs de défense orga-
nisés aux abords de la capitale. Henri amena
donc l’infortuné photographe au général, qui
l’interrogea longuement.
D’après les dires d’Heclor La Bretèche, le
premier ministre était loin de s’attendre que le
corps expéditionnaire pût dépasser Suberbie-
ville. Il avait fallu la prise d’Andriba, pour lui
ouvrir les yeux; il se berçait encore, toutefois,
de l’espoir que jamais les Français ne pénétre-
raient dans l’Imerina. « Ils sont arrivés, —
disait-il tout haut dans les kabarys, — jusqu’au
Vavatany (littéralement la bouche de la terre),
mais ils sont encore loin du royaume d’Andria-
nampoinimerina, puisque plus de soixante-dix
kilomètres les séparent encore du territoire des
Madagascar [Suite)
Vonizongo, la tribu liova qui occupe la frontière
de l’Imerina. » Et cependant Raïnilaiarivony a
un service d’espionnage très sérieusement
constitué, qui le tient au courant de tous les
mouvements des troupes françaises, depuis le
commencement des opérations; mais il est
tellement infatué de sa puissance que pour le
désabuser il ne faudra pas moins que l’arrivée
du général Duchesne en vue de Tananarive.
Quant à la population, elle continue à vaquer à
ses occupations ordinaires le plus tranquille-
ment du monde, le premier ministre ayant
soin de l’entretenir dans une complète sécurité
en faisant circuler les bruits les plus extrava-
gants. Tantôt c’était un soi-disant télégramme
apporté par un schooner américain, annonçant
que la guerre avait éclaté entre la France et
l’Angleterre, et que nos troupes, craignant
de voir arriver une escadre britannique, se
rembarquaient précipitamment. Tantôt c’était
un des généraux hovas qui, par une manœuvre
des plus habiles, avait attiré les Français
dans un piège, massacré deux mille hommes
du régiment d’Algérie et repris Mevatanana
de vive force. Ou bien on venait de recevoir la
nouvelle que le génie hova avait fait sauter une
digue et que plus de mille soldats français
avaient été noyés. En même temps, pour exal-
ter l’enthousiasme des Mahomilas, on tenait
sur la place d’Andolialo de nombreux kabarys,
pendant lesquels le premier ministre et ses
secrétaires les objurguaient, avec des flots
d’éloquence intarissables, de ne point se décou-
rager, leur promettant que pas un Vasaha ne
sortirait vivant de Madagascar; alors même
que ces maudits réussiraient à s’approcher de
Tananarive, ils seraient enveloppés, comme
dans un immense coup de filet, par des masses
innombrables de guerriers venus de tous les
points de l’île. Mais avant qu’ils n’arrivent
jusque là, le passage leur serait chaudement
disputé à Iiinajy et à Maharidaza; si cela ne
suffisait pas à les arrêter, ils trouveraient
devant eux, dans les environs de Babay, trente
mille hommes bien armés, à la tête desquels le
premier ministre et la reine elle-même iraient
se mettre. Les Français fussent-ils quinze mille,
comme un homme vaut un autre homme, on les
tuerait tous et il resterait encore quinze mille
guerriers hovas pour rentrer triomphalement à
Tananarive. Enfin, alors même que ces misé-
rables Vasahas trouveraient moyen d’éviter le
combat en prenant une autre route, rien ne
serait perdu; il suffirait, pour préserver la
1. Voir le u° 3S4 du Petit Français illustre, p. 303.
L'AMBULANCIÈRE DL MADAGASCAR
375
capitale, de rompre les digues de l'ikopa et
de l'entourer ainsi de onze pieds d'eau, pen-
dant que la population se retirerait sur les col-
lines; on pourrait aussi faire de la ville un
foyer d'épidémie, en y égorgeant plusieurs
milliers de têtes de bétail qu’on laisserait se
décomposer. Tout cela, bien entendu, n’était
que hâbleries et vantardises; la menace de
rompre les digues de l'ikopa, notamment, pour
ensevelir les envahisseurs dans les Ilots d'une
inondation, était une pure absurdité,
attendu qu'à cette époque U n’y a pas
un mètre d'eau dans la rivière, et que
ce n'est qu’en février, à la fin
de la saison des pluies, qu'avec
ce stratagème on aurait pu
jeter deux ou trois pieds
d'eau, tout au plus, dans les
rizières qui entourent la
ville.
Eu même temps la
Reine et le premier
ministre, entou-
rés des princi-
paux fonction-
naires de la
Cour, pas-
saient des
revuesfré-
qucntes
sur la
place de
Mahamasi-
na, et l'ai-
saientauxsol-
dats des distri-
butions de vêto-
ments, de vivres et
d'argent. On exerçait aussi
les recrues, les artilleurs surtout,
sous la direction du major Graves, le 1,11
seul officier anglais qui fut resté au
service du gouvernement hova; les écoliers eux-
mêmes consacraient six heures par semaine au
maniement de la sagaie et du bouclier, les
armes de prédilection du peuple malgache. Mais
tout cela n'avait rien de sérieux; selon toute
probabilité le premier ministre ne songeait qu 'à
«sauver la face», et le moment venu, il trouve-
rait bien le moyen de se réfugier avec la Reine
dans le sud, à Fiananratsoa, par exemple, a
moins que la population ameutée ne s'oppose à
leur fuite et ne les force à partager le sort qu'ils
auront attiré sur elle. Quoi qu'il en fût, ce qui
était certain, c'était qu à la Cour et dans l'entou-
rage de la Reine régnait un désarroi absolu;
généraux, ministres, tous se rejetaient les uns
sur les autres la responsabilité des événe-
ments ; la pauvre Ranavalo, laissée jusqu'à
ces derniers temps dans l'ignorance la plus
complète de ce qui se passait, ne savait auquel
entendre. A l'armée, même désordre et même
irrésolution ; il n'y avait ni plan, ni direction,
ni unité de commandement; les ordres les plus
contradictoires, les plus grotesques, émanant
de n'importe qui, arrêtaient et bouleversaient
toute tentative sérieuse de résistance. La
situation des officiers subalternes et des sol-
dats était effroyable : point nourris, point
payés. Us étaient menés à coup de canne
au combat par leurs chefs. Les collines qui
entourent Tananarive étaient fortifiées,
mais les défenseurs de ces fortifications
n'attendraient pas l’attaque ; dès
qu'ils se verraient menacés
d'être tournés, ils batte-
raient précipitamment
en retraite. Lorsque
la colonne légère
arriverait en
vue de la capi-
tale, il y au-
rait peut -
être des
coups de
canon ti-
rés parles
artilleurs
de Graves,
toujours
pour«sau-
ver la fa-
ce », mais
quant à une
défense sé-
rieuse, à une lutte
dans les rues, on pou-
vait assurer qu'il n'y aurait
rien de semblable. Au premier
obus à la mélinite qui éclaterait dans
»'»• la ville, la Reine demanderait grâce,
Rainilaïarivony enverrait des parlemen-
taires, et toute la tourbe des généraux, hon-
neurs, officiers, soldats, disparaîtrait, s'éva-
nouirait, s'égaillerait comme une volée de
moineaux.
C’est par cette conclusion rassurante qu'flec-
tor La Bretéche termina sa réponse aux inter-
rogations du Général; celui-ci, en le congé-
diant, le pria de se tenir à la disposition de son
état-major, pour servir de guide à l'avant-
garde lorsqu’on arriverait aux environs de
Tananarive.
A Tananarive.
Tananarive, le 1" octobre 1895.
« Mon cher monsieur Berthier-Lautrec,
« Enfin, nous y sommes ! Nous sommes à
Tananarive? Mais d'abord et au plus vite un
376
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
mot pour vous rassurer, ou plutôt pour pré-
venir chez vous toute inquiétude : Henri, votre
neveu et mon ami, n’est ni mort, ni blessé, ni
malade. Si c'est moi qui vous écris cette lettre,
et non pas lui, c’est qu’aujourd’hui Henri est
tellement pris par son service qu’il n’a pas une
minute de libre, et que, d’autre part, étant
chargé personnellement d’expédier la grande
nouvelle à Andriba et Majunga par un courrier
qui ne pourra partir que dans une heure, je
me trouve avoir quelques instants à moi dont
je profite pour causer un peu avec vous à
biltons rompus de notre victoire. Oui, cher
monsieur Daniel, comme je vous appelais là-
bas, la campagne est finie, la paix est signée.
Ouf ! nous ne l’avons pas volé, après six mois
de misères et de fatigues !
« Mais je pense que vous ne serez pas
fâché d’avoir quelques détails sur nos der-
nières opérations, sur celles qui ont préparé
et amené l’occupation de Tananarive. Nous
nous sommes amusés, Henri et moi, à consi-
gner au jour le jour, sur notre carnet, des
notes sur la marche de la colonne. C'est
avec ces notes sous les yeux que je vous
écris, à la hâte, cette lettre, un peu décou-
sue, en vous faisant grâce des détails tech-
niques qui n’ont de véritable intérêt que pour
nous.
« En partant d’ Andriba le 14, le Général en
chef avait fixé à l'avance à la fin du mois
l'entrée à Tananarive. Or, hier 30, à sixheures
du soir, nos couleurs nationales flottaient sur
la terrasse du palais de la Reine. C'est vous
dire avec quelle précision mathématique nous
avons marché. Chacune de nos étapes a été
franchie, à son heure', sans que rien ait pu nous
arrêter, ni les obstacles matériels, ni l’ennemi.
La colonne était d’ailleurs d'un entrain admi-
rable. Nous étions tous ravis, parce que nous
sentions que la campagne était entrée dans
une nouvelle phase, que désormais nous allions
marcher vite et que la fin de nos misères était
proche.
« Notre première rencontre sérieuse avec
l’armée hova eut lieu à Ampotaka, le !3. Cette
fois, l’ennemi a mieux résisté qu’à l’ordinaire.
Commencée à six heures, l’affaire ne s’est ter-
minée qu’à midi, et par quelle chaleur! Comme
presque toujours, nos dispositions d’attaque
étaient deux mouvements tournants aidant une
attaque centrale. Avec les Hovas, cette tactique
réussit infailliblement; ils savent choisir d'ex-
cellentes positions défensives et les fortifier
avec des épaulements et des retranchements,
derrière lesquels ils tiennent assez bien ; mais
dès qu’ils s’aperçoivent qu’ils sont menacés
d’être tournés et enveloppés, ils se replient
immédiatement avec une telle précipitation
qu’en un quart d’heure leurs innombrables
lambas blancs disparaissent, s’évanouissent,
s’évaporent comme par enchantement. Ce qu’ils
redoutent le plus, c'est le fafondro, le canon.
Rien ne les impressionne, ne les terrifie
autant. Le premier coup de canon leur fait
faire demi-tour, le second les met en fuite, le
troisième transforme leur retraite en déroute.
En se retirant, toutefois, ils prennent le temps
d'incendier derrière eux les villages, de façon
à faire le désert devant nous ; mais nous
y sommes habitués et ne nous arrêtons pas
pour si peu. Iiinajy, Kiangara, Antanatébé
brûlent; il n’en reste que des ruines fu-
mantes. Pauvres diables d'habitants ! Nous
traversons une rivière le 17, avec de l’eau
Les Hovas font le désert devant nous.
jusqu’à la ceinture. Le bain, après l’échau-
dement !
« Le 19, nous arrivons devant les monts Ambo-
himena, défendus par quatorze forts. Quatorze
forts ! et déjà la position est presque inacces-
sible naturellement. Si nous avions eu affaire à
des troupes sérieuses, à des troupes comme
les nôtres, jamais nous n’aurions pu passer.
Mais les Hovas, après avoir tiré quelques coups
de feu, évacuent précipitamment la place,
dès qu’ils se sentent près d’être tournés,
tirent sans même épauler et se sauvent
affolés.
« De l’autre côté des monts Ambohimena,
nous sommes en Imérina. Plus de hautes
montagnes devant nous désormais, quelques
petites collines seulement. L’air est plus
vif, l’horizon plus ouvert, le sentier plus
commode.
« Nous repartons avec une nouvelle ardeur.
A. B.
[A suivre).
Messidor.
Les blés, brunis par le Mie,
Étalent leur flot mouvant
Sous le vent.
Et l'invisible cigale
Fête en son aigTe chanson
La moisson.
L'épi que Juin ensoleille,
Vers son voisin se penchant,
Dans le champ,
Lui dit sans doute à l'oreille
Quelque secret répété
Tout l'été.
« L’épi que juin ensoleille... »
•Sur ce champ jaune qui bouge,
Iîluets et coquelicots
Inégaux
Semblent l'aile bleue ou rouge
Des fidèles papillons
Des sillons.
Qu'on est bien, couché par terre,
Dans le silence et l'oubli
Recueilli,
Rêvant au mot de mystère
Dont sans cesse les grands blés
Sont troublés!
Marc Legrand.
Couronnement du Czar (Actualité)
Le 27 mai dernier, a eu lieu à Moscou une
cérémonie qui a ému le monde entier: C'est,
avec l’antique et solennel cérémonial, le
couronnement du czar Nicolas IL
A 8 heures et demi sonnant aux sept églises
de la vieille forteresse du Kremlin, le cortège
impérial se met en marche.
Le vieux et traditionnel sanctuaire de
l'Assomption est trop étroit pour recevoir les
princes, les représentants de tous les États
du monde. Quand le czar Nicolas II et
l'impératrice Alexandra Féodorovna apparais-
sent, le peuple pousse des «hourra «frénétiques,
auxquels se mêlent la voix des canons et le
son grave des cloches des cent clochers de
la capitale moscovite.
Le czar s'avance lentement, un peu pâle,
mais le regard assuré. Il porte l'uniforme du
\
378
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
co un on ni; ment ni <:/\r
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
3S0
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
régiment Préobrajenski, avec le cordon de
Saint-Alexandre-Nevski et le collier de Saint-
André. L'Impératrice Alexandra Féodorovna a
revêtu une robe de soie blanche entièrement
brodée d'argent et porte l’ordre de Sainte-
Catherine.
Les souverains marchent sous un dais de
pourpre et d’or.
Sous le porche de la cathédrale, le métro-
polite de Moscou asperge les insignes impé-
riaux : le manteau impérial, le globe, le
sceptre, les couronnes. 11 adresse une allo-
cution aux souverains qui plient le genou, par
trois fois, devant la porte sainte.
Les cérémonies commencent alors.
L'Empereurplaee d'abord la couronne sur sa
tête, marquant ainsi qu’il ne la tient que de
Dieu. Le métropolite prononce en même temps
les paroles liturgiques : « Christ, le roi de
« gloire invisible parmi nous, te sacre en
« témoignage du pouvoir qu’il te donne sur
« tes peuples. » Puis, ayant ceint le czar de
l’épée de l’État, il ajoute : « Comme gages
« du pouvoir autocratique que te confère le
« Très-Haut pour le salut et le bonheur des
« hommes. » L’Empereur appelle alors l’Impé-
ratrice et la couronne à son tour.
Nicolas II, descendant de son trône, cou-
ronne en tête, vêtu du porphyre (manteau de
pourpre), tenant en mains le sceptre et le globe,
tombe à genoux, alors que l’assistance entière
reste debout, et prononce la prière suivante :
« O Seigneur, Roi des Rois et Dieu de mes
« pères! II t’a plu de m’élire souverain et juge
« de l’orthodoxe empire russe. Je confesse
« être toujours sous ton œil vigilant, quoique
« invisible; aussi me voilà prosterné devant ta
« Suprême Majesté. Je t’implore, ô mon Sei-
« gneur et ô mon maître! Daigne m’armer pour
« mon formidable ministère! Octroie-moi la
« sagesse qui émane de ton trône, afin que je
« conçoive toujours ce qui est agréable à tes
« yeux! Fais-moi suivre, ô Seigneur, la vérité
« dans tes commandements ! Prends mon cœur
« dans ta main, ô mon Dieu! Et que je règne
« pour le bonheur de mes peuples en te bénis-
« saut toujours! Que ton saint nom soit glorifié
ii avec ton Fils miséricordieux et ton Esprit
« créateur en toute éternité. Amen! »
Vient ensuite la cérémonie du sacre. C’est
toujours le métropolite de Moscou qui officie.
Avec un rameau d’or pur, constellé de pierreries,
il puise le Saint-Chrême dans le précieux vase
de cornaline, envoyé au xu" siècle, par un
empereur byzantin. Il oint le czar sur le front,
les yeux, les narines, la bouche, la poitrine, les
mains. L’Impératrice no reçoit cette onction
que sur le front.
Seul alors — et aussi pour la seule fois —
le chef du peuple russe franchit la porte de
F Iconostase où il communie sous les deux
espèces, tandis que l’Impératrice communie sur
la porte. Sortis du lieu sacré, l’Empereur et le
cortège visitent toutes les cathédrales du vieux
Kremlin. Et, lorsque après avoir salué les
tombeaux des vieux czars, les souverains
arrivent sur l’historique terrasse qui domine
les murs de la forteresse et la ville entière,
Alexandre II se retourne, d’un regard il embrasse
la foule qui se presse en bas, et de la main,
par un geste large, il envoie un grand salut à
tous ses sujets. Et de la foule s’élèvent alors
des acclamations enthousiastes, qui se font
entendre bien longtemps encore après que les
portes du palais se sont refermées sur Leurs
Majestés.
La cérémonie est terminée et voici que
commencent les fêtes inoubliables pour ceux
qui y ont assisté. C’est d’abord le banquet tra-
ditionnel dans la salle historique de la Gano-
vitaïa palata, où sont admis seulement les
grands-ducs et les hauts dignitaires de la cour.
Ce banquet se fait avec le cérémonial que
prescrivit Ivan IV, dit le Terrible, en 1533.
Le czar et la czarine montent sur une estrade
formée de trois gradins et recouverte d’un
tapis de peluche cerise, avec torsade d’or.
Trois couverts ont été dressés sous le dais
qui surmonte cette estrade. Le couvert de
l'Empereur est placé entre celui de la czarine
Alexandra Féodorovna à droite et celui de la
czarine douairière Marie Féodorovna à gauche.
Sur l’estrade, en arrière des trônes, se tiennent
les grands-ducs assistants des souverains, les
hautes charges de la cour.
Le grand-écuyer-tranchant se place en face
et les grands-échansons à droite et à gauche de
la table impériale, Adroite delà dernière marche
de l’estrade, se tiennent l’aide de camp général
et le général de la suite, de service. Au pied
de l’estrade du trône, des deux côtés, sont
postés quatre officiers du régiment des cheva-
liers-gardes, le sabre au clair et le casque en
tête. En face du trône de l’Empereur, l’archi-
grand-maréchal de la cour, derrière lui les
grands-maîtres des cérémonies.
En France aussi c’était fête ce jour-là; dans
un grand nombre de villes on avait arboré sur
les monuments publics et privés les couleurs
françaises mêlées aux couleurs russes et, en
signe de liesse, de joie, le ministre de l’Instruc-
tion publique avait accordé un jour de congé
aux élèves de toutes nos Écoles publiques.
Depuis 1613 que la dynastie des Rumanof
règne sur la Russie, jamais un couronnement
de czar n’avait eu pareil retentissement dans
le monde.
Cela sans doute, parce que l’amitié de
Nicolas II et du Peuple Russe pour la France
assurent la paix du monde. L. R.
UNE HISTOIRE DE SAUVAGE
381
Une histoire de sauvage (sW.
Vers le Nord. — Popo-Lulu et les indigènes. —
Enlèvement de la famille Pituitt. — En route. —
Dans la case à côté ! Ossements suspects — Pan-
Pan, boum boum ! — Prisonniers! — Les gaveurs.
— Projets de fuite. — Oune idée de signor Pom-
péius — Triste fin d’un empereur. — Combat
singulier. — Hip ! Hip ! Hurrab pour M. Pituitt 1
— En route vers le Nord. — Auvergnatvrlle. —
Interruption de la seconde conférence.
Jeudi § juin. — Nous venons de prendre une
résolution importante, nous partons, nous
suivons la côte veçs le Nord,
toujours vers le Nord, nous ren-
contrerons sur notre route le
village de Popo-Lulu, nous y trou-
verons aide et assistance, peut-
être saurons-nous sur quelle terre
nous avons pris pied, en tout cas
il y aura de l'eau et grâce aux quel-
ques boutons que nous possédons
encore, nous pourrons nous pro-
curer des vivres. C’est avec regret
que le Dr Poupardin abandonne
son tonneau, la famille Pituitt
daigne nous accompagner. En
route! En avant... arclie, crie le
capitaine Dubec..., Halte, cric
aussitôt le capitaine Pamphile...
O surprise, de toute part nous
sommes entourés par les indigènes
qui semblent sortir de « dessous
terre ». Popo-Lulu les accompagne,
il y a des négresses, des négrillons
et des négrillonnes. Et il faut subir
les manifestations malpropres de leur amitié,
ils expectorent à l’envi et nous frictionnent la
ligure, c'est dégoûtant! J'en ai assez, crie le
capitaine Pamphile, à moitié aveuglé; tant pis,
je tape dans le tas. Ne faites pas cela, malheu-
reux, lui crie le capitaine Dubec, pas d'hosti-
lités, pouah! pouah! nous n'avons pouah!
pouah! pas d’armes, pouah! pouah! je n’ai plus
une seule cartouche. Le D' Poupardin se laisse
frictionner, — c’est un philosophe. Pourquoi se
fâcher, dit-il, ont pas intention offenser,... au
contraire... preuve d’amitié... alors pourquoi
se fâcher ! Le signor Pompéius a du succès, il
riposte et rend avec usure ce qu’on lui donne
tout en faisant observer que c’est « oune cou-
toume ridicoule, essessivement ridicoule ».
Nous sommes tous de son avis. Ces enfants de
la nature sont d’une candeur dont rien n’ap- i
proche, et quels costumes étranges et pitto-
resques, beaucoup de chapeaux haut de forme,
un schako de garde national, modèle 1830,
quelques casquettes, voilà pour la coiffure;
quant au reste, des pantalons incomplets de
toutes les couleurs et, pour ces dames quelques
crinolines; il faut supposer qu’un courant
marin jette sur ces côtes les épaves de tous
les navires naufragés. Et cette foule nous
entoure, nous presse, nous importune ; le signor
Pompéius, aidé de quelques matelots, a toutes
les peines du monde à protéger ce qui lui reste
de son musée contre l’indiscrète curiosité de
ces indigènes.
Quand donc s’en iront-ils, ils deviennent
d’une familiarité qui dépasse toutes les bornes?
Un petit négrillon me met le doigt dans le nez
et me fait éternuer. 0 prodige! Effrayée, la
bande noire se disperse, s'enfuit, disparaît.
Mais qu’est donc devenue la famille Pituitt?
Est-ce que ces démonstrations d’amitié ne
seraient qu’un prétexte, une ruse de guerre.
Eh! Pituitt, crie le capitaine Dubec; l'écho ne
répond même pas à cet appel.
— Si nous étions des hommes sérieux, dit le
capitaine Pamphile, nous ne nous inquiéterions
pas de ces insulaires pas plus qu’ils ne se
seraient inquiétés de nous en pareille circon-
stance.
— Sans doute, répond le capitaine Dubec,
Il sc sert du biton pour les refouler a. ce force dans la gorge
(iu malheureux Pituitt.
1 Voir le xi° 38* du Petit Français illustré , p. 3G4.
382
LE PEUT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
mais il est entendu que nous ne sommes pas
sérieux et notre devoir est de les délivrer.
Zai bien entendou crier le Pitouitt, dit le
signor Pompéius, et ze souis assolument sour
que c'est le Popo-Lou-Lou qui a fait le coup.
— C’est aussi mon avis, dit le capitaine
Dubec, dirigeons-nous vers le village, c'est là
que nous retrouverons nos infortunés compa-
gnons; cette fois en avant... arche, vers le Nord,
et pour tout de bon.
Une demi-heure après nous étions en vue du
village qui se trouvait à l’embouchure d'une
petite rivière, en ce moment presque à sec,
mais qui, dans la saison des pluies, devait être
assez importante. Les indigènes discutaient
devant leurs cases avec animation. Nous nous
arrêtons à cent mètres de la première palissade,
sur un petit monticule, au milieu de nous, sur
un brancard improvisé se trouvent nos person-
nages en cire, nous comptons sur eux pour
nous tirer d’embarras; dans ce pays où on
échange un poulet contre un bouton, nos
personnages peuvent nous être d'une grande
utilité, mais nous avons juré de ne jamais
consentir à nous séparer du tsar et de la tsa-
rewna. ( Très bienl vive la Russie /) Nous allons
parlementer avec ces moricauds, dit le capitaine
Dubec, viens avec moi Màrius. Nous entrons
dans le village, un échange de boutons contre
des poulets nous sert de prétexte; nous jetons
des regards furtifs à droite et à gauche. Le
capitaine Dubec me pousse du coude : ils sont
là-bas dans ces cases gardées par uhe demi-
douzaine de solides gaillards armés de sagaies.
Eh ! Pituitt, crie le capitaine Dubec. Un for-
midable hip! hip ! hurrah! nous répond. Nous
courons vers la case, sortez donc, crie le capi-
taine Dubec. Aôh ! jé pouvé pas, le piou-
deur me retient prisonnier, le Popo-Louliou il
avait pris mon... mon... c’était très indigne
pour moi Anglais... En effet, nous voyons
arriver l’air souriant ce brigand de Popo-Lulu
vêtu du complet à carreaux de M' Pituitt. Quand
il voit que nous ne rions pas et que nous lui
faisons comprendre qu'il ait à restituer le vête-
ment de M' Pituitt, il se met à crier bien fort,
indigné. Les guerriers aux sagaies se rassem-
blent et les brandissent d’un air menaçant,
il est prudent de déguerpir pour l’instant.
Mais auparavant assurons-nous de la présence
de ces dames. Où est mistress Pituitt, demande
le capitaine Dubec? et de l’intérieur de sa case
M’ Pituitt répond ; dans le case à côté. Et miss
Arabella? Aussi dans le case à côté. Ne vaudrait-
il pas mieux parlementer avec les indigènes
aûn qu’ils nous rendent leurs prisonniers,
nous n’avons pas d’armes, ils sont nombreux
et nous sommes à leur merci. Popo-Lulu le sait
bien; pour un sauvage, ce négrillon me semble
assez civilisé.
Nous rejoignons nos compagnons d’infortune
qui, sur le monticule où nous les avons laissés,
faisaient de tristes réflexions sur le malheureux
sort habituellement réservé aux pauvres nau-
fragés par les peuplades sauvages des côtes de
l’Afrique orientale, des monceaux d’ossements
suspects avaient été entrevus auprès des cases.
Nous attendons l’arrivée des sauvages, les
voici, Popo-Lulu marche en tête et porte avec
une noble fierté le vêtement complet à carreaux
de l’infortuné Pituitt, il s'avance à l’ombre du
« pérésol » frauduleusement soustrait et que
porte un négrillon.
Aussitôt le capitaine Dubec entame avec lui
un langage par gestes, que l’on peut ainsi inter-
préter :
— Le capitaine : Pourquoi as-tu enlevé notre
compagnon.
— Popo-Lulu expectore et frotte la figure du
capitaine.
— Le capitaine: Pouah! Pouah! Enfin il faut
en passer par là. Ab ! je comprends, il n’a pas
signé le traité d’alliance, mais nous sommes tes
amis, Popo-Lulu, nous te demandons de nous
rendre nos compagnons.
Popo-Lulu proteste, crie, roule des yeux
féroces, prodigue des gestes, impossible de
comprendre... eh mais, voici un noble vieillard
devant lequel la foule s'écarte avec docilité, il
porte un uniforme étrange, indescriptible et est
coiffe d’un chapeau de haute forme. C’est un
chapeau blanc de la C1* l’Urbaine. Un cocher
a-t-il donc fait naufrage dans ces parages? Où
est la voiture? — O bonheur! Le noble vieil-
lard parle, il nous comprend et répond en ces
termes aux questions du capitaine Dubec : « Li
blancs... pas amis, pan pan, boum boum!
pschss... Ce noble vieillard a été bombardé
par quelque navire de guerre, fait observer
le capitaine Pamphile, il a gardé un mauvais
souvenir de ce moyen de civilisation. Chut,
dit le capitaine Dubec, écoutez. Li blancs...
vêtements très chics {Oh! oli! protestation de
l'auditoire ), li pauvre nègre pas vêtement,
prendre à blanc pou vêti... Et pourquoi cela,
s’écrie le capitaine Dubec? — pou vêti li pauvre
nègre... Voilà de la franchise, dit le capitaine
Pamphile... Ces enfants de la nature veulent
tout simplement nous dépouiller de nos vête-
ments. Et après, demande le capitaine Dubec,
vous nous laisserez libre passage, vous nous
aiderez à gagner des contrées plus civilisées où
il y a des blancs?... Mais que fait donc le Popo-
Lulu? il rit parce que l’interprète lui traduit nos
paroles ; décidément ce nègre est un bon nègre,
cela se voit bien à sa mine réjouie..., et que
répond l’interprète? — No, engraissir, man-
gir, li blanc être bon pou pauvre nègre.
— Très bien, dit le capitaine Dubec, nous
savons maintenant à quoi nons en tenir,
UNE HISTOIRE DE SAUVAGE
3S3
mais avant de te mettre sous la dent une
cuisse de blanc frite dans de l'huile de palme,
tiens, attrape, moricaud de mon cœur, l’inter-
prète va mesurer la terre, tous nous imitons
notre capitaine, mais hélas ! nous succombons
sous le nombre, nous sommes bientôt terrassés,
ficelés comme des saucissons et portés dans
une grande case du village où nous retrouvons
M' Pituitt.
Vendredi 10 juin. — Ce matin, de bonne
heure, car il faisait à peine jour, un gros nègre
qui a l’air tout à fait bon enfant, vient nous
tâter et nous palper. C’est le grand sacrificateur
dit le capitaine Dubec, il vient pour constater
si l'un de nous est a point. En effet, avec l’aide
de deux négrillons qui semblent lui prodiguer
des marques de respect, il nous classe par
catégorie, les gras d’abord, parmi lesquels
figurent le D’ Poupardin et le capitaine Pam-
phile, ensuite les... entrelardés et enfin les
maigres, j’appartiens à cette dernière catégorie
ainsi que le capitaine Dubec, le sigor Pompéius
et M' Pituitt. En palpant le D' Poupardin,
le grand sacrificateur à poussé des cris de joie
et a fait claquer ses dents d’une manière
significative, en répétant plusieurs fois : mata-
coto. Cela signifie bien certainement : il est
bon à tuer.
Midi. — Six nègres vigoureux viennent
d'entrer dans notre case porteurs d’ustensiles
qui nous sont inconnus ; c’est d'abord un long
roseau soigneusement évidé à l’intérieur, puis
un non moins long bâton qui s’engage exacte-
ment dans le roseau, ensuite des paniers rem-
plis de choses étranges; l'un des nègres se
penche sur Mr Pituitt et veut lui introduire
l’extrémité du roseau dans la bouche. Ficelés
comme nous le sommes il est bien difficile de
résister. Protestations indignées de Mr Pituitt :
Aôh! aôh I stioupide négrillonne, vôlez-vô
laisser moâ tranquille, vôlez-vô vôlez-vô, aôh I
C est fait, Mr Pituitt a l’extrémité du roseau
dans la bouche, et, pendant qu'un nègre vigou-
reux lui tient la tête entre ses deux genoux,
comme dans un étau, un autre nègre, non moins
vigoureux, introduit des substances alimen-
taires dont j’ignore le nom par l’autre extrémité
et se sert du bâton pour les refouler avec force
dans la gorge du malheureux Pituitt, qui est
obligé d'avaler sous peine de se voir étouffé.
E. P.
(A suivre).
Malin comme un singe.
HISTOIRE SANS PAROLES
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
Le pigeon messager. — L'emploi des
pigeons comme messagers remonte a une
haute antiquité. Les marins phéniciens s’en ser-
vaient pour annoncer, trois jours d’avance, leur
retour a leurs armateurs, devançant de plus de
vingt siècles les essais qu’on fait* a présent sur
les escadres. Les chefs des grands empires asia-
tiques les employaient pour avoir rapidement
des nouvelles de leurs provinces éloignées. Les
Grecs s’en servaient aussi pour faire connaître
les résultats des jeux olympiques, de même qu’on
les utilise aujourd’hui pour faire connaître le
cheval vainqueur du Grand-Prix.
En Orient, d’apres les historiens arabes, les
califes de Bagdad avaient organisé de vraies
lignes télégraphiques, desservies par des pigeons
messagers.
Les Sarrasins, dit Joinville, annoncèrent par
des pigeons au Soudan d'Égypte l’arrivée des croi-
sés et du roi de France. De nos jours, le comman-
dant Monteil a trouvé que les divers chefs arabes
étaient prévenus d’avance de ses projets et de
sa marche par des pigeors.
Au moyen âge, les seigneurs féodaux n’ont pas
négligé ce mode d’information rapide. Pendant
la révolté des Pays-Bas, la ville de Leyde allait
se rendre aux Espagnols, quand des pigeons
annoncèrent l’approche d’une armée de secours
et sauvèrent la place.
La maison Rothschild, assure-t-on, connut trois
jours avant toute l’Angleterre, le résultat de la
bataille de Waterloo.
*
* *
Trop de soin. — Le président Bouhier
raconte que le peintre Lebrun ayant un jour
aperçu un gueux qui avait les cheveux hérissés et
la barbe longue, lui dit : « Mon ami, viens me
voir demain, je veux le peindre. » Ce gueux se lit
raser la barbe et peigner les cheveux et alla
■ n.-uite trouver M. Lebrun. «Eh! mon ami, lui dit
ce peintre, de quoi diable L’es-tu avisé là! Tu n’as
plus les cheveux hérissés et ta barbe est faite! tu
as perdu pour moi toute ta beauté. »
On voit que le correct et pompeux peintre du
grand roi n’était pas, au moins dans ses études,
l’ennemi du pittoresque.
*
* *
Un gentilhomme de beaucoup d’esprit, mais de
peu de discrétion, était venu rendre visite à Vol-
taire en sa maison de Ferney, et, s’y trouvant bien,
il avait prolongé la visite pendant plusieurs mois.
Lorsqu il fut parti, le maître de Ferney dit a ce
propos : Ce pauvre Don Quichotte prenait les au-
berges pour des châteaux ; mon aimable visiteur
prend les châteaux pour des auberges.
*
* *
La i>oIiti<iue «le Baltylas. — S’il était
jamais question d’enlever la crête au Sultan, —
ce qu’à Dieu ne plaise, — elle conviendrait mieux
au coq gaulois qu’au lion britannique.
RÉPONSES A CHERCHER
Question «le langue française . —
Qu’appelait-on montre au dix-huitième siècle, en
terme d’art militaire.
*
* *
Questions géographifiues. — D’oii vien-
nent les noms donnés aux États suivants de l'Union
américaine :
Maine. — Pensylvanie. — Delaware. — Mary-
land. — Virginie. — Caroline. — Géorgie. — Flo-
ride. — Louisiane. — New-Ilampshire. — New-
York. — Rhode-Island.
*
* *
Questions scient i(i«iues. — Quelles res-
semblances et quelles différences y a-t-il entre le
caoutchouc et la gutta-percha?
Mots sans têtes.
Aux mots suivants, ajoutez une lettre en tète
pour en former d’autres mots, et de la réunion de
ces initiales, formez une sentence de trois mots.
Oie — zone — ni — aide — vide — mage —
ail — hameau — taille — âge — race: — Ain —
thon — sage — allée — tage — bis — appel.
Cliai*a«lc.
Mon premier est bête rampante
Mon second fuit le joueur décavé,
Mon tout est une Üeur charmante
D'un parfum doux et relevé.
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 384.
I. Questions historiques.
Raphaël est né à Urbino.
Titien, à Piève, province de Cadore.
Michel Ange, au M. de Caprèse, près Arezzo (Toscane).
Jean Cousin, près de Sens (Yonne).
Poussin, à Etrepagny, près les Endelys (Euro).
Eugène Delacroix, né à Charenton-St-Maunce (Seine).
Rubens, aux environs de Cologne.
Rembrandt à Leyde.
Ruysdaël à Iiarleur.
II. Question de langue française.
Le genêt est un arbrisseau à lleurs jaunes dont plusieurs
espèces croissent spontanément dans les landes et les
bruyères (du latin genista ).
Genet, sans accent, vient de l’espagnol ginete, et désigne:
i° un cavalier armé à la légère, de l’ancienne armee espa-
gnole (on dit aussi un genetaire ), 2* un cheval de race espa-
gnole, petit de taille, mais bien proportionne.
III. Metagramme.
Bât, bar, bal, bas, bai, bac.
Le Gérant: Maurice TARDIEU.
Toute demande de changement d'adresse doit être accompagnée de l'une des dermeres bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8' année — N” 386,
10 centimes.
18 juillet 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L’ABÛNNENENT : UN AN. SIX FRANCS
Part du Ier de clmque mois.
Armand COLIN & C‘e, éditeurs
5, ru<* «1e Mcïiircs. Paris
ETRANGER ?fr. — PARAIT CHAQUE SAMEDI
Tous droits reserves
Une histoire de sauvage « Quècbc que vous faites là** D'où esche que vous venez?
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTHÊ
380
L’assassinat du marquis de Morès (Actualité).
Le Sahara vient de taire de nouvelles victimes:
notre compatriote, le marquis de Morès, a été
assassiné avec toute sa caravane, au début
même de son entreprise.
Quelle était cette entreprise? Nos jeunes lec-
teurs n’ignorent pas que la France possède, au
nord de l'Afrique, deux belles colonies, l’Algérie
et la Tunisie. Elles se prolongent au sud jus-
que dans le Saha-
ra, vaste désert
qui les sépare de
contrées beau-
coup plus fer-
tiles, connues
sous le nom de
Soudan. Les po-
pulations du Sou-
dan sont très
commerçantes ;
elles ne reculent
pas, pour écouler
leurs produits,
devant les voya-
ges les plus pé-
nibles à travers
les steppes du
Sahara. A cer-
taines époques
■le l'année on
peut voir de lon-
gues caravanes,
composées de fi-
les intermina-
bles de chameaux
chargés de marchandises, s'avancer pénible-
ment au milieu des dunes de sable mouvant.
Quel bonheur, quand on peut s’arrêter dans
une de ces oasis, véritables bouquets de ver-
dure qu'on rencontre de distance en distance !
Les habitants des oasis sahariennes com-
prennent de nombreuses tribus, véritables
enfants du désert, où ils ont réussi à s’accli-
mater. On les désigne généralement sous le
nom de Touareg, ce qui, en arabe, veut dire
hommes nobles ou libres. Ils sont pour ainsi
dire les gardiens des routes du Sahara. Malheur
à ceux qu'ils ne veulent pas laisser passer!
M. de Morès en a fait la triste expérience. Et
pourtant il croyait avoir pris toutes les pré-
cautions nécessaires pour mener à bout sa
périlleuse tentative.
Voulant pénétrer jusqu’au Soudan, en par-
tant de la Tunisie et en passant par les oasis
de Ghadamès et de Chat, le marquis s’était
abouché avec un certain nombre de Touareg
qui devaient l’accompagner jusqu’au terme
extrême de son voyage. A peine s’était-on mis
en route que ceux-ci le forcèrent à abandonner
sa première escorte et à en choisir une autre
parmi eux.
Après quelques jours passés à attendre l'arri-
vée des chameaux nécessaires à l’expédition,
on reprit le chemin du Sud.
On n'avait pas encore fait une lieue, quand
trois Touareg de l'escorte se jetèrent sur M. de
Morès, le sabre
à la main. Le
marquis eut le
temps de s'armer
de son revolver ;
O abattit l’un de
ses agresseurs
tandis que les
deux autres pre-
naient la fuite.
Au bruit des dé-
tonations, les
Touareg se pré-
cipitent de tous
côtés sur M. do
Mores et ses ser-
viteurs. Deux de
ceux-ci sont pris
et solidement
liés. On s’occupe
immédiatement
à piller la cara-
vane ; les cha-
meaux sont age-
nouillés et dé-
chargés.
Pendant ce temps, le marquis tenait coura-
geusement tête à ses agresseurs. 11 se voyait
irrémédiablement perdu : au moins voulait-il
vendre chèrement sa vie. Quatre heures
durant il résista, mettant hors de combat un
nombre considérable d’ennemis. A la fin
cependant il succombe. Son corps était telle-
ment criblé de blessures qu'il était impossible
de distinguer celles qui avaient été produites par
des armes blanches de celles des armes à feu.
Quelques-uns des serviteurs engagés par le
malheureux marquis, faits prisonniers par les
Touareg, réussirent à s’échapper. C’est par
eux qu'on a appris la sanglante catastrophe.
L'endroit où a eu lieu ce lâche assassinat n’est
situé qu’à 150 kilomètres de notre dernier poste
tunisien. Le coup fait, les agresseurs, se sont
enfoncés dans le Sud, et il est à craindre qu’on
ne puisse de sitôt leur faire expier leur forfait.
Espérons du moins que l'on pourra ramener en
France les restes du marquis de Morès; il a
mérité la sépulture des héros.
Marquis do Morès.
M.
UNE HISTOIRE DE SAUVAGE
387
Une histoire de
Pendant l'opération, le capitaine Dubec, qui
est un peu Normand, explique que dans certains 1
départements de l'ouest de notre belle France, !
renommés pour leurs volailles, c’est ainsi que
l'on engraisse les poulets, on les gave. Quand j
l'opération est terminée, lepauvre Pituitt reste la
bouche ouverte, congestionné, about de souffle, j
mais il roule des yeux où se peuvent lire la !
fureur, l'indignation. Le capitaine Llubec fait j
observer qu'il est bien regrettable qu'un consul I
anglais ne se trouve pas dans ces pays, car le
pauvre Pituitt aurait parfaitement raison de se
plaindre. C'est l'opinion générale. Attention!
voici le tour du signor Pompéius qui a suivi
avec intérêt, du coin de l’œil, l'opération du
gavage pratiquée de cette façon primitive, car
ces " stioupides négrillonnes », comme le dit
si justement M' Pituitt, pourraient bien se
servir d’un entonnoir. Mais avant de commen- 1
cer l'opération un nègre se met à palper et A
tâter le signor Pompéius en faisant une grimace
significative, il n'a que les os et la peau le
pauvre signor, cela ne Tempèclie pas de rire
parce que, en le tâtant, le nègre le chatouille, j
•• Ze souis çatouilleux... hi hi hi ! » et il pousse
de petits cris, mais ensuite revenu au sentiment
de la réalité, il crie, devenu furieux ! : « Ce Popo-
Loulou est o une scélérate... oune sacripante...
Zé souis oune italiano... » — C’est fait, l'opéra-
tion commence pendant que le capitaine Dubec
fait observer, avec le ton indifférent dont il est
coutumier, que les nationalités ne font rien à la
chose. « Nous sommes actuellement de la volaille
soumise à l'engraissement, pas autre chose, et
la seule différence qui existera entre nous sera
le goût que nous trouveront ces abominables
antropophages lorsqu'ils auront sous la dent un
morceau de notre individu. Certainement, dit le
capitaine Pamphile, je n'aurai pas le même
goût, moi qui me suis nourri toute ma vie de
bouillabaisse, de gousses d’ail et d'oignons crus
que M' Pituitt esquire, qui a vécu de viande
saignante ou que l'illustre signor Pompéius, !
qui a avalé dans son existence plusieurs kilo-
mètres de macaroni. » Le Dr Poupardin, qui a i
jusqu'à présent gardé le silence, s'écrie : » Moi
être premier mangé, mata-coto ! si peux empoi- j
sonner moricauds, être le plus heureux du
monde. » C'est fini pour le signor Pompéius qui
est gavé jusqu’à la pomme d'Adam et ne peut
plus respirer. A mon tour, à quoi bon résister,
d'ailleurs ma mâchoire a été ouverte et le
roseau introduit dans mon œsophage avec une
dextérité merveilleuse, ces négrillons eonnais-
sauvage ($»«/«)'.
sent leur métier de gaveurs, j'avale, j'avale,
j’avale, j’entends cette exclamation : Vava !
Vava! Cela signifie : très bien, sans aucun doute,
les gaveurs sont satisfaits de leur volaille.
11 me semble que ma poche stomacale est sur
le point d'éclater et je sens un arrière-goût de
thym et de laurier, ces aromates sont évidem-
ment destinés à parfumer ma viande. Quand
nous sommes tous gavés, les nègres vigoureux
s'éloignent en nous jetant des regards dans les-
quels nous lisons une tendre sollicitude.
Hélas! nous sommes couchés sur le dos, fice-
lés comme des andouilles, à bonne distance
les uns des autres et dans 1 impossibilité de
faire un mouvement. Cependant, ô prodige,
voilà le capitaine Dubec qui réussit à se dépla-
cer , lentement, au prix d'efforts surhumains,
il se rapproche de moi qui suis son voisin, il
me demande • « As-tu de bonnes dents?» Je lui
réponds : » Je mangerais du fer. » » Eh bien,
coupe mes liens avec tes dents, me di t-il ; unefois
libre, nousleserons tous.» Par prudence, cepen-
dant, nous attendons la tombée de la nuit. Je
commence mon œuvre ! après bien des efforts
je dégage les bras du capitaine Dubec, puis la
poitrine. Enfin, il se lève; un quart d'heure
après nous étions tous déficelés. <• Qu'allons-nous
faire maintenant ? demande le capitaine Pam-
phile. » « Nous précipiter au dehors, répond le
capitaine Dubec, nous frayer un passage et
profiter des ombres de la nuit pour nous éloi-
gner à marche forcée... » » Ils connaissent le
pays mieux que nous, fait observer le capitaine
Pamphile, nous serons poursuivis, bientôt
repris et de nouveau gavés, pour être mangés. »
« C'est juste, dit le capitaine Dubec, el nous ne
pouvons laisser entre leurs mains les dames
Pituitt » « Z'ai oune idée, dit le signor Poni-
péius... Mais on vient. « Vivement nous nous
couchons sur le dos, les bras collés le long du
corps, en momies, et nous ronflons bruyam-
ment. La porte de la case s'ouvre et, rapide-
ment, un nègre s’assure que nous sommes
bien encore là, dans la même position. La porte
se referme... les pas s'éloignent. « Voyons votre
idée, signor Pompéius. » « Oune idée essellen-
tissime, répond celui-ci, vous avez entendent
cette sacripante de Popo-Loulou s'écrier,
quand il a vou les soujets de mon mousée ;
Toutou -Toutou ! » « C’est vrai, fait observer le
capitaine Dubec, il a dit Tutu-Tutu, et il don-
nait les signes d'une grande frayeur; ces mots
signifient probablement : fétiche, sacré, quel-
que chose d'analogue... » » Profitons de cette ter-
1 Voir le n6 385 du Petit Français illustre, p. 381
388
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
rour superstitieuse... » « Nous ne demandons j
pas mieux, signor Pompéius, mais com-
ment?... » « Que lé petit Marions dé Beaucaire,
qui est oune serpent, se glisse sans être vou en
dehors dou village, qu’il profite de l’obscourité
pour rapporter dans notre case mes soujets
essellentissimes, ze me ç.arge dou reste. » Une
heure après, les débris du musée Pompéius
étaient dans notre case, sauf l'empereur d'Alle-
magne, ce qui était vraiment incompréhen-
sible; nos personnages étaient restés sur le
monticule où nous les avions laissés, mais les
indigènes avaient rangé autour d’eux, eu
cercle, leurs fétiches, des bons hommes en
bois, de grandeur naturelle, grossièrement
taillés dans des troncs d’arbres d’où nous pou-
vions conclure avec raison que nos personnages
leur inspiraient une salutaire terreur.
Samedi il juin. — Le jour commence à poin-
dre, nous plaçons nos personnages debout au
milieu de la case et, après avoir fait un paquet
de nos liens que nous dissimulons dans un trou
creusé en terre, nous attendons. La porte
s’ouvre, ce sont les gaveurs, ils s'enfuient
épouvantés, en hurlant « Toutou-Toutou » Bien-
tôt le village est en rumeur. Nous entendons
autour de notre case les cris d une foule tou-
jours grossissante. Tout à coup le silence; que
font-ils? Une fumée âcre nous prend à la gorge ;
ils viennent de mettre le feu à la case. « Sor-
tons »! dit le capitaine Dubec. La porte est
enfoncé.e. A la vue de nos personnages fétiches,
les nègres s'enfuient en donnant tous les
signes de la plus vive terreur... Toutou, Tou-
tou. Nous nous dirigeons vers la case des
dames Pituitt. « Pauvre mistress Pituitt! infor-
tunée miss Arabella, ces stioupides négril-
lonnes se sont emparés de vos vêtements
confortables et vous ont donné en échange des
lambeaux d’étoffe ! » Imprécations de M' Pituitt.
« Nous sommes tous vivants, c’est le principal,
s’écrie le capitaine Dubec, en avant... arche!
cette fois nous ne quitterons plus nos person-
nages... » Enfin ! suivis par la foule à distance
respectueuse, nous sortons du village en pous-
sant des soupirs de satisfaction. A peine
avions-nous franchi la palissade que nous
apercevons Popo-Lulu, bien reconnaissable à
sou costume complet à carreaux, discutant
avec un autre indigène, vêtu du pantalon et de j
la veste de hussard jaune de l’empereur Guil-
laume. Ce dernier roule quelque chose entre ses
mains. Ce nègre a des notions de la civilisa-
tion ; il connaît la fabrication et l’usage des
bougies. Ce pays est étrange! Et c’est Guil-
laume II, coupé en morceaux d’égale grosseur,
qui fournit la matière première. Le signor Pom-
péius est furieux et, comme il est Sicilien, il fait
a l’égard de son « soujet » des remarques aussi
justes que spirituelles ;jene puis les reproduire.
j » En apercevant Popo-Lulu revêtu de son cos-
tume complet à carreaux, M' Pituitt est pris
d'une généreuse indignation : il fait un bond
de tigre et se campe devantle « Popo-Liou-Liou »
dans l'attitude d’un boxeur; il a soin de dire
d'ailleurs ; « Jé boxais vô! » et le poing de
M' Pituitt s’abat sur le crâne crépu du pauvre
nègre, comme le marteau sur l'enclume; ensuite
deux coups de poing, un pour chaque œil et le
coup de la fin : une détente brusque du biceps
qui atteint le Popo-Liou-Liou en pleine poitrine
et l'envoie rouler sur le sol. En un clin d'œil
M' Pituitt est rentré en possession de ses vête-
ments et, en voyant cette dégelée, le fabricant
de bougies, qui a compris, s’est empressé de
quitter la veste et le pantalon de hussard jaune
et de prendre la fuite en criant : Toutou, tou-
tou. C’est mistress Pituitt, qui est trop som-
mairement vêtue, qui hérite de cette défroque.
Toute la population indigène a assisté à ce
combat singulier. La défaite de Popo-Lulu
assure notre délivrance. Hip, hip, hurrah pour
mister Pituitt!
Dimanche 12 juin. — Nous marchons sans
discontinuer vers le Nord; nous dormons
comme nous pouvons et nous mangeons ce que
nous pouvons. Le souvenir des périls auxquels
nous avons échappé nous est doux et nous
donne des forces. Nous marchons gaiement,
toujours vers le Nord. Rien de particulier, si ce
n’est que depuis qu’il a repris possession de
son « costioume », « M' Pituitt est très fier et ne
cesse de chanter : Hule, rule, Britannia. »
Lundi 13 juin. — Encore un jour de marche
vers le Nord et nous n'avons rien découvert.
Quel pays sauvage que cette Mozambique. Miss
Arabella et mistress Pituitt sont fatiguées; cela
se conçoit, et M' Pituitt nous demande de les
porter. « Comment donc, mister Pituitt, nous
sommes cependant bien fatigués, mais la
galanterie française n'est pas une vaine expres-
sion et il faudrait, pour ne pas porter ces
dames, que nos jambes fussent usées jusqu’aux
genoux. » Nous les plaçons sur le brancard en
compagnie des trois personnages qui nous
restent,, S. M. la gracieuse tsarine, S. M. le Tsar
et M. le Président de la République française
(Bravo! Bravo! Vive la Russie!). Du musée
Pompéius c’est tout ce qu'il en reste, mais le
i Sicilien ne cesse de répéter : « Cé sont mes
soujets les plous beaux, les plous essellentis-
simes » (Bravo! Bravo').
Mistress Pituitt, en hussard jaune, a beaucoup
de succès.
Mardi 14 juin. — Toute cette journée nous
avons marché vers le Nord. Nous sommes à
bout de forces. Notre nourriture se compose de
quelques coquillages récoltés àgrand’peine sur
les rochers, car nous avons soin de suivre la
côte, toujours vers le Nord. Depuis trois jours
UNE HISTOIRE DE SAUVAGE
389
nous n'avons pas rencontré un être vivant, i
Nous nous arrêtons, à la tombée de la nuit, sur I
le bord d'une rivière Il sera toujours temps
de la traverser demain matin; nous camperons
à cet endroit, » dit le capitaine Dubec. Nous
nous étendons sur le sable et, la fatigue aidant,
mes compagnons d'infortune ne tardent pas à
faire entendre des ronflements sonores; quant à
moi, je ne puis dormir et je regarde les étoiles.
Tout à coup il me semble qu'au loin... mais
— Vous êtes à Madagachecar, et si vous
n'avez pas encore diné, venez chez nous manger
une bonne « choupe » aux choux et un morceau
de lard.
— Vous êtes des colons? demande le capitaine
Dubec.
— JEh oui! nous sommes venus ici sous
Louis XV le bien-aimé; ce n’est pas nous, bien
entendu, mais nos « anchêtres » qui ont fondé
Auvergnatville.
M. Pttmtt est pris d'une généreuse indignation.
non... c’est une illusion d’acoustique... cepen-
dant... en croirais-je mes oreilles!... les sons
criards d’une vielle me parviennent distincte-
ment ... et j’entends, ô prodige! :
Pour la bien dancha
Faut savoir la chanta.
Pour la bien chanta
Faut savoir la dancha
« Je réveille le capitaine Dubec ; — Écoutez,
capitaine... — 11 y a des Auvergnats par ici!
s'écrie-t-il , c'est la bourrée! Nous sommes
sauvés' et il se met à crier: You! you!
Nous sommes tous sur pied, prêtant l’oreille
avec anxiété. Des : you, you, nous répondent.
Quelques instants après nous sommes entourés
par de braves gens qui n’ont rien de sauvage
et qui nous demandent :
— Quécbe que vou faites là? D'où esche que
vous venez?
— Nous sommes des naufragés, répond le
capitaine Dubec, mais dans quel pays sommes-
nous donc?
Tout à coup, le Sauvage, s'interrompit : il
venait d'apercevoir un jet d’eau qui montait,
montait et retombait en pluie dans le jardin
pendant que, dans la rue, retentissait un cri
formidable de « Vive Gastambide! » auquel
l’auditoire répondit par un cri non moins
formidable de « Vive Barbissou! »
Mais il était impossible de tenir dans le
jardin, les Gastambidistes électrisés par la pré-
sence du maire manœuvraient la pompe à
incendie avec une vigueur surhumaine, les
fidèles Barbissoustes, qui persistaient néan-
moins à rester et se garantissaient de la douche
gastambidiste au moyen des chaises qu'ils
avaient placées sur leur tête, tout en criant à
Marius de continuer, furent bientôt trempés
jusqu'aux os, et la seconde conférence dût être
forcément interrompue.
Le président Barigoule se retira, dignement,
sans presser le pas, sous l'averse, accompagné
de sa fanfare, mais il était aisé de s'apercevoir
« qu'il n’était pas content. »
i.l suiore.)
E. P.
390
LE PETIT FRANÇAIS II, LUSTRE
Voyages pittoresques du vieil Anacharsis
TEXTE ET DESSINS DE HENRIGT
— Oui, mon
ami, dit le vieux
professeur Anacharsis à son
/ élève, le jeune Snob, tandis
que le chemin de fer à cré-
maillière les enlevait des
bords du lac de Lucerne
au sommet du
Righi,oui mon
ami, vous ap-
prendrez la
géographie, ou j’y perdrai mon
grec !
— Mais, M’sieu, fit le petit
Snob... j’ai jamâis pu.
— Hé ! bien, vous le pour-
rez... car je me propose de vous
apprendre la géographie de cha-
que pays par un moyen diffé-
rent. Ce soir, vous connaîtrez la
Suisse, ce pays qu’un méchant
fantaisiste appelle « un lac alle-
mand habité par des Anglais ».
A ce moment, les deux voyageurs arrivaient
sur la terrasse de l’hôtel du Righi-Kulm, et
Snob vit avec étonnement un ballon captif se
balançant au-dessus de la montagne.
— Voilà mon moyen pour aujourd’hui, dé-
clara le vieil Anacharsis; vous aurez plus tard
cinq millions de fortune, et votre père, plus
malin en cela que beaucoup
d’autres, m’en a confié les
revenus pour faire votre édu-
cation. Bénissez le sort qui
vous permet d’apprendre
aussi richement la géogra-
phie !
— Alors, ce ballon?...
— Est à vous; j’ai fait agen-
cer dans la nacelle un téles-
cope puissant qu’un inventeur
avait construit pour examiner
la lune; il figurera à l’Exposition de 1900!
Une demi-heure après un excellent déjeuner,
et à l’effarement d’une grande quantité de tou-
ristes, le ballon s’éleva majestueusement dans
le ciel bleu, emportant Snob et le vieil Ana-
charsis. Snob était émerveillé du panorama
gigantesque qui se déroulait à ses pieds. Le
lac de Lucerne apparaissait grand comme une
pièce de cent sous, mais dans le télescope il
reprenait ses proportions naturelles : c’était
la Suisse entière qui s’étendait sous la nacelle,
avec ses mon-
tagnes, ses lacs
et ses vallées riantes; les
rivières semblaient de min-
ces filets d’argent, et Ana-
charsis les nomma :1e Rhin,
le Rhône, l’Aar, la Reuss,
la Limmat,
l’inn et le
Danube.
— Procé-
dons par or-
dre : au nord,
c’est l’Alle-
magne , Ba-
de, Bavière
et Wurtem-
berg; au sud,
derrière vous,
PItalie et, à
votre droite,
a l’est, l’Au-
triche ; au- —
dessous de vous, les vingt- deux cantons !
Voyez là-bas, à 1 ouest, la France; nous sommes
entrés en Suisse par Baie et Genève; Genève, au
bord du lac bleu, le Léman...
— Oh!... remarqua Snob... j’aperçois sur le
lac de Genève des voiles et des bateaux à vapeur.
391
VOYAGES PITTORESQUES DU VIEIL ANACHARSIS
— Ils sont bourres d'Anglais... Sui-
vons les bords du Lac . la rive fran-
çaise, la Savoie, que domine le mont
Blanc; sur la rive, E\ian ; au fond du
lac, Villeneuve et en revenant vers
Genève, Montreux, Vevey..
— Qu’est-ce que c’est que ce vieux
château qui se mire dans l’eau bleue r
— Chillon! Le château de Bonivar.
Genève eut de rudes luttes à soutenir
pour conquérir sa liberté. En i43o,
Genèveétait aupouvoird’undespote, Charles III, I
duc de Savoie. Bonivar, victime de son dévoue- |
ment à la patrie et à I
la liberté, fut fait
prisonnier et enfer-
mé dans ce château
dont les souterrains
sont plus bas que le
niveau des eaux du
iac ! Il était attaché
par une chaîne a un
pilier; à force de
tourner sur le sol,
seule promenade qui
lui fut permise, il
creusa une em-
preinte profonde
dans le rocher ! Mais
Bonivard était pa-
tient. Avec un clou
arrache de ses sou-
liers, il brisa sa
chaîne, il perça le
mur. Il se crut libre Mais un second mur
l’entourait, il n’avait qu’agrandi sa cage. Enfin
Mais à son approche, les feux, signaux
de guerre, s’allumèrent sur les mon-
tagnes, le cor retentit dans les val-
lées et des messagers coururent appe-
ler les Suisses aux armes.
Le duc de Bourgogne attaqua la
ville, qu’Adrien de Bubemberg défen-
dait vaillamment Soixante-dix bom-
bardes canonnaient les murs, la brè-
che fut ouverte et les Bourguignons
s’élancèrent à l’assaut en criant :
tl Ville gagnée. » Derrière le mur écroulé se
dressa un mur vivant, les Suisses serrant leurs
poitrines et présentant leurs lances. Vingt
assauts furent repoussés. Alors on vit arriver
les Suisses de TOberland et de l’Argovie, ceux
de Brienne, d'Uri et de Berne, et les Stras-
bourgeois alliés qu'amenait le
duc René de Lorraine. Charles
le Téméraire fut battu ; il
s’était arme d’une massue
« assez bonne pour ces ani-
maux disait-il. Le soir, la
Suisse était libre, les Bourgui-
gnons en fuite et le lac de
Morat rouge de sang
A Test de Neufchâtel, sur
les bords de l’Aar, Berne, la
vieille ville de la Suisse féo-
dale, avec ses rues aux arcades de pierre, ses
enseignes de fer; Berne, la ville des Ours.
— Des ours, demanda Snob.
— Oui, l'ours est un dieu ici, ou plutôt un
saint, car il y a un saint Ours dans le calen-
drier suisse! De l’autre côté du pont de
l’Aar, en face de la colline verte sur laquelle
s’étage Berne, voyez-vous un tout petit mo-
nument r1
— Une fausse aux ours ?
— Le sanctuaire ! C’est là que les Bernois et
les touristes jettent aux ours des poires que
ceux-ci mangent et des sous qu’un gardien
porte au trésor. Car les ours de Berne ont un
trésor. Au siècle dernier, une vieille dame fort
riche leur laissa soixante mille livres de rente,
et ce trésor qui était devenu fort considérable
disparut durant les guerres de la Révolution
française.
-
Genève reconquit sa liberté et Bonivard re-
trouva la sienne apres six ans d’une horrible
captivité.
Au nord du lac de Genève, le lac de Neuf-
châtel, et à côte, un petit lac, Morat!
— Morat, interrompit Snob, plus fort sur
l'histoire que sur la géographie, c’est là que
Charles le Téméraire...
— Très bien... vous aurez dix bons points,
Snob. Voyez-vous dans le télescope la petite
ville de Morat, au pied d’une montagne et de
riants coteaux'*
— Parfaitement..., je vois des vignes sur les
hauteurs.
— C’est là que le io juin 1476, le Téméraire
avait dressé ses tentes, avec ses Picards, ses
Flamands et ses Bourguignons. Battu à Granson
par les Suisses, il avait une défaite a venger.
(A suivre).
092
LE PETIT Fil AN ÇA I S ILLUSTRÉ
L’ambulancière de Madagascar #iu/e)'
Auloin.detousles côtés, des villages incendiés
qui brûlent. Quant à l'ennemi, il est toujours
insaisissable. Complètement démoralisé, pour-
suivi sans relâche, il ne tient nulle part et se
replie précipitamment sur la capitale. On nous
avait parlé d’Ampolaka, de Kinajy, des mouis
Ambohimena comme de points de concentra-
tion des troupes hovas, où nous aurions de
gros efforts à faire. Aujourd’hui, on nous parle
de Babay. Vous verrez qu'il en sera de Babay
comme du reste.
« Nous ne sommes plus qu’à soixante kilo-
mètres de Tananarive ; soit quatre étapes,
entrecoupées de deux jours de repos pour
permettre aux divers groupes de la colonne de
rejoindre, de façon à marcher tous ensemble
en formation de combat sur la capitale.
« Le 26, à Sabotsy, affaire assez chaude; les
talles pleuvent dru sur la place du Marché;
mais ça ne dure pas. Dès que notre artillerie
prend la parole, c’est fini, plus personne ! Et
pourtant il paraît que deux illustres person-
nages, Rasanjy, secrétaire du Premier ministre,
et Razanakombana, ministre des Lois, étaient
descendus l’avant-veille de Tananarive pour
prendre le commandement des troupes, et se
faire reconduire un peu plus vite encore qu’ils
n’étalent venus.
« Quant à Babay, où nous devions nous
heurter à des masses innombrables de redou-
tables guerriers, il n’en est plus question. D’ail-
leurs, au lieu d’aborder la position de front,
nous avons préféré la tourner.1
« Tananarive n’est plus loin maintenant. En
quatre heures nous pourrions y être. Seule-
ment il nous faudrait traverser les rizières de
Betsimitatra, qui entourent la capitale, en res-
Arrivée de l'artillerie devanl Tananarive.
tant constamment sous le feu de l’ennemi et
par suite en risquant d’essuyer des pertes
considérables. Le Général en chef s’est décidé
à exécuter autour de Tananarive une marche
de flanc, pour gagner la route du Nord, la route
d’Amboliimanga.
« Bientôt une montagne isolée paraît au
loin, et sur la montagne on distingue des
constructions, des amas de maisons serrées
les unes contre les autres. C’est Tananarive !
Henri, qui marche à côté de moi, reconnaît et
m’indique le palais de la Heine et celui du
Premier ministre. Encore quelques jours, et
nous y serons. Une grande joie nous soulève
à la vue de cette capitale que nous allons
conquérir. 11 y a encore un fameux coup do
collier à donner, mais c’est le dernier -
« Du côté où nous l’abordons, c’est-à-dire à
l’est, Tananarive est couvert par deux chaînes
parallèles d’égale hauteur, toutes les deux forte-
ment défendues, et qu'il s’agit d’emporter
successivement. Le point culminant de la
seconde chaîne, celle qui est la plus rappro-
chée de la ville, est à Ambodidempona, où se
trouve l’Observatoire des jésuites, qui domine
et commande Tananarive. Une fois là, la ville
est à nous.
« Le 29 au soir, l’ordre général pour la jour-
née du lendemain commence ainsi :« Ensemble
du mouvement : Demain enlèvement des posi-
tions situées à l’est de Tananarive. Capitula-
tion de la ville, ou assaut et entrée de vive
force. »
« Il est cinq heures du matin. Les deux bri-
gades s'ébranlent à la fois, en combinant leur
mouvement, celle du général Voyron par le
Nord-Ouest, celle du général Metzinger par le
Sud. Avec une rare vigueur,
l’une et l’autre refoulent devant
elles tout ce qu’elles rencon-
trent. Vers les midi, la première
ligne est enlevée sans trop de
difficulté. Après quelques mi-
nutes de repos, marche en for-
mation de combat contre la
' ; seconde ligne. Les balles sifflent
dru, maison ne s’arrête pas pour
si peu ; et nous escaladons au
pas de course le mamelon où se dresse
l’Observatoire. Le bataillon malgache
y arrive le premier, au moment même
où les Hovas viennent de l’évacuer en y
laissant sept cents cadavres ; les braves Tirail-
leurs y trouvent un canon Hotchkiss et des
1. Voir le n# 385 du Petit Français illustré p. 374.
L’AMBULANCIÈRE DE MADAGASCAR
393
munitions abandonnées, et tournant aussitôt la
pièce contre la ville, ils tirent coup sur coup.
« Mais voici l'artillerie, la nôtre, qui arrive.
11 est trois heures. Le bombardement com-
mence. Les canons de la 1"’ brigade tirent sur
le palais de la Reine et ceux de la 2° brigade
sur le palais du Premier ministre.
« De la ville on riposte énergiquement.. De
partout, surtout de la terrasse du palais de la
Reine, les Hotchkiss, les tirailleuses Gardner,
les canons-revolvers font rage. D’où nous
sommes placés, Henri et moi, nous apercevons
les premiers sont désignés : ce sont le bataillon
malgache, le 2« bataillon du régiment d'Algérie,
le bataillon du 200‘, le bataillon de la Légion
étrangère, le 3” bataillon du régiment d'Algérie,
soit cinq bataillons en tout pour marcher sur
une ville de quatre-vingt à cent mille hommes.
I Les chefs reçoivent leurs instructions. Tous les
officiers ont le plan de Tananarive à la main.
« Le moment est vraiment solennel. Les
sonneries de clairon, répétées par les échos de
la ville, vibrent au fond de tous les cœurs.
Nous sommes avec le Général, Henri et moi,
Entrée du général Metzinger à. Tananarive
distinctement les barricades élevées dans les
rues de la ville, et derrière les barricades, un
grouillement de lambas blancs.
« Patience ! voici les obus à la mélinite,
réservés pour la circonstance, qui entrent en
danse. Le premier pénètre dans le toit du
palais de la Reine et entraîne le drapeau blanc
à coin rouge qui disparaît; le second tombe
sur la terrasse, noire de monde, où il doit faire
un dégât énorme. Les coups se précipitent.
Le feu de l’ennemi se tait, éteint par celui de
nos trois batteries. On n'entend plus rien.
Dans les rues, sur les terrasses, on ne voit plus
personne, il semble que lapopulation ait disparu
subitement.
« Le général en chef envoie un prisonnier
signifier aux autorités que si dans un quart
d’heure, c’est-à-dire à 3 h. 43, aucun parlemen-
taire ne se présente, l'assaut sera donné.
« Les dernières dispositions de combat sont
prises. Les bataillons destinés à être lancés
derrière le 2° bataillon du régiment d Afrique;
machinalement, nos yeux se fixent sur la porte
de la ville qui est en face de nous, derrière
laquelle c'est l’inconnu.
« 11 est 3 h. 40. Cinq minutes encore, et nous
partons. Tout à coup, par la porte, débouchent
au pas de course deux soldats hovas brandis-
sant des drapeaux blancs; derrière eux, des
filanzanes dans lesquels sont transportés sans
doute les parlementaires qu'on n'attendait
plus. Je braque ma jumelle sur le Palais, le
pavillon de la Reine a disparu, et je vois hisser
à sa place un drapeau blanc. Décidément c'est
la ville qui se rend.
« Aussitôt le feu cesse partout, et un soupir
de soulagement sort de nos poitrines. Certes,
tous nous étions prêts a marcher sous la
mitraille; mais maintenant que tout est fini,
nous ne pouvons pas nous empêcher de penser
à la boucherie qui nous attendait peut-être
dans cette ville bourrée de soldats armés, ou
394
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
chaque rue à pic, chaque plate-forme étaient |
garnies de mitrailleuses ; et ce u'esl pas sans ;
un certain sentiment de bien-être que nous j
nous serrons les mains en nous disant que tout j
de même nous l'avons échappé belle. .
« Cependant le général en chef renvoie les I
parlementaires ; il en réclame d'autres plus
qualifiés et munis de pouvoirs en bon ordre. I
Vingt-cinq minutes après, retour des parlemen- J
taires. Cette fois, ce sont des manières de per- i
sonnages : Radilifera, fils du Premier ministre, j
Audriamlfidy, ancien ministre des affaires |
étrangères, et Marc Rabibisoa, deuxième secré-
taire et interprète du Premier ministre ; ils
apportent des pouvoirs en règle, qui leur per- |
mettent d'accepter les conditions du vainqueur. |
« Voici ces conditions : soumission absolue
et sans réserve ; entrée immédiate dans la ville
des troupes désignées pour l'assaut, avec cette |
assurance que si, pendant l'entrée desdites j
troupes, un seul coup de feu est tiré, huit cents :
obus mettront immédiatement le l'eu aux
quatre coius de la ville; et enfin désarmement
des habitants et des soldats liovas, et envoi j
immédiat de courriers pour arrêter les hostilités
possibles contre un convoi que nous attendons.
» Les trois parlementaires signent sans obser-
vation les conditions susdites et regagnent la
ville, où nous entrons sur leurs talons.
« Les premiers qui pénètrent, clairons en
tête, dans Tananarive sont les Tirailleurs du
P" bataillon du régiment d'Algérie.
« Immédiatement après eux viennent le
général Metzinger, chargé de prendre posses-
sion de la ville, avec le titre et les fonctions
de gouverneur, et son état-major, dans lequel, i
bien entendu, nous figurons à notre rang, j
Henri et moi.
« Derrière nous, les autres bataillons qui 1
avaient été désignés pour l'assaut : Tirailleurs, |
Légion étrangère. 200% etc.
« La porte franchie, nous nous engageons j
dans les rues, d'affreux passages rocailleux, [
qu'il faut escalader à la force des jarrets. Les j
maisons et les terrasses sont pleines de liovas, j
qui se découvrent devant nous avec un empres- i
sement respectueux plus ou moins sincère. De |
leur côté, comme du notre d'ailleurs, silence |
absolu. Que d’armes et de munitions ! On ne j
voit partout que des fusils en tas, des barils j
de poudre, des mitrailleuses anglaises, belges I
et même françaises, etc. Un moment, nous !
sommes arrêtés par une barricade en maçon- |
nerie, derrière laquelle s’ouvrent les trous noirs •
Te deux canons-revolvers ; il faut envoyer cher- j
cher des soldats du génie pour y pratiquer une i
brèche. Enfin nous arrivons sans encombre j
sur la place d’Andolialo, où nous nous arrêtons. !
Henri, très fier de connaître la ville, m'en fait j
les honneurs ; il me nomme au passage les I
principaux palais, la maison qu'il avait habitée
avec ses parents, puis, sur la place même,
l'Ecole des Sœurs, la Cathédrale catholique et
la maison de M. Suberbie.
ii II est 6 heures ; nous sommes harassés
de fatigue, mais ce n'est pas encore le moment
de nous reposer. Le général-gouverneur fait
parvenir aux autorités Tordre d'interdire abso-
lument à la population de circuler pendant la
nuit ; puis il envoie les divers bataillons
occuper les points importants de la ville. Ce
n’est qu’à une heure assez avancée que nous
sommes libres enfin de nos mouvements. Mais
où aller'? Nous nous logeons tant bien que mal
dans un temple protestant, avec les bancs des
fidèles pour lit et leurs coussins pour matelas.
De vivres, point ; nous partageons fraternelle-
ment un biscuit, Henri et moi, et nous finissons
par céder au sommeil; mais nous ne dormons
que d’un œil, et de temps en temps je me lève
pour aller voir si tout va bien. Mais, baste ! une
nuit de fatigue est bientôt passée, même après
une journée éreintante ; nous dormirons mieux
demain. On n’a pas tous les jours occasion,
n’est-ce pas? de coucher dans une capitale
conquise.
I. Le jour nous trouve déjà sur pied. A
1 heures du matin, nous nous portons au-
devant du général en chef, qui doit faire son
entrée solennelle à S heures. Les troupes,
entrées la veille, s'échelonnent tout le long du
chemin que doit suivre la colonne, depuis la
porte de Tamatave jusqu'au palais de la Rési-
dence générale. 8 heures! le général Duchesne,
précédé d'un peloton de chasseurs d’Afrique,
paraît, suivi de son état-major; les clairons
sonnent aux champs, les soldats portent les
armes ; instinctivement tous les liovas se
découvrent. Après avoir escaladé non sans
peine les rues hérissées de barricades, la
colonne défile devant le palais de la Reine,
traverse la place d'Andohalo et pénètre enfin
jusqu’au palais de la Résidence générale, où le
général en chef va s’installer. On hisse aussitôt
le drapeau français sur le faîte du palais.
« Le peu que j’ai encore vu de la ville, en
revenant prendre mon poste, ne m'enthou-
siasme guère. Le palais de la Reine n'est pas
joli, joli comme architecture, ni celui du Pre-
mier ministre non plus. Les maisons des riches
bourgeois liovas sont d'un style bizarre ; avec
leurs balcons, leurs perrons, leurs carreaux de
couleur, elles me rappellent les constructions
en bois qu'on donne aux enfants, chez nous,
pour les amuser. Quant aux autres, elles sont
toutes semblables, bâties en terre rouge, avec
un toit en chaume ou en tuiles. Cette couleur
rouge est générale dans la ville et même aux
environs. A. B.
(A suture).
Toute force est considérée : Par sou pomt <1 application ou par sa direcùou
396
LE PETIT TIIANÇAIS ILI.USTUÉ
Variétés.
Un nouveau filtre. — M. Pfister, un ingé-
nieur autrichien, vient d'inventer un système de
filtre bien curieux, sinon très pratique, qui pour-
rait sans doute, après quelquesperfectionnements,
rendre d'importants services aux habitants des
villes situées au bord de la mer.
Cet ingénieur a découvert que le premier arbre
venu avait des propriétés filtrantes remarquables.
Ayant coupé un tronc d’arbre, il y a injecté, dans
le sens de la longueur, de l’eau de mer, au moyen
d’une simple pompe. Après quelques minutes
d’attente, l'eau s’est mise à suinter par l’autre
extrémité, très claire et 1res pure. Elle n’avait
plus le goût salé et donnait, a l'analyse, tous les
caractères d'un liquide parfaitement potable,
inodore et sain. Une bûche de bois vert suffit à
faire l’expérience.
*
* *
liant la tète. — Pendant la désastreuse
guerre de Cent ans, Henri V, roi d’Angleterre,
avec l’arrogance d’un vainqueur impitoyable,
traitait de haut les seigneurs français. Jean Villiers
de l’Isle-Adam, rattaché au parti bourguignon,
mais peu porté à s’incliner devant les Anglais,
ayant été appelé à conférer avec le roi, se présenta
devant lui simplement vêtu d’une robe de gros
drap gris. Henri V, blessé de ce manque d égards,
le railla sur ce costume peu séant à un maréchal
de France. L’Isle-Adam lui riposta surle môme ton
et en le regardant en face.
« Adonc, dit le roi, comment osez-vous regarder
« ainsi un prince au visage quand vous parlez
« à lui? »
Et le sire de L’Isle-Adam répondit :
« Sire, la coutume des Français est telle que si
« un homme parle à un autre, de quelque, état
« ou autorité qu’il soit, la vue baissée, on dit que
« c’est un mauvais homme, et qu’il n’est pas
« prud’homme, puisqu’il n’ose regarder celui à
« qui il parle (au visage). »
Henri V, irrité, dissimula pour un moment,
mais, quelques jours après, il le fit arrêter sous
prétexte de trahison et enfermer à la Bastille.
*
A la consultât ion :
Le Docteur. — Ne vous effrayez pas, mon ami,
il y a deux ans j’étais exactement dans le même
état que vous et maintenant je suis guéri.
Le Malade (avec empressement). — Quel docteur
aviez-vous?
REPONSES A CHERCHER
Question lii*itoi*i<|iie. — Quelle est l’ori-
gine du nom de cordonniers donné à ceux qui
font les chaussures?
Enigme.
Je suis quand mon frère n’est pas,
Autrement je ne saurais être.
C'est en mourant qu’il me fait naître,
C’est en ressuscitant qu’il cause mon trépas.
Charade.
Cinq voyelles et une consonne,
En français composent mon nom
Et je porte sur ma personne,
De quoi l’écrire sans crayon.
(Voltaire).
Problème. — Prouver que deux et deux
fout trois.
*
* *
Calembredaine. — Combien y a-t-il de
fauteuils à l’Académie française?
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 385.
I. Question de langue française.
La Montre était la Revue que faisait passer un officier pour
prouver à l'intendant ou au contrôleur royal que sa compagnie
était au complet.
Comme c’est à cette Revue que se faisait la solde, on appela
aussi montre la somme que touchait le soldat en cette occasion.
Enfin les tacticiens donnaient aussi le nom de montre à uue
opération militaire destinée à cacher un mouvement réel et
sérieux, c'est ce qu'on appellerait aujourd'hui une démonstra-
tion.
11. Questions géographiques.
L’État du Maine fut aiusi nommé en 1038 de Henriette Marie,
reine d'Angleterre, duchesse du Maine.
La Pensylvanie de William Penn, chef des Quakers.
Le Delaware, do Lord do la Ware, gouverneur de la Virgi-
nie sous Jacques Ier. 11 a aussi donné son nom à uu fleuve de
la région.
Le Maryland, de la reine d’Angleterre, Henriette Marie,
femme de Charles Premier (Voir plus haut).
La Virginie de Élisabeth d'Angleterre, la reine vierge.
La Caroline, en l'honneur du roi de Franco Charles IX, en
1564.
La Géorgie, en l'honneur du roi d'Angleterre, Georges III,
on 1772.
La Floride, parce quelle fut découverte par l'Espagnol
Ponce de Leon le jour des Rameaux (Pâques fleuries, Paseua
flonda) de l'année 1S72.
La Louisiane, en l'honneur du roi de France Louis XV.
Le New-Hampshirc, du comté de Hampshire en Angleterre.
New-York, en l’honneur du duc d'York, depuis Jacques IL
Avant 1664 la ville s'appelait Newamstordam.
Rhode-Island, parce qu’une petite île faisant partie de ce
territoire a été comparée pour la douceur de son climat à l'île
de Rhodes.
III. Questions scientifiques.
Le caoutchouc ou gomme élastique, que les Anglais appellent
India Rubber , est le suc (latex) qui s'écoule des tiges et du tronc
d’un grand nombre de végétaux des régions tropicales (princi-
palement des plantes de la famille des Artocarpées. Euptaor-
biacées, Apocynées). Le caoutchouc est imperméable, insoluble
dans l'eau, soluble dans le naphte; ce qui le caractérise avant
tout c’est son élasticité.
La gulta-oercha est, de même, le suc qui s’écoule d'un arbre.
Ylsonandra percha , qui croît surtout dans l'Asie équatoriale et
la Malaisie. Ce produit est également imperméable, il n'est pas
élastique, il s'amollit dans l'eau bouillante et devient ainsi très
facile à mouler. C'est un excellent isolateuf de l’électricité.
IV. Mots sans têtes.
Vouloir c’est pouvoir.
0 — zone
u — ni
1 — aide
0 — vide
1 — mage
r — ail
hameau
e -- caille
s — âge
t — race
V. Charade.
Réponse. — Verveine.
p — ain
o — thon
u — sage
v — allée
0 — tage
1 — bis
r — appel.
Le Gérant .-Maurice TARDIEU.
Toute demande de changement d'adresse doit être accompagnée de l'une des dernières bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8* année. — N° 387
10 centimes.
25 juillet 1896,
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DLS ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L'ABONSEiiEvr ; un an. six fiuncs Armand COLIN & C,e, éditeurs btiumbu ?<r. — PAïuiTciiAQUESAuew
Pari du l«r de cliaque mois 5, rue <le Mézières. Paris | Tous droits réservés
Une promenade en Seine à la fin du XVm« siecle (1789).
398
I,E PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
L’ouverture de la pêche à Paris.
On estime qu'à Paris seulement, plus de cent
mille personnes, appartenant à toutes les
classes de la société, s'intéressent directement
à l'ouverture de la pêche. On s'en aperçoit au
nombre vraiment fantastique de fidèles qui, en
ce jour si impatiemment attendu, trempent
leur crin dans l'eau. L'affluence recommencera
ainsi de dimanche en dimanche, avec diminu-
tion sensible les jours de semaine, car le
pêcheur à la ligne qui opère dans les limites de
l'octroi appartient surtout à la classe ouvrière,
qui ne chôme qu'un jour sur sept.
Le boutiquier, le rentier, le retraité, tous
ceux.en un mot, qui touchent de près oudeloin
à « l'infàme capital », vont ferrer plus loin le
poisson récalcitrant, jusque sur les bords de la
Marne et de l'Oise, et combinent les joies de la
villégiature avec la douceur d'un passe-temps
favori.
Chemins de fer, déjeuners sur l'herbe, asti-
cots de luxe, tout cela est coûteux et devient
un plaisir de prince. Quant au prolétaire, à qui
suffisent les berges des quais, voici les frais
que nécessite son entrée en campagne : un
cornouiller, 23 centimes; une mèche crin et
hameçons, 10 centimes; asticots, 10 centimes :
total, neuf sous!
11 est peu de passion moins ruineuse.
Je m'empresse de constater qu'avec une si
mince provision d'appâts, le pêcheur de Seine
ne peut avoir d’autre prétention que de se dis-
traire et de passer une journée agréable. Quand
on se préoccupe de la politique de résultats, il
faut amorcer, et amorcer sérieusement. Cela
exige au moins un litre d'asticots qui coûte de
F 23 à 3 francs, suivant la qualité. L’amorce,
me disait un professionnel, c'est la publicité de
la pêche ! Mais de Bercy à Auteuil. on amorce
peu ; le courant entraînerait trop vite la
semence, et le pêcheur au filet, l'avide pêcheur
au filet, l'ennemi-né du « lignard », viendrait
d'un seul coup d'épervier ratisser le fruit de
tant d'efforts. N'empêche que pour le jour de
« l’ouverture » on a vendu à Paris environ
12,001) litres d’asticots, non compris le blé cuit
et les vers de vase, qui coûtent de 7 à 8 francs
le litre. Ces chiffres font rêver.
Je suppose l'opérateur abondamment pourvu
de tout ce qu’il lui faut et en fonction sur le
chemin de halage.Saligne, savamment plombée,
descend entre deux eaux. Que va-t-il retirer?
Vous allez répondre : « lies vieilles bottes, de
la laine à matelas et peut-être un chien crevé. »
Eh bien ! Non. Vous vivez de préjugés et de
traditions routinières. Voici ce qu'on prend et
ce qu’on peut prendre encore à Paris.
D’abord un poisson qui a eu sa célébrité et
qui affectionne particulièrement les environs
du pont de l'Alma, où le fleuve est plus large
et plus calme : j’ai nommé le barbillon. Il y en
a d'énormes, mesurant jusqu’à 80 centimètres
de long.
Jadis, à la nuit tombante, sur la rive du quai
d'Orsay, on avait grande chance de rencontrer
un vieillard, un obstiné pécheur de barbillons,
qui savait que c’était là le bon endroit et pour-
suivait, jusqu’à une heure assez avancée de
la nuit, ses tentatives silencieuses. C’était...
Pajot, l'illustre professeur d’accouchement, qui
venait se délasser de ses travaux scientifiques,
et que la mort seule a pu faire renoncer à sa
passion favorite.
On trouve ensuite la brème, qui peut atteindre
un poids de 8 à 10 livres, mais n'excède jamais
300 grammes à t kilo. La brème se fait rare, il
n’y a guère plus que les bonneteurs qui la
maquillent.
Le gardon, exceptionnel quand il pèse une
livre, et gros en général comme une forte sar-
dine, était le fondement de toute bonne friture,
avant l’envahissement de l’affreux liottu.
Le liottu nous vient d'Allemagne. 11 pullule à
l'infini, et bien qu'il ne mange pas ses cama-
rades, il les éloigne par son humeur batail-
leuse. C’est en 1867 qu’il a commencé à déloger
de la Seine le pacifique gardon. A l’Exposition
universelle, on en avait envoyé un certain
nombre à l’Aquarium. L'Exposition terminée,
comme on ne savait trop que faire de ces
hôtes, et qu'il était parfaitement inutile de les
réexpédier à leur pays d'origine où ils n’avaienl
aucune valeur, on les jeta dans le fleuve. Us y
ont prospéré, les intrigants.
Le gardon n’a pas voulu vivre en cette
détestable compagnie et personne n’a gagné au
change. Le liottu est flasque, d’un goût fade,
sa chair se corrompt vite.
Le goujon, ce héros de la poêle à frire, a
mieux résisté aux envahisseurs. Sa galerie
favorite est le quai du Pont-Neuf et les abords
du Vert-Galant.
L’ablette n’a pas de préférence ; elle abonde
un peu partout. C’est, disentles professionnels,
un poisson créé par la nature pour nourrir les
autres.
Plus rare, mais surtout plus difficile à
prendre, est le chevaine ou juène, comme on
l’appelle à Paris. C’est la capture que guettent
! ces enragés que vous voyt'zs'abimerl’estoinac,
I ployés en deux sur les parapets Aies quais, au
I quai aux Fleurs, par exemple. Vous vous êtes
I demandé peut-être ce qu’ils espéraient avec
LOUVERTURF DE LA PÊCHE
399
l'immense ligne et les 23 mètres de ficelle dont,
elle est pourvue. Ils espèrent ferrer uu juèae
trop méfiant pour côtoyer les rives ou pour
s'approcher de bateaux. Le juène, qui atteint
2 ou 3 livres, se pêche àla crevette, à la cerise
ou au sang caillé.
J’arrive au brochet et à la carpe et j’aurai
l indeslructible, comme le lièvre de la plaine
! Saint-Denis
On a enterré il y a quelques années un vieux
pêcheur qui n’opérait que le dimanche et les
jours de fête, et depuis trente ans n'avait point
dépassé les fortifications.
Chaque semaine il inscrivait avec régularité
L’ouverture de la pèche.
clos la liste des espèces parisiennes. Encore
dois-je avouer que depuis bien des mois, si l'on
a pris en Seine quelques carpillons, on n’a pas
vu la queue d'un seul brochet.
Vous u'ôterez cependant pas de Vidée des
vieux pêcheurs qu'il en existe encore et qu'ils
se sont réfugiés... sous les bains de la Sama-
ritaine. A voix basse, les initiés parlent mysté-
rieusement d un brochet énorme, fantastique,
qui ne déloge pas de là, mais qui est plus roué
à lui seul que tous ses frères réunis. Plusieurs
fois on l’a ferre, mais il s’est toujours échappé,
et maintenant il nargue toute la corporation
Le brochet de la Samaritaine a sa légende 1
sur un registre spécial le détail de ses prises
et leur poids total. Le relevé général a fait,
connaître que cet homme obstiné avait pris en
trente ans plus de 3,000 kilogrammes de pois-
sons, 100 kilogrammes par an.
Ce résultat est suffisant pour prouver qu'on
ne perd pas son temps à pêcher en Seine.
G. T.
Ajoutons que récemment une société de
pêcheurs à la ligne est devenue adjudicataire
du droit de pêche pour la traversée de Paris.
Les u lignards » seuls ont le droit de pêcher.
Les « éperviers » sont rigoureusement exclus.
400
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
L’ambulancière de Madagascar (smie)'.
Tous les villages que nous avons traversés
étaient rouges, les maisons comme le sol ;
seules, les rizières égayaient un peu le paysage.
Quelle différence avec nos villages français si
Uuchesne, la colonne légère, après avoir livré
huit combats et poursuivi sa route étape par
étape, sans se laisser arrêter par aucun obstacle,
est entrée dans Tananarive et a imposé la
volonté de la France au gouver-
nement de la Reine.
« Maintenant, quand redescen-
drons-nous à Majunga? Quand
rembarquerons -nous pour la
France? Nous ne le saurons sans
doute pas avant quelques semaines.
Quoi qu’il en soit, je n’oublierai pas
la promesse que je vous ai faite,
que je me suis faite à moi-même.
La dette que j'ai contractée envers
vous et envers mademoiselle Ber-
thier-Lautrec n’est pas de celles
qu'on saurait jamais acquitter;
mais, avant de quitter cette terre
de Madagascar, où j’ai été si près de
laisser ma vie, j'irai certainement
vous renouveler l’expression des
sentiments de reconnaissance et
d’affection que je vous garderai
éternellement à tous deux.
« A bientôt donc, cher monsieur
Berthier.
« Votre très affectueusement
reconnaissant
« Georges Gaclard. »
Retour d’Henri et du Capitaine.
La campagne terminée, Henri,
jugeant ses services désormais
inutiles, demanda au général de
lui rendre sa liberté. Le général
insista vainement pour le garder,
se faisant fort de lui obtenir, par le général
Duchesne, un poste important dans la future
administration civile de l’ile; rien ne put le
retenir, pas même les instances de Georges
Gauiard, auquel il était attaché cependant
comme à un frère, et dont il ne se sépara point
sans de vifs regrets ; mais, la France victorieuse
et les assassins de son père châtiés, il avait
hâte de revenir à Maevasamba reprendre, pour
ne plus les quitter, la direction et la mise en
valeur de la concession Berthier-Lautrec.
Il profita donc du premier convoi de troupes
que le général renvoya à la Côte pour y
redescendre lui-même. Bien que la saison des
pluies fût déjà commencée, sou voyage de
retour se fit assez rapidement, surtout à partir
Le capitaine Gauiard est reçu par Marguerite.
clairs d’aspect, si gais avec leur entourage de
verdure !
« A l heure, une partie des troupes quitte la
ville pour aller camper sur une hauteur, à
l’ouest, avec une batterie dont les canons sont
braqués dans la direction du palais de la Reine,
et sur une autre hauteur, à l’est, avec deux
autres batteries ; histoire d’appuyer l’action
diplomatique.
« Pendant ce temps, les plénipotentiaires de
la Reine, Razanakombana et Rasaujy, se ren-
dent à la Résidence générale et sont introduits
auprès du Général en chef, qu’assiste M. Ran-
chot. A 5 heures, tout est convenu et le traité
signé. La paix est faite.
« En seize jours, comme l’avait dit le général
1. Voir lo il® 386 fin Petit français illustré, p. 392.
L'AMBULANCIÈRE UE MADAGASCAR
4«I
d’Andriba, où aboutissait la funeste route si
chèrement payée de la vie de quinze cents
de nos soldats.
Prévenu par une lettre de son neveu, Daniel
était venu l'attendre à Majunga, et, sans lui
laisser le temps de se retourner, il l'entraîna
aussitôt à Manakarana, et de là à Maevasamba.
Ce ne fut pas sans une profonde et délicieuse
émotion qu'après une si longue séparation
Henri et Marguerite se retrouvèrent ensemble.
La maison était encore pleine, du haut en
bas, de malades et de convalescents; mais,
après la rude campagne qu'il venait de
faire, le jeune colon était déshabitué du
confortable, et il déclara à sa sœur qu'il se
contenterait parfaitement, et pour autant
de temps que cela serait nécessaire, du
moindre coin, aménagé tant bien que mai,
dans une des dépendances de l’exploi-
tation.
Vers la fin d'octobre, d'ailleurs, l'ambu-
lance commença à se désencombrer; deux
soldats du génie et un caporal d’infanterie
de marine succombèrent presque coup sur
coup malgré tous les soins dont ils étaient
entourés, et s’en allèrent rejoindre le
pauvre Nicole sous les grands tamariniers
du parc, à côté de la tombe de Michel
Berthier-Lautrec et de sa femme; puis les
bâtiments affrétés pour le rapatriement
du corps expéditionnaire commençant à
arriver en rade de Majunga. tous ceux des
pensionnaires de Maevasamba qui pou-
vaient être transportés sans danger furent
évacués successivement sur Manakarana
et de là sur Majunga. Deux seulement,
encore trop faibles, durent être gardés
presque malgré eux pendant trois semai-
nes ; après quoi, l'ambulance se trouva
dissoute par le fait.
Malgré cela, Marguerite ne voulut pas
encore laisser partir son oncle, qui parlait
d’aller remonter sa maison , quelque
compromise par sa longue absence.
— Puisque vous avez donné six mois de
votre temps pour soigner des braves garçons
qui ne vous étaient de rien, lui dit-elle de
sa voix la plus câline, vous pouvez bien en
perdre un de plus pour vous reposer et vous
consacrer uniquement à votre aimable nièce,
monsieur mon très cher oncle. Vos affaires
attendront encore un peu. voilà tout. D'abord,
vous êtes bien assez riche comme ça, et quand
vous gagneriez maintenant un peu moins
d'f rgent, le beau malheur 1
Le vieux négociant adorait sa nièce et céda,
comme aussi le D' Hugon, que Marguerite retint
également, malgré une belle résistance. Les
deux hommes avaient d'ailleurs pour rester un
excellent prétexte, que la jeune fille ne manqua
pas d'invoquer : c'était celui d'aider de leurs
conseils et de leur expérience les efforts d'Henri
qui. dès la première semaine de son retour,
s’était attelé à la rude besogne de rétablir sur
ses anciennes bases l'exploitation qui avait
tant tenu au cœur de son père. Presque tout
était à refaire : les cultures, abandonnées à
elles-mêmes pendant près d une année, étaient
retournées à l’état de nature ; quant au per-
sonnel, on dut en recruter un nouveau, ce qui
L'oncle Daniel conseille au capitaine Gaulard de se fixer à Madagascar.
peu
n'alla pas sans de grandes difficultés, l'ordre
n'étant pas encore rélabli dans la région. Il ne
fallut pas moins d'un bon mois pour remettre
toutes choses en état de marcher. Quant à la
maison d'habitation, minutieusement désinfec-
tée par les soins du Dr Hugon, elle reprit peu à
peu son ancienne allure confortable et coquette ;
et Marguerite, après s'être montrée six mois
durant la plus infatigable des infirmières,
redevint l'experte et aimable maîtresse de
maison, dont le sourire et la jeunesse égayaient
ce laborieux intérieur.
Un jour, le courrier, qui faisait maintenant
trois fois par semaine le service de la poste
entre Manakarana et Maevasamba, courrier
établi, bien entendu, par l'oncle Daniel, apporta
une lettre du capitaine Gaulard, annonçant à
ses amis sa visite très prochaine, en exécution
402
1.E PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
de la promesse qu'il leur avait faite de ne point, j
rembarquer pour la France sans être venu
prendre congé d'eux.
Depuis qu’ils s’étaient quittés à Tananarive,
où son ami Gaulard, décoré à la suite de la
campagne, était resté avec le général Metzinger,
Henri avait déjà reçu plusieurs lettres dans
lesquelles le capitaine le tenait au courant de
ses faits et gestes, et qu'il ne terminait jamais
sans revenir sur la profonde gratitude qu’il
avait gardée de son séjour à l’ambulance de
Jlaevasamba.
La nouvelle de son arrivée prochaine fit
plaisir à tout le monde: à Henri, pour qui
Geo es Gaulard était resté mieux qu’un cama-
rade, un ami; à l'oncle Daniel, qui avait
conse.vé, lui aussi, une très vive affection
pour l’officier, en dépit de leurs intermi-
nables discussions sur la façon dont la cam-
pagne avait été menée; à MarguerPe, enfin, qui
s’était attachée à son ancien malade, comme il
arrive souvent, en raison même du dévouement
qu’elle lui avait témoigné.
11 se trouva précisément qu’elle était seule à
la maison avec les domestiques lorsque le
visiteur annoncé descendit de son filanzane à
la porte de l'habitation. Sa lettre ayant mis
plus de temps à parvenir à Maevasamba qu’il
n’avait calculé, on ne l’attendait que deux ou
trois jours plus tard, de sorte qu’Henri et
son oncle, partis dès le matin à l’autre bout
de la concession, n’étaient pas là pour le
recevoir.
Le premier mouvement de Marguerite et du
capitaine, en se retrouvant l’un en face de |
l’autre, fut un vif mouvement de surprise; il !
semblait qu'ils eussent eu quelque peine à se I
reconnaître. Très crâne dans son veston à trois I
galons d’or, sa belle croix toute neuve sur la
poitrine, Georges Gaulard ne rappelait guère
le moribond qui, cinq mois auparavant, avait
été apporté, inerte comme un colis, à l’ambu-
lance. Quant à Marguerite, elle aussi avait
changé singulièrement: c’était maintenant une
vraie femme, avec le teint doré et les formes
pleines d'un beau fruit mûr.
— Vous voilà ! Vous voilà ! s’écria-t-elle toute
joyeuse, en accourant au-devant du jeune
homme, le premier moment d’indécision passé.
Comme c’est gentil de ne pas avoir oublié votre
promesse !
Tout ému de cet accueil affectueux, le capi-
taine regardait la jeune fille, la gorge trop
serrée pour pouvoir parler. Enfin un mot, le
même qu'il avait dit naguère en revenant à la
vie, lui monta aux lèvres, et, d’une voix
tremblante, il murmura :
— Ma sœur!
Plus troublée qu’elle ne voulait le laisser voir,
Marguerite répondit en riant :
— Oh ! mais, vous vous croyez donc toujours
malade? Ce temps-là est bien loin. 11 n'v a plus
d’ambulance maintenant, plus de sœur infir-
mière ! Ce qui n'empêclie pas — ajouta-t-elle
gentiment — que votre ancienne chambre
vous attend toujours. 11 faut même que j'aille
y donner un dernier coup d'œil. Vous per-
meltez?
Puis, coupant court aux remerciements du
jeune capitaine, elle se glissa prestement dans
l’intérieur de la maison en lui criant :
— C'est mon oncle et Henri qui seront sur-
pris quand ils vous retrouveront installé ici
en rentrant !
Nos grands peintres. — Ingres.
Ingres ( Jean-Aug.-Dominique), peintre fran-
çais, né à Montauban en 1780, mort à Paris
en ititi7, d’abord élève, à Toulouse, de Joseph
Roques, puis, à Paris, de David. Prix de Rome
en 1801 , membre de l’Institut en 1823, directeur
de l’École de Rome en 1834. Sénateur. Premier
séjour à Rome et à Florence de 1806 à 1824.
Genre ; Histoire et portraits. OEuvres princi-
pales : Homère déifié, OEdipe expliquant
l'énigme, la Source, le Martyre de saint
Symphorien, portraits de Berlin, de M” de
Vauçay.
Homère rtétilé. — Au pied d'un temple
ionien, et sur un piédestal, est assis Homère,
aveugle, un sceptre à la main ; au-dessus de
lui, un génie dépose sur son front une couronne
de lauriers. A ses pieds, sont assises, sur les
premières marches du piédestal, deux femmes :
l’Iliade et l'Odyssée. Celle de gauche, vue de
face, l'Iliade, est symbolisée par l’épée d’Achille;
l’autre, à droite, l'Odyssée, parla rame d’Ulysse.
| Dans le groupe de droite se trouvent Pindare,
j offrant sa lyre, Platon, causant à Socrate, Plii-
! dias, présentant son maillet de statuaire,
NOS G1UNDS PEINTRES
403
Alexandre le Grand tenant un coffret d'or dans |
lequel il renfermait les œuvres du poète. En j
avant. Racine. .Molière, un masque à la main, j
La Fontaine, Camoëns, Fénelon.
Dans le groupe de gauche, Eschyle présente i
la liste de ses œuvres; Hésiode entretient d'en- i
cens un trépied allumé; Appelle conduit |
Raphaël ; Virgile s’appuie sur Dante. En j
avant, Poussin, le Tasse, Corneille.
ton amer, le roi s'est arrêté devant toutes les
salles du Musée Charles X excepté devant la
mienne.
Ce tableau, qui ne saurait, malgré son mérite,
être considéré comme l’œuvre capitale d'Ingres,
est cependant un des morceaux qui le carac-
térisent le mieux : la couleur en est plutôt
froide, mais légère, transparente, d'une har-
monie calme et' reposante. On y sent l'influence
IM (
. 38s" s
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Homère déifié par Ingres (Musée du Louvre)
Au fond, au-dessus du groupe de Phidias, de
Pindare et d'Alexandre, Ingres avait esquissé
une silhouette de temple qu'il n’a pas achevée
et qui devait remplir un vide dans le plafond
de la salle du Musée Charles X, que cette toile
devait couvrir. A la suite de l'Exposition uni-
verselle de 1853, ce plafond fut transporté au
Luxembourg et remplacé par une copie due
à M de Balze, qui se trouve encore dans une
des petites salles du Musée du Louvre, voisine
de la salle des Sept -Cheminées.
Amaury-Duval, un des élèves d'Ingres, ra-
conte même qu'à l'inauguration du Musée
Charles X le plafond de la déillcation d'Homère
passa presque inaperçu, même du roi, et que,
seul, un petit nombre d’artistes, parmi lesquels
se trouvait Delacroix, y accorda une sérieuse
attention. Oui, Messieurs, disait Ingres d'un
des peintres à fresques de la Toscane pour
lesquels, d'ailleurs, Ingres a toujours professé
la plus vive admiration. Par contre, le dessin
en est irréprochable et la composition, sage-
ment équilibrée, peut être considérée comme
un modèle du genre.
Rappelons, ën terminant, ce mot du maître
qui, depuis, est devenu une sentence ; ■ Le
dessin, c'est la probité de l’art. >.
L’apothéose d’Homère, commandé en 1826 et
achevé en 1827, a été payé 10000 francs a son
auteur. 11 a été gravé par M Martinet (Clial-
cogr. du Louvre) el reproduit en tapisserie
par la manufacture des Gobelins. Celle tapis-
serie, destinée, à l'origine, au Musée de Ver-
sailles,. se trouve, depuis 1890, à la nouvelle
Sorbonne.
C. G.
404
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
Une histoire de sauvage (Fin)'.
Une conversation mystérieuse (2r édition . —
Succès de la pâte pectorale. — Où l’on s’aperçoit
que Gastambide est un brave homme. — Ils
croyaient que c’était vrai ! — Réception réservée
à M. le Préfet. — Et le Parisien? — Fureur du
pharmacien Barbissou.
Le soir môme de cette remarquable confé-
rence, j’étais accoudé à la fenêtre de ma chambre
et je regardais les étoiles, lorsque j’entendis
Maintenant il faut compter en outre l'étiquetage, le ficelage,
l'emballage et le port.
dans la rue un pas furtif, et je vis un homme
portant un manteau couleur de muraille qui
s’approcha de la petite porte du jardin, glissa
sans bruit une clef dans la serrure, entra et
referma la porte avec précaution.
Alors je me souvins que l'avant-veille j'avais
vu un homme pénétrer de la même façon chez
le pharmacien Barbissou et que j'avais entendu
des lambeaux de conversation qui m’avaient
fort intrigué.
Cette fois je voulus en avoir le cœur net : je
prêtai mes deux oreilles au moindre bruit;
quelqu'un montait l'escalier, la porte de la
chambre voisine de la mienne, qui était celle
du pharmacien Barbissou, s'ouvrit et je perçus
distinctement la voix de Barbissou, celle du
sauvage et une autre voix, c'était bien celle que
j’avais entendue l'avant-veille; je la reconnus,
elle appartenait donc à ce visiteur étrange et
mystérieux qui, une première fois, était déjà
venu chez le pharmacien.
Ils parlèrent d'abord à voix basse, mais peu
à peu, oubliant sans doute que j’étais leur
voisin, ils prirent ce ton de voix sonore et bien
timbré qui est particulier aux gens du Midi, le
pharmacien disait ;
— - C’est un succès colossal, mon bon, je ne
puis suffire à toutes les demandes que l'on
m’adresse de tous les côtés; il m’est même
venu une commande de Paris.
— Té! vraiment?
— C’est comme je te le dis, il me fau-
drait une usine pour satisfaire tous les clients.
Tiens, lis, voici une lettre d'un pharmacien de
Nîmes.
— Un pharmacien de première classe?
— Naturellement, et la première pharmacie
de Nîmes, tu entends. Voici ce qu'il me
demande ; Livrez-moi sans retard 500 boîtes de
votre délicieuse pâte pectorale des princes de
Zanzibar , avec la remise d’usage.
— A propos de remise, combien vends-tu la
boîte de ta délicieuse pâte?
— Deux francs.
— El cela te revient à...
— Six sous environ, et encore je compte la
boîte pour un sou, c’est une boîte en carton
extra fort avec du papier argenté à l'intérieur,
quelque chose d'extraordinaire; du reste, tu la
connais, et il y a dessus une peinture qui
représente le Sauvage, maintenant il faut
compter en outre l’étiquetage, l’empaquetage,
le ficelage, l’emballage et le port; enfin, avec
la remise aux confrères, je gagne trente sous
par boîte.
— C’est un joli bénéfice!
— C’est comme cela dans la pharmacie, à toi
je n’ai rien à cacher, on met de l’eau distillée
dans une bouteille avec une étiquette, on la
coiffe d'un beau capuchon de couleur, on ficèle,
on cachète, en voilà pour vingt sous; mainte-
nant, il faut bien le reconnaître, nous avons
des responsabilités.
— Oui, c'est vrai, et tout se paye, mais com-
bien vas-tu me verser?
— Je n’ai pas encore fait nos comptes; nous
partagerons les bénéfices comme c’est convenu,
cela te fait TA centimes par boîte, c'est depuis
quatre jours une somme de 2250 francs.
— Et le sirop dépuratif des radjahs?
— Heu! j'en ai vendu, mais ce n’est pas
brillant; enfin je te ferai le compte et je pense
1. Voir lo n* 386 du Petit Fr ançais illustre. {>. 387.
UNE HISTOIRE DE SAUVAGE
405
que dans huit jours je pourrai te remettre
5000 francs.
— Ah! comme j'ai bien fait de penser à toi,
mon bon Barbissou; quand j'ai vu qu'il n'y avait
plus de place à la crèche pour les petits enfants,
que nous ne pouvions leur donner du lait : que
nos pauvres vieux de l'hôpital avaient tout
juste de quoi manger et que je ne pouvais
donner un peu d'argent à tous ces pauvres
diables qui traînent la misère, je me suis dit :
il faut que je trouve quelque chose d’extraor-
dinaire, et alors la pensée m'est venue de te
faire part de mes projets, c’est à toi du reste
pour la plus grande part que revient l'honneur
de 1 invention, car, il n’y a pas à dire,... c'est
trouvé.
— Oui, mon bon Gastambide, mais tu es
conspué.
— Qu'est-ce que cela me fait? c'est pour les
pauvres, et quand on découvrira la chose, car
tôt ou tard cela se saura, eh bien, je crois que
tous ceux qui ont du cœur, et qui aiment à rire,
ce qui ne gâte rien, seront de mon côté.
— C'est certain, mais lleaucaire est en révo-
lution.
— Eh bien, il n'y avait que ce moyen pour
attirer sur nous l'attention; il fallait de l’oppo-
sition, deux partis les Barbissoustes et les Gas-
tambidistes. Je t'ai persécuté et tu vas passer
pour un martyr. Est-ce que je n'ai pas bien
fait les choses? Est-ce que je n'ai pas bien joué
mon rôle? je croyais que c'était arrivé!
— Moi aussi, j'étais furieux contre toi, encore
maintenant j'ai de la peine à croire que c'était
une mystification. Seulement tu as fait fonc-
tionner trop tôt ta pompe à incendie.
— Té, je croyais bien faire.
— Sans doute, mais notre Marius avait encore
quelque chose à dire et puis il devait à la fin
de sa conférence attaquer Barigoule.
— Oh! oh!
— Oui, il devait blesser son amour-propre; tu
connais Barigoule, il prend feu comme une allu-
mette, alors Marius l'aurait blessé : Barigoule
eût été le champion de Tarascon et Marius celui
de Beaucaire.
— Il l'aurait défié? Je ne comprends pas bien...
— Eh oui ; par exemple, c'était dans l’idée de
Marius de proposer à Barigoule de partir de
Valabrègues, descendre le Rhône, sur un ra-
deau, en faisant des crêpes, celui qui en aurait
fait le plus grand nomlue avant d'arriver au
pont suspendu eût gagné le pari.
— Et on eût vendu les crêpes au profit des
pauvres ?
— Naturellement, et sur le radeau on pouvait
faire de la réclame pour la pâte pectorale des
princes de Zanzibar , de grandes ailiches... en
forme de voiles.
— Alors je regrette ma précipitation.
— Tu as raison, nous perdons des sommes...
considérables...
A ce moment j'entendis Marius qui disait ;
— Il n’y a rien de perdu. Barigoule a été
trempé comme une soupe, et il est parti furieux
avec sa fanfare, je lui reprocherai son brusque
départ, il se fâchera, je me fâcherai et... nous
ferons les crêpes.
— Té, mon petit Marius, s’écria Gastambide,
tu es le meilleur des sauvages, mais sais-tu
bien que tu as été étonnant, extraordinairement
étonnant, je dirai même fantastique, tu peux te
vanter d’en avoir de l'imagination, mais en
attendant, tu as mis Beaucaire en révolution
Ah, à propos, j'ai une nouvelle à vous annoncer,
M. le Préfet arrive demain.
— M. le Préfet !
— Lui-même, en personne, les journaux du
midi ont fait un tel tapage, que la préfecture
s’est émue, vois-tu mon bon Barbissou, la
presse...
— C’est bon et c'est mauvais.
— Comme tu le dis, c’est bon et c'est mau-
vais, et il ne faut pas croire tout ce qui est
imprimé; les journaux de Marseille prétendent
que le maire de Beaucaire, l’infortuné Gastam-
bide, a été assiégé dans sa mairie, saisi par une
populace en délire, promené dans une boîte sur
une charrette. « Le Journal des Arènes », du
Gard, parle de dix morts et de trente blessés,
toutes les troupes du département sont en
marche sur Beaucaire, enfin, tu vois cela d'ici...
cela prend des proportions .. té! tu te frottes
les mains, Barbissou.
— Je crois bien, quelle réclame; je vais faire
406
l,E PETIT F II A N Ç A I S ILLUSTRE
passer à tous les journaux une petite note :
C'est le pharmacien Barbissou, le père du Sau-
vage, qui est le créateur de la pale pectorale
des princes de Zanzibar et du sirop dépuratif des
radjahs, produit qui... que .., enfin quelque
chose d'extraordinaire ; je parlerai aussi du Sau-
vage, la gloire de Beaucaire et quand M. le
Préfet viendra je n’aurai rien de plus pressé que
de lui offrir une boite de la pâte pectorale.
Alors on lira dans le Progrès ■■ ce catarrhe ré-
calcitrant, ces bronches engorgées qui faisaient
tant souffrir M. le Préfet ont été guéris comme
par enchantement! Et comment? Par la masti-
cation d’une boîte de la délicieuse pâte..., etc...
Et puis, après tout, M. le Préfet verra bien que
nous voulons rire; si c’est un homme d’esprit,
comme cela est probable, il fera comme nous
et il s'en ira comme il sera venu. Et voilà!
— Je ne m'étonne pas que Marius ait lant
d'imagination.
— Seulement, vois-tu Gastambide, il y a une
chose qui me chagrine : le Nord reste froid. Et
c’est surtout dans le Nord que l’on doit faire des
consommations considérables de pâte pecto-
rale, le climat..
— C'est vrai. Eli mais, et le Parisien ! qu’est-
ce qu'il dit de tout cela ?
— Le pauvre ! il croit que c’est arrivé et il
s’amuse ici comme il ne s’amuserait pas à
Paris... les gens du Nord ont la gaieté lourde
et ne savent pas se dilater la rate.
— Il est à côté, fit observer Marius, et s’il ne
dormait pas !...
— Cesljuste, dit le pharmacien, parlons bas.
Le lendemain matin, le pharmacien Barbissou
m’arrêta au passage, et me dit, l’air souriant :
.Monsieur le Parisien, j’ai une nouvelle à vous
annoncer : dans quelques heures, M. le Préfet
sera dans nos murs...
— Et vous n'aurez rien de plus pressé, ajou-
tais-je, que de lui offrir une boîte de pâte
pectorale : et on lira dans 1e Progrès : ce
catarrhe récalcitrant...
— Mais alors, hier soir... vous avez entendu...
— Toute votre conversation, monsieur le
pharmacien.
— Il eut un air navré et me demanda douce-
ment, en me prenant les mains tout en m'im-
plorant du regard : Hein ! mon cher ami, vous
ne me gardez pas rancune.
— Vous garder rancune, m'écriai-je, à vous
qui m’avez fait passer trois bonnes journées ! I
Je vous dois quelques pintes de bon sang et je \
m'inscris pour cent boîtes de pâte pectorale.
Mais dites-moi, cette histoire de ballon?
— Oh! celle-là est vraie, interrompit Barbis-
sou, tout Beaucaire a été témoin de l’accident.
— Et vous êtes tombéde cinquante mètres de
hauteur sur la toile du grand cirque olympien ?
— Cinquante mètres... heu ! c’est exagéré...
très exagéré, je dois le reconnaître; mais ce
qui est vrai, c'est que notre Marius est parti
dans le ballon et je ne jurerais pas qu’il ne l'ait
pas fait exprès ; du reste le capitaine Séraphin
m a fait un procès et j'ai été obligé de lui
verser la forte somme.
— Et Marius le sauvage, lagloire de Beaucaire?
— Il est tombé à cinq lieues d'ici, a pris le
chemin de fer et est allé se réfugier chez sa
tante Palmyre, qui est des .Martigues, tout cela
pour ne pas rentrer au collège. Nous ne savions
ce qu'il était devenu et vous comprendrez notre
inquiétude... lorsque nous recevons une lettre
timbrée de Batavia, c’était une lettre de Marius,
il nous disait: « Vivant, sauvé, soyez sans in-
quiétude. » — Signé : Marius, et c'est tout... Le
« couquïn » était tout simplement resté chez sa
tante Palmyre, et, pour nous donner le change,
il avait donné sa lettre à un capitaine de navire
à Marseille pour la mettre à la poste à Batavia.
Tout cela avait fait germer une idée dans
notre cervelle toujours en ébullition et lorsque
quelques mois après je reçus une lettre de la
tante Palmyre qui me contait l'affaire, je lui
répondis : Que Marius finisse son année, il
reviendra en sauvage, mettra Beaucaire en
révolution et lancera la pâte pectorale des
princes de Zanzibar. Vous savez le reste !
— Oui, mais sachez aussi, mon cher Bar-
bissou, et cela entre nous, que dès le premier
jour, je me suis douté de quelque chose, votre
fameux sauvage...
— Mais ils y croient tous à mon sauvage...
— En êtes-vous bien sûr?
— Té! vous me faites entrevoir... après tout
c’est bien possible... Mais alors ils se moquent
de moi...
Et le pharmacien Barbissou arpentait sa bou-
tique, d'un pas rapide, répétant : ■> est-ce qu’ils
se moqueraient de moi par hazard... est-ce que
je serais la risée de mes concitoyens...
— J’en suis certain, lui dis-je. .
— Ah! tu eu es certain, s'écria-t-il, furieux...
Eh bien ! ce matin-même, Marius se donnera
un coup d’éponge avec de la benzine, enlèvera
ses tatouages et ira s'asseoir sur les bancs de la
classe de rhétorique, il n'y aura plus de sauvage!
— Et la pâte pectorale, et Gastambide, et
M. le Préfet, et le pari sur le Rhône !
— C’est vrai, gémit sourdement le pharma-
cien, je suis condamné encore pendant quel-
ques jours à être la risée de mes concitoyens,
moi qui croyais me moquer d'eux ; mais la pâte
pectorale est lancée, elle fera son chemin
dans le monde. J’y trouverai mon petit béné-
fice et ce brave homme de Gastambide aura
de l’argent pour ses œuvres de bienfaisance,
E. P.
FIN
Choses et autres
PAR HENRIOT
— Voilà !... je voudrais donner à mes cartes de visite un
caractère pratique. Au recto, vous imprimerez mon nom et au
verso la carte de Madagascar
— Vous paraissez auner follement la danse, Mousicui .
— Oh! non... mais j’at beaucoup sué tout à l’heure et j’ai
peur d’avoir froid.
— Il faudrait un type original pour la pièce de cent francs.
— Que pensez-vous d'un chêne rendant la Justice aux pieds de
cinq louis?
— Accuse, vous avez, vole une pendule ... manifestez- vous au
moins quelques regrets0...
— Oht oui, M. le presi’cnt, elle n'a jamais voulu marcher.
-- llêfense aux supérieurs de tutoyer leurs subordonnés, voilà
l'ordre.
— Pardon sargent et la subordonné est-ce qu'il peut tutoyer sa
supérieur?...
— Ah 1 ça ne te réussit pas les banquets d’anciens élèves.
— On ne nous a donné que des haricots pas cuits, histoire de
nous rappeler le collège.
408
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
Un déjeuner «jni coula eliei*. — ( Anec-
dote.) — Trois jeunes gens bien mis se prome-
naient tristement dans Paris. Ils avaient faim et
étaient sans le sou.
— Que ne donnerais-je pas pour un succulent
déjeuner? dit l’un d’eux.
— Que ne donnerais-je pas pour un déjeuner,
ne fût-il pas même succulent? répondit le second.
— Que ne donnerais-je pas pour un déjeuner
quelconque, pourvu que ce fût un déjeuner?
répliqua le troisième.
— Combien nous coûterait un déjeuner à trois?
reprit le premier.
— Il nous faudrait au plus bas chiffre dix francs
au moins, répondit un des autres.
— Tiens, j’ai une idée 1 Voici un marchand de
musique, suivez-moi, dit le plus jeune des trois.
En entrant dans Ja boutique, il dit au mar-
chand :
— Nous venons, monsieur, vous vendre une
chanson, dont l'un de nous a composé les paroles,
et un autre la musique. Comme je suis le seul
qui ait un peu de voix, je vais vous la chanter.
Le marchand fit une grimace, mais ajouta:
— Eh bien, faites, je verrai ensuite.
L’autre entonna la chanson.
— Hum ! fi t le marchand, elle ne vaut pas grand'-
chose voire chanson. Je vous l’achète tout de même
quinze francs.
Les jeunes gens ne s’attendaient guère à pareille
offre. Us s’empressèrent de lui remettre le bien-
heureux manuscrit, prirent les quinze francs et
s’en allèrent les dépenser jusqu’au dernier cen-
time dans le premier restaurant qu’ils rencon-
trèrent.
L'auteur de la chanson était Alfred de Musset;
le musicien Hippolyte Monpou, et le chanteur, Gil-
bert Duprez. La chanson qu’ils venaient de vendre
pour apaiser leur faim était intitulée : « ConnaisSez-
vous dans Barcelone » et a eu un retentissement
et un succès énormes. Elle rapporta à son nou-
veau propriétaire 40,000 francs
Le» rayon» X. — Les fameux rayons
Rœnlgen sont, une fois de plus, à l’ordre du .jour.
M. le professeur Hortet, doyen de la Faculté de
médecine de Lyon, a eu l'idée de soumettre à ces
rayons trois cobayes auxquels il avait préala-
blement inoculé le bacille de la tuberculose.
Les bacilles ne se sont point développés chez
ces petits animaux, tandis que d'autres cobayes,
inoculés en même temps et de la même façon,
ne tardaient pas a succomber.
C’est la une découverte de la plus haute impor-
tance.
REPONSES AUX QUESTIONS DU NUMERO 386.
I. Question historique.
Au moyen âge, on appelait les ouvriers en chaussures
« cordouanniers » parce qu’ils employaient le cordouan, cuir qui
se fabriquait à Cordoue (Espagne). Par l'une do ces transfor-
mations très fréquentes dans notre langue, cordouanniers est
devenu cordonnier.
II. Énigme.
Le mot de l’énigme est la nuit.
III. Charade.
Le mot de la charade est oiseau.
On annonce aussi qu’on pourra désormais, sans
avoir besoin de recourir a de longues et minu-
tieuses analyses, se rendre compte instanta-
nément de la pureté ou de la falsification des
vins en les exposanL aux rayons Rœntgen. — Et
encore ces rayons serviront à distinguer les vrais
diamants qui les laissent passer des pierres
fausses qui les arrêtent.
*
* *
Tout s'explique. — Le patron m’a mis
à pied.
— Tiens, pourquoi ?
— Parce que je lui avais écrit une lettre à cheval.
*
* *
I*»in sec. — Toto, je suis très mécontent; ce
soir, à dîner, vous n’aurez que du pain sec... et
de l’eau.
— Alors, petit père, y sera pas sec le pain, y
sera mouillé.
Petit père, ayant eu l’imprudence de rire, s’est
trouvé désarmé, et finalement Toto a dîné comme
tout le monde après avoir promis qu’il serait un
modèle de sagesse.
* ' *
Entendu sur le boulevard. — Tiens, ce
brave Durand ! Je ne vous savais pas ici.
— Parbleu ! je suis arrivé ce matin.
— Ah! EL vous venez souvent à Paris?
— J’y viens à peu près toutes les semaines,
passer une quinzaine de jours.
REPONSES A CHERCHER
Charade.
Mon premier, cher lecleur, animal patelin,
S’éclipse et disparaît en voyant mon second.
Mon tout devenu grand, en richesse fécond
Domine le pays et se voit au lointain.
Aflots eu losange.
1° Consonne.
2° Point difficile d une affaire.
3° Oiseau de nuit.
4° Dans l'équipement des soldats.
5° Solide lien de chanvre et de lin.
6° Adjectif indéfini.
7° Vovelle.
*
* *
Contraires. — Avec les initiales des contraires
des mots suivants, formez une devise patriotique.
Captivité, reconnaissance, haut, diversité, départ,
gaîté, mince, large, petit, retard, court, savant,
dur, pédestre, unité, monarchie, passif, hardiesse,
amusant, pauvre, sud, utile, lumière, vieillard.
IV. Problème.
Sont ensemble Jean père, Jean fils et Jean petit-fils — comme
Jean fils est le père de Jean petit-fils, il y a réunis deux pères
et deux fils ce qui égale 3 personnes, donc 2 pères -f- 2 fils =
3 personnes.
V. Calembredaine.
Il y a 40 fauteuils à l’Académie française; mais il y a eu un
moment, il y a quelques années, où il n’y avait que 30 fauteuils
et un tabouret (le fauteuil Sandeau). Lorsqu'il s'agit d élire un
successeur à Sandeau, le secrétaire perpétuel ne manqua
pas de dire à chaque candidat : il faudra romettre un dossier.
Le Gerant : MaURIciî TAUUIEÜ
Toute demande de changement d'adresse a ou être accompagnée d'une aes dernières bandes et de 50 centimes en timbres-poste .
üg
8' année. — N” 388 10 centimes. lor août 1S96.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DLS ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L’ADONNEMEi'
T • IN AIN, SIX FRANCS
Armand CO U N & Cw. éditeurs 1 rni
ANCER Tfr — PARAIT CHAQUE SAMEDI
Part du
1er de chaque mois
5. rue «le Mézlères. Paris |
Tous droits réservés
Le naufrage du Drummond Gastle — Les pécheurs à la recherche des victimes.
Le naufrage du “ Drumraond-Castle
Une catastrophe épouvantable, un sinistre
comme en ont rarement enregistré les annales
maritimes, s'est produit récemment, répandant
la stupeur dans le monde entier et plongeant de
nombreuses familles dans la désolation.
Un navire anglais, le « Drummond-Castle »,
est venu s’éventrer sur un écueil, et, en trois
minutes, a disparu sous les flots, engloutissant
avec lui son équipage et ses passagers.
C’est dans les eaux françaises, à proximité
de nie d’Ouessant, que cet horrible naufrage
a eu lieu. Ouessant est la principale île d’un
petit archipel situé le long des côtes du Finis-
tère, non loin de Brest, et fertile en récifs
redoutés à bon droit par les navigateurs. Le
plus dangereux est certainement celui dit >< des
Pierres- Vertes», à côté de Pile de Molène, et qui
avance en mer son flanc de rochers à une très
grande distance. C’est sur cet écueil que le
navire anglais s’est brisé.
Le « Drummond-Castle » était un grand
vapeur de la Compagnie britannique du « Castle
Line » à la tête de laquelle se trouve un député
écossais sir Donald Currie. Il avait été construit
à Glascow : sa longueur était de soixante-treize
mètres et il possédait une machine ayant la
force de deux mille chevaux. Sa charpente était
toute en fer et il a fallu un choc terrible poul-
ie faire couler à pic.
D’ailleurs on sait ce que sont ces immenses
et admirables paquebots qui transportent des
centaines de voyageurs à travers les mers,
véritables maisons flottantes, éclairées à l'élec-
tricité, renfermant tous les perfectiounemeuls
de l’industrie et de la civilisation, offrant à
leurs passagers des cabines confortables, des
cabinets de toilette admirablement installés,
1 de superbes salons, un fumoir, une bibliothèque
et une salle d'armes, sans parler de la salle i\
manger dont le luxe peut rivaliser avec celui
des premiers hôtels du monde.
Le « Drummond-Castle », qui faisait le
service des voyageurs du cap de Bonne-Espé-
rance à Londres, avait à son bord cent cinq
hommes d’équipage et cent quarante-six passa-
gers, soit deux cent cinquante et une personnes
sur lesquelles, à l'heure présente, il ne reste
plus que trois survivants, échappés par miracle
à l’effroyable naufrage; les deux matelots
Charles Wood et William James Godbolt et un
unique passager M. Marquard.
Et tous ces malheureux ont été engloutis
juste au moment où ils abandonnaient leurs
cœurs à la joie de revoir leur pays, car tous
étaient, de nationalité anglaise et ils n'avaient
plus que quelques heures de mer avant de
toucher le sol natal; la mort — et quelle mort !
— est venue les saisir brutalement en plein
espoir, en plein rêve !..
Le 16 juin, comme c’était la dernière soirée
qu'ils devaient passer i\ bord, les passagers
organisèrent un concert dans lequel, natu-
rellement, chacun fut mis à contribution :
à dix heures et demie, cette petite fête de
famille était terminée. A ce moment, les
hommes montèrent sur le pont pour fumer un
cigare ou respirer la brise fraîche, et, tandis
que jeunes gens et jeunes filles faisaient un
tour de valse au salon, les mamans s’en furent
les unes coucher leurs jeunes enfants, les
autres s'assurer si leurs chers bébés dormaient
paisiblement.
11 pouvait être onze heures; sur la mer très
calme une légère brume; le capitaine Pearee
LE NAUFRAGE DU “ D1ÎUMM0ND-CASTLE " 4U
était sur la passerelle, le lieutenant Brown, en
vigie à l'avant. Soudain, un grincement pro-
longé, puis un choc ! Un silence solennel se
fit à l'instant et presque Immédiatement le
« Drummond-Castle » commença à plonger de
l’avant.
Aussitôt, l'épouvante, l’affollement se répan-
dirent sur tout le navire, des cris affreux se
firent entendre — chacun cherchant sa femme,
ses enfants, ses parents — des appels déchi-
Quand le jour parut, trois hommes seulement
surnageaient encore : sur un radeau improvisé,
les deux hommes d'équipage Wood etGodbolt,
et le passager M. Mai-quart couché sur une
pièce de hois à laquelle il s'était attaché. Tous
les trois, ballottés pendant dix heures, ayant
plusieurs fois été rejetés à la mer par les vagues,
étalent dans un état lamentable et avaient
presque perdu connaissance. Ce ne fut que
vers neuf heures du matin qu'ils furent aperçus
Le Récif des «
rants s'entrecroisaient Le capitaine donna i
l'ordre de mettre les chaloupes à la mer, mais
on n’en eut pas le temps : soudain le bâtiment
piqua au fond comme un plomb. Alors, ce fut
à la surface de l’eau un spectacle atroce d'êtres
humains s’accrochant à des planches, à des
panneaux, à des traverses — beaucoup à des
bouées — se cramponnant les uns aux autres,
luttant quelques instants et, leurs forces épui-
sées , disparaissant sous l'onde. Un grand
nombre de ces Infortunés avaient aulour du
corps des ceintures de sauvetage qui ne ser-
vaient, hélas ! qu'à prolonger de quelques
minutes leur affreux supplice, les aidant bien
sans doute à se maintenir sur l'eau, mais
impuissantes aies préserver contre les paquets
de mer, contre les vagues déferlantes qui
venaient les assaillir sans leur laisser le temps
de respirer et amenaient infailliblement l'as-
phyxie.
Pierres-Vertes »
i par un pêcheur, un brave homme nommé
Berthelle, qui les recueillit dans sa barque et
les conduisit dans l’île de Molène.
Dès que la nouvelle du désastre se répandit
sur les côtes, ce fut, de toutes parts, un admi-
rable élan, parmiles populations, pour explorer
la surface de la mer à la recherche des malheu-
reux naufragés et porter des secours, s'il en
était temps encore. Hélas ! pour ce dernier
soin, leur zèle devait rester vain.
Mais, de tous les points du littoral, des
embarcations furent envoyées assez loin au
large, qui bientôt commencèrent à rapporter
leurs lugubres trouvailles. Dès le premier jour,
quinze corps ont été découverts entre les îles
d’Ouessant, de Molène, Bannec, Banalec, Tri-
elen et Béniquet. C’était un spectacle saisissant
que la rencontre soudaine de ces cadavres
flottant entre deux eaux : ici, c'est une admi-
| rable jeune fille, que la mort semble avoir à
412
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
peine pâlie; ses longs cheveux blonds sont
dénoués qui lui font sur les épaules comme
un manteau, comme un linceul; là, c’est une
mère qui avec une corde a attaché son enfant
après elle et dont les lèvres sont encore
contractées par le suprême baiser; chez la
plupart, l’angoisse et l’épouvante ont déformé
les traits. Et toujours la funèbre pèche continue
qui ne sera pas terminée de sitôt; car on pré-
sume que les courants sous-marins ont entraîné
les corps au large; do plus, un grand nombre
de passagers sont certainement restés enfermés
dans les flancs du navire.
A l'heure actuelle, une cinquantaine de
cadavres ont été inhumés dans le cimetière de
Molène où il ne reste plus une seule place.
Cependant, en Angleterre, comme bien on
pense, l'émotion fut de suite indescriptible. Une
foule compacte se pressa dès la première heure
devant les bureaux de la Compagnie « Castle
Line », demandant avec angoisse si la nouvelle
du sinistre était confirmée. Au moment où le
naufrage fut définitivement annoncé, des scènes
navrantes se produisirent: ce fut une véritable
L’ambulancière de
■ Mais, aux premiers mots qu'il dit à Georges
Gaulard, celui-ci l’arrêta net.
— Je n’ai guère que ma solde pour vivre,
dit-il; et, si je quittais jamais l'armée, je serais
obligé de chercher un emploi lucratif ; à plus
forte raison n'aurais-je pas d’argent à mettre
dans une exploitation comme celle-ci, qui néces-
site naturellement un fonds de roulement im-
portant, sans parler des frais de premier éta-
blissement qui doivent être considérables.
— Bah! l’argent, ça se trouve, répondit le
vieux Daniel un instant déconcerté, car il
croyait l'officier très à son aise. Vous avez
bien des parents, des amis qui ne se feraient
pas prier pour mettre des fonds dans une affaire
étudiée sérieusemement et forcément rémuné-
ratrice dans un avenir très prochain.
— Ma famille n’est pas riche. Pour toute
fortune, mon père possède, sur la route de Blois,
à Bléré, un domaine qui me reviendra plus
tard, puisque je suis fils unique et que je n'ai
plus ma mère. Mais c’est plutôt une propriété
d’agrément qu’une propriété de rapport, elle
sui'ût tout juste à faire vivre son propriétaire.
En supposant même que mon père ait mis
quelque argent do côté, pour rien au monde
je ne voudrais le lui demander. Quant à m’a-
dresser à des amis pour solliciter d’eux un prêt
que je ne serais pas sûr de pouvoir leur resti-
explosion do sanglots, de cris déchirants.
Depuis quelques jours un grand nombre
d’Anglais arrivent à Ouessant et vont d’une île
à l’autre le désespoir dans l'Ame, cherchant
parmi les cadavres à reconnaître les êtres chers
qu’ils pleurent.
En présence d'une si horrible catastrophe,
en songeant aux deuils innombrables qu'elle
produit, on frémit en se demandant à quelle
cause on doit l’attribuer. Il est inadmissible
qu’un capitaine expérimenté, comme devait
l'être celui du « Drummond-Castlc », ait passé
sciemment auprès d’écueils aussi connus et
aussi dangereux. D'après les suppositions les
plus vraisemblables, il comptait suivre l'itiné-
raire habituel des navires faisant ce parcours,
c’est-à-dire passer au large d’Ouessant qui se
trouve à l’extrémité nord-ouest du groupe
d’îles; mais, arrivé dans ces parages plus tôt
qu'il n’y comptait, il n’aura pas prévu les
courants très forts qui s'y produisent à l’heure
de la marée et qui l’auront entraîné vers les
Pierres-Vertes que la brume épaisse l’ont
empêché d’apercevoir. M. G.
Madagascar (suite)'.
tuer, ou simplement une participation dans
une entreprise dont les résultats pourraient
ne pas répondre aux espérances fondées sur
elle, cela, je le ferais encore moins.
-- C’est bien! c’est bien! N'en parlons plus!
conclut l'oncle Daniel, en rompant l’entretien
avec sa brusquerie ordinaire.
Mais le vieil entêté tenait à son idée, et ne
voulait pas en avoir le démenti.
— C’est une combinaison à trouver, voilà
tout! se disait-il à lui-même, en poussant
rageusement du pied les cailloux de la route.
Tout d'un coup il s’arrêta, et assénant, dans
sa joie, un énorme coup de canne à un pauvre
massif de fougères qui n’en pouvait mais, il
s’écria ;
— Mais je la tiens, ma combinaison !
Puis, d’un pas vif comme celui d'un jeune
homme, il reprit le chemin de la maison. Tout
en marchant, des paroles sans suite lui échap-
paient ;
— Est-on bête, mon Dieu!... Dire que je
l’avais sous la main, mon moyen, et que je n'y
pensais pas!... Est-ce que cela n’était pas tout
indiqué ?... Il n’y aurait peut-être même qu’à
laisser faire... Ça irait tout seul... on n’aurait
qu’à pousser un peu à la roue, par derrière,
sans en avoir l’air... Seulement, si on ne s’en
mêlait pas un peu, ça pourrait bien aussi
1. Voir lo n4 387 du Petit Français illustre , p. 400.
!, 'AMBULANCIÈRE DE MADAGASCAR
413
traîner longtemps... Savoir pourtant si je ne
me mets pas le doigt dans l’œil, moi, avec mes
idées... Il faudrait avant tout s’assurer... Oui,
mais comment?... Bah! en s’y prenant adroi-
tement .. Avec Marguerite surtout, ce sera bien
le diable si je n’arrive pas à en tirer ce que je
veux!... Quelle heure est-il? Deux heures. Bon!
je sais où je vais la trouver.
Et, faisant un détour savant du côté de la
petite ferme où Marguerite devait visiter ses
dernières couvées, l'astucieux Daniel s’ar-
rangea de façon à se trouver brusquement en
face de sa nièce; et tout aussitôt, sans lui
donner le temps de se retourner, comptant
précisément sur la surprise du premier moment
pour provoquer une réponse non préparée :
— Dis-moi, mon petit, tu n’as pas encore
songé qu'il faudra bien que tu te maries un de
ces jours?
Le petit stratagème de l’oncle Daniel réussi!
au delà de ses espérances; la pauvre Mar-
guerite devint de toutes les couleurs, et c'est à
peine si elle trouva la force de balbutier :
— Moi, mon oncle? Pourquoi me demandez-
vous cela? Quelle drôle d'idée !
— Ah ! voilà, continua Daniel en
prenant un air mystérieux : c'est que
je t’ai trouvé un mari, moi!... Chut!
Il ne faut pas le dire ; c’est entre nous.
La recommandation était superflue,
car l'enfant était hors d’état, pour le
moment, de dire quoi que ce fût à
personne, tellement elle était para-
lysée par l'émotion.
— Tu comprends , mon petit ?
poursuivait son bourreau avec un ton
bonhomme. Tu ne peux pas rester fille indéfi-
niment. D’abord, moi, je ne veux pas m'en
aller de ce monde avant d'avoir eu les poils
de ma barbe tirés par une légion de petits-
neveux. Sois tranquille, je ne veux pas te jeter
à la tête du premier venu. Le mari dont je te
parle est un charmant, garçon qui te plaira cer-
tainement; c’est en outre un homme de mérite,
qui a fait ses preuves, un officier d’avenir.
— Un officier? murmura la fillette toute
tremblante. Et... je le connais? ajouta-t-elle,'
en cachant son visage sur la poitrine de son
oncle.
Le brave homme hésita une minute ; puis,
avec une grimaee'qu’un physionomiste exercé
eût pu traduire par ces trois mots : « il le faut ! »
il répondit en affermissant sa voix :
— Non 1
Aussitôt il se produisit comme un change-
ment à vue : la jolie tète blonde, qui s'était
blottie toute frémissante sur la vaste poitrine
du vieillard, se redressa brusquement, et la
pauvre Marguerite, dépitée, s'écria .
— Mais où prenez-vous que je veux me
marier ? Je n'y pense pas, je n'y ai jamais
pensé. Et je ne sais pas pourquoi vous venez
me parler de tout cela. Et puis enfin, vous êtes
un vilain de me tourmenter ainsi ! Je vous
déteste !
Et, s’arrachant des bras qui la retenaient
prisonnière, elle se sauvaprécipitamment, pour
ne pas laisser voir les grosses larmes qui
ruisselaient sur ses joues.
— Va toujours, mon petit! pensait le vieux
Daniel, en la suivant des yeux , tu me remer-
cieras plu» tard. En attendant, je sais ce
Il en donna lecture À haute voix.
que je voulais savoir. A l’autre, maintenant!
Puis, comme il n’aimait pas laisser traînerles
choses, il parût immédiatement à la recherche
du capitaine. Il le trouva avec Henri dans une
vaste pièce de terre récemment défrichée,
qu’on était en train de préparer pour y mettre
des plants de café de la Martinique. Passant
son bras sous celui de l’officier, il l’emmena
sous prétexte de lui faire voir une petite foré!
de palissandres qu'il engageait son neveu à
mettre en exploitation dès l'année suivante.
Le bois consciencieusement exploré, le vieux
Daniel, démasquant ses batteries, dit à brûle-
pourpoint à Georges Gaillard :
— Ce n’est pas tout ça! Avez-vous réfléchi à
ce que je vous ai dit ce matin ? Allons ! un bon
mouvement, mon Capitaine ! Laissez-vous faire,
que diable! El je vous réponds qu’avant dix
ans vous serez millionnaire, tandis qu'avec
votre métier de meurt-de-faim, à quoi arriverez-
vous ?
— Mais, mon cher monsieur Daniel, répon-
dit l’officier un peu étonné de cette insistance,
je vous ai dit mes raisons.
414
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
— Vos raisons ! Je m'en fiche pas mal de vos
raisons! Si j'avais écouté dans le temps les
raisons qui m'empêchaient, soi-disant, de ,
m’établir à. Madagascar, je ne serais pas aujour- j
d’hui à la tête d’une maison de commerce qui
jusqu'à la guerre m'a donné bon an, mal an une
jolie moyenne de soixante-quinze mille francs.
— Soixante-quinze mille francs? fit le capi-
taine ébloui. Mais, dites-moi, les événements
ont dû joliment jeter un grand désarroi dans ;
une entreprise de cette importance ?
— Certes! C’est six mois au moins qu’il me
faudra pour remettre les choses au point. Aussi
je me reproche amèrement de m'être laissé
acoquiner ici. Mais que voulez-vous? Je me suis
si bien habitué à me laisser câliner et dorloter
par ma petite nièce que je me demande comment
je vais l'aire pour m'en passer. J’ai besoin main-
tenant d'entendre autour de moi son gazouil-
lement d'oiseau, son trottinement de souris.
Et puis, je me sens bien vieux pour recom-
mencer à vivre seul, à travailler dans mon
coin comme un ours. Je ne peux pourtant pas
abandonner ma maison et tous les braves
gens qu'elle fait vivre, sans parler des béné-
fices qu’elle me rapporte. J’aurais bien un
moyen d'en sortir, ce serait de passer la main
à un brave garçon, honnête et laborieux, qui
m’offrirait des garanties sérieuses. Oh! je ne
serais pas difficile sur les conditions, je vous j
prie de le croire. Mais j’y pense, au fait. Pour- ;
quoi ne traiterions-nous pas ensemble ? C'est
vrai ; on cherche quelquefois bien loin... Savez-
vous que vous feriez admirablement mon
affaire? Laissez-moi parler. Je devine ce que
vous allez me dire. Mais on peut toujours causer,
ça n’engage à rien. Supposez un instant que
nous nous arrangions. Je ne vous demanderai
pas d'argent comptant, puisque vous n’en avez
pas. Vous me réglez par annuités, après l'in-
ventaire, en gardant, bien entendu, un fonds
de roulement suffisant. C’est une sorte d’asso-
ciation que nous concluons ensemble. Je vous
cède la direction de ma maison, et je deviens
votre commanditaire. Vous me direz que vous
n’avez jamais fait cfe commerce? Bail! ce n’est
pas la mer à boire, vous verrez ! Sans compter
que je serai toujours là, en cas de besoin, pour
vous donner un coup d’épaule. Au surplus, la
maison est solide; dans les commencements,
il y aura un coup de collier à donner; mais, une
fois remise sur ses pieds, la machine roulera
toute seule. Eli! bien, voyons, est-ce dit?
— C’est sérieusement que 'vous parlez ?
demanda Georges Gaillard, un peu étourdi sous
le flot de paroles du vieux Daniel.
— Tout ce qu'il y a de plus sérieusement.
— Mais c'est une fortune que vous m’offrez,
à moi, que vous connaissez à peine ?
— Je vous connais assez pour être certain
que, si l'affaire est bonne pour vous, elle ne
sera pas mauvaise pour moi; et c’est tout ce
qu’il me faut. Donc, c’est fait?
— Pas encore. Je vous demande de me laisser
réfléchir un peu.
— Bah! Qu’est-il besoin de tant de réflexions
pour une chose aussi simple? Je suis très pressé
d'en finir avec cette question de la reconstitution
de ma maison. Je ne peux plus attendre.
— Encore faudrait-il que j’aie vu mon Général,
pour lui expliquer la situation, lui remettre ma
démission, et...
— Entendu ! Tout cela se fera en temps et
lieu. Ce que je vous demande aujourd'hui, c'est
de me dire que vous acceptez en principe.
— Quel homme terrible vous faites ! Assu-
rément, votre proposition est des plus tentantes.
— Laissez-vous donc tenter alors, ou plutôt
laissez-vous faire heureux et riche. Croyez-
moi, quand une occasion comme celle-ci se
présente, il faut la saisir au vol.
— 11 est certain qu’il ne s’en rencontre pas
tous les jours de semblables.
- Enfin! Voilà une affaire faite! Ah! encore
un mot. Vous n’avez pas de répugnance à vous
marier, n’est-ce pas?
-- Me marier, moi? fit l’officier avec un grand
saut en arrière.
-- Vous comprenez qu’un homme marié
inspire plus confiance. Dieu sait ce que j’ai
manqué d'affaires pour être resté garçon !
— Plus j’y réfléchis, balbutia le capitaine,
plus je crois qu'il ne me sera pas possible
' d'accepter votre généreuse proposition. Mais je
ne vous en garderai pas moins une bien vive
reconnaissance.
— Allons, bon ! Tout à l'heure, vous aviez
l'air à peu près décidé, et maintenant voilà que
vous renâclez. Ce n’est pourtant pas. j’imagine,
la petite condition dont je vous ai parlé qui
peut vous arrêter?
— Eh bien! si, justement. Je suis stupide,
j'en conviens ; mais le mariage me fait peur, et
je crois bien que jamais je ne me marierai.
— Même avec ma nièce? demanda brusque-
ment le vieux Daniel, en regardant bien en
face le pauvre officier, qui faillit en tomber à
la renverse.
— Avec votre nièce? murmura-t-il. Comment?
C’est avec mademoiselle Marguerite que vous...
— Je vais vous dire. Je n’ai pas d'autres
parents, pas d’autres héritiers que Marguerite
et Henri. Henri étant pourvu, et tout son temps
occupé avec la concession de son père, je n’ai
plus d’autre ressource que de donner un mari
à Marguerite et de faire de ce mari mon suc-
cesseur. Celui qui prendra ma maison devra
donc prendre ma nièce en même temps, ce qui.
après tout, ne me paraît pas une condition
1 autrement désagréable.
L'AMBULANCIÈRE DE MADAGASCAR
415
— Désagréable ! Vous vous moquez! Mais
êtes- vous certain que mademoiselle Marguerite
se laissera marier ainsi avec le premier venu ?
— Avec le premier venu, non certes; car la
petite a sa tête ; mais, avec le mari que je lui
présenterai de ma main, peut-être. Au surplus,
ceci est mon affaire. Ne vous inquiétez de rien.
— Qu'allez- vous faire ? s'écria le capitaine,
inquiet.
Pour toute réponse, Daniel esquissa un
geste vague, et s’enfuit précipitam-
ment du côté de la maison, où il s'en-
ferma dans son cabinet. Le vieux
renard en était venu sans trop de diffi-
culté à ses Uns, qui étaient de pénétrer
les sentiments du capitaine et de sa
nièce l'un pour l’autre.
Le soir même, sans plus attendre,
après une conférence secrète avec Henri
et le Dr Hugon, H engagea la dernière
partie, la partie décisive, de ses ingé-
nieuses machinations. Après le diner,
le café et la fine bouteille de vieux
cognac de Gemozac ayant été servis
sur la table du salon, il tira gravement
de sa poche un projet de cession de sa
maison de commerce en quatorze ar-
ticles,dont il donnalecture à haute voix.
Entre les soussignés :
1“ Paniel-Prosper-Étienne Berthier-
Lautrec, négociant propriétaire, A Mana-
karana, province du Houéni, Madagas-
car, d'une part, et
2° Marie-Alexandre-Georges Gaulard,
capitaine breveté, officier d'ordonnance
du général Metzinger, chevalier de la
Légion d'honneur, d’autre part :
Il a été convenu et arrêté ce qui suit :
Article premier. Le sieur Daniel-
Prospor-Élienne Berthier-Lautrec vend
et cède en toute propriété au sieur
Marie-Alexandre-Georges Gaulard, qui
l’accepte, sa maison de commerce sise à
Manakarana, province du Bouéni, Madagascar,
et le domaine y attenant avec toutes ses dépen-
dances, dépôts de marchandises, etc.
Suivaient douze autres articles, où toutes les
conditions de la cession étaient stipulées en
grand détail, ainsi que le prix convenu, le mode
et les époques de paiement, etc. Après, venait
un quatorzième et dernier article ainsi conçu :
Article quatorze. Le sieur Marie-Alexandre-
Georges Gaulard s'engage, et ce dans un délai de
deux mois à dater du présent jour, à épouser la
petite nièce du sieur Daniel-Prosper-Étienne
Berthier Lautrec, dénommée Marguerite-Marie-
Jeanne Berthier-Lautrec.
Jamais coup de théâtre ne produisit un effet
plus extraordinaire. Marguerite et Georges
Gaulard, écroulés sur leur chaise, n’osaient plus
lever les yeux, taudis que l'oncle Daniel, Henri
et le D' Hugon les regardaient tout attendris.
Enfin, au bout d’un moment, Daniel, s’appro-
chant de sa nièce, lui mit paternellement la
main sur l’épaule en disant :
— En ce qui te concerne, mon petit, tu ne
mets pas d'opposition à nos arrangements ?
— Mon bon oncle chéri! balbutialajeune fille,
en se jetant toute sanglotante entre
les bras de l'excellent homme.
I.cs deux fiances
Se tournant alors vers Georges Gaulard, sans
quitter sa nièce, Daniel ajouta, en frappant un
coup vigoureux sur sa vaste poitrine
— Allons! mon Capitaine, un peu de courage,
que diable ! Il y a encore une place pour vous.
Poussé affectueusement par Henri, Georges
Gaulard secoua enfin le trouble qui l'étreignait,
et se jeta à son tour au cou de Daniel; et ce fut
là, sur la poitrine du vieux négociant de Mana-
karana, que les deux jeunes gens échangèrent
leur baiser de fiançailles.
— Alors, reprit Daniel triomphant, lorsque
l’émotion générale eût été un peu calmée,
l’article quatorze est adopté sans opposition?
Mais maintenant les deux fiancés, la main
dans la main, n’écoutaient guère; ils n’avaient
plus d'oreilles, plus d'yeux que l'un pour l'autre.
(A suivre ). A. B.
416
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
Voyages pittoresques du vieil Anacharsis
TEXTE ET DESSINS DE IIENRIOT
La Suisse
{Suite)
II
Anacharsis conti-
nua, du haut de son
ballon scolaire :
— Voyez-vous main-
tenant Zurich, se mi-
X/Vj5 ^r‘=r~ rant dans les eaux
claires de son lac...
— Que de lacs! que de lacs !...
— Ses collines semées de villages ; les Alpes
forment au-dessus des prairies vertes une cein-
ture blanche ; plus loin Constance, avec ses
riches pâturages, et ses chalets qui semblent
sortir des boites de joujoux de Nuremberg?
C’est à Constance que se réunit le Concile qui
condamna Jean Huss...
veilleuses au
clair de lune,
quand les ba-
teliers se dis-
pensent d’al-
lumer des
flammes de
bengale pour
étonner les
voyageurs
naïfs.
Snob, qui n’avait heureusement pas le vertige,
regarda au-dessous de la nacelle; Lucerne, la
ville qu’ils avaient quittée le matin, Lucerne
avec ses clochers, ses vieux ponts de bois,
dominés par le mont Pilate.
— Cette caravane qui passe derrière le Schwei-
zerhof se dirige vers le « Lion de Lucerne ». Le
— Qui fut brûlé, continua Snob... Jean Huss,
le précurseur de Luther.
— C’est étonnant comme les hautes altitudes
vous rappellent votre histoire! Vous aurez
encore dix bons points...
— Oh! oh!... j’aperçois de magnifiques
chutes d’eau...
— Le Rhin, à SchafTouse! des cataractes mer-
monument sculpté par Thorwaldsen rappelle
la fidélité des Suisses, qui moururent en défen-
dant Louis XVI, le ior août 1792 — et rien n’est
plus mélancolique que ce lion de marbre, expi-
rant avec un bouclier à fleurs de lys, sur ce
rocher entouré de verdure, tandis qu’un filet
d’eau chante à ses pieds.
Le mont Pilate est le
baromètre du lac des
Quatre-Cantons. Voyez-
vous ce léger nuage sur
la cime ? Le beau temps
esf assuré.
« Si Pilate à son chapeau
« Le temps sera beau!
« Si Pilate à son collier
« On peut se risquer... »
— Je ferai graver ces
vers sur mon alpins-
tock...
— Non, Snob, non...
1. Voir le n° 380 du Petit Français illustré, p. 3‘JÜ.
VOYAGES PITTORESQUES DU VIEIL ANACHARSIS
votre canne n’est pas un
mirliton. Tournez-vous de
ce côté, voici le lac de
Zug, le lac Lowerz et plus
loin Uri, Schwyz et Altorf,
le pays de Guillaume Tell 1
— Guillaume Tell !
— Oui, mon ami ; il
est possible que Guillaume
Tell n’ait jamais existé,
mais pourquoi démolir
les légendes? Malheureux
les peuples qui n’ont pas
d’histoires!
« C’était donc
en 1298, et l'Hel-
vetie était sous le
joug de la mai-
son de Habs-
bourg. Comtes,
évêques ou princes descendaient de leurs nids
d’aigles et s’abattaient sur le pays pour pres-
surer les habitants. Au milieu de l’esclavage
universel, trois communes étaient restées
libres, Schwitz, Uri et Unterwald. Albert d’Au-
triche leur envoya un bailli, féroce et sangui-
naire, Gessler, si cruel que les gens du pays se
réunirent pour essayer de renverser le tyran, et
reconquérirleur
liberté. Le ren-
dez-vous était
au champ du
Rutli. C'estdans
cette prairie que
Walter Furst,
Werner Stauf-
facher et Mech-
tal jurèrent en
s’adressant à
Dieu : « devant
qui les rois et
les peuples sont égaux, de vivre et de mourir
pour leurs frères, de ne plus souffrir, de ne pas
commettre d’injustice, mais de mettre un terme
à la tyrannie des baillis impériaux ! »»
Or, le lendemain, Gessler arrivait sur la place
d' Altorf : ayant fait planter en terre une longue
perche, au bout de laquelle il avait posé son
chapeau, il fit annoncer au peuple, à son de |
trompe, que quiconque passerait sur la place j
sans saluer le chapeau, serait pendu.
Un homme passa, qui refusa de s’incliner. I
— Je ne m’in-
cline que de-
vant Dieu, dit-
il fièrement au
bailli.
— Qui es-tu?
— Guillaume
Tell!
— Le chas-
seur le plus
adroit du pays ..
s’écria quel -
qu’un dans la
foule !
— Ah ! vraiment, ht Gessler, et tu as des
enfants ?... oui ?... qu’on aille chercher le
plus jeune, ce sont les petits qu’on aime le
mieux.
Et quand l’enfant fut amené.
Qu’on l'attache à ce noyer, là-bas, commanda
Gessler, qu'on place sur sa tête une pomme, et
que cet adroit chasseur qui baloue ma puis-
sance se mette à cent-cinquantepas de son fils 1
Nous verrons bien si, d’une flèche de son arba-
lète, il pourra percer la pomme ! Allons, et
obéis; sans quoi,
j'ordonne qu’on
vous mette à mort
tous les deux.
Guillaume se
mit à genoux et
pria. Puis, jetant
à son fils un long
regard d’amour,
il prit lentement
deux flèches ;
l’une qu’il mit à
sa ceinture, l’au-
tre dans l'arba-
lète. Il visa ; le
coup partit et la
flèche traversa la
pomme, le visage
del’enfantn'avait
pas tressailli.
— Tu avais une seconde flèche? dit Gessler
furieux.
— Si j’avais blessé mon fils, cette flèche était
pour toi !
Je ne vous raconte pas la mort de Gessler,
ni la délivrance de la Suisse, mais souvenez-
vous de Guillaume Tell !
[A suivre ).
418
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Le Pic.
Ne vous est-il jamais ar-
rivé de voir, dans les bois,
un oiseau grimper le long
des troncs d’arbres et frap-
per l’écorce de son bec ?
C’est le Pic épeiche, l’un des
oiseaux le plus utile de nos
forêts. Ses mœurs intéres-
santes ont de tout temps
appelé l’attention; tous les
paysans et les bûcherons
sont au courant de ses
faits et gestes. Demandez-
leur, notamment, pourquoi
le Pie a la singulière ha-
bitude de frapper les arbres
de son bec; ils ne manque-
ront pas de vous dire que
c’est pour en faire sortir
les insectes et les manger.
Jamais observation n’a été
plus juste. C’est même par
là que les pics nous rendent
de grands services, car les insectes dont ils
font leur nourriture sont tous nuisibles aux
arbres. Ce sont eux, notamment, qui font la
chasse aux scarabées du pin qui causent tant
de dégâts dans les pineraies et dont on 11e
connaît aucun autre mode de destruction. Le
Pic est rusé : quand il aperçoit un trou dans
un tronc d'arbre, il va frapper celui-ci du côté
opposé. Les malheureux insectes qui ne com-
prennent rien à ce tapage inaccoutumé vien-
nent voir à la fenêtre ce qui s’y passe. Le Pic
en profite pour faire demi-tour et les manger
sans autre forme de procès. 11 a aussi une grande
affection pour les fourmis noires dont il
absorbe de grandes lampées à l'aide de sa
langue, un peu comme le fait le fourmilier. Il
pousse même cette affection un peu trop loin,
au dire des forestiers, car, pour se procurer
des fourmis, il ne se fait aucun scrupule
d’écorcer l'arbre à grands coups de bec, ce qui
est au moins indiscret.
En hiver, n’ayant que peu d’insectes à sa
disposition, il mange des graines et c’est un
spectacle fort amusant de le voir perché sur
des branches, occupé gravement à extraire les
semences d’une pomme de pin.
Si, par les services qu’il nous rend, le Pic a
droit à notre respect, il n’en est pas de même
en ce qui concerne son caractère, car c'est un
égoiste à nul autre pareil. Dans la forêt, il se
choisit un district qu’il considère comme un
domaine n'appartenant qu’à lui. Si un oiseau
du voisinage a des velléités de venir chasser
I sur ses terres, il se
| précipite sur lui et le
I force à battre en re-
I traite. Son caractère
jaloux se manifeste
| surtout à l’égard de
j ses semblables. Rien
n’est comparable à sa
fureur quand il voit
un autre Pic se per-
mettre de venir gi-
boyer dans sa chasse
gardée : ce sont alors
des combats d’où les
deux combattants sor-
tent toujours meur-
tris. Les enfants met-
tent cette circonstance
à profit pour chasser le
pie : ils tapent simplement, à petits coups
secs, sur une branche ; l’oiseau, croyant à la
présence d’un Pic braconnier, accourt et se
fait prendre. Le Pic ne fabrique pas un nid,
comme le font les autres oiseaux; il se contente
d'un trou naturel percé dans un arbre, et dont
il garnit le fond avec des copeaux finement
émiettés. Le mâle et la femelle veillent d’ailleurs
avec un soin jaloux sur leur progéniture
composée de quatre à cinq petits. Notre gra-
vure représente ces derniers attendant, bec
ouvert, leurs parents, retour de la chasse. Il
serait superflu de leur souhaiter bon appétit,
car à cet âge on est toujours affamé. H. C.
Camember part en guerre
— Manuelle Victoire, paraîtrait qu’on va partir, faire le coup
de feu sur le Rhin. Je confie Victoria à vos soins maternels,
et pensez quelquefois au sapeur Camember. mamzclle Victoire '
— Mais vous semble* émute 0
- Hi ' hi ' vous c bandiez si pien en zirant les pot Unes et
tous cblugiez si chcudimeut mes hommes te de -t-e-è-erre !
— Est-ce que, par hasard, mamzelle Victoire, vous s’ino-
culeriez de sentiment et autre à l'égard du sapeur qu’il serait
z-assez heureux pour s’abreuver de réciproque0
— Eh ! pien ! Foui, là, monsieur Gamcnprc !
— Je m’en avais douté ’ Alorsssc, mamzclle Victoire, pour-
quoi que vous ne permettrcrie* pas au sapeur, qu'il sc dévore
pour vous d’une flamme un-estant-guible, de déposer sur votre
front pur le baiser des fiançailles?
— Ah ‘ mossieu Gamempre, refenez. . Mais refenez fainqueur
et fcillez pien sur le gojonel
— Et maintenant, en avant le 57" ! Il ne peut pas être battu,
puisque celui qui marche à sa tête est le fiancé de la Victoire ’
420
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
Un sauveteur de douze ans. — Au
mois de juillet dernier, un gamin de moins de
douze ans, a accompli un acte de courage remar-
quable sur la berge du canal de l'Ourcq, a Pantin.
Tout près du nouveau bassin, plusieurs enfants
jouaient, se poursuivant, quand l’un d’eux,
Auguste Nicole, âgé de huit ans, dont les parents
habitent à Bagnolel, 4, rue Parmentier, emporté
par son élan, tomba dans l’eau.
Déjà le courant l’entraînait, quand un de ses
petits camarades, Emile Fauconnet, âgé de douze
ans, plongea bravement à sa suite, et nageant
vigoureusement, atteignit le pauvre petit au
moment où il allait disparaître, le saisit par le
menton, et le soutenant ainsi revint vers la berge
et le sortit, tout seul du canal.
L’enfant, respirait encore et put être bientôt
rappelé à la vie.
Il va sans dire que le jeune sauveteur a été
vivement félicité par les personnes témoins de
son acte de dévouement.
♦
* >•.
Le vol des mouches. — S’est-on jamais
demandé avec quelle vitesse volaient les mouches?
Un physiologiste s’est livré, sur ce sujet, à de
sérieux calculs et il est arrivé, en comptant que
ses ailes battaient 30 fois par seconde, à établir
qu’une mouche peut faire un kilomètre à la
minute : c’est la vitesse d’un train express.
En volant toujours droit devant elle, sans
s’arrêter, une mouche ferait donc le tourdu monde
en moins de vingt-huit jours.
*
* *
Victime de l'étiquette. — La tyrannie du
cérémonial mtlexiblequirégissaitlacourd'Espagne
causa la mort de Philippe III, roi d’Espagne.
Voici comment le maréchal de Bassompierre,
ambassadeur de France en Espagne, raconte l’évé-
nement en un style que nous ne donnons pas
comme un modèle de narration.
« Sa maladie lui commença dès le premier
vendredi de carême; le jour étant froid, on avait
mis un violent brasier au lieu où il était, dont la
réverbération lui donnait si fort au visage que la
sueur en dégouttait, et de son naturel il ne trou-
vait rien â redire et ne s’en plaignait. Le marquis
de Pobar voyant comme ce brasier l’incommo-
dait, dit au duc d’Albe, gentilhomme de sa chambre
comme lui, qu’il fit retirer ce brasier qui enflam-
mait la joue du roi; mais comme ils sont très
ponctuels en leur charge, il dit que c’était au
sommelier du corps, le duc d’Usseda. Sur cela, le
marquis de Pobar renvoyachercher en sa chambre,
mais par malheur il n’était point au palais, de sorte
que le roi, avant que l’on pût faire venir le duc
d'Usseda, fut tellement grillé que le lendemain
son tempérament chaud lui causa une fièvre.
Cette fièvre, un érjsipèle, qui tantôt s'apaisant,
tantôt s’enflammant, dégénéra enfin au pourpre
qui le tua. »
*
* *
Un peu do patience. — Le papa — Ah çà!
paresseux, il ne se passe pas de jour que lu ne
sois mis à la porte de la classe! Est-ce que cela va
durer longtemps?
Paul. — Non p’pa! Dans 13 jours ce sont les
grandes vacances.
*
Langage figuré. — Vous avez bien tort, ma
bonne madame Durand, de vous lier avec ces
personnes-là : ce sont des gens de bas étage.
— Vous êtes mal renseignée, ma pauvre madame
Pochet : ils restent au sixième.
* *
Maxime indienne. — Tiens-toi a cinq pas
d’un chariot, à dix d'un cheval, à cent d’un élé-
phant; — d’un méchant, tu ne seras jamais assez
loin.
REPONSES A CHERCHER
NéologriMine» et termes technique». —
Que signifient et d’où viennent les mots : Wharf,
secouriste, exondé, tub, stand, curriculum vitæ,
minerval.
*
* *
Proverbe à expliquer. — D’où vient
l'expression « homme de sac et de corde ».
*
♦ *
Mot en triangle. — Fin d’un discours. —
Chef-lieu maritime. — Espèce de radis. — Pronom
possessif.
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO
1 Charade
Chat eau - Chateau
II. Mots en losange.
6
h î c
hibou
giberne
corne
une
e
III. Contraires.
Liberté! Égalité1 Fraternité*
Captivité
L — ibertô
Large
È
— troit
Reconnaissance
i — ngratitude
petit
g
— rand
Haut
b — as
retard
a
— vance
Diversité
e — galité
court
1
— ong
Départ
r — otour
savant
i
— gnorant
Gai té
t — ristesse
dur
t
— endro
Mince
è — pais
pédestre
é
— queslre
Unité
F —
raction
monarchie
r —
épubhque
passif
a —
Ctlf
A
Hardiesse
t -
imidité
amusant
e —
nnuyeux
pauvre
r —
iche
sud
n
ord
utile
i -
nutile
lumière
t —
énèbres
vieillard
e —
nfant
Le Gérant : Maurice TARDIEU.
Toute demande de changement d a<n esse doit être accompagnée de L'une des dermeres bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8' année. — N° 389
10 centimes.
8 août 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L’ABONNEMENT UN AN, SIX FRANCS
Port du !««• de eliaque mois.
Armand COLIN & Cie, éditeurs étranger Tfr. — parait chaque saubdi
5, rue «le Nléxièrcs, Paris Tous droits réservés.
L' Ambulancière de Madagascar — Après le mariage.
422
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Madagascar (Fin)1.
L’ambulancière de
Afin de les laisser savourer à l'aise ces doux
instants, les plus doux qu'il leur était peut-être
réservé de rencontrer dans la vie, le vieux
Daniel emmena Henri et le D’ Hugon a l'autre
bout du salon.
— Eli bien, mon vieux Hugon? demanda-t-il
au docteur, qu’est-ce que tu dis de tout ça ?
— J’en suis aussi content que toi. Mais le
diable m’emporte ! je n'avais vu que du leu à
tout ce qui se mitonnait sous mes yeux! Ce
que c'est pourtant que de vieillir !
— Quant à moi, dit Henri à son tour, je
m’en doutais bien un peu, mais j'étais loin de
penser que les choses en étaient à ce point. Ce
qui ne m’empêche pas, du reste, d’être le plus
heureux des amis, des frères et des neveux;
car c'est la perle des beaux-frères que l’oncle
me donne là, et moi qui connais Georges
Gaulard mieux que personne, je ne suis pas
inquiet du bonheur de ma chère Margot.
Et l'histoire finit par un mariage.
Lorsque Georges Gaulard annonça à son
chef, qui venait d’arriver justement à Majunga,
son intention de donner sa démission pour se
marier et se fixer à Madagascar, le général
Metzinger insista vivement pour le faire revenir
sur sa résolution, en lui parlant du brillant
avenir auquel il renonçait de gaieté de cœur;
puis, comprenant qu’il se heurtait à un parti
pris absolument arrêté, il finit par lui dire :
— Je vois que vous êtes tout à fait décidé,
je m'incliue donc; mais je veux que vous
sachiez, mon cher Gaulard, que je vous regret-
terai toujours comme officier et comme ami.
J’espère que, de votre côté, vous conserverez
un bon souvenir de votre Général et de la
laborieuse campagne que nous venons de faire
ensemble. Et maintenant, ce mariage? c’est
pour bientôt, n’est-ce pas? Vous savez que
j’embarque pour la France à la fin de décembre,
et je ne voudrais pas partir sans avoir pu
assister à la petite lête.
— Justement, mon Général, répondit Georges
Gaulard, je voulais vous demander de me faire
l'honneur d'être mon premier témoin.
Four second témoin, Georges Gaulard choisit
le plus ancien de ses camarades, un capitaine
breveté attaché comme lui à l'état-major de la
1” brigade.
Quant à Marguerite, elle n’en voulut pas
d'autres que le brave docteur Hugon, son
second oncle, comme elle l'appelait, et un ami
de Daniel, un exceHent homme très simple et
très modeste.
Bien entendu, ce fut à Majunga, devant le
vice-résident, que le mariage fut célébré,
attendu qu'à Maevasamba, ni du reste à Manaka-
rana, il n’y avait personne pour tenir le rôle
d’officier de l’état civil.
Ce fut un événement pour la petite ville,
devenue, depuis l'ouverture de la campagne,
une station d’une certaine importance. Georges
Gaulard n'avait que des camarades et des
amis dans l’élément militaire qui tenait le
premier rang à Majunga. De son côté, l’oncle
Daniel y était très populaire, depuis le temps que
son brick la Ville-cle-Paris y faisait de régulières
et fréquentes apparitions. Aussi peut-on dire
que le matin du mariage de Marguerite et de
l’ex-capitaine, tout Majunga se pressait dans la
petite église des Jésuites ; ceux qui n'avaient pu
trouver place à l'intérieur formaient, devant la
porte, un rassemblement si considérable que
les mariés et leur cortège eurent la plus grande
peine à se frayer un passage jusqu'à l’autel.
Marguerite eut un véritable succès de beauté
quand elle apparut aux bras de l’oncle Daniel,
rayonnant de joie et d’orgueil dans un magni-
fique habit noir qu’il s'était fait faire pour
la circonstance par le taiHeur français de
Majunga.
L'office achevé, ce fut à défaut de sacristie
suffisante, sur le perron même de l’église
qu’eut lieu la cérémonie des présentations et
des félicitations aux nouveaux mariés. S’ap-
prochant le premier de M“” Georges Gaulard,
radieuse de bonheur au bras de son mari, le
général Metzinger lui adressa, d’une belle
voix bien timbrée qui remua profondément
l'assistance, le petit discours suivant :
« Madame,
« J’ai tenu à vous apporter moi-même les
vœux des chefs et des camarades de votre mari.
Nous devrions vous en vouloir de nous enlever
un de nos meilleurs officiers, qui ne laisse
que d'affectueux regrets parmi nous ; mais
nous vous pardonnons, parce que nous sommes
surs qu'il sera heureux avec vous et par vous ;
et aussi parce que nous savons qu’après avoir
failli mourir pour la conquête militaire de
Madagascar, il en poursuivra sous une autre
forme et avec d’autres moyens la conquête
morale, commerciale et industrielle, suivant en
cela le noble exemple laissé par d'autres. Peut-
être ne devrais-je pas, en évoquant ici de
1. Voir lo n" 388 du Petit Français illustré, p. 412.
L’AMBULANCIÈRE DE MADAGASCAR
423
cruels souvenirs, restés toujours vivants dans
votre cœur, risquer d’attrister la joie d'un
pareil jour? Et cependant, à une femmeoomme
vous, Madame, on peut, on doit tenir un lan-
gage viril. Votre père, votre mère ont donné
leur vie à cette terre de Madagascar, où ils
étaient venus chercher une seconde patrie ; et
l’établissement qu'ils y avaient fondé, sans
marchander leur peine, ni leur santé, est un
de ceux qui font le plus d’honneur à l'énergie
et à l'esprit d’initiative de notre race. Cou-
rageusement vous et votre digne frère, — que
je suis heureux de remercier publiquement
ici des services dévoués rendus par lui au
Corps expéditionnaire, — vous avez, malgré
votre jeunesse à. tous deux, repris et continué
l’œuvre de vos parents, convaincus avec raison
que c’était la meilleure et la plus noble façon
d'honorer leur mémoire. Si, de là-haut, ils pou-
vaient suivre les destinées des êtres chers
qu'ils ont laissés sur cette terre, ils se croiraient
payés du sacrifice de leur vie en vous voyant
aujourd’hui sur le seuil d’une existence nou-
velle ou vous êtes assurée de trouver le bon-
heur que vous méritez si bien, et que je vous
souhaite de tout mon cœur. 11 me reste un mot
encore à vous dire, Madame. Permettez-moi de
vous remettre mon cadeau de noce. Vous trou-
verez dans ce modeste écrin une croix de che-
valier de la Légion d'honneur, que je vous
laisserai la joie d'accrocher vous-même sur la
poitrine loyale d’un homme que tous ici nous
aimons et nous estimons, monsieur Daniel
Bertbier-Lautrec, votre oncle. »
Au premier moment, le vieux Daniel ne
comprit pas. Mais quand Marguerite, les yeux
pleins de Larmes de joie, s’approcha pour
épingler le ruban de la croix sur le côté gauche
Carte de Madagascar.
424
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
de son habit, aux applaudissements de la l'oule
entière, il sentit ses jambes flageoler sous lui,
un flot de sang lui monta au visage et, les
mots s'étranglant dans sa gorge, il eut à peine
la force de balbutier :
— La croix, à moi ! La croix!... Mais non; ce
n'est pas possible... Je n'ai rien fait pour cela...
C’est une erreur, évidemment.
— Non, Monsieur Daniel Bertliier-Lautrec, ce
n'est pas une erreur, reprit le Général. C'est bien
pour vous que, sur ma présentation, le Général
en chef a demandé au gouvernement de la
République cette juste récompense du dévoue-
ment de tous les instants que vous avez montré
à l'œuvre accomplie par le Corps expédition-
naire. Du premier jour jusqu'au dernier, nous
avons trouvé auprès de vous le concours le
plus actif, le plus intelligent, le plus désin-
téressé. Aux heures critiques du débarquement
des troupes, vous avez mis à notre disposition
tpus vos bâtiments et votre nombreux per-
sonnel. sans vouloir accepter aucune indem-
nité. Puis, sous la généreuse inspiration de
Madame, vous avez installé â vos frais cette
belle ambulance de Maevasamba, où nos ma-
lades et nos blessés ont trouvé les soins les
plus admirables. C'est au nom de tous ceux
qui vous doivent la vie, au nom de leurs
familles et de leurs camarades, dont je me fais
ici l'interprète, que je vous "16110116 et que je
vous remercie.
Sur ces mots, le général Metzinger donna
l'accolade au nouveau chevalier; puis, serrant
la main de Georges Gaillard, il s'inclina res-
pectueusement devant sa femme et se retira.
La croix de l'oncle Daniel.
— Décidément, murmura l’oncle Daniel en se
penchant à l’oreille de Georges Gaulard, je ne
serais pas éloigné de croire qu'après tout, cette
affaire de l'expédition n’a pas été si mal menée
qu’on voulait bien le dire!
A. B.
FIN
Un oitéra on miiiiaiurc. — Il existe ac-
tuellement en Espagne une troupe théâtrale
composée d’enfants dont les plus jeunes ont
cinq ans et les plus âgés onze ans.
Cette troupe a été organisée par le maestro
don Juan Bosch, sous le titre de « Opéra en
miniature ».
Au delà des Pyrénées, cette troupe a un réel
succès. Il paraît qu'on ne tarit pas d'éloges sur
le compte de ces mignons artistes.
« Ces petits chanteurs, dit-on, sont d’une
« intelligence remarquable et ils jouent leur
« rôle avec une verve endiablée. Le soprano
« dramatique et la chanteuse légère ont des
« voix déjà puissantes. »
Les rôles plus importants sont confiés à un
jeune garçon de sept ans qui chante les mezzo-
soprano. La troupe compte , en outre, des cho-
ristes et un corps de ballet : soixante sujets en
tout.
Ce genre de spectacle n’aurait peut-être pas
en France — où l’on parle cependant de l’in-
troduire — le même succès qu'en Espagne. De
temps à autre nous voyons bien sur une des
scènes parisiennes un « petit prodige » à qui le
public fait fête et ne ménage pas ses applaudis-
sements, presque toujours mérités, mais une
exhibition « collective » enfantine causerait
certainement quelque gêne et quelque tristesse
aux papas et surtout aux mamans françaises, si
orgueilleuses, ces dernières soient-elles de la
précocité intellectuelle de leurs gamins et
gamines.
Et puis, si les jeunes pensionnaires de l’opéra
en miniature ont un réel talent, n’est-il pas à
craindre qu'il ne s’use trop vite, ce talent; s’ils
ont du génie, ne faut-il pas craindre aussi de
l'étouffer, ce génie, pour l’avoir trop tôt voulu
faire éclore.
Il y a quelque cinquante ans, une M“ Cas-
telli eut l'idée de promener à travers les pro-
vinces de la France une troupe de jeunes
artistes : une ordonnance de 1848 interdit ces
représentations.
Cette interdiction fut sage.
A cet âge, les enfants doivent aller à
l'école, courir, jouer à de bons jeux francs,
respirer en liberté, faire les bons petits
diables.
R.
Comment on fait un numéro du Petit Français.
Je me souviens qu'il y a quelque trente-cinq
ans, alors que joli, blond et frisé, je regardais
avec la plus parfaite insouciance s’effeuiller
les calendriers et les roses, on m’avait abonné
à. l'une de ces publications, fort rares à
cette époque lointaine, destinées à instruire
et en même temps à récréer la jeunesse
française.
U était très intéressant, ce journal! La preuve,
c’est que mon père, amateur de saine littéra-
ture et esprit cultivé, trouvait à sa lecture un
plaisir infini, plaisir que je comprends mainte-
nant, quand il m'arrive de lire les œuvres
charmantes avec lesquelles on essayait ,
vers 1860, de faire naître en moi le goût des
belles choses. Mais j’avoue, à ma honte, que
ces belles choses me laissaient alors assez
indifférent, pour la raison qu’elles dépassaient
singulièrement la portée de ma jeune intelli-
gence, et que j’aurais volontiers donné quatre
ans d'abonnement pour une vingtaine d’images
d'Épinal.
J'avais mauvais goût, je le confesse! Mais
peut-être aussi ne savait-on pas... ou n’osatt-
on pas, alors, écrire pour les enfants simple-
ment des choses simples, comme tant de gens
de haut savoir ne dédaignent pas de le faire
maintenant. Vous voyez que je suis en train de
me chercher des excuses et de plaider les
circonstances atténuantes.
Toujours est-il que mon père me surprit un
jour confectionnant, avec les débris de mon
journal, de magnifiques cocottes. II y en avait
tout un régiment.
Peut-être croyez-vous qu’en présence de ce
sacrilège, mon père se mit en colère. Pas le
moins du monde! Ce n’était pas sa manière.
Il me fit asseoir en face de lui, et là, tran-
quillement, posément, avec la clarté, qu’il
savait mettre dans ses récits, il m’initia au
mystère de la confection du journal que j'avais
si indignement lacéré. 11 me montra quelle
somme énorme de travail et de tracas repré-
sentent ces quelques pages noircies d'encre. Il
me demanda si je ne me trouvais pas presque
coupable d’avoir, en quelques minutes, détruit
un ouvrage qui avait coûté tant de peines à
édifier; il fut persuasif, éloquent même, au
point que je ne crois pas avoir depuis ce temps
déchiré ni même taché volontairement une
page d'imprimerie.
Je voudrais, mes amis, vous donner, si vous
ne l’avez pas, le respect du livre, en usant du
même moyen qu'autrefois employa, pour moi,
mon père Et c’est pour cela que j'entreprends
de vous faire assister à la confection laborieuse
d'un numéro de votre journal.
La première opération, et peut-être la plus
importante, consiste à choisir les manuscrits
destinés à être imprimés. Je dis que c'est l’opé-
ration la plus importante, car c'est d'elle, en
effet, que dépend le bon renom du journal, et
par conséquent son succès. Elle est, dans le
cas qui nous occupe, l'objet des préoccupations
constantes du Directeur et du Secrétaire de la
Rédaction qui apportent au choix des manus-
crits un soin tout particulier.
Un poète latin, Horace, a dit dans un vers
resté célèbre, qu’on doit avoir pour l’enfance
le plus grand respect. Horace avait raison, et
s'il lui était donné de revenir sur terre et de
lire la collection du Petit Français , il rendrait
au Directeur cette justice qu'il a de tout temps
appliqué son précepte avec une rigueur
absolue.
C’est, en effet, par un véritable crible que
passent tous les articles, nouvelles ou romans
déposés par les auteurs au bureau du journal.
420
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Que ces articles soient le résultat d'une entente
entre le Directeur et l'auteur ou qu’ils soient
entièrement dus à l’initiative personnelle
de l'auteur, ils subissent tous les mêmes
épreuves préalables et ce sont, je vous l'assure,
de redoutables épreuves.
Le Secrétaire de la Rédaction les lit tous,
ce qui n'est pas toujours drôle. Ce secré-
taire-là aurait dû se faire bénédictin : il
en avait la vocation et les aptitudes. Vous
savez que les bénédictins étaient autre -
nous semblera intéressante qui peut fort bien
déplaire à un publie d’enfants ou tout au moins
le laisser froid. L'histoire de mes cocottes en
est une preuve suffisante. Aussi, malgré leur
habileté et leur science, Directeur et Secrétaire
de la Rédaction seraient-ils souvent bien
embarrassés, si les jeunes lecteurs du journal
ne prenaient soin de les renseigner à cet
égard.
Chaque matin arrive à la librairie un flot,
| une marée toujours montante de lettres. Parmi
Un auteur dans le cabinet du Directeur.
fois renommés pour leur puissance de travail.
Songez, en effet, qu'on reçoit au journal une
moyenne de 25 romans manuscrits par mois.
Il faut donc que l'infortuné Secrétaire lise à peu
près un roman par jour sans préjudice, bien
entendu, des nouvelles, articles littéraires ou
scientifiques, variétés, scènes et monolo-
gues, etc. ; qu'il donne sur tous son avis motivé,
transmis ensuite au Directeur lequel juge en
dernier ressort, accepte ou rejette les conclu-
sions du Secrétaire.
Il faut, pour remplir dignement ces délicates
fonctions de Directeur et de Secrétaire de la
Rédaction, posséder d'abord un tact et un
« flair » peu communs, et ensuite connaître
admirablement son public, savoir ce qu'il
désire et ce qu'il aime. Nous autres, vieux
barbons, nous sommes, en général, assez mau-
vais juges en pareille matière, et telle chose
lesquelles plusieurs centaines proviennent
d’abonnés, émettant des vœux ou adressant des
réclamations. Tout le haut personnel de la
librairie s’emploie pendant la matinée au
dépouillement de ce courrier monstre. Ce n'est
pas, vous eu conviendrez, une petite affaire.
Chaque lettre est dirigée ensuite sur le Service
compétent. C’est ainsi que toutes les lettres
relatives au Petit Français finissent par se
retrouver sur le bureau du Directeur, puis du
Secrétaire de la Rédaction, qui en prennent
connaissance et tiennent toujours grand
compte, dans la mesure du possible, des
observations qu’elles présentent. Il est bien
évident, par exemple, que si un correspondant
demande la lune pour s’en faire un masque
japonais, la demande risque fort de ne pas
être prise en considération.
De jeunes abonnés s’étonnent parfois de ne
COMMENT ON FAIT UN NUMÉRO DU PETIT FRANÇAIS
427
pas recevoir de réponse directe. Mais, c’est que
cela n'est pas toujours possible. Si l’on devait
répondre à toutes les lettres que l’on reçoit
chaque jour, il faudrait créer un Service spé-
cial de correspondance pour le journal, et ce
ne serait certes pas le Service le moins occupé.
On fait mieux que de répondre. Le Secrétaire
de la Rédaction prend note de toutes les idées
qui lui semblent heureuses et les fait exécuter
par ceux de ses collaborateurs qui lui paraissent
le mieux désignés.
Eu voulez- vous des exemples?
Dernièrement une lettre arrive demandant
des explications sur cette merveille qui fait
courir tout Paris et qu’on nomme le Cinémato-
graphe. Le Secrétaire de la Rédaction pense
que c’est là, en effet, un sujet d’actualité pou-
vant intéresser beaucoup d’esprits curieux.
Aussitôt il adresse un petit mot à son collabo-
rateur scientifique et quelques jours après,
la question était exposée tout au long, avec
figures, dans le journal.
Unautre, amateur de sciences naturelles, écrit
dernièrement pour demander qu’on veuille
bien lui enseigner le moyen de classer les
insectes dont il compte s'emparer pendant les
vacances : il y a en préparation, un supplément
qui permettra de classer facilement et simple-
ment les insectes, sans matériel encombrant ou
coûteux. Beaucoup des aventures du Sapeur
Camember ont été exécutées par l’ami Chris-
tophe sur des idées fournies par des abonnés
ou des lecteurs.
C’est ainsi que dirigés souvent par leurs
abonnés eux-mêmes avec lesquels ils sont
en incessante communication et guidés plus
sûrement encore par leur tact et leur goût natu-
rels, le Directeur et le Secrétaire de la Rédac-
tion font un premier choix parmi les nombreux
manuscrits qui leur sont soumis.
Peut-être croy ez-vous que le reste est l’affaire
de l’imprimeur. Pas encore ! Les manuscrits
retenus après une première lecture, sont
admis... à être relus par des personnes compé-
tentes que leur caractère, leur haute moralité,
leur savoir, et leur esprit désignent d’avance à
ces importantes fonctions de contrôle. La
figure ci-dessous représente — de dos — l’un
de ces farouehes censeurs qui vient faire part
au Secrétaire de la Rédaction des réflexions que
lui a suggérées la lecture d'un article ou d'une
nouvelle que l’on avait soumise à son appré-
ciation et à son infaillible coup d'œil.
Voiei donc l’œuvre littéraire écrite, reçue,
mise au point; voyons, avant d’être lue par
l’abonné, les phases diverses et nombreuses
par lesquelles il lui faut encore passer.
G. C.
(A suivre).
Le secrétariat de la Rédaction.
428
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Consolation (monologue).
Personnage : UN COLLÉGIEN
Cheveux frisés, coljuellement habillé, comme pour une distribution de prix.
(En entrant.) Bravo ! bravo ! bravo ! je ne le
dirais jamais assez : bravo! bravo! Et puis
encore bravo ! (Sur le devant do la scène.) Ile voilà
en règle avec mes camarades. (Montrant la canton-
uade.) On vient de distribuer les prix : c’était
très beau la foule des parents émus, l’estrade
bondée, la musique très bruyante! J'ai applaudi
— C'est au-dessus de mes forces!...
tous mes camarades. 1" prix de... chose : un tel.
Bravo! 2” prix de... machin : un tel Bravo!
C’était splendide. Ils ont tous obtenu des récom-
penses... même des accessits d’encouragement !
Moi, je n’ai rien eu. Rien ! absolument rien.
(Souriant amèrement.) Je VOUS Vois Sourire ; VOUS
pensez : voilà le paresseux de la classe, le
cancre de l’école, celui qui n’écoute rien, ne
retient rien, ne s’intéresse à rien, ne sait rien,
ne... non ! Ne portez pas sur moi ce jugement...
téméraire : vous le regretteriez, quand je vous
aurai expliqué pourquoi je me suis abstenu de
figurer au palmarès.
Si je n'ai pas de prix, c’est que je n’y tiens
lias. Je suis parfaitement timide, et dame !
m’entendre nommer par mes nom et prénoms :
le prénom de ma mère (il lève les yeux au ciel.) et
le nom de mon père, comme ça, en public!...
Et puis, me faire embrasser sur une estrade,
par des personnages de marque devant une
assistance brillante et choisie, vraiment, c'est
au-dessus de mes pauvres petites forces. (Bais-
* saut les yeux.) Ma modestie succomberait! je pré-
fère rester à mon banc. (Haussant les épaules.) Je
suis privé de livres de prix'? Mais je les
connais les livres de prix. Mon grand frère a
reçu l’an passé deux volumes dorés sur toutes-
les tranches. Savez-vous ce qu'il y avait dans
ces beaux volumes ? L'Histoire de la guerre de
Cent ans. On y parlait de Charlemagne... ou de
Louis XiV, jp ne sais plus au juste! Si vous
croyez que c’est gai! (s’animant.) Et ma petite
sœur, pour son prix de géographie, savez-vous
ce qu’on lui a donné? Je vous le donne en
cent? en mille? en... les Oraisons funèbres de
Musset. (Sc reprenant.) Non ! de Bossuet !
D'abord, la guerre de Cent ans, Charlemagne,
Louis XIV, Pépin le Bref, Bonaparte, Frédé-
gonde, François I", tout cela, c’est de la poli-
tique ! Et papa m’a dit, plus de dix fois, que la
politique ne regardait pas les petits garçons de
mon âge. (Avec malice.) Ah! si on nous faisait
apprendre l'histoire dans le Petit Journal... je
ne dis pas !
(De mauvaise humeur.) Et la géographie? Est-Ce
que vous croyez que j’ai besoin de connaître la
carte pour me rendre à l’école, et même à la
ville, quand il y a un chemin de fer et un chef de
gare à qui je n’ai qu’à demander mon billet? Les
cartes me font rire ! Sur la nôtre, le département
est peint en bleu. (S'adressant à l'auditoire.) Voyons,
franchement, est-ce que notre terre est bleue?
(Avec un peu de mystère.) Quant au reste du pro-
gramme, il est dangereux, très dangereux. Le
calcul, les mathématiques (Faire attendre légè-
rement) ça rend fou, paraît-il! La musique...
(Mimique.) fait pleuvoir ! Ah ! par exemple, la
chose civique, l’instruction civique, ça, c’est
très bien. (Avec enthousiasme.) « 11 faut faire son
service militaire », « être, soldat », « servir sa
patrie » ! A la bonne heure ! je ne suis pas le
meilleur des élèves de ma classe, c’est entendu,
mais de meilleur patriote, il n’y en a pas ! Ni
de meilleur citoyen : « Il faut voler, toujours
voter, c’est un devoir ! » Je comprends cela.
(Presser le débit jusqu'à la fin.) El je vote pour Celui
qui supprimera les prix d'histoire ou de gram-
maire, ou qui en donnera à ceux qui n’en
méritent pas. Au moins, il n’y aura plus de
jaloux et tout le monde sera content. Voilà
comment je comprends les prix ! (Saluer profon-
dément et sortir très rapidement.) H. D.
Dans les squares.
Le square des Tuileries.
Voici le moment où le Tout-Paris quitte sa
Ville pour s'en aller peupler les plages et les
villas. Ceux qu'un labeur quotidien attache
inexorablement au sol de Paris, ne renoncent
pas, en cette saison si proche des vacances, à
l'espoir des villégiatures.
C’est pourquoi, dans nos squares, où les
riches nounous, bientôt, ne laisseront plus le
sillage de leurs rubans criards, vont camper
les indigènes de la capitale, d'autant plus à
l’aise que les gêneurs seront loin.
Et plus paterne, dans sa tunique vert-
bouteille, le gardien sera indulgent aux
siestes trop prolongées et aux dînettes en
plein air.
Les squares les plus exigus sont les plus
typiques, et ce n'est pas toujours le voisinage
qui leur donne sa physionomie.
Entrez, par exemple, dans le square Louvois,
aux approches de midi. Vous n’v verrez ni un
des clients de la Bibliothèque nationale, ni un
des boutiquiers des rues d'alentour. Détail par-
ticulier, les enfants n'y viennent point jouer.
Par contre, il semble que ce soit le rendez-vous
de tous les encaisseurs et de tous les garçons
de banque. C’est là qu'ils se rallient entre la
tournée du matin et celle du soir, sans doute
parce que c'est un point central.
Par deux, par trois, ils se groupent autour de
l’unique pelouse; les serrements de main sont
rapides et les conversations brèves, car ce
quar! d’heure de récréation doit être consacré
à la lecture du journal quotidien. Faute de cette
lecture, le garçon de recettes devra prolonger
jusqu'au soir son ignorance des événements.
Fâcheuse infériorité, quand on doit parler a
tout le monde! Aussi l'homme en bicorne se
dépêche. 11 lit les petits journaux à un sou, en
commençant par les faits divers, pour conti-
nuer par le feuilleton et finir par les
informations politiques.
A côté de lui, Messieurs les employés aux
écritures, courtiers d'abonnements et apprentis
des maisons de gros, prennent leurs repas que
terminera une rapide cigarette Par une tolé-
rance qui est, je crois, occasionnelle, on ne
430
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
paye pas les chaises au square Louvois. Chaque
dîneur en prend doncdeux : l’une pour s’asseoir,
l'autre pour lui servir de table, avec un papier
huileux en puise d’assiette et un vieux journal
en manière de nappe.
Le commerce, contrairement à ce que croient
les gens de lettres qui disent : « Si j’avais su...
j’aurais vendu de la chandelle, » n'enrichit pas
ses adeptes, surtout au début. Il en résulte que
Messieurs les employés aux écritures, qui sont
entrés dans les maisons « où
l’on gagne de suite », mais où
Ton gagne peu, ne peuvent
généralement pas dépasser
le prix de 50 centimes par
repas. Ils l'utilisent dans des
menus de ce genre : pâté de
foie, 10 centimes; pommes
de terre frites, 15 centimes;
pain, 10 centimes; une
pêche, 5 centimes; petit
noir, 10 centimes. On remar-
quera que ce menu com-
prend un hors-d’œuvre, un
plat chaud, du dessert et du
café ; il est donc très confor-
table et susceptible de va-
riations nombreuses, puis-
que le pâté de foie peut se
remplacer par des rillettes,
du fromage d’Italie, une
saucisse plate et mille autres
produits de la charcuterie
urbaine. Par exemple, le plat
chaud est et reste immua-
ble, au moins à l’intérieur
de Paris : c’est perpétuellement des frites.
Dans les faubourgs, on a quelquefois un
plat du jour à 20 centimes, mais la viande est
toujours de provenance douteuse, tandis que
les frites n’ont pas encore pu être falsifiées,
jusqu’à présent. De plus, la viande appelle du
vin, tandis que la pomme de terre s’accommode
à merveille d’un verre de la prochaine Wallace.
Quand on a pris son mazagran dans le bar
voisin, il n'y paraît plus.
Souventes fois, autour de ces repas cham-
pêtres, viennent, sans rien demander, rôder de
pauvres diables à l’estomac creux, dont la mise
dépenaillée contraste avec la tenue correcte des
scribes de magasins. Jamais ils n’achèvent le
Un gardien de square à Paris.
tour de la pelouse sans avoir obtenu quelque
relief. S’il passe un chien après le pauvre, le
dîneur lui offre le papier huileux et les pierrots
du square picorent les miettes du pain. A un
repas de 50 centimes, on peut donc faire
participer trois personnes et plus.
Moins connu et d’uu accès plus difficile est
le square du Vert-Galant à la pointe de la Cité.
On y accède par l'escalier situé derrière la
statue d’Henri IV, et on se trouve, par les
plus chauds midis, sous
d’épais ombrages. Seuls, les
enfants des lavandières du
bateau amarré sous le Pont-
Neuf, semblent apprécier
cette virgilienne fraîcheur;
mais,surle chemin de ronde
entourant le square, derrière
le dos des pêcheurs à la
ligne, toute une rangée de
pauvres hères est assise à
la turque, tirant l’aiguille.
Si vous approchez, vous
vous apercevez que ces tail-
leurs bizarres raccommo-
dent leur unique pantalon,
quitté pour la circonstance.
Les accrocs des autres vête-
ments peuvent se réparer
au coin de n’importe quelle
rue, assis sur le trottoir; mais
quand il s’agit de mettre
un fond à son pantalon et
qu’on n’en possède qu’un,
on ne saurait trop chercher
la solitude discrète. Voilà
pourquoi le Vert-Galant rassemble chaque
matin, sur un kilomètre de rayon, tous les vaga-
bonds dont les culottes ont trahi la confiance.
Nous pourrions continuer cette flânerie dans
les squares et constater qu’ils ont chacun leur
individualité bien marquée et leur clientèle
propre. On comprend qu'ici, si j’emploie le mot
propre, ce soit au figuré, mais je crains qu'en
parcourant les sites lointains et les stations
balnéaires les plus vantées, on n’y voie pas
d'aussi drôles de choses qu'en nos petits squares
parisiens.
On ne saura jamais assez apprécier l’alpi-
nisme à travers Paris.
G. T.
Sur mer, — Minuit en mer. Partout l’océan
sans limites, l’ombre partout. Nulle étoile au
ciel, pas un feu à bord. Seule une petite
flamme, celle d’une mèche, péniblement
défendue contre le vent brutal, et servant au
pilote à distinguer l’aiguille de la boussole. —
Pour nous guider à travers les ténèbres de la
vie, nous avons tous, si nous y prenons garde,
une petite flamme (pii brûle silencieuse en
notre cœur (d’après Uhland, un des plus grands
poètes allemands après Goethe et Schiller,
1787-1862).
432
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
Maxime*. — Une àme noble rend justice
même à ceux qui la lui refusent. (Condorcet.)
Poussez vos affaires et que ce ne soit pas elles
qui vous poussent. (Franklin.)
Ceux qui ont le plus de défauts sont les
premiers à remarquer ceux des autres.
(F. Bacon.)
Plus on remet une chose à faire, plus elle
semble pénible. (Moy.)
* ' *
Une nuit terrible. — Washington, encore
tout jeune (il avait à peine vingt ans), avait été
chargé d'ane mission militaire très importante et
s’en était tiré a son honneur.
Désireux d’aller lui-même, le plus tôt possible,
donner des explications au Parlement, il laissa
ses hommes et ses bagages suivre le chemin tracé
et, avec un seul compagnon, il se mit à la
recherche d’une route plus directe.
Un matin, ils arrivèrent au bord d’un torrent
gontlé par une crue si forte qu’ils durent, pour le
traverser, se construire un radeau et toute la
journée fut employée à abattre des arbres à coups
de hache et a assembler les troncs.
Vers le soir seulement, ils purent s’aventurer
sur ce dangereux esquif, mais une forte gelée était
survenue, le torrent charriait des glaçons dont le
• hoc venait à chaque instant menacer le radeau
d’un naufrage; tout ce qu'ils purent faire, ce fut
d’atteindre un îlot au milieu de la rivière, et
I abordage fut si difficile qu’ils perdirent leur
radeau emporté par la violence du courant.
Ils passèrent la nuit sur cette langue de terre,
sans abri contre les morsures d'un froid terrible,
n’ayant rien, pas même des broussailles pour !
allumer du feu et luttant contre le sommeil en
sautant, en courant, en se donnant le plus de
mouvement possible.
Ils ne perdaient pas courage cependant, et plus
le froid devenait intense, plus croissait l'espoir de
voir la rivière se prendre.
C’est ce qui arriva au lever du soleil, une glace
ferme et compacte la recouvrit et les hardis aven-
turiers purent la traverser et reprendre leur
voyage.
* *
Itou petit cœur. — La famille au grand
complet vient d’accompagner à la gare le (ils aîné
embarqué pour une absence de quelques mois.
La maman a bien pleuré : « Tu n’aimes donc
pas ton frère, dit-elle à Lili, la sœur du jeune
voyageur; tu n’as pas pleuré?
— Ah! c’est vrai, maman, j’ai oublié.
RÉPONSES A CHERCHER
(èueatioii île langue française. — D’où
vient le nom de couvert appliqué à tous les objets
qu’on met sur la table pendant les repas.
*
* *
Charade. — Nota : Remplacer les points
par les mots qui forment la charade.
Le cygne fend l’eau doucement
Il incline son charmant
Et lisse son plumage blanc;
Le poète alors prend sa
Et chante en un divin délire
La beauté, la vie et les dieux.
Devinez, lecteur curieux,
Mon tout. — Il guérira vos yeux.
* ' *
Synonyme*. — Avec les initiales des syno-
nymes des mots suivants, formez un proverbe de
quatre mots.
Poltron, disciple, mutisme, inerte, pleurs, duvet,
vaisseau, irascible, glaive, solitaire, érudit, loterie,
famine, couchant, vélocité.
* *
Calembredaine. — Quel est le comble de la
prudence pour un médecin.
REPONSES AUX QUESTIONS DU NUMERO »88.
I. Néologismes et termes techniques.
Wharf (prononcez ouharf). Quai de débarquement, formé le
plus souvent d’une estacade s’avançant en pleine mer sur une
plage qui autrement serait inabordable; mot anglais.
Secouriste. Celui ou celle qui porto secours aux malades et
aux blessés. Le mot récemment remis en usage n'est pas
nouveau. On l’appliquait aux infirmiers volontaires qui
venaient en aide aux malades portés au cimetière Saint-
Médard, sur la tombe du diacre Paris (1727).
Exondé. Terme de géologie, se dit des terrains qui ont été
inondés et que l’eau abandonue.
Tub (prononcez teub, eu bref). Mot anglais qui signifie
cuve, cuvier; bassin généralement on zinc dont on se sort
pour faire de l'hydrothérapie, pour s'administrer des douches
ou des affusions d’eau froide.
Stand. Mot anglais, poste, station, lieu où l’on se tient
debout. Long couloir disposé pour un tir à la cible.
Curriculum vitæ. Mots latins, littéralement « carrière de la
vie ». Notes dont un candidat à un grade ou à un emploi
accompagne sa demande pour faire connaître ses antécédents.
Minerval. Honoraires payés pour une cotisation des élèves
à un professeur. Ce qu’on paye en retour des dons do
Minerve (la science).
IL Proverbes à expliquer.
On dit encore aujourd’hui proverbialement d’un homme
qu'on croit capable do tout, des plus mauvaises actions, que
c’est un homme de « sac et do corde ».
Cette locution proverbiale est fort ancienne et on l’appli-
quait, il y a quelques siècles, aux voleurs de grands chemins.
Ceux-ci étaient appelés gens de sac, parce qu'ils avaient
l'habitude de porter de grands sacs, comme les mendiants,
pour y enfermer le produit de leurs vois et de leurs rapines,
on les appelait en même temps gens de corde par allusion à la
corde qui les attendait à l’extrémité de la potence.
Aujourd'hui les voleurs civilisés ne portent plus un sac, la
corde qui les attendait a été remplacée par la prison, mais on
n'en continue pas moins à appeler gens de « sac et de corde »
ceux dont la probité douteuse ne reculerait devant aucun
méfait.
III. Mot syllabique en triangle.
Pé — ro — rai — son
ro — che — fort
rai — fort
son
Le Gérant-- Maurice TARDIEU.
Toute demande de changement d'adresse doit être accompagnée de l'une des dernieres bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8* année. — N“ 390
10 centimes
15 août 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DLS ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L’ABONNEHBNT . LIN AN, SIX FRANCS
Part du 1er de chaque mois
Armand COLIN & C“, éditeurs
5, rue de NIézIères. Paris
ETRANGER : T fr. — PARAIT CHAQUE SA Ï1BD*
Tous droits réservés.
i»
Histoire d'un honnête garçon. — II fallut uu gros effort pour démarrer la petite voilure
434
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Histoire d’un honnête garçon.
Dans la rue.
Vers la fin du jour, la neige se mit, à tomber
en flocons larges et serrés. En peu de temps,
les toitures des maisons, les chaussées, les
trottoirs disparurent sous un épais voile blanc.
C’était le huit janvier, jour de terme pour les
petits logements, jour de déménagement; et il
y avait encore par les rues bon nombre de
voilures à bras, allant cahin-caha, tirées par
les uns, poussées par les autres, et semblant
à tout moment, sur le point de verser sous
l'amas croulant des choses les plus diverses,
entassées à la hâte et pêle-mêle.
Les pauvres gens, qu'effrayait la perspective
de coucher dans des lits humides, se mirent à
presser le pas. Mais, de minute en minute, la
marche devenait plus pénible et plus dange-
reuse, la neige gelant fortement à mesure
qu'elle tombait.
Ce spectacle, si lamentable déjà, était rendu
plus triste encore quand, derrière les charrettes,
trottinaient de pauvres marmots transis, gre-
lottants, la figure et les mains marbrés de
froid, les yeux rougis par les larmes que la
bise faisait couler.
En temps ordinaire, c'est pour les enfants un
plaisir que de déménager. Joyeux, ils accompa-
gnent les voitures en gambadant, et c’est à eux
qu’échoit généralement la charge de transporter
les menues choses ; la cage du serin, un balai,
les parapluies... Les tout petits, ceux auxquels
on n’ose rien confier, trouvent quand même le
moyen d'attraper un bout de corde ou un
lambeau d’étoft'e pendant au hasard, et ils
prennent un air important, s'imaginant faire
beaucoup d’ouvrage et rendre de grands services
à la société.
Mais ce jour-là, l’air glacial mordait trop âpre-
ment leur chair délicate ; leurs pauvres petits
membres étaient trop gourds defroid... Oh non!
ce jour-là, ce n’était pas une fête de déménager!
Encore, ceux que Ton rencontrait ainsi escor-
tant tout leur avoir n’étaient pas les plus mal-
heureux. Ils avaient un « chez eux « dumoins, si
modeste qu’il put être, un abri, où, la nuit
venue, ils pourraient se reposer.
Mais les misérables que Ton avait chassés les
mains vides, et qui erraient sous la nuit tom-
bante ne sachant où se réfugier... Ceux-là
avaient vraiment le droit de se plaindre du :
sort impitoyable, surtout quant la malechanee
et non le vice étaient cause de leur détresse.
C’était le cas d’Eugénie Harivel et de son
enfant.
Expulsée le matin même de son petit loge- |
1 ment quelle habitait depuis son mariage, elle
était sortie de la maison inhospitalière, tenant
son petit Jean par la main, tellement désolée,
et anéantie qu’elle n’avait, pour ainsi dire, plus
la force de penser. L’enfaut, sans se rendre un
compte exact, de ce qui se passait, sentait bien
qu’ils traversaient un mauvais moment. Il se
serrait contre sa mère avec inquiétude ; et, de
temps en temps, levait les yeux vers elle d’un
air de triste interrogation.
Par quelles rues traîna-t-elle tout le jour, sa
marche tantôt hâtée, tantôt ralentie et comme
hésitante...? elle n’aurait su le dire... Elle allait
droit devant elle, comme si cette course forcée
devait atténuer l’horreur de sa situation ou
engourdir son chagrin.
Il y avait de longues heures qu’elle allait
ainsi, hagarde, sans s’apercevoir seulement
que la neige silencieuse tombait autour d’elle
et mouchetait sa robe de veuve de larges
plaques blanches.
Au jour finissant, elle remontait le boulevard
Barbés quand une main, en se posant sur son
bras, la tira de son cauchemar éveillé, si
brusquement qu’elle en sursauta.
Un homme lui parlait, mais elle ne l’enten-
dait pas; toute l’attention dont elle pouvait
disposer se concentrant sur le spectacle
attristant qu’elle avait devant les yeux.
Le père tirant une petite voiture lourde-
ment chargée, et déjà à moitié recouverte de
neige; la mère portant un enfant dans ses
bras et en traînant deux autres accrochés à ses
jupes ; tous glacés, tombant de fatigue;
l’homme, jeune encore et paraissant intelligent,
avait la mine mauvaise de ceux qu'une injus-
tice criante, continue, finit par révolter ; la
femme semblait plus résignée, mais son atti-
tude, ses mouvements étaient empreints de
cette lassitude que donne aux malheureux une
lutte incessante avec les misères de la vie, lutte
dans laquelle, hélas! ils sentent bien qu’ils
seront vaincus. Les marmots étaient de ceux
dont l’aspect fait dire aux braves gens : « Qu’est-
ce qu'ils ont fait, pauvres mioches, pour
connaître déjà la souffrance! »
Oubliant une minute son propre dénûment,
Eugénie eut un élan de pitié pour le groupe
misérable, et fit un effort d’esprit pour entendre
la requête qui lui était adressée.
— S’il vous plaît, madame, répéta une seconde
fois l'homme, voyant qu’elle n’avai l pas compris,
vous êtes peut-être’ du quartier... pourriez-
vous nous dire si nous sommes encore loin de
la rue Riquet...? Nous y sommes bien venus
quand nous avons loué ; mais nous ne connais-
HISTOIRE D’UN HONNÊTE GARÇON
435
sons pas très bien la route...; avec cela la
neige tourbiUonne si fort que Ton ne voit pas à
deux mètres devant soi...
La femme ajouta sur le ton passif des êtres
accablés ;
— Nous venons de Plaisance... pensez, ce
n'est pas ici !
— La rue Riquet..., la rue Riquet..., réfléchit
tout haut Eugénie dont les idées n’étaient pas
très nettes, attendez... vous allez pren-
dre, ici à droite, la rue Jlirrha et la
suivre jusqu’à la grande rue de la
CliapeUe...; là, on vous renseignera;
la rue Riquet n'est pas loin.
11 fallut un gros effort pour démarrer
la petite voiture, dont les roues s’étaient
chargées de neige durcie. L’homme eut
un juron de colère douloureuse; alors
la femme, sans mot dire, se mit à pous-
ser le véhicule de la main quelle avait
de libre; et, si minime que fût son aide,
cela suffit à vaincre l’obstacle. Eugé-
nie, tant que ses yeux le lui permirent,
suivit avec intérêt la marche des pau-
vres gens que la fatigue faisait ahaner;
puis, ramenée au sentiment de la réa-
lité par ce léger incident, elle songea à
son pauvre petit à elle. Il avait aussi
froid et était aussi las que ces enfants
inconnus sur lesquels elle venait de
s'apitoyer.
— Mon pauvre trésor, dit-elle en se
penchant tendrement vers lui, tu es
bien las... Je suis une méchante ma-
man de t'avoir emmené si loin... mais
j'ai tant de chagrin, si tu savais. .. Tu as
faim, je suis sûre... et moi qui n’ai
plus rien... rien...
Le désespoir qui, depuis le matin,
couvait dans son âme, et que la stu-
peur seule avait empêché de se faire
jour, éclata brusquement. Elle se re-
procha avec amertume de n'avoir point
conservé les quelques sous qui lui res-
taient, et elle maudit — autant que sa douce
nature pouvait maudire — ceux qui les lui
avaient enlevés.
Jean se taisait ; c’était un brave petit cœur
aimant, et le chagrin de sa mère le touchait
plus encore peut-être que sa propre souffrance;
il faisait des efforts inouïs d'imagination pour
y trouver remède.
— Si tu demandais aux dames de te donner
de l’ouvrage comme autrefois, maman, finit-il
par dire.
— Comment veux-tu qu’on me donne de
l’ouvrage, puisque nous n’avons plus de
maison...'? où est-ce que je travaillerais...?
Jean baissa la tète au souvenir de la scène
du matin, et se remit à chercher. Au bout d'un
instant, timidement, comme s'il avait eu honte
de ce qu'il allait dire :
— Tu sais, maman, dans notre cour du fau-
bourg Poissonnière, il venait des gens qui
n’avaient pas d’argent non plus... ils chan-
taient... on leur jetait des sous...
.... La mère eut un geste de révolte vite apaisé
par la vue des larmes de son Jean.
— Tu as raison, mon Tout-Petit, pour
Elle répondit • au 3® au-dessus de l’entresol, la porte à droite...
toi je ferais tout. tout Viens!
Et, avec une farouche résolution elle l'en-
traîna vers la maison la plus proche.
Tout à coup, dans sa pauvre cervelle tenaillée
par l’angoisse, se fit une brusque éclaircie. Sur
ce boulevard Barbés où elle allait se décider à
tendre la main, elle avait une ancienne cliente
qui lui devait de l'argent... une quarantaine
de francs.
Bien des fois, elle avait été rappeler sa petite
créance, mais sous un prétexte ou sous un
autre, on Pavait toujours éconduite. Un jour
qu'elle se montrait plus pressante, on lui avait
jeté cinq francs avec de mauvaises paroles.
Pour ne plus s’exposer à un accueil qui la
blessait, la timide femme avait cessé ses pour-
436
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
suites, considérant cet argent comme perdu.
Mais aujourd’hui, c'était tout autre chose.
Cette somme, si modique quelle fût, suffisait
pour parer aux premiers besoins : c’était un lit
et du pain pour quelques jours; elle devait
mettre tout en œuvre pour le recouvrer.
Bons cœurs.
— Madame Gertin, s'il vous plaît ? demanda
Eugénie avec l’absolue persuasion qu'on allait
lui répondre : « Il n’y a personne » ou bien :
« Ils sont déménagés. »
La concierge regarda avec une certaine mé-
fiance la veuve et son enfant ; leur accoutre-
ment, fait, le matin, à la hâte et qu’une jour-
née entière de pérégrinations était encore
venue déranger, ne lui revenait qu'à moitié.
Néanmoins l’air honnête et réservé de
M" Harivel, sa parole timide finirent sans
doute par prévaloir, car, après une minute
d’examen, elle répondit :
— Au 3” au-dessus de l'entresol, la porte à
droite... Essuyez bien vos pieds et veillez à ce
que le gamin ne fasse pas de tapage dans
l’escalier.
Le cœur de la pauvre femme bondit dans
sa poitrine et elle serra doucement la main de
son enfant pour l’encourager.
— Mettons que je ne sois pas entièrement
payée, se disait-elle intérieurement, mais on
me donnera toujours bien quelque chose... de
quoi manger ce soir et passer la nuit ; demain
nous verrons.
Elle en était au point où l’avenir un peu
éloigné n’existe pas, et où l’heure actuelle
seule compte pour quelque chose. Le besoin
pressant, impérieux, lui avait donné une
audace dont elle ne se serait pas crue capable.
— Je ne quitterai pas la place qu’ils ne se
soient exécutés, répétait-elle obstinément en
montant les degrés.
Et ce fut sans aucune hésitation qu’elle tira
le cordon de sonnette.
La porte lui fut ouverte par une grande lîlle
à l’air effronté dont une toison en désordre de
cheveux tirant sur le roux couvrait en grande
partie le front et les tempes. Un bruit d’éclats
de rire et une bonne odeur de volaille à la
broche se répandit aussitôt sur le palier, insul-
tant à la fois à la tristesse des visiteurs et à
leur estomac vide.
— Madame Gertin, s'il vous plaît?
— C’est ici, répondit la grande fille d’une
voix rauque et désagréable, qu’est-ce que vous
lui voulez?
— . C’est pour une petite dette... ancienne
déjà, murmura la veuve à qui l’aplomb excessif
de la jeune personne rendait toule sa timidité.
— Une dette... de quoi... ?
— De lingerie, mademoiselle... des jupons
brodés... Madame Gertin doit bien so souve-
nir... il y a dix-huit mois... deux ans peut-
être...
— Tu dois des jupons brodés, mère ? inter-
rogea la demoiselle en tournant la tête.
— Moi? fut-il répondu de l’intérieur, pas le
moins du monde.
— Pourtant, madame, essaya de protester
Eugénie.
— Je ne dois point de lingerie, répéta la
mère toujours invisible ; mets cette femme à la
porte, Pauline.
— C’est bon, reprit la veuve avec une assu-
rance factice que démentait le tremblement de
sa voix, que madame Gertin montre sa facture
acquittée. Je suis en mesure de prouver que
cet argent m'est dû... et depuis trop longtemps. ..
Aujourd'hui j’en ai besoin et il faudra bien
qu’on me le donne... S’il faut un huissier,
j'emploierai un huissier.
— Employez autant d'huissiers qu'il vous
plaira; mais pour vous épargner des frais et
des démarches inutiles, j’aime mieux vous
prévenir tout de suite que madame Gertin
n’est pas chez elle ici; elle est chez moi, made-
moiselle Pauline Gertin. Or, je ne vous dois
rien, n'est-ce pas...? par conséquent...
— Très bien, j'irai trouver le patron de
monsieur Gertin, en ce cas.
— Mon père et ma mère sont séparés de
biens; ils ne sontdoncnullementresponsables
des dettes l’un de l’autre. Le jugement a paru,
il y a un an, dans les Petites Affiches : c’était à
vous d'en prendre connaissance.
— Mais vous êtes donc tous des malhon-
nêtes gens ici ! s’écria Eugénie dont la raison
chancelait sous l’écroulement de ce dernier
espoir.
— Des gens prudents tout simplement,
ricana la grande fille qui lançait toutes ces
énormités à pleine voix dans l’escalier, sans
paraître avoir conscience de la situation hon-
teuse qu’elle dévoilait aux allants et venants.
11 n’en fallait pas tant pour triompher de la
résolution d'emprunt de la pauvre femme ; ce
fut de son ton habituel, un ton doux et soumis
qu’elle continua :
— Je ne demande pas tout, mademoiselle, je
sais bien qu'avec la meilleure volonté du
monde on ne peut pas toujours... mais uu
à compte... rien qu’un à compte, si minime
qu'il soit... Je suis très gênée... oh ! sans cela,
je ne me montrerais pas tourmentante, vous
pouvez me croire... mais nous somfnes dans
une situation...
— Je n’y peux rien ; que voulez-vous ?
répondit la jeune personne en essayant de
repousser la porte.
(A suivre.)
J. L.
VELOCIPÉDIE MILITAIRE
437
Le tricycle-canon (d'après une photographie).
Vélocipédie militaire.
Délicieux instruments de distractions pacifi-
ques, la bicyclette et ses dérivés semblent vou-
loir depuis quelque temps conquérir aussi le
laurier de la guerre.
On sait que la petite machine à deux roues
est communément employée dans notre armée
et par les troupes étrangères, au service de
reconnaissances et d'estafettes : elle y remplace,
avantageusement parfois, la cavalerie.
Nous avons vu. en outre, aux grandes
manœuvres dernières, un peloton de vélocipé-
distes militaires exécuter, sous les ordres du
capitaine Gérard — dont nous parlerons dans
un prochain article — tous les mouvements et
feux de l'infanterie : voilà donc également les
cyclistes passés fantassins.
Nous n'allons pas tarder à les admirer dans
le rôle d’artilleurs, si se réalise le projet anglais
que représente notre gravure.
C'est un tricycle à deux places, un tricycle-
tandem, mais un tricycle agrémenté à l’arrière
de deux mignons canons-revolvers.
Construit sous la direction de M. Maxim, l'in-
venteur des canons, ilconserve les guidons des
tricycles ordinaires à deux places. Les roues
motrices — celles d'arrière — sont distantes de
4 pieds (1",22“). L'axe qui les relie est beaucoup
plus large de diamètre et plus fort que celui des
machines communes, pour pouvoir supporter
une armature additionnelle sur laquelle sont
fixés, de i Laque côté, les deux canons et les deux
brancards qui, posés à terre, constituent l’affût.
Le tricycle est montré ici avec les brancards
abaissés, prêt à l'action.
Mais quand la machine est en route, les sup-
ports sont attachés à deux bras parallèles au
guidon d’avant, à l'aide de colliers.
Les munitions sont contenues dans des étuis
de cuir au nombre de quatre de chaque côté,
suspendus aux supports. Mais, remarque impor-
tante, ees caisses ne peuvent renfermer des
munitions en quantité suffisante pour alimenter
pendant plus de deux minutes les deux canons
à tir rapide. En conséquence, la machine en
question devra être accompagnée à peu de dis-
tance d'un cycle-caisson, si l'on veut qu'elle
reude de réels services.
Un trépied fixé sur l’axe permet au canon-
revolver de prendre toutes les positions dési-
rables, et chaque fusil peut décrire une courbe
de 30 degrés de chaque côté.
Cette nouvelle machine de guerre a été
exposée à Londres.
Mise à l’essai aux manœuvres du mois de
mai, elle a été diversement appréciée par les
autorités militaires. Son grand mérite est que
deux hommes suffisent à la faire mouvoir et à
la manœuvrer sur des routes ordinaires, le plus
aisément du monde. Ils peux-ent disposer
l’affût et commencer à tirer en l'espace de quel-
ques secondes.
Il est probable que nous entendrons reparler
du tricycle-canon.
R. F.
438
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Voyages pittoresques du vieil Anacharsis
TEXTE ET DESSINS DE HENRIOT
La Suisse'
(Fin)
Snob regardait laReuss,
au fond d’une étroite
vallée, tantôt formant des
cascades, tantôt bondis-
sant sur d’énormes ro-
chers; sur les flancs de la
montagne, des masses
blanches de neige, entassées par les avalanches.
Anarcharsis lui montra le village de Wasen,
et un peu plus loin le Pont du Diable, ou
plutôt les ponts, car il y en a
deux. Mais le professeur ne
raconta la légende que du plus
vieux.
— Vous savez bien, Snob,
qu'il n’y a de diable que dans
l’imagination des peuples naïfs,
mais j’adore les légendes, qui
sont comme les fleurs de l’His-
toire. Donc, on avait, il y a quel-
ques siècles, vainement assayé
de jeter un pont sur la Reuss.
Les gens d’Uri séparés des Grisons par l’im-
mense gouffre ne pouvaient communiquer entre
eux. Vingt fois, les tentatives furent infruc-
tueuses.
Le bailli de Goschenen — Goschenen est le
village où aujourd’hui se trouve l’entrée du
tunnel du St-Gothard — le bailli de Goschenen
regardait le torrent, et frappant le sol avec sa
longue canne :
— « Il n’y a que le diable qui puisse construire
ce pont-là » s’écria-t-il.
Aussitôt, un gentilhomme vêtu de rouge,
« la plume au chapeau,
l’épée au côté » comme
tout bon diable qui se
respecte, apparut devant
le bailli. Une forte odeur
de roussi se répandit
dans les environs, et la
voix du gentilhomme, vibrante comme vingt-six
clairons, éclata dans la montagne.
— Me voici !... tu demandes un pont?
— A quel prix? demanda le
bailli sans se troubler. Veux-tu
de l’or?
Le diable eut un sourire
dédaigneux, et le choc de ses
dents ébranla tellement le sol
que trois roches, hautes cha-
cune comme les tours Notre-
Dame, déboulèrent au fond du
précipice.
Je te donnerai tout, conti-
nua le bailli, tout, sauf le
salut de mon âme !
— Soit, reprit le diable... mais accorde-moi
l’âme du premier être vivant qui traversera le
pont...
Le bailli réfléchit, puis d’un air narquois :
— Soit... tu auras l'âme du premier être
vivant qui traver-
sera le pont.
Le bailli avait son
idée.
Le lendemain, à
l’aurore, un pont ma-
gnifique reliait les
deux montagnes au-
dessus de la Reuss.
Le peuple accourut,
rempli d’étonnement
etd’admiration.Mais
des gardes
empêchaient
qui que ce
fût de pas-
ser. Ce fut
alors que le
bailli se pré-
senta,tenant
en laisse un
gros chien
qui traînait
1. Voir le n° 388 du Petit Français illustré, p. 416.
VOYAGES PITTORESQUES DU VIEIL ANACHARSIS
439
attachée a sa queue une
énorme casserole.
— Le premier être vi-
vant qui traversera le
Pont, cria le bailli, appar
tient de droit au diable...
Et il lâcha le chien qui
traversa le pont au ga-
lop, en aboyant déses-
pérément.
Un cri furieux gronda dans la montagne, et j
l’écho des vallées le répercuta au loin. Le diable |
était volé.
Seulement, depuis quatre siècles, il ne passe
pas quelqu’un sur le
Pont du Diable sans
que le chapeau de ce ;
quelqu’un ne soit en- ;
levé par une main j
invisible, et précipité
dans le torrent.
C’est le diable qui ,
se venge.
— Je crois plutôt 1
que c’est le vent, in- ;
sinua Snob.
— Et vous avez rai-
son, car il est autrement fort que le diable,
dans ces gorges-là!
Tiens... je vois un chemin de fer... il dispa-
rait dans la montagne... le voilà qui ressort de
l'autre côté... et à un niveau beaucoup plus
élevé...
— Les tunnels du St-Gothard!.,. Un ingénieur
qui mourut sans avoir pu jouir de la gloire
qu’il méritait, M. Favre, a construit cette œuvre
gigantesque. Le grand tunnel du Gothard a
quinze kilomètres de longueur. Nous le traver-
serons cette semaine, en allant de Lucerne à
Milan : quel admirable
spectacle! Ici, les gorges
effrayantes, les pics,
les amoncellements de
neige et de rochers ; de
l'autre côté du tunnel
la nature est riante
et gracieuse , le
paysage charmant,
les routes ravis-
santes, descendait
vers Bellinzona et
Corne, au milieu
des vignes et des
châtaigniers.
— Est-ce par ici,
demanda Snob que le
Premier Consul...
— Non, Snob, c’est
par le Saint-Bernard
que passa Bonaparte.
Remettez votre téles-
cope dans la direction de Martigny... à l’extré
mité du lac de Genève... Voyez ce petit village,
Bourg St-Pierre? C'est là que commence la
montée qui conduit à l'hospice de St-Bernard.
— Ah ! oui... les chiens du mont St-Bernard !...
— Il n’y en a presque plus! Ils ont disparu
faute de passants, car on ne traverse plus le
Saint-Bernard! Mais du i5 au 20 mai 1800,
le Premier Consul fit traverser trente mille
hommes, traînant leurs canons dans des troncs
d'arbres pour aller gagner la bataille de Marengo !
Hélas ' continua tristement le vieil Anachar-
sis, regardez maintenant dans la direction
de la frontière de France. Voyez-vous Pon-
tarlier, et au-dessus de cette gorge qui
s’appelle le défilé de la Cluse, ce petit point
blanc, c'est le fort de Joux; à côté du défilé, les
Verrières Suisses... C’est là ou’en 1871, meur-
trie et mutilée, l’armée de Bourbaki livra ses
derniers combats, et reçut de la Suisse une
généreuse hospitalité... Nous n’avons pas tou-
jours été vainqueurs, ami !... mais en travaillant,
nous le redeviendrons un jour... Et maintenant.
Snob, votre première leçon est terminée...
A ce moment Snob tomba dans les bras
d'Anacharsis. Une secousse violente ébranla le
ballon. . La corde du ballon captif s’était bri-
sée, et l'aerostat, libre, s’élançait au-dessus de
la Suisse...
— Nous sommes perdus... ! cria Snob...
— Mais non... mon ami, mais non... Nous
allons, je l’espère, pouvoir continuer l’étude de
la géographie à vol d'oiseau. .
440
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Gomment on fait un numéro du Petit Français (s «««)*.
Prenons l'un des manuscrits qui ont subi
avec succès, depuis son arrivée en courrier, les
nombreuses épreuves auxquelles on l’a soumis,
et voyons ce qu'il va devenir.
Il y a encore des vers latins d'un auteur dont
je ne me rappelle pas le nom et qui expriment
une fort grande vérité, à savoir, que l'instruc-
Je vous garantis que ce n’est pas dans ce
service-là qu’on prendra un danseur quand il
faudrait un diplomate, et c’est ce qui vous
explique la concordance qui existe toujours
dans le Petit Français entre le texte et les
dessins. M. B... connaît en effet très bien
les artistes qu'il emploie. 11 sait quel est le
Le dépouillement du courrier.
tion pénètre par les yeux plus facilement et
plus vite que par les oreilles.
Or, le Petit Français étant une publication qui
s’efforce d'être aussi instructive que morale et
amusante, il est clair qu'on devait s’y inspi-
rer de ce précepte latin, et faire une large
place à l’illustration. Aucun manuscrit ne
s’imprime , * en effet, dans le journal, s'il
n'encadre une ou plusieurs illustrations très
soignées.
Le manuscrit choisi est donc transporté au
bureau du chef du service de l'illustration et
de la gravure, sur le compte duquel on me
permettra de ne rien dire. Je craindrais de
notre pas suffisamment impartial. Appelons
le M. B. . pour simplifier la narration.
M. B...., donc, prend rapidement connaissance
du manuscrit qu'on lui apporte et fait choix du
dessinateur auquel il en confiera 1 illustration.
a„ç,m lUwirt. p. iiâ
caractère de chacun d'eux, sa tournure d’es-
prit, quelles sont aussi ses aptitudes. Et
cette connaissance parfaite de l’instrument
dont il joue — toujours sous l’œil sévère et
vigilant du Directeur — est une des raisons
pour lesquelles le Petit Français illustré s est
fait, au point de vue de l'illustration, une si
flatteuse réputation.
Le dessinateur a donc emporté le manuscrit
confié à ses soins et bientôt il le rapporte avec
les dessins qu'il faudra faire graver de façon à
pouvoir les livrer avec le texte à l 'imprimeur.
Si donc nous récapitulons ce qui vient d être
dit, nous voyons qu’avant qu’une ligne soit
imprimée, il a fallu mobiliser déjà toute une
pléiade de travailleurs.
Il y a d’abord l’auteur, qui invoque pour
vous la Muse souvent rebelle de l’inspiration ;
Le secrétaire de la rédaction, qui est forcé
1. Voir le u° 381) ëti l'etit l'rt
COMMENT ON FAIT UN NUMERO DU PETIT FRANÇAIS
441
de lire et d'apprécier ce qu'a produit l'au-
teur;
Les lecteurs et les censeurs qui relisent les
manuscrits et les épluchent ;
Le nombreux personnel, qui dépouille chaque
matin le courrier du jour, pour renseigner le
secrétaire sur les désirs du public;
• Le chef du service de l'illustration, qui dis-
tribue la besogne aux dessinateurs et aux
graveurs ;
Et ceux-ci, enfin, qui taillent leur bon crayon
ménager à la fois la chèvre et le chou. » Les
pauvres dessinateurs en savent quelque chose;
pour eux le chou c’est eux-mêmes ou le public,
et la chèvre, c'est l'auteur du manuscrit qu'on
leur a confié. Il est rare, en effet, que l'auteur,
consulté, se déclare satisfait et trouve que son
texte a été suffisamment bien interprété. Aussi,
quand le dessinateur a directement affaire à
l'auteur, son travail ressemble-t-il singulière-
ment à la tapisserie de la femme d Ulysse,
| cette fameuse Pénélope dont parle Homère et
Chez le chef du service de l'illustration.
qui défaisait chaque jour ce qu’elle avait fait
la veille, simplement pour avoir l'occasion de
le refaire.
On comprend qu'avec une pareille méthode
de travail, la tapisserie de la reine d’Ithaque
n ait jamais été finie. 11 en serait certainement
de même pour l'illustration de notre Journal,
si M. B... n’avait pour rôle spécial de produire
entre auteur et dessinateur un accord par-
fait, et cela par un procédé excessivement
simple qui consiste à ne jamais les mettre en
présence l'un de l'autre. C'est lui, M. B. ., qui
juge si l’illustration qu’on lui soumet est bien
dans 1 esprit du texte, qu'il connaît, et il porte
son jugement en toute impartialité, au mieux
pour enfanter des
chefs-d'œuvre.
Le travail de prépa-
ration est terminé et nous
allons entamer l’histoire de
la fabrication proprement dite du journal.
Il y a une fable célèbre du bon La Fontaine,
intitulée « Le Meunier , son fils et l'dne » dans
laquelle se trouvent ces vers fameux et qui
sont passés en proverbe :
« Parbleu, dit îo meunier, est bion fou du cerveau
Qui prétend contenter tout le monde et son père -.
Il y a beaucoup de vrai dans cette remarque
du meunier. Cependant je vous conseille, le
cas échéant, de chercher à contenter d'abord
Monsieur votre père, surtout s'il n’a pas l’habi-
tude de plaisanter.
La réflexion du meunier s’exprime encore
quelquefois sous une forme plus vulgaire;
on dit « qu'il est bien difficile de savoir
442
I.E PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
des intérêts de l'auteur et des goûts de son
jeune public.
Voyez- vous, là comme partout, il faut un chef
responsable ayant une compétence et par
conséquent une aulorité telle que tout le monde
s'incline sans peine devant ses décisions. C’est
Graveur sur bois.
là le principe même de toute discipline, sans
laquelle rien de durable ne peut exister.
Voilà donc les dessins exécutés et acceptés
par M. B... 11 s'agit de les faire graver, c’est-à-
dire d'en faire une planche capable d’être impri-
mée et de fournir par conséquent un grand
nombre d'exemplaires du dessin primitif.
Gravure sur bois. — Le plus antique de
tous les procédés connus de gravure — et le
meilleur au point de vue de l’excellence des
résultats — est le suivant : on choisit un plateau
de bois dur, de buis par exemple, à libres
droites, c’est-à-dire scié de façon que les fibres
du bois soient perpendiculaires à la surface du
plateau. Cette précaution est nécessaire : car
le plateau devant être, comme on le verra,
soumis à une pression considérable, il faut
qu’il offre à l’écrasement la plus grande résis-
tance possible, et il est clair que la disposition
perpendiculaire des fibres estla meilleure qu’on
puisse choisir dans ce but.
Passons, sur ce plateau bien uni, un rouleau
chargé d’encre d’imprimerie, c'est-à-dire d’une
encre très grasse et très peu liquide. La surface
du buis deviendra immédiatement toute noire.
Pressez alors contre elle une feuille de papier
blanc. Je nevous ferai pas l’injure de supposer que
vous ne puissiez prévoir ce qui va se produire :
vous comprenez, j’imagine, que le papier pré-
sentera une tache uniformément noire, donnant
exactement la silhouette du plateau de buis.
Mais si vous creusez dans le bois, avec un ins-
trument poiutu et tranchant nommé burin,
un sillon qu’en terme de gravure ou appelle
une taille, et si ensuite vous passez sur le plateau
le rouleau d'encre, celle-ci qui est 1res épaisse
ne pénétrera évidemment pas dans la taille, qui
est creuse, et par conséquent lorsque vous
presserez une feuille de papier blanc sur le
| plateau chargé d’encre, à l’endroit où se trouve
! la taille qui ne contient pas d'encre, apparaîtra
I sur le papier une ligne blanche.
Mais reprenons les choses à l’origine. Le
plateau de buis que l'on a choisi bien dur,,
bien plan et bien uni, est recouvert d’un
enduitblanc qui permet d’y dessiner comme
on le ferait sur une feuille de papier. On
confie ce bois à un dessinateur habile qui
exécute son dessin à l’envers, c’est-à-dire
que sur le dessin tous les personnages
doivent être gauchers, — vous compren-
drez pourquoi un peu plus tard.
C’est là une première difficulté, qu’on ne
peut vaincre qu’à force d’habitude. Aussi,
la gravure sur bois tendant de plus en plus
à être remplacée par d’autres procédés plus
commodes, les bons dessinateurs sur bois
font de plus en plus rares.
Le dessin une fois exécuté, on envoie le
plateau de buis chez le graveur qui s’arme
de sou burin, creuse ce qui doit rester blanc,
et laisse intact, ménage, comme on dit,
toutes les places qui doivent être noires. Dans
les ombres il fait des tailles parallèles, qui, à
l’impression donnent des traits blancs. Par
conséquent, plus les ombres sont claires, plus
les tailles doivent être rapprochées et larges.
C’est eu combinant ses tailles, en les prati-
quant dans des sens divers, en les entrecroisant
même, que le graveur arrive à produire ces
effets surprenants et en même temps harmo-
nieux que vous avez pu constater dans les
images qu'on vous soumet. Regardez par
exemple ce petit oiseau, chaque trait blanc est
Gravure sur bois.
une taille dans laquelle l'encre n'a pas pénétré
quand on a passé le rouleau. Chaque trait noir
est une partie ménagée qui peut prendre
l'encre du rouleau et la déposer ensuite sur le
papier que l'on presse sur la plaque gravée.
G. C.
[ A suivre.)
Camember à la ferme de Flavigny.
La Fortune nous fut contraire. Camember était de ces héros
qui, a Rczonvdle, défendirent toute la journée la ferme de
Flavigny contre un corps d’armée prussien. Postes à un mur
crénelé, Camember et Cancrelat, calmes et sereins, tiraient
comme à la cible.
— Là ! Tla ce que c’est, ta le vois. Cancrelat, de ne pas
écouter les personnes d'expérience J’iui avais pourtant bien dit
ù c' pauvre colo ! Tonnerre ! Ils me le paieront ’
que je ferais.
— Et qu est-ce que tu ferais ’
— Eh ben ! je n’resterais pas à c’t’endroit-ci il fait trop
chaud , vous pourriez attraper un coup de soleil.
— Tiens, Cancrelat, pige-moi ce grand escogriflo d’ofticier...
As-tu vu ce saut de carpe’ Pan ' .. Et c’lut-là î cheval. Pan '
— Rigodon : cric Cancrelat joyeux, c'est leur colo à eusses 1
A 6 heures. Cancrelat fait remarquer à Camember que les
clairons sonnent la retraite
— La retraite’ dit Comouibcr. Connais pas eette sonnene-
li. . - Fusilier Cancrelat, vous me stupéfactionncz Est-ce que
vous auriez l'aplomb d'abandonner votre colonel ?
A 6 heures 10, Cancrelat reçoit une balle dans le bras. A
6 heures 15, il voit ce diable à quatre de sapeur lancer dans
l’embrasure de formidables coups de baïonnette. A 6 h-ures IG,
s'étant évanoui pour cause d’hémorragie, Cancrelat ne voit
plus rien.
444
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
Un vieux proverbe, — Tout le monde, en
parlant d’une personne qui s’éloigne quand on
l’invite à s’approcher, est habitué à dire : « En
voilà un qui fait comme le chien de Jean de
Nivelle, qui s’enfuit quand on l’appelle. » Aussi
le chien de Jean de Nivelle n’est-il pas moins
populaire que celui de saint Roch, dont il fait la
contre-partie.
Pourtant, Jean de Nivelle n’avait point de chien,
et voici d’où vient le dicton :
Jean deMontmorency-NivelIe, mort à cinquante-
cinq ans, en 1477, était fils de Jean II de Montmo-
rency, qui fut grand chambellan sous Charles VII :
il fui le grand-père du comte de Horn et du baron
de Montigny, que le duc d’Albe lit décapiter dans
les Pays-Bas, en 1568 et 1570; il était, dit-on,
d’une humeur fort violente ; il se serait emporté
un jour au point de maltraiter son père et de
lui donner un soufflet. Le Parlement le cita pour
ce fait, et il ne comparut pas; alors le Parlement
le lit sommer à son de trompe, à tous les carre-
fours de Paris, d’avoir à comparaître, et Jean de
Nivelle tourna les talons pour s’en aller. « Tant
plus ou l’appelait, tant plus il se hâtait de courir
et de fuir du costé de la Flandre. » Le peuple de
Paris, qui avait pris parti pour le père contre le
fils, traita Jean de Nivelle de chien, et l’on
s’exclama : « Chien de Jean de Nivelle, qui s’enfuit
quand on l’appelle! »
*
r * *
L'obélisque de Saint -Pierre à Rome
— L’obélisque de Saint-Pierre, énorme monolithe
que Caligula avait fait venir d’Égypte, s’élevait à
Rome près du Vatican. Le pape Sixte-Quint,
•voulant l’amener sur la place Saint-Pierre où il
se dresse encore aujourd’hui, chargea de ce
travail l’architecte Dominique Fontana. Celui-ci
inventa une machine d'un mécanisme tout spécial
qui devait prendre le monument sur sa base et le
transporter sur celle qu’on venait de lui préparer.
Une foule énorme était accourue pour assister à
l’opération. Fontana réclama le plus grand silence
afin de pouvoir donner ses ordres. Sixte-Quint
déclara que celui qui parlerait serait puni de
mort. Tout marcha d’abord fort bien, mais au
moment où l’obélisque était presque relevé, les
cordes, trop tendues, faillirent se rompre. Un
nommé Bresca, sortant de la foule, s’écria : De
l’eau aux cordes! Fontana fit aussitôt mouiller
les cordes et celles-ci se resserrant, l’obélisque
se redressa. On raconte que Brescaalla simplement
se livrer au bourreau pour avoir désobéi au pape
en élevant la voix. Il obtint d’ailleurs facilement
sa grâce. Sixte-Quint lui accorda en outre une
forte pension et le droit de fournir, le jour des
Rameaux, les palmes pour toutes les églises de
Rome, droit qui s’est conservé dans la famille
Bresca depuis cette année 1587.
SP
Æ * *
Une forêt d’arbres géants. — L’Aus-
tralie possède des arbres qui peuvent rivaliser
avec les antiques séquoia de l’Amérique du Nord.
A soixante-quatre kilomètres de Melbourne,
non loin des sources de la rivière Watts, se trouve
une foret dont tous les arbres atteignent au moins
80 mètres de hauteur ; ils sont très droits et portent
un bouquet de feuilles seulement au sommet, ce
qui leur donne un aspect des plus singuliers.
Quelques-uns de ces arbres mesurent cent et
môme cent dix mètres. Enfin le plus élevé de tous
n’a pas moins de cent cinquante- deux mètres ,
— la moitié de la tour Eiffel! — Le diamètre
du tronc de cet arbre gigantesque est de cinq
mètres et demi.
Ces colosses de l’espèce végétale appartiennent
tous au genre eucalyptus.
*
* *
Après In distribution «les prix. —
Quel prix t’a-t-on donné ?
— Le prix de physique.
— Il faut que tes camarades soient rudement
laids et mal tournés !
Fable-Éclair.
Un grand tambour-major, pressé par la famine,
Dînait modestement d’une simple sardine,
Et s’en trouvait fort bien, ma foi.
Morale
On a souvent besoin cVun plus petit que soi.
REPONSES A CHERCHER
Anagramme. — Un habitant de Rome, le
diminutif d’un prénom, un château, un prénom
italien, un neuve de l’Amérique.
*
Mots en losange. — f° Consonne ; 2° note
de musique; 3° qui vous ressemble; 4° lauréate
d’un prix de vertu ; 5° ville de Belgique; 6° d’où
l’on commence à compter les années ; 7° voyelle.
*
* *
Co«iuilles amusantes . — 1° Les souris onL
creusé des vides sur son front.
2° Ce pauvre Gascon est lourd comme un sot !
3° J’étais pendue après ma longue bourse ;
4° La pluie de ce matin a fait tousser mon
oreille ;
5° Baptiste, vous me préparerez pour ce soir
mon trac rouge, ma calotte noire, mon filet de
veau et mon chapeau à plaque.
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 389.
I. Question de langue française.
La crainte du poison avait dès le moyen âge et jusqu'au
temps de la Renaissance introduit dans les maisons royales
et princiôres l'usage de faire l’essai des mets et des boissons,
daus la salle même du festin. Puis l’officier qui avait goûté
servait l'assiette, le hanap, la salière, etc., recouverts d'un
couvercle devant le maitre et les invités de distinction. De là
le nom de couvert donné à l’ensemble du service.
IL Charade.
Col — Lyre. = Collyre.
III. Synonymes.
Le silence est d’or.
poltron
L — âcho
solitaire
e — rmito
disciple
e — lève
érudit
s — avant
loterie
t — ombola
mutisme
s — ilence
inerte
i — mmobile
famine
d — isette
pleurs
1 — armes
couchant
o — ccident
duvet
e — dredon
vélocité
r — apidité
vaisseau
n — aviro
irascible
c — olôre
glaive
e — pée
IV. Calembredaine.
Éviter do so mettre devant un malade quand il a la langue
chargée.
Le Gérant : Maurice TARDIEU.
loute demande de changement n'adresse doit être accompagnée d'un* des dernières bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8' année- — N» 391
10 centimes.
22 août 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DUS ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
LABOMlGtVr US AIS, Sl\ FRANCS
Port tlu 1er dccU&'iue mois
Armand COLIN & Cle. éditeurs
5, rue de Méziéres, Paris
ETRANGER ~fr —PARAIT ClIAQt'E SAMEDI
Tous droits réservés.
Comment on fait un numéro du Petit Français. — L atelier de brochure.
446
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Gomment on fait un numéro du Petit Français (SuUe)'.
Cette méthode de gravure sur bois est très l
ancienne. C’est ainsi que Gutemberg imprima
enl4o0,à Mayence, son premier livre, qui était
la Bible. Chaque page du livre était une planche I
Fig. i. — Iprcuve de gravure sur zinc.
de bois gravée, dans laquelle on n’avait laissé
en saillie que les lettres.
Si vous vous amusez à compter le nombre
de tailles qu'il y a dans un centimètre carré de
gravure sur bois, si de plus vous remarquez le
parallélisme absolu qui existe entre deux tailles
voisines, vous admirerez la patience, la sûreté
de main et l'habileté qu'il faut à un gra-
veur pour mener à bien un pareil ouvrage.
Vous vous direz qu’il doit falloir beaucoup de
temps pour graver convenablement une sur-
face de quelques centimètres et vous tirerez
vous-même cette conclusion que la gravure
sur bois est une gravure chère.
"Comme nous venons de le voir, la gravure
sur bois a plusieurs inconvénients auxquels
s'ajoute celui-ci : le dessin original du dessi-
nateur disparaît sous le burin du graveur.
Une fois la taille exécutée, il devient donc
impossible de comparer la gravure à l’original
et, en cas de malformation, on ne sait plus
à qui, du dessinateur ou du graveur, il faut
en faire porter la responsabilité, que parfois,
je rougis de le dire, ils se rejettent de l'un à
l'autre. Enfin il y a des artistes dont les ori-
ginaux ont ou acquièrent avec le temps une
grande valeur et qu'il serait bon par consé-
quent de pouvoir conserver. On y est arrivé,
depuis l’invention de la photographie. Au lieu
de faire dessiner l’artiste directement sur le
bois, on lui fait exécuter sou dessin comme il
l'entend, sur papier ou sur toile, puis on pho-
tographie ce dessin original sur une plaque de
buis dont on a sensibilisé la surface, comme
on pourrait le faire sur du papier sensible des-
tiné à la photographie. Ce n’est donc qu'une
reproduction photographique du dessin que le
graveur taille et creuse. Cela n’a pas d’impor-
tance ; l’oviginal est toujours là pour servir de
témoin et de point de repère. De ce qui pré-
cède, il résulte que si la gravure sur bois
est celle qui donne les meilleurs résultats au
point de vue de l’effet, elle constitue aussi le
procédé le moins rapide et le plus coûteux.
Elle n'est, par suite, guère applicable qu’aux
publications de luxe. Et si d'autres méthodes
plus abordables n'avaient pas été récemment
imaginées, jamais, avec la meilleure volonté
du monde, il n'aurait été possible de vous
fournir autant d’illustrations dans un journal
aussi bon marché que le Petit Français.
Gravure sur zinc. — Si les dessinateurs ont
quelquefois à se plaindre de messieurs les
auteurs, les graveurs n'ont pas toujours à se
louer de messieurs les dessinateurs. Ceux-ci trou-
vent souvent, en effet, que le graveur leur a
gâché leur affaire. Aussi ont-ils été très attrapés
Les plaques sont plongées dans un baia d’acide.
| le jour où l’on a imaginé des procédés suppri-
mant complètement le graveur et le remplaçant
J par... le soleil. Oui ! parfaitement, par le soleil. La
I planche gravée peut être en effet le résultat d’opé-
1. Voir le no 390 du Petit Français illustre, p. 440.
COMMENT ON FUT UN NUMERO DU PETIT FRANÇAIS
447
rations mécaniques et de manipulations ehi- I
miques ayant toutes la photographie pourpoint
de départ.
Rappelons-nous les conditions que doit rem- I
plir une planche gravée destinée àl'impression :
il faut que les traits qui doivent venir noirs
soient en relief et les blancs en creux.
Faisons donc faire à un artiste un dessin à
la plume, uniquement composé par conséquent
de traits plus ou moins rapprochés, et photo-
graphions ce dessin sur une plaque de verre,
comme on a l'habitude de le faire pour toutes
les photographies du monde.
Vous savez qu'on obtient de cette façon un
cliché dit négatif parce que tout y est retourné,
en ce sens que les parties claires de l'objet sont
opaques et les parties noires ou ombrées trans-
parentes. Si donc, le dessin a été exécuté avec
une encre de Chine bien noire, sur un papier
bien blanc, le cliché négatif photographique
sur verre présentera un fond noir opaque, sur
lequel se détacheront, transparentes, les lignes
qui étaient noires sur le dessin.
Fio. i — Lprcuvc de simili-gravure
Plaçons cette plaque négative sur une lame
de zinc recouverte d'une sorte d'enduit peu
épais de bitume de Judée ou d'une autre sub-
stance analogue.et exposons le tout à la lumière
comme si nous voulions faire une photographie
positive ordinaire. Seulement, ici. le papier sen-
sible est remplacé par la plaque de zinc, cou-
verte de bitume. Partout où le cliché négatif,
c'est-à-dire le verre, est opaque, la lumière ne
passe pas. Partout où il y a uue ligne transpa-
rente, la lumière passe et vient frapper le
bitume qui est au-dessous. Or, voici une pro-
priété curieuse de ce bitume : quand il a été
insolé, c'est-à-dire Irappé par la lumière, il est
devenu insoluble dans la benzine.
Donc sous les traits transparents du cliclié
négatif, le bitume insolé devient insoluble,
tandis qu’il est resté soluble partout ailleurs.
Lavons donc la plaque de zinc bitumée dans
la benzine; celle-ci enlèvera tout le bitume sauf
celui qui était sous les parties transparentes du
cliché négatif, c'est-à-dire sauf les parties qui
correspondent aux traits noirs du dessin et qui
continueront à recouvrir le zinc, mis à nu
partout ailleurs.
Attaquons maintenant la plaque par un acide.
L'acide ronge, ronge et creuse le zinc partout
où il n'est pas recouvert de bitume. Si bien
qu'au bout de quelque temps il n’y a plus en
Fit. 3. — Frottis sur papier spécial, dit papier Gillot.
relief que des lignes de zinc protégées par le
bitume persistant et qui représentent exacte-
ment le dessin fourni par l'artiste.
On cloue le zinc gravé sur un morceau de
bois pour lui donner l'épaisseur nécessaire et on
le livre à l'imprimeur qui n’a plus qu'à passer
dessus son rouleau d'encre. L’encre s'attache
aux saillies du zinc et ne pénètre pas dans les
parties creusées par l'acide, de sorte qu'en
pressant du papier sur le zinc, on obtient,
comme le montre la figura i, la reproduction
exacte du dessin de l’artiste, qui ne peut plus
s'en prendre au graveur des défauts de son
œuvre. Comme le graveur, en somme, est dans
ce cas le soleil, si le dessinateur voulait lui
chercher noise, il pourrait lui eu cuire.
— Mais, direz-vous, on ne peut reproduire
par ce procédé que les dessins faits à la plume.
Cela doit bien restreindre les moyens dont les
artistes disposent.
— Rassurez- vous ! Les dessinateurs peuvent
Photographie des dessins originaux.
faire des dessins au .lavis s'ils le désirent; on
en est quitte pour placer devant ce dessin un
verre qui porte un quadrillage. Regardez la
fig. 2 (épreuve de simili-gravure). Examinez-lade
près, avec une loupe si vous en avez une, vous
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
148
verrez que les différentes teintes qui la compo-
sent semblent formées de petits points placés les
uns à côté des autres, et cette apparence est due
au verre quadrillé qu'on place devant le dessin
quand on en prend un cliché photographique.
Mais ce n’est pas tout encore. Les dessina-
teurs ont à leur disposition du carton bristol
couche, c’est-à-dire sur lequel on a étendu une
couche d’une sorte de pâte blanche de céruse.
Ce bristol est, de plus, gaufré, c'est-à-dire que
sa surface est partagée comme une gaufre en
petits carrés creux, limités par des bords en
relief. Ce gaufrage est obtenu au moyen de
deux séries de lignes saillantes perpendiculaires
l’une à l’autre. Les lignes saillantes d’une des
deux séries sont noires, les lignes saillantes de
l’autre série sont restées blanches. Mais si je
frotte un crayon sur le papier, ce crayon ne
noircit queleslignes saillantes et ne pénètre pas
dans les creux, et alors le gaufrage devient appa-
rent. C’est ce que Ton peut voir avec un peu
d’attention dans le frottis foncé qui se trouve
dans la partie médiane supérieure de la ligure 3.
On voit qu’en crayonnant plus ou moins
vigoureusement par-ci, en grattant par-là pour
enlever la céruse, en étendant ailleurs une
couche d’encre de Chine qui pénètre même
dans les creux, le dessinateur habile peut
obtenir des gris, des blancs ou des noirs et
produire les effets qu’il désire.
Et grâce au papier employé, le dessin ne sera
exécuté qu’avec des pointes et des traits
comme un dessin à la plume, condition tout à
fait favorable, comme on l’a vu, à la gravure
par la photographie.
Les dessins sont maintenant gravés, sur bois
ou sur zinc. On les envoie chez le clicheur.
— Qu’est-ce que c’est que ce nouvel indus-
triel ? demandez-vous. A quoi sert-il ? 11 me
semble être une cinquième roue à un carrosse.
Pourquoi ne pas envoyer directement les
planches gra-'ees chez l’imprimeur?
— Ce serait eu effet le procédé le plus rapide
et le plus expéditif si le Petit Français ne
s’imprimait qu’à un très petit nombre d’exem-
plaires, si, comme on d:., son tirage était faible.
Mais tel n’est pas précisément le cas. Dès lors
le bois et le zinc sont trop mous pour supporter
les pressions successives résultant d’un grand
tirage. Chaque feuille imprimée doit être, pour
bien prendre l’encre, très fortement pressée
contre la planche gravée qui, si la substance
dont elle est faite est trop molle, s’écrase et
s’abîme. Si bien qu’au bout d’un certain
nombre d’exemplaires, les traits écrasés gros-
sissent et la gravure s’empâte. Il faut donc
transformer les planches gravées sur bois ou
sur zinc en planches faites d’un métal assez
dur pour ne pas s’écraser sous la pression
répétée des machines d’imprimerie. C’est le
clicheur qui est chargé de jouer ce rôle capital
et d’opérer la transformation nécessaire des
clichés mous en clichés durs.
Il faut d’abord que je vous dise en quelques
mots en quoi consiste la galvanoplastie.
Quand on lance un courant électrique dans
une cuve contenant un sel métallique, du sul-
fate de cuivre par exemple, ce sel est décom-
posé et le métal, le cuivre, est emporté dans le
sens du courant. Le courant électrique étant
produit par une machine, on l’amène dans la
cuve de sulfate au moyen d’un (il métallique,
c’est le fil d’arrivée. Le courant traverse la cuve
et en sort par un autre fil placé à l’autre bout,
fil qu’on peut appeler le fil de sortie du courant.
[A suivre). G. C.
La Tarasque.
la bonne petite ville de Sceaux, un monstre
terriliant parcourait tout récemment les rues
d’ordinaire si paisibles.
Rassurez-vous : il n’a pas fait de victimes;
il avait été introduit dans la paisible cité, par
les Félibres, qui sont gens de trop d’esprit et
de talent pour avoir des instincts sanguinaires ;
d’ailleurs il était en carton.
Les Félibres sont des poètes, des artistes, des
écrivains, pour la plupart originaires du Midi
qui, tous les ans, se réunissent à Sceaux et,
après une visite au buste de Florian, célèbrent
la poésie provençale et les souvenirs du Midi
d’autrefois. Voilà pourquoi ils avaient déchaîné
la Tarasque dans les rues de Sceaux.
La Tarasque, en effet — son nom l’indique
assez — est originaire de Tarascon. Ce fut jadis
la gloire de la ville qui a, depuis, donné le jour
à l’illustre Tartarin. La Tarasque était, dit la
LA TARASQUE
449
légende, un monstre effroyable doué d'une
force extraordinaire et venu on ne sait d'où.
Il ravageait la contrée et personne n'osait
l’affronter ; la désolation était générale. Une
femme, sainte Marthe, résolut d'en délivrer le
pays. Elle alla droit au monstre ; à sa vue, il
vomit des torrents de flamme, mais un signe
de croix le rendit impuissant et la sainte put
le tuer.
Pour célébrer le souvenir de ce fait mira-
culeux, une fête fut instituée en l'honneur de
sainte Marthe. Elle comportait une procession
où figurait la Tarasque sous forme de dragon
composé d’anneaux recouverts d'une toile
peinte ; sur le dos un bouclier imitait la cara-
pace d'une tortue ; les pattes étaient armées
de griffes, la gueule béante, les dents aiguës,
la queue immense. Cette queue, formée d’une
poutre que manœuvraient des hommes cachés
à l’intérieur delamachine, assommait le curieux
qui voulait contempler le monstre de trop
près. Douze hommes le portaient dans la ville
un certain nombre de fois Dans l’intervalle de
ces courses, les corporations exécutaient des
jeux.
Le chef des portefaix promenait un jeune
enfant sur son dos, en mémoire du Christ
qu'avait porté saint Christophe, patron de
la corporation ; ses compagnons, feignant
l'ivresse, traînaient un lourd tonneau.
Les vignerons s'ingéniaient à faire passer
une corde entre les jambes des spectateurs
pour les renverser, symbolisant ainsi le vin
qui fait vaciller les jambes de ceux qui s’y
adonnent.
Les bergers escortaient trois jeunes filles
montées sur des ànesses ; l'un deux, contre-
faisant le niais, barbouillait d nuile de genièvre
la figure des curieux qui s'approchaient trop
des belles.
Les mariniers, sur un char traîné par cinq
chevaux, entouraient une chaloupe pleine
d'une eau dont ils arrosaient la foule.
Les courses finies, on reportait la Tarasque à
1 église où on lui faisait faire trois sauts devant
la statue de sainte Marthe.
La fête de la Tarasque n'était pas particulière
à Tarascon ; elle existait sous un autre nom
dans quantité de villes, depuis Rouen où saint
Romain aurait enchaîné la Gargouüle, jusqu'à
Metz où saint Clément aurait tué la Graouilli;
de Reims, délivré de la Kraula, à Poitiers
délivré de la Grand' Gueule , en passant par
Paris où saint Marcel était fêté pouravoir détruit
un dragon gigantesque.
Ces fêtes cachent probablement quelques
cérémonies païennes, reste des superstitions
primitives vaincues par les premiers évêques.
Le peuple aimait les récits merveilleux; il avait
peuplé les bois et les fontaines de fées et de
farfadets; les grottes et les cavernes de génies
malfaisants ; il expliquait l'aspect sauvage d'une
contrée par le séjour d'un être surnaturel. Rien
d’étonnant à ce qu'il ait fait des saints qui le
délivrèrent en partie de ses superstitions, les
vainqueurs des monstres qui hantaient son
imagination.
M. G.
450
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Les fêtes
Autrefois, dans le bon vieux temps, les
saltimbanques se rendaient de village en village
cahotés dans une mauvaise roulotte que traî-
nait un cheval étique. Arrivés sur la place
publique, un coin de verdure ombragé de quel-
ques grands arbres, ils installaient leur campe-
ment provisoire après avoir humblement
demandé à monsieur le maire la permission de
séjourner dans le pays. Et c’était alors le sujet
de toutes les conversations : « Les bohémiens
sont arrivés ! » — On les allait voir avec une
certaine crainte respectueuse, les enfants
n’osaient pas trop s’approcher d’eux, terrorisés
par la peur d’être volés, car d’étranges histoires
circulaient sur le compte de ces nouveaux-
venus. Les bonnes femmes tremblaient pour
leur poulailler, s’attendant à le voir dévalisé, et
les riches fermiers regardaient d’un fort mau-
vais œil la troupe nomade dont l’allure pitto-
resque n’avait pour eux rien de séduisant.
Au bout d’un certain temps cependant, on
s'enhardissait et l’on faisait cercle autour des
saltimbanques pour voir leurs tours de force,
ou bien on acceptait d’entrer dans leur baraque
alin d’admirer quelques grossières figures de
cire; les jeunes filles se laissaient prendre la
main par quelque vieille femme qui en exami-
nait les lignes et leur prédisait, moyennant
deux sous, un très brillant avenir ; d’autres fois,
lorsque les bohémiens étaient commerçants,
on se risquait à leur acheter de la vannerie :
hottes, paniers et corbeilles, ou on leur confiait
des casseroles et des chaudrons à rétamer.
.Mais on savait que c’ébiientlàdes«comédiens»,
comme disent encore avec mépris les paysans
du Cher, et on 11’aceordait jamais qu’une
médiocre confiance à ces parias de la société.
11 n’en est plus de même aujourd'hui. Les
saltimbanques, si toutefois ce nom un peu
dédaigneux leur convient encore, voyagent
en chemin de fer, faisant placer sur des
wagons de marchandises leurs splendides rou-
lottes privées momentanément de leurs roues;
ou bien, s’ils se résignent à suivre la grand-
route comme leurs ancêtres, c’est avec le
secours de bons chevaux qui traînent derrière
eux de confortables voitures dont l’intérieur
constitue un appartement complet, souvent
très luxueux.
L’installation, pour toute la durée d’une fête,
coûte plusieurs billets de mille francs de loca-
tion au forain « fin-de-siècle » ; s’il dirige un
cirque, son écurie comptera souvent une quin-
zaine de chevaux, et il emmène avec eux tout le
personnel chargé de leur donner des soins ; s’il
possède un théâtre, l’organisation extrêmement
rapide lui permettra de le construire en un
foraines.
jour et il y recevra néammoins deux ou trois
cents spectateurs. Plus de quinquets fumeux
pour éclairer la représentation : c’est mainte-
nant le gaz ou l’électricité ; l’orchestre se com-
pose d’une dizaine de musiciens, à moins qu’il
ne soit remplacé par quelque puissant orgue
de Gaviali qui étourdit les assistants avec la
fanfare éclatante de ses trompettes de cuivre.
Et le spectacle n’a plus rien de comparable
non plus aux parades d’autrefois; ce sont des
pièces connues qu’annoncent les affiches;
succès des théâtres parisiens, opérettes, comé-
dies, drames de cape et d’épée, le tout un peu
estropié par les acteurs et arrangé de telle
sorte que de certains lettrés y trouvent de
piquantes surprises.
La plus belle fête des environs de Paris est,
sans contredit, la Fête de Neuilly, qui a lieu tous
les ans à la Saint-Jean d'été (24 juin) et se pro-
longe jusqu’à la fête nationale du (4 Juillet. Plus
de trois cents bateleurs et forains s’y donnent
rendez-vous et leurs nombreuses baraques
occupent depuis la Porte-Maillot jusqu’à la
Seine un parcours de quatre kilomètres environ.
C’est surtout dans la soirée que l’avenue de
Neuilly offre un coup d’œil remarquable. On
a renoncé aux lampions classiques et, cette
année, des guirlandes de ballons de couleur en
celluloïd éclairés àl’éleetricité se balançaient au-
dessus des promeneurs; beaucoup de lanternes
vénitiennes étaient accrochées çà et là devant
les boutiques et, pour augmenter encore l’éclat
de tout cet ensemble lumineux, les camelots
avaient imaginé de gracieuses petites lampes à
verres multicolores que les Parisiens se dis-
putaient pour les attacher à leur boutonnière
ou à leur chapeau .
Les plus beaux étalages de friandises, pain
d’épice, sucre d’orge, galettes et gâteaux de
toute sorte côtoient de magnifiques bazars de
jouets, tentation perpétuelle des petits enfants;
conseillons en passant à nos jeunes lecteurs
de beaucoup se méfier des sucreries dont la
couleur bizarre est souvent due à un produit
malsain; qu’ils refusent énergiquement les
sucres d'orge bleus ou les pâtes de guimauve
vertes dont l’aspect flatte leurs regards, mais
dont le goût pourrait être nuisible à leur
estomac! qu’ils évitent aussi de se laisser
prendre aux boniments de certains person-
nages qui prétendent connaître et dévoiler
l’avenir; ce qu’ils cherchent surtout, ce sont
les naïfs dont le porte-monnaie se videra peu
à peu dans leur bourse en écoutant leurs
avantageuses promesses de félicité.
M. H.
(.4 suivre.)
*eil<
*?£*
.1-
185
pp
Ml
'S:.'-'.
LES FÊTES FORAINES
Lutteurs à la fête de Neuilly
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
452
Histoire d’un honnête garçon (&<««)*.
Eugénie s’arc-bouta désespérément sur le
battant qui allait se refermer.
— Mademoiselle, supplia-t-elle, mademoi-
selle, si vous saviez... On nous a expulsés de
notre logement ce matin et nous ne savons où
coucher. Depuis des
heures et des heures,
nous errons par les
rues sans avoir mangé une bouchée de pain...
Moi toute seule, ce ne serait rien encore... mais
mon petit...
— Donne-lui donc deux sous qu'elle s’en
aille. Pauline, cria de l’intérieur la voix de la
mère, et viens retourner l’oie qui commence à
brûler.
— Mon Dieu! mon Dieu ! gémit la malheu-
reuse mère en s'affaissant sur les premières
marches de l’étage supérieur. Vous avez à
manger, vous, quand mon petit meurt de faim...
et cet argent m’est dû.
La concierge, à ce moment, montait l’escalier
pour allumer le gaz ; elle entendit la fin
du colloque.
— Ah ! ma pauvre femme, dit-elle àEugénie
sans crainte d’être entendue de l'autre côté de
la porte, si vous m’aviez dit que c’était pour
cela que vous veniez, je vous aurais évité la
peine de monter... Du matin au soir, c’est une
procession de créancierspendus à leur sonnette,
et il n’y a jamais le sou... Cela mange pourtant,
cela s’amuse, cela fait des embarras de toi-
lette... Voilà ! on s’est arrangé pour rendre
madame insolvable et c’est madame qu’on
envoie faire des dettes... Du joli monde... Si
j’étais propriétaire au lieu d'être
concierge, c'est pas longtemps qu'ils
saliraient nos escaliers!
Soudain, se penchant vers le groupe
formé par la veuve et son enfant
étroitement enlacés.
— Eh! mais! fit-elle, regardez donc
votre gamin, il est blanc comme un
linge... Mais il est malade, cet en-
fant-là !
Le fait est que le pauvre Jean, à
bout de forces, se trouvait mal. Pâle,
glacé, les yeux clos, il avait penché
sa tête sur l'épaule de sa mère et ne
bougeait plus.
— Tout-Petit ! mon Tout-Petit, cria
la mère avec une horrible angoisse,
qu’est-ce que tu as? Oh! est-ce qu'il
va mourir?
Si M” Harivel n’avait pas été aussi
absorbée par la douleur et l’inquié-
tude, elle aurait vu que, depuis un
instant, la porte à gauche du palier
s’était entrouverte et que deux per-
sonnes, une jeune bonne et une jolie
’ fillette de quatre ou cinq ans, assis-
taient à la scène, sans mot dire, mais
avec une curiosité sympathique.
A la dernière exclamation d’Eugénie, la
bonne disparut, rentrant à la hâte dans l’appar-
iement. pendant que la petite fille s’avançait
résolument vers les deux malheureux.
— Viens chez nous, madame, dit-elle d'une
voix émue et charmante, on va te donner à
manger... aussi des sous... et tu coucheras ton
garçon malade dans mon petit lit. Il y a du bon
feu... viens vite, tu as froid.
La bonne reparut bientôt accompagnée d'une
jeune femme, sa maîtresse sans doute.
— Les pauvres gens ! fit la dame après un
rapide coup d’œil. Vous avez bien fait de me
prévenir, Marie. Prenez ce petit dans vos bras,
la mère ne vaut guère mieux que lui ; c’est
tout juste si elle peut se tenir sur ses
jambes.
— Ah ! bien! fit la concierge en reprenant
Le pauvre Jean, 1 bout de force, se trouvait mal et ne bougeait plus.
1 Voir le n° 390 du Petit Français illustré, p. 434.
HISTOIRE D'UN HONNÊTE GARÇON
453
son office interrompu, du moment que madame
Deshêtres s'en occupe, les voilà sauvés... Il y a
des femmes qui ont si bon cœur!
On pénétra dans une confortable petite salle
à manger où brillait un joyeux feu de coke, et
Jean, qui n'avait eu qu'une syncope passagère,
ouvrait déjà les yeux.
— Où as-tu mal, mon chéri? demanda la
dame avec une voix câline de maman.
Tout-Petit était trop faible encore pour faire
de longs discours ; il porta la main à son
estomac, puis à sa tête.
— 11 a faim, je suis sûre... Pauvre mi-
gnon... Vite, Marie, un bol de bouillon
pour tous les deux.
Après le bouillon, on servit un œuf à la
coque, puis des confitures. La mère avait
le cœur trop gros pour manger avec
appétit, mais Jean fit honneur au léger
repas qui lui était offert; et, à peine
avait-il avalé la dernière bouchée qu’il
appuya sa tête sur le bord de la table et
s’endormit d'un sommeil de plomb.
Pendant ce temps, gagnée par l'accueil
bienveillant de M“ Deshêtres, petit à
petit, par lambeaux, Eugénie arrivait à
lui conter toute son histoire.
Orpheline de bonne heure, elle avait
été élevée par une vieille parente, morte
depuis, qui lui avait fait apprendre le
métier de lingère A dix-liuit ans, elle avait
épousé Harivel, un ouvrier imprimeur,
qu’elle avait connu au temps ou il faisait
son service dans la petite ville de pro-
vince qu'il habitait alors. Le nouveau
ménage s'était établi à Paris, faubourg
Poissonnière, dans la maison même
d'où on les avait chassés le matin.
— On aurait pu être si heureux ! expliquait
Eugénie de son ton résigné. Son mari était
bon ouvrier, elle ne manquait jamais d'ou-
vrage : à eux d’eux, ils gagnaient de bonnes
journées.
Mais, au printemps, Harivel avait eu un
chaud et froid. Comme l'ouvrage pressait et
qu’on comptait sur lui à l'atelier, il avait négligé
de se soigner; le mal s'était rapidement
aggravé; il avait langui pendant huit mois, et
puis...
Le mot terrible, irréparable, ne put sortir de
la bouche d’Eugénie : ses sanglots parlèrent
pour elle. Quand elle fut un peu calmée, elle
reprit son récit, que la jeune femme écoutait
avec un intérêt sympathique.
— On avait bien un peu d'argent de côté,
mais les médecins, les médicaments... avec
cela, il y avait eu plusieurs opérations...
l’épargne d’un ouvrier ne peut jamais être bien
grosse. Bref, les frais d'inhumation payés, il
ne restait pas grand’chose au logis. Puis, elle
avait commis la faute de s'alourdir dans son
chagrin, au lieu de montrer du courage.
D’abord, pendant la maladie de Harivel, elle
avait négligé son travail pour se consacrer
toute à celui dont, jusqu'au dernier moment,
elle avait espéré la guérison. Puis après...
après... il lui semblait que sa vie était brisée,
qu elle n’aurait jamais plus de cœur à rien, et
elle s'était contentée de pleurer. Sans doute,
elle aurait dû prendre sur elle, songer à son
petit Jean... Mais, quand on a été huit ans
ensemble, sans jamais un mot plus haut que
Il appuya sa tête sur le bord de la table et s’endormit.
l'autre, c’est si dur de se quitter.. . madame
devait bien comprendre....
Madame, qui aimait tendrement son mari,
comprenait si bien qu'il lui passa un frisson à
l'idée quelle n’était pas à l'abri d'un pareil
malheur.
— Enfin, termina Eugénie, ce matin’, quand
on m'a présenté la quittance et que j’ai été à
mon tiroir pour prendre l'argent, j'ai été saisie
de ne plus trouver que vingt-sept francs ; pas
assez pour régler entièrement, puisque notre
loyer était de quatre cent-cinquante francs. La
concierge a pris les vingt-sept francs, en
acompte, et est descendue prévenir la proprié-
taire. Un moment après, son mari est monté
me dire qu’il me fallait déménager. « Bien
heureuse, a-t-il ajouté, qu on ne me saisisse
pas. » Et comme je lui faisais observer que je
n’avais pas d'autre logement, que j'allais me
trouver dans la rue avec mon petit, il a com-
mencé à sortir mes meubles; alors je suis
partie...
454
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTHË
— Sans protester, sans rien dire...?
— Dire quoi...? ils étaient dans leur droit,
puisque je ne payais pas.
— Mais on donne aux gens lé temps de se
retourner, au moins...
A ce moment, une clé tourna dans la serrure
de la porte d'entrée.
— C'est mon mari, dit la jeune femme avec
une légère pointe d’inquiétude.
Et elle se leva avec vivacité pour aller à la
rencontre du nouvel arrivant.
Explications peu cordiales.
On entendait un léger chuchotement dans
l’antichambre. Monsieur, d’un ton un peu fâché,
grondait sa femme d'avoir introduit chez eux
des gens qu’elle ne connaissait pas. Madame
défendait ses protégés avec une chaleur, sans
doute communicative, car, petit à petit, la gron-
derie s’éteignait; elle cessa même tout à fait
devant ce dernier argument, argument décisif
pour un père aimant :
— Vois-tu notre Régine daus la neige..., sans
pain..., et repoussée de ceux qui pourraient la
secourir.
La fillette arrivait juste à ce moment pour
embrasser son père. Celui-ci la prit dans ses
bras en la serrant bien fort : cette pensée que
la chère petite créature pouvait souffrir de
quelque chose avait achevé de le convaincre.
Une fois entré même, quand sa femme, avec
les mots persuasifs que savent trouver les
cœurs compatissants, lui eut raconté d’une
manière très succincte l'histoire d'Eugénie, il
jeta un regard de profonde pitié sur Jean, tou-
jours endormi.
— Pauvre marmot, dit-il à mi-voix, si petit! |
qu’est-ce qu’il a fattqiour connaître la souf-
france ?
Eugénie comprit que son procès était gagné.
— Où travaillait votre mari? lui demanda
M. Deshêtres pour lever ses derniers doutes.
— Il était typographe, depuis huit ans, à la
maison Lecliarretier, monsieur.
— Mais, ma brave femme, comment, dans
votre embarras, n’avez-vous pas songé à vous
adresser au patron? C’est un excellent homme
que Lecliarretier, je le connais. Il n’aurait pas
demandé mieux que de vous obliger.
— Mon mari est dessinateur, expliqua la
jeune femme; il a quelquefois illustré des
ouvrages édités par M. Lecliarretier.
— Je ne me suis adressé à personne, mon-
sieur, je n’ai pas eu le temps : tout cela est
arrivé si vite! Et puis, on ne peut pas toujours
être à la charge du monde. Quand mon pauvre
homme est tombé malade, le chef d’atelier
lui a envoyé le montant de sa quinzaine, bien !
qu'il n'ait travaillé que six jours...; il ne pou-
j vait pas faire davantage.
— Il faut convenir que vous n’ètes pas
exigeante, ma brave femme; vous vous conten-
tez de peu... En tout cas, vous n’auriez pas dû
souffrir qu’on vous mît à la porte de chez vous,
ni qu’on sortît vos meubles... Le commissaire
était-il présent? vous avait-on envoyé l’huis-
sier ?
— Non, monsieur, on ne m’a envoyé per-
sonne, et je n’ai pas vu le commissaire. C'est
le concierge et le valet de chambre de la pro-
priétaire qui ont fait le déménagement. Alors,
quand j'ai vu cela, je suis partie comme une
folle, sans même réfléchir que je n’avais plus
un sou.
— Mais ce que votre propriétaire a fait là est
tout ce qu’il y a de plus irrégulier, et elle doit
bien le savoir. En admettant même qu’elle ait
le droit de vous faire saisir, les huissiers sont là
pour cette besogne. Le premier venu, fût-il
propriétaire, n’a pas le droit de chasser les gens
de chez eux, ni, à plus forte raison, de les
déménager sans tambour ni trompette... Ou
proteste..., on se remue... Ah bien! si vous
croyez que tous ceux qui n'ont pas payé leur
terme ce matin sont dans la rue à l’heure
qu’il est...
— On 11e sait pas, monsieur. Et puis, quand
011 saurait, 011 n’ose rien dire. Les pauvres
n’ont jamais raison, voyez-vous.
— Hélas! c’est une triste vérité que vous
dites là... Il faut pourtant se décider à quelque
chose. Malgré toute ma bonne volonté, je ne
puis pas vous être d'un grand secours : je suis
loin d’être riche. C'est tout au plus si ma femme
peut vous aider en vous donnant et en vous
procurant de l’ouvrage ; ce n’est pas beaucoup
cela...
— Écoute, Georges, remarqua M™ Deshêtres,
que sa sensibilité n’empêchait pas d’être très
pratique, le principal, pour le moment, serait,
je crois, de mettre à l’abri les meubles de ces
pauvres gens. Si on les a laissés dans la cour,
ils doivent être couverts de neige, à l’heure
qu’il est. Vas-y avec elle. Tu t’expliqueras
mieux, plus hardiment du moins.
— Tu as raison, Madeleine. Et puis, je ne
serai pas fâché de voir, de près, cette fameuse
propriétaire et de lui dire son fait. Ma brave
femme, ajouta-t-il en se tournant vers- Eugénie,
vous avez l’air d’une honnête personne, et j’ai
confiance en vous autant qu’on peut avoir
confiance en quelqu'un que l’on ne connaît pas ;
mais vous ne trouverez pas mauvais que je
me rende compte par moi-même delà situation.
— C’est bien sur, monsieur... et puis, je ne
crains rien.
— Eh bien, en route, alors.
{A suivre).
J. L.
Les malices de Plick et Plock.
(( C EST LE CHAT )) (Sujet communiqué par un abonné).
« Oh! Oh ' dit Plick, voilà Poilopattc qui. fait sa sieste.
Attends, dit Plock, justement il y a un pot de noir dans le
vestibule. «
«' Tiens' se dit Poilopattc surpris, qu’est-ce que j ai au bout
de la queue : Est-ce que je serais malade? »
Plick et Plock commencent à donner des signes manifestes
d’un immense contentement intérieur
u Tu vas voir, ami Plock. nous allons métamorphoser Poilo-
patte en hermine... tu sais bien, ces petites bétes qui ont la queue
noire. »
« C'est peut-être la gangrène, poursuit Poilopattc terrifié.. . »
(Le maître de Poilopatle est médecin, c’est ce qui explique que
Porlopatle sache ce que c'est que la gangrène)
Plick et Plock sont daus la joie.
Et dire que cVsl Poilopattc qui sera corrigé pour avoir renversé
le pot de noir !
456
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
Les oiseaux géants de Madagascar.
— On sait qu’il a été trouvé à Madagascar des
ossements et des coquilles d’œufs d’oiseaux gigan-
tesques, l'Epiornis, échassier plus grand que 1 au-
truche. Ces oiseaux géants jouent un grand rôle
dans les légendes orientales. Voici ce qu’en disait
en 1292 le voyageur vénitien Marco Polo, dont la
relation originale fut publiée en français :
« Et disent les hommes que là se trouvent des
oiseaux grifons. Ce n’est pas vérité que ils soient
mi oiseaux et mi lyons, mais vous dis qu’il est
fait toutdroictemenl comme l’aigle, et disent ceulx
qui l’ont vu qu’il est dèmisorèment grant. Il est si
granl et si puissant que il prend l 'oliphant et l’em-
porte en l'air bien haut, puis le laisse choir en
terre et adonc le manje. Les èles ouvrent 30 pas
et ses pennes d’èles sont longues 12 pas. »
*
* *
Le mouton accuüi&teiir. — Sans remonter
au temps où les bêtes parlaient, nous trouvons,
vers la fin du siècle dernier, un coupable con-
fondu par un simple quadrupède.
Un paysan champenois s’apercevant qu’on lui
avait volé un mouton, le rechercha par toute la
paroisse et crut le reconnaître parmi le troupeau
d’un de ses voisins. Le voisin nia comme un beau
diable, si bien que le paysan déposa une plainte
en règle devant le juge, qui rendit la sentence que
voici :
« Parties ouïes, nous, avant faire droit, ordon-
nons que le mouton qui fait l’objet de la contes-
tation sera transféré mardi prochain, heure de
dix, dans notre auditoire, d’où nous le ferons
sortir en présence des parties, et la partie dans
la bergerie de laquelle le mouton se retirera sera
présumée et. jugée véritable et seule propriétaire
légitime duditmouton. Faisons défense, au surplus,
aux parties, si elles sont présentes, de faire aucun
signe d’invitation au mouton, que nous suivrons
dans la route qu’il tiendra jusqu’à ce que le
mouton lui-même ait fait choix d’une bergerie.
Dépens réservés. Fait par nous, juge et prévôt de
Sainl-Denis-lez-Sézanne, le 19 avril 1785. »
Ce jugement fut exécuté en grand appareil. Le
mouton, lâché à la porte de la salle d’audionce,
se rendit tout droit à la bergerie du plaignant.
Le voisin fut condamné à la restitution, aux frais
du procès et rentra chez lui poursuivi par les
huées de toute la paroisse.
La recette des fouaces. — Maître Rabelais
vante fort, dans ses merveilleuses et horrifiques
histoires de Gargantua et de l'antagruel, les
fouaces fraîches. Ces gâteaux, qui furent la cause
première de la guerre entre Pichrorole et Grand-
gousier, père de Gargantua, tenaient une grande
place dans l’alimentation des bonnes gens du
moyen âge; on les faisait cuire suivant les pays
dans les cendres chaudes ou au bain-marie.
Dans l’ouest, on- prenait de la farine de millet,
bien préférable au froment, à raison d’une livre
ar personne et on en faisait une bouillie que
on mettaiL cuire, gonfler et réduire au bain-marie.
Quand elle avait la consistance voulue, on la
coupait en filets.
Dans l’est, on prenait de l’avoine séchée au four
puis réduite en farine. De la pâte, on faisait des
noules qui cuisaient au foyer sous les cendres.
Sergent et. photographe. — Je voudrais
une douzaine de portraits-cartes.
— Rien, sergent. Les voulez-vous en dégradé?
— Ah ! non, alorss ! C’est ça qui ferait mauvais
effet au pays!
* *
Baccalaureat pour rire. — Pourquoi
René, duc d’Anjou, comte de Provence céda-t-il
son duché à Louis XI?
R. — Parce qu’il avait espéré que le Valois
paierait.
(Pour les cerveaux Jents : Levallois-Perret,
Seine).
RÉPONSES A CHERCHER
France gastronomique. — Quels sont
les produits alimentaires qui font la célébrité
d’Amiens, de Bar-Ie-Duc, d’Agen, de Caen, de
Ruffec, de Reims, de Commercy, de Dijon,
d’Arles, de Troyes.
*
* *
Question de langue française. —
Qu’appelle-t-on sculpture chryséléphantine ?
*
* *
Question historique. — Qu’était-ce que
Geneviève de Brabant?
Charade.
Vil et méprisé, mon premier
N’éveille aucune sympathie.
Les fleurs, même la plus jolie,
Ne seraient rien sans mon dernier.
L’une lui doit sa pose enchanteresse,
L’autre son port majestueux ;
Une autre lui doit sa souplesse;
Une autre son air gracieux.
Mais de ces fleurs hélas ! malgré leurs charmes
Il faut toujours se défier
Dans leur sein, la nature a déposé des armes
Qui peuvent cher lecteur, te causer mon entier.
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 390.
I. Anagramme.
Romain, Marion, Manoir, Marino, Maroni.
IL Mots en losange.
R
SOL
SOSIE
ROSIÈRE
LIÈGE
ERE
E
III. Coquilles amusantes.
1° Les soucis ont creusé des rides sur son front.
2° Ce pauvre garçon est sourd comme un pot.
3° J'étais rendue apres une longue course.
4° La pluie de ce matin a fait pousser mon oseille.
5° Baptiste, vous me préparerez pour ce soir mon frac
rouge, ma culotte noire, mon gilet de peau et mon chapeau
à claque.
Le Gérant : Maurice TARDIEU.
Toute demande de changement d’adresse doit être accompagnée de l'une des dernières bandes et de 50 centimes en timbres-postt.
8e année. — N" 392
10 centimes
29 août 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DLS ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L'ABONNBHENT : UN AN, SIX FRANCS Armand COLIN & C,e, éditeurs ETRANGER : Tir. —PARAIT CHAQUE SAMEIft
Part du l«r de rltaquc mois 5, rue de Nlérièrcs, Paris I Tous droits réserves.
L'ouverture de la chasse
I.E PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
438
L’ouverture de la chasse.
Déjà des milliers de chasseurs sont par
monts et par vaux, le carnier au dos, le fusil
sur l’épaule, de fortes chaussures aux pieds,
les jambes serrées dans les guêtres de cuir.
C'est que la chasse est un plaisir des plus
goûtés, que certains même élèvent — ou abais-
sent, comme vous l’entendrez — jusqu'à la
passion. La chasse ne fut-elle pas d'ailleurs
la première occupation utile de l’homme?
Mais, grands dieux!... que les temps sont
changés : nos lointains ancêtres, armés de
flèches de silex, de haches de pierre, et d’épieux
de bois durci, rapportaient dans leurs cavernes
des rennes, des ours, des sangliers abattus
après de longs et dangereux combats; nous,
armés de fusils perfectionnés Lefaucheux ou
Koke-bored, nous regagnons souvent le logis,
le carnier garni d’un moineau trop confiant,
ou d'un mignon et imprudent roitelet, à moins
que nous ne rentrions... bredouilles.
Le jour de T « ouverture » a une physionomie
toute spéciale, qui varie avec le milieu, le
pays. A Paris, ce sont les gares envahies dès la
veille, par des chasseurs élégants — il y a aussi
quelques non moins élégantes chasseresses. —
Beaucoup d'entre eux, qui rentreront, le jour
même, emportent cependant des munitions
commes'ilspartaienten expédition dans le Sou-
dan ou la Numidie, pour y chasser lelion. Dans
la grande banlieue parisienne, ce ne sont que
coups de fusil, pan... pan, pif... paf.., pouf..,
pan...! une odeur do poudre sature l’air... des
chiens, bien entretenus, grassouillets, au poil
luisant, parcourent la campagne, poussant de
longs aboiements après un gibier fabuleux...
un lièvre de la plaine Saint-Denis, par exemple.
Mais le soir, dans les bosquets des villas, aux
terrasses des châlets retentissent de longs
éclats de rire. Que voulez-vous? on a toujours
chasséles soucis, tué le temps... et c’est encore |
la meilleure prise. Ce jour là, je ne conseillerai |
pas à un poète d’aller rêver dans les bois, ce. I
serait imprudent.
Mais il y a aussi le château, la chasse « réser-
vée » . Ici tout se fait, tout doit se faire, selon
les règles d'un strict cérémonial. Des piqueurs |
en livrée, des rabatteurs habiles mènent sous |
le plomb meurtrier, faisans et lapins bien !
élevés, dressés pour se faire tuer. J’ai entendu
appeler cette chasse : « Tir de jardin sur cibles !
vivantes ! »
Où l'aspect du jour d’ouverture est tout autre ,
c’est en province, je parle de la province des j
guérets, des causses, des garigues, des monta- i
gnes, où foisonne un gibier nullement dressé à
se faire massacrer. Là, le chasseur est vêtu d’une î
blouse ou d’un très authentique veston de ve-
lours, son fusiln’est pointdamasquinéd’or, c’est
même très souvent une vieille arme fort démo-
dée, mais dont le plomb atteint sûrement
lièvres, lapins et perdreaux ; le soir, harassé
de fatigue, le chasseur rentre avec un carnier
— vaste sac de cuir fort, légué de père en fils
— bien rempli, lourd déplumé et de poil.
Mais il faut dire un mot de gens pour les-
quels il n’y a pas d’ « ouverture », la chasse
n’étant pour eux jamais fermée : ce sont les
braconniers. Il y en eut de tout temps : sous le
règne de Saint Louis, un seigneur, Enguerrand
de Coucy, fit pendre trois jeunes gens qui chas-
saient dans ses bois. Le saint roi, révolté
par cette cruauté, fit arrêter et condamner le
seigneur.
Mais c’est là un fait exceptionnel : pas plus
que les nobles, nos rois ne plaisantaient sur
le chapitre de la chasse. Louis XI lut inflexible
à ce sujet, et les seigneurs eux-mêmes eurent
lieu plus d’une fois de s’en apercevoir. Henri IV,
si bienveillant aux petits, « le seul roi dont
le peuple ait gardé la mémoire », Henri IV
porta la peine de mort contre tout braconnier
qu’on aurait arrêté plusieurs fois chassant la
grosse bête dans les forêts royales. Et cette
loi terrible subsista jusqu’à Louis XIV.
Quant aux droits féodaux de chasse, les
seigneurs les conservèrent jusqu’à la loi du
A août 1780. Depuis cette époque la chasse, en
France, est libre, moyennant un permis donl
le coût est de 28 francs.
!.. R.
HISTOIRE D'UN HONNÊTE GARÇON
459
Histoire d’un honnête garçon
Jean dormait toujours d'un profond som-
meil. Madame Deshêtres l'avait roulé dans un
cMle et posé sur un fauteuil. Elle avait
déchaussé ses pauvres petits pieds meurtris
par la route et les avait enveloppés dans des
flanelles chaudes, sans qu’il fît un mouvement.
Et sa mère qui, la veille encore, n’aurait
jamais cru possible quelle pût confier son
enfant à n'importe qui, était partie tranquille,
bien sûre qu'il était entre bonnes mains.
M. Deshêtres accordait son pas sur celui de
la veuve, ne sachant pas au juste où elle le
conduisait. 11 fut tout surpris de la voir s'en-
gager sous la voûte d’une grande et belle maison,
d'apparence tranquillement confortable, dont
une grosse boule lumineuse éclairait l’entrée.
— Nous occupions un petit logement dans le
bâtiment de derrière, expliqua- t-elle pour
répondre au geste d'étonnement qu’il n'avait
pu retenir.
Dans la loge, la concierge semblait en grande
explication avec une femme d une quarantaine
d'années ayant le costume et les allures d'une
ouvrière à la journée.
— Bonsoir, dit d'un air peu aimable le dessi-
nateur en entrant; laquelle de vous deux est la
concierge, s'il vous plaît, mesdames ?
— C’est moi, monsieur, dit la plus âgée.
— Très bien; pouvez-vous me dire, en ce
cas, ce que sont devenus les meubles et les
effets de madame?
— Ils sont à l’abri, monsieur; un locataire de
la maison a bien voulu les laisser mettre dans
sa remise.
— Probablement quand ils ont eu le temps
d'être mouillés et couverts de neige. Savez-
vous que vous avez fait là une chose tout à fait
irrégulière et que M” Harivel serait parfaite-
ment en droit de vous faire un procès et
d’exiger des dommages-intérêts? Comment!
de votre propre chef, non seulement vous
l’expulsez, mais encore vous sortez tout de chez
elle sans même accomplir la simple formalité
de lui donner congé.
— Je lui en avais parlé la semaine dernière,
hasarda la concierge; elle n’aura pas fait
attention.
— La semaine dernière, c’était trop tard, vous
le savez mieux que personne.
— Je ne suis pas la maîtresse, moi, je fais ce
qu’on me dit.
— Même des choses qui peuvent vous
conduire devant les tribunaux. Si vous aviez
cru madame capable de se rebiffer, vous y
auriez regardé à deux fois. Il faut être vrai-
ment lâche pour s'attaquer ù qui ne peut ou
n’ose se défendre.
— Pour sur, affirma l’ouvrière à qui la langue
démangeait. Seulement, voilà : madame s'est
mis en tête de ne plus avoir d'ouvriers dans sa
maison et elle saisit toutes les occasions de les
mettre dehors.
— A quatre cent cinquante francs, elle n’a
cependant pas la prétention d'y loger des agents
de change !
— C'est sur la seconde cour seulement qu’il
y a des petits loyers, répliqua vivement la
concierge désireuse de ne pas voir déprécier
l'immeuble confié à sa garde. Sur le devant les
appartements vont jusqu'à deux mille. Madame
veut réunir ees petits logements deux à deux
pour les louer plus cher; et comme celui qui
est en face de la femme Harivel était justement
libre...
— Elle n'a pas hésité à compromettre la
santé, la vie même de deux malheureux pour
satisfaire plus tôt sa fantaisie...
Monsieur Deshêtres écrivit quelques mots sur
une page blanche de son portefeuille, puis la
détacha et la donna à la concierge.
— Vous remettrez ceci a votre propriétaire
et vous lui direz que j'attendrai sa réponse
jusqu'à midi. Elle doit bien savoir qu’elle s’est
mise dans un mauvais cas; si elle ne fait
remettre à M” Harivel, non seulement la
modique somme, qui lui a été versée ce matin,
mais encore le montant d'un terme, à titred'in-
demnité, je mets l'affaire entre les mains de la
justice et nous verrons qui aura raison.
Pendant ce discours comminatoire, l’ouvrière
examinait l'habillement d’Eugénie.
— Mais, ma pauvre femme, lui lit-elle remar-
quer, vous n'avez presque rien sur le dos, vous
dei’ez être gelée; et puis, vous êtes partie en
espadrilles ce matin et vous ne vous apercevez
pas que vous êtes quasiment nu-pieds. Vous
ne pouvez pas rester comme cela.
— C'est vrai, Estelle, balbutia timidement la
veuve; seulement, je 11e sais pas si je peux
prendre mes affaires.
— Et pourquoi done que vous ne le pourriez
pas? fit Estelle Lenoir d'un ton tranchant. Ce
serait drôle tout de même. Venez avec moi; je
vois de la lumière dans la remise, le concierge
doit y être encore.
Dès le seuil, Eugénie s'arrêta consternée à la
vue de son mobilier et de ses effets entassés
en désordre, mouillés, salis Puis, avec une
i Voir lo n» 391 du Petit Français illustré , p. 432.
4G0
LE PETIT FRAN'ÇA IS ILLUSTRÉ
triste résignation, elle se mit à fouiller, de-ci
de-là, pour trouver co qui lui était nécessaire.
Et quand, aidée de l’ouvrière, elle eut fait
un petit paquet des choses les plus urgentes,
elle demeura encore un moment à contempler
son désastre, et des larmes silencieuses cou-
lèrent de ses yeux.
Ainsi donc,' c’était vrai... Ce petit logement
où elle était entrée, dans sa blanche toilette de
noces, au bras d’un mari qu’elle aimait... cette
chambre qui avait reçu le premier vagissement
de son fils et le dernier soupir du vaillant
compagnon qu'elle avait choisi... ce coin béni
qui lui tenait par toutes les libres parce qu’il
avait été le témoin de ses joies les plus grandes
et de ses larmes les plus amères... elle n’y
rentrerait plus... et ce n’était pas un affreux
cauchemar !
Mais à ces larmes de cuisant regret se mêlè-
rent vite des larmes de reconnaissance pour
ceux qui les avaient retenus, elle et son enfant,
au bord de l'abîme où ils allaient rouler. La
terrible épreuve qu’elle venait de traverser lui
apprenait, du moins, que ce grand Paris, à la
fois cruel et miséricordieux, possède un anti-
dote pour toutes les détresses qu'il cause.
A Cendrillon.
— Venez demain vers une heure, avait dit
M“ Desliètres àEugénie en prenant congé d’elle.
D’ici là je vais réfléchir à quoi je puis vous
être utile.
A une heure exactement, la veuve et son en-
fant sonnaient à la porte du dessinateur. On
achevait de déjeuner, le dessert était encore
sur la table. Sans rien dire, la petite Régine
descendit de la haute chaise où elle était per-
chée, alla au buffet et en tira une assiette qu’elle
présenta à sa mère.
— Donne des confitures d'abricot au « gar-
çon », maman, dit-elle gentiment.
L’assiette garnie, elle la posa devant Jean
après y avoir ajouté une demi-douzaine de
biscuits anglais.
— Mange « garçon », dit-elle avec un affec-
tueux sourire.
Le « garçon » servi, elle s’occupa de la mère.
Elle prit une tasse, y mit du sucre, la fit
remplir de café, puis l'offrit à Eugénie.
— Bois, madame, ça va bien te réchauffer.
La fillette faisait son petit ménage, à pas
menus, sans bruit, un sourire aimable éclai-
rant sa figure. La veuve, qui pourtant n’était
pas bavarde et qu’une excessive timidité em-
pêchait souvent d'exprimer sa pensée, ne put
se défendre de faire cette réflexion :
— Oh! le bon petit cœur...! la jolie mi-
gnonne...! Qu’on doit être heureux d’avoir une
petite fille aussi gentille!
Madame Desliètres avait saisi l’enfant dans
ses bras, et, des larmes d’attendrissement rem-
plissant ses yeux, elle la couvrait de baisers.
— C’est, vrai que c’est un trésor, cette Régi-
nette chérie...! aussi comme on l’aime!
Jean était naturellement discret, mais la dis-
crétion d'un marmot de sept ans ne tient guère
devant une assiette de confitures d'abricot,
surtout quand ledit marmot a déjeuné d’une
tartine de pâté de foie arrosée d’un verre d’eau;
il fit donc honneur au dessert de Régine. Mais,
de temps en temps, il s’arrêtait la bouche
ouverte, la cuiller restée en route, admirant la
petite fée souriante qui allait et venait par la
pièce avec l’agilité d’un oiseau. Et tout ce que
Régine dit et fit ce jour-là, le moindre de ses
gestes, la plus indifférente de ses paroles res-
tèrent gravées dans la cervelle du « garçon »,
au point que, vingt ans après, il pouvait les
répéter sans une hésitation ni une lacune.
Pendant ce temps, M" Deshêtres se disposait
pour sortir.
— Allons, en route, dit-elle à Eugénie quand
elle fut prête. Je vais vous conduire chez une
amie de ma mère, patronne d’une maison de
blanc... Cendrillon, rue de Lafayette. Je n’ose
pas vous affirmer qu'elle vous donnera immé-
diatement du travail, mais j’espère que, sur ma
recommandation, elle se souviendra de vous
le jour où elle aura besoin d’une ouvrière de
supplément.
— Oh! madame, comment pourrais-je jamais
vous remercier, balbutia Eugénie confuse de
tant de bienveillance.
— Ne me remerciez pas, répondit Mm* Deshê-
tres. Ce que je fais pour vous, c’est un place-
ment à gros intérêts. Le bien que nous faisons
aux petits des autres est rendu en bonheur à
nos propres enfants.
C'était un joli magasin que Cendrillon :
l’agencement en était irréprochable, les étalages
coquets et pleins de goût.
Toujours en éveil, l’œil au guet, M. Thourger,
le patron, se tenait à la caisse pendant que sa
femme allait et venait parla boutique, surveil-
lant les demoiselles, décidant un acheteur
hésitant, faisant ranger le déplié à mesure qu’il
devenait inutile, tenant tout, personnel et
marchandises, dans un ordre parfait.
C’était une femme d’une cinquantaine d’an-
nées, alerte et bien portante. Si son allure, son
ton, ses manières trahissaient une certaine
brusquerie, plus affectée encore que réelle, son
œil, très bon, corrigeait et au delà ce que la
première impression pouvait avoir d’inquié-
tant. Elle aimait à faire le bien, cela se voyait,
mais elle le faisait en grondant.
Après- un bonjour rapidement échangé, la
femme du dessinateur présenta sa requête,
requête qui, il faut en convenir, ne fut pas
HISTOIRE D'IN HONNÊTE GARÇON
461
accueillie avec un bien vif enthousiasme.
— Ah oui! de l’ouvrage! avec cela que le
commerce va si bien et que les commandes
abondent !
C'était encore une des idées de M™ Thourger
que de prétendre que le commerce ne mar-
chait pas. Cependant, les demoiselles étaient,
toujours occupées à servir quelque client; et
les monceaux de travail entassés devant la
coupeuse, dont les grands ciseaux grinçaient
sans relâche, ne prouvaient pas que la com-
mande fût si nulle.
La jeune femme
laissa passer sans
mot dire, la bou-
tade ordinaire de
sa vieille amie.
— Ah! mapauvre
femme, continua
M” Thourger en se
tournant vers Eu-
génie, vous tombez,
dans un joli mo-
ment! il n’y a pour
ainsi dire rien à
faire, et on ne peut
pas venir a bout
de faire rentrer le
peu de travail qui
est dehors. Car,
ma parole, les ou-
vrières sont éton-
nantes ! elles se
plaignent de n’a-
voir point d'ou-
vrage et ne font
point Celui qu'on elle posa l'assiette
leur donne... Te-
nez, en ce moment, je suis en train de perdre
une commande... une petite commande, c’est,
vrai... mais très avantageuse, par la faute... Et
bien, et ces matinées? demanda-t-elle vivement,
à une petite apprentie qui rentrait à ce mo-
ment.
— Elles ue peuvent pas être prêtes à temps,
madame, c’est impossible.
— \!“ Irma n'y a pas encore touché, je suis
sûre?
— Non, madame; elle n’avait pas compris
que cela pressait. Elle pensait que vous n’en
aviez besoin que pour l’exposition de mars,
parce que des matinées de batiste ne sont pas
de vente en hiver, Jl"* Irma...
— M"- Irma est une imbécile ! Est-ce que je
lui demande ses réflexions? Comment! voilà
des matinées qui doivent partir à La Havane
la semaine prochaine et elle trouve que c’est
assez tôt de les livrer en mars...
Puis, s'adressant à la veuve :
— Vous savez faire la matinée?
| — Oh oui ! Madame.
— « Oh oui ! madame ! » reprit la patronne de
CendnUun en imitant le ton d’Eugénie. Ne
I répondez donc pas comme une linotte sans
savoir de quoi il s’agit. Je ne vous parle pas de
| ces matinées qu'on vend trois francs cinquante
j toutes faites : il me faut du travail irrépro-
[ diable... tout ce qu'il y a de fini et de soigné...
Vous comprenez ?
— lai toujours fait la commande, ma-
i dame, jamais le vendu tout fait.
— Pour quelles
maisons avez-vous
travaillé?
— Depuis huit
ans je travaillais
pour la « Comète»,
rue Croix -des -Pe-
tits-Champs.
— C’est une
bonne maison ;
pourquoi l'avez-
vous quittée?
— Pendant la
maladie de mon
mari, j’ai été obli-
gée de renvoyer
plusieurs fois du
travail inachevé...
ils se sont fâchés...
cela se comprend;
et je n'ai plus osé
y retourner.
— Céline ! appela
la patronne.
L’apprentie s’a-
garnie devant Jeau Vança, la bouche
encore pleine des
! amandes quelle croquait derrière le comptoir.
I — Tu vas retourner chez M"* Irma chercher
I étoffe, garnitures, tout enfin... Et tu profiteras
i de. l'occasion pour liquider les gourmandises
que tu caches dans ta poche : tu sais que je
j n’aime pas qu'on mange au magasin.
Se tournant vers M“ Harivel :
— Vous serez ici demain matin à huit heures.
Eugénie balbutia que... ce serait peut-être
difficile, à cause de... Tout-Petit.
— Tout-Petit... (jui çà, Tout-Petit? ce grand
garçon-là? Il ne va donc pas à l’école?
— Il y allait, madame... Mais il n'y est pas
retourné depuis. . depuis...
La pauvre femme sentait toujours sa voix
s’étrangler quand elle faisait allusion au terrible
malheur qui l'avait frappée.
— Je l'y reconduirai, reprit-elle en s'excusant,
mais demain... c'est bien bref... je n'ai per-
sonne àqui le confier..., je ne sais même pas où
le laisser, puisque nous n'avons pas de logis.
(A suivre .)_ J. L.
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
402
Les fêtes foraines ( suite )'.
Beaucoup de jeux attrayants peuvent à bon
droit séduire et captiver nos jeunes amis. Ils
feront volontiers une partie de massacre pour
exercer leur adresse en lançant des balles
sur d’horribles pantins; ils monteront avec
plaisir sur les chevaux de bois au son d'une
musique entraînante; ils pourront sans dan-
ger se balancer dans les escarpollettes, mon-
ter dans les ballons que met en mouvement
une énorme roue, faire un voyage dans les
Montagnes russes ou même accepter, si
leurs parents y consentent, une traversée en
chemin de fer aérien — à la condition tou-
tefois d'être soigneusement attachés sur la
sellette.
Un spectacle à recommander aux enfants
est le Cirque Corvi, avec ses chiens savants et
les. jolis singes si amusants qui apparaissent à
table d’hôte, gravement assis et mangeant
comme des personnes raisonnables les biscuits
que leur apporte un petit cuisinier des plus
comiques, il ne faut pas dédaigner non plus le
Musée de cire où se rencontrent les person-
nagesles plus importants de l’Histoire ancienne
et moderne ; rien n’est plus à propos pour réca-
pituler ce que l’on a appris à l'école. Enfin, au
point de vue de l’enseignement de l’Histoire
Sainte comme pour le simple plaisir des yeux,
on peut sans hésitation entrer chez Lauret, qui
représente d’une manière très solennelle les
scènes de la Vie du Christ, depuis la Crèche et
l’Adoration des Mages jusqu’à la Passion, au
Crucifîment et à la Résurrection. Ces tableaux
vivants, qui ne manquent pas d’un certain sens
artistique, ont été composés d'après des toiles
célèbres de musée, et les maîtres dont on
s’est inspiré sont : Rubens, Paul Véronèse,
Le Tintoret, le Poussin, Delacroix, Olivier
Merson, etc.
Parmi les étalages en plein vent auxquels il
est très divertissant de s’arrêter, il faut citer le
comptoir de Jean-Pierre, le marchand' de pain
d’épices connu depuis plus de trente ans sur
toutes les places de fête. Ce brave homme
attire les regards par un accoutrement bizarre
de paysan normand : gilet court, faux-col aux
longues pointes, casquette fantastique... à
moins qu’il ne lui plaise de s’affubler d’un vieil
habit Empire en velours d’Utrecht, cela fait, il
appelle la clientèle en proposant de longues
palettes de bois couvertes de numéros qui
tiennent lieu de billets de loterie et donnent
droit à gagner un immense pavé de pain
d’épices. Si par hasard le public fait la sourde
! oreille, il a un moyen personnel et infaillible
de le retenir et de le charmer ; il attrape une
, ligne à pêcher, y suspend une bouchée de
nonnette et la promène gravement au-dessus
des badauds ébahis ; les gamins comprennent
aussitôt le jeu et se précipitent bouche béante
pour happer ce hameçon d’un nouveau genre.
Aussi Jean-Pierre ne manque pas d’acheteurs :
le soldat qui flâne, le brave ouvrier qui sort
de l'usine sa journée terminée, et les petits
enfants qui reviennent de l’école panier au
bras se pressent autour de lui afin d'écouter
| son mirifique boniment.
Les jeunes garçons qui s’intéressent à la
gymnastique et aux exercices de force ne
manqueront pas d'aller voir les lutteurs qui
remettent en honneur les jeux de la Grèce
antique; sûrs de leur vigueur, pleins de
souplesse, ils combattent tour à tour sans se
faire de mal, en cherchant simplement à se
renverser l’un l’autre. Et lorsque les épaules
de l’un d’eux ont touché le sol, on le déclare
vaincu.
Quelquefois ils offrent au public de prendre
part à leurs jeux et invitent un amateur à
venir se mesurer avec eux. Il n'est pas rare, en
pareil cas, de voir quelque solide ouvrier
accepter le défi et bien que le lutteur de profes-
sion le regarde d’un air fort méprisant, il entre
dans l’arène encouragé par les bravos de ses
camarades. Peut-être sera-t-il vainqueur, car
sa tâche journalière est rude et ses muscles
d’acier sont habitués à de vigoureux efforts;
ce sera pour lui un véritable triomphe, car la
foule aime la crânerie et l’inattendu.
Si la fête de Neuilly est bien celle des enfants,
par les nombreuses et intéressantes attractions
qu’elle leur fournit, il en est une autre qui
convient merveilleusement aux artistes, ces
grands enfants, par ses qualités de pittoresque,
d’imprévu, par l'entassement hétéroclite de
ses marchandises, par l’incroyable mouvement
d’animation qui y règne. Nous voulons parler
de laFoire aux jambons, qui alieu les premiers
jours de la semaine sainte et se termine natu-
rellement le vendredi. On peut la voir sous
deux aspects différents. Les gens pratiques,
petits bourgeois ou ménagères prévoyantes,
iront seulement dans une vaste allée située
boulevard Richard-Lenoir, réservée au com-
merce de la charcuterie et composée unique-
ment de baraques où se vendent les saucissons
de Lyon, les jambons d’York et les mortadelles
de Bologne. C’est certainement intéressant au
1. Voirie n° 301 du Petit Français illustré , p. 450.
LES FETES FORAINES
403
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
4M
point de vue gastronomique, mais c'est un
peu uniforme, et, comme l’a dit Boileau :
■ « L’ennui naquit un jour de ['uniformité. »
Il est beaucoup plus drôle d’aller voir le long
du canal Saint-Martin la partie où Ton rencontre
de tout excepté du jambon. Ce sont des étalages
de « brocante », clous, serrures, ferrailles,
chiffons, rubans, fourrures, poteries, vaisselle
dépareillée, outils hors d’usage, cuivres bos-
sues, animaux empaillés, vieux meubles, cartes
d’échantillons ayant fait leur temps chez les
commissionnaires en marchandises, costumes
défraîchis, tableaux crevés, statues en mor-
ceaux; on y voit de tout depuis des paquets
d’aiguilles vendus dans un parapluie retourné,
jusqu'à des installations complètes de maga-
sins, échouées sur ce singulier marché après
faillite faite. Au milieu d’un amas de choses
innommables, vieux corsets, savons de Mar-
seille, boites de sardines ou gants de soirée, les
artistes fureteurs savent qu'ils peuvent décou-
vrir quelque bibelot ancien qui leur servira de
modèle pour une nature-morte ou qui contri-
buera à la décoration de leur atelier; aussi les
peintres et les sculpteurs ne manquent-ils
jamais de se rendre à la Foire aux jambons,
certains d’y faire quelque trouvaille précieuse;
les mondains qui ont le goût de la curiosité
commencent à connaître aussi la ressource de
ces bizarres exhibitions et ils s’y rendent « en
bande », comme à une partie de plaisir. Mais il
faut se méfier du vieux-neuf, de l’habile contre-
façon de l’antique, carie vénérable marchand à
lunettes, assis indifféremment au pied d’un
arbre, guette du coin de l’œil les riches ama-
teurs et il ne se fera aucun scrupule de leur
vendre très cher un étain de 1607 gravé la
semaine dernière ou un brasero espagnol du
xv* siècle en cuivre rouge repoussé, dû à l’ingé-
nieuse fabrication d’un vulgaire chaudronnier
de Montmartre. iM. H.
Comment on fait un numéro du Petit Français (smV.
C’est par ce lil que le courant s’échappe de la
cuve et revient à la machine qui Ta produit.
Si nous suspendons au fil de sortie un objet
quelconque, pourvu qu’il soit conducteur de
l’électricité, c'est-à-dire qu'il ne s’oppose pas à
son passage, il est évident que le cuivre de la
cuve étant emporté dans le sens du courant
viendra se déposer sur l’objet placé à la sortie,
et l’objet recevra ainsi un dépôt de cuivre
d’autant plus épais que le courant passera plus
longtemps dans le sulfate de cuivre.
11 me semble qu’il n’y a rien là qui soit diffi-
cile à comprendre : l’électricité arrive dans le
sulfate de cuivre, le traverse, prend le cuivre
en passant et va le déposer à la sortie sur
l’objet qui s’y trouve. .
Ceci étant bien compris, voyons ce que fait le
clieheur : il prend la planche gravée, de bois
ou de zinc, presse fortement contre elle de la
cire; celle-ci pénètre dans toutes les tailles, dans
tous les creux, si bien que quand on sépare la
cire de la planche gravée, elle présente en
relief tout ce qui est en creux sur la planche, et
en creux ce qui est en relief. En d’autres termes
la cire forme un moule de la planche gravée.
Ce moule étant saupoudré de mine de plomb
pour le rendre conducteur, on le suspend au
fil de sortie dans une cuve de sulfate de cuivre
traversée par un courant électrique. Le cuivre
vient, comme nous l’avons dit, se déposer sur
le moule où il forme bientôt une couche de
i ou 2 millimètres d’épaisseur, et qui, naturel-
lement, présente en relief tous les creux du
moule. C'est-à-dire que la plaque de cuivre
ainsi formée est la reproduction exacte et fidèle
de la planche de bois ou de zinc telle qu’elle est
sortie des mains du graveur.
On n’a plus qu'à couler derrière cette mince
plaque de cuivre un peu d’alliage d’imprimerie
pour augmenter sa solidité, puis on la cloue
sur du bois, afin de lui donner l’épaisseur
convenable, et on a ainsi un cliché de cuivre
qui, beaucoup plus dur que la plaque gravée
de bois ou de zinc, peut servir à tirer des mil-
liers et des milliers d’exemplaires. Et puis, s’il
s’use, ce qui arrive fatalement car tout s'use en
ce monde, le mal n’est pas grand, car le bois
et le zinc primitifs sont toujours là et on n’a
qu’à les confier au clieheur pour qu’il refasse
un nouveau cliché. ,
Pendant que s'opèrent toutes ces manipula-
tions, le manuscrit est envoyé à la composition,
c'est-à-dire chez l’imprimeur. Nous ne revien-
drons pas sur la description des manipulations
qui s’opèrent à l’imprimerie. Le Petit Français
a déjà publié autrefois toute une série d'articles
sur ce sujet et nous ne voudrions pas faire
double emploi.
Rappelons seulement que certains ouvriers
ayant devant eux des cases ou casses contenant
des caractères mobiles, composent le texte
1. Voir le n° 391 du Petit Français illustré, p. -446.
COMMENT ON FAIT UN NUMÉRO DU PETIT FRANÇAIS
465
i__n
@| @i
21
t|
Z
i
e
manuscrit en plaçant les uns a côté des autres et
à l'envers les caractères appropriés. Après quoi
un passe un rouleau d'encre sur la composition.
IlettresITêsIprennent l’encre et en pressant sur
elles une feuillede papier on obtient une épreuve
que l’on envoie aussitôt à Fauteur, alin que, s’il
y a lieu, il fasse les corrections nécessaires.
Messieurs les ouvriers imprimeurs vont très
vite, ce qui est une qualité et ils prennent sans
regarder, dans les cases qui sont devant eux,
et do@t ils ont une gragde habitude, les lettres
dont ils ont besoin. Or s'ils se trompent de
case, ou bien si la case renferme une lettre
étrangère qui s’y est fourvoyée par mégarde, il
peut arriver et il arrive que l’épreuijve présente
des incorrections variées qu'en terme d'impri-
merie on appelle des coquilles. Les coquilles
sont parfois bien amus.mtes on bien étranges.
voiéï une prise daili
une prise (
fis un roman éôntem
kpan
coul
En v
porain.
« A l'aspect du visiteur, le père Isaac ôta
poliment sa culotte » (au lieu de calotte).
En voulez- vous une autre'?
» Le sergent est un animal venimeux » (au
lieu du serpent).
« Pierre tomba la bête la première dans le
veau » au lieu de « tomba la tête la première
dans le seau ».
« Ma petite cousine Lucie est une bonne
camarde (pouiVamarade).
On pourrait multiplier à l'infini les exemples
de coquilles fameuses.
Mais quelle que soit 1 origine de l’erreur
lïmprimeur[iIfautqu’on la corrige et c’est pour)
(commisejqu'on doive l'attribuer à l’auteur ou à
cela qu’on expédie l’épreuve à l'auteur, qui fait
de son mieux pour rétablir les choses confor-
mément aux règles du bon sens et de la
correction gramma/icale
Cela fait, il renvoie l’épreuve corrigée à
tïmprimerie. ou fort heureusement se trouve
un correcteur attitré chargé de revoir, non pas
le style, les auteurj étant très chatouilleux fur
ce point, mais les fautes d'orthographe, les
coquilles et autres irrégularités typographiques
nui ont échappé à Fauteur et Dieu sait s'il y
en a !
Les auteurs n'ont pas, a mon avis, assez de
reconnaissance pour ce modeste fonctionnaire
qu'on il om me le Correcteur et qui leur évite
très souvent le désagrément de rencontrer une
lourde et exliilaraiitejcoquille au milieu d’une
solennelle et pathétique tirade sur laquelle ils
comptaient pour arracher d'abondantes larmes
au lecteur attendri :
« Viens, mon' fils ! Viens mon sang ' Viens
réparer ma montre! Viens me manger! !! »
Vous voyez d’ici l’effet produit
L’épreuve est donc corrigée, Fauteur a
donné son « bon à tirer » e’est-a-dire qu’il
autorise l’imprimeur à imprimer son texte. Q H
Il s'agit maintenant de chercher à utiliser
tous les matériaux dont on dispose de façon à
constituer un numéro varié, amusant, instruc-
tif et ayant un (aspect) agréable. 11 s’agit de(w
disposer les illustrations dans le corps du
journal de façon quelles soient bien à leur
place et autant que possible uniformément
distribuées. Il ne faudrait pas, par exemple,
que certaines pages regorgeassent d’illustra-
tions tandis que les pages voisines en seraient
totalement dépourvues. Il en résulterait [njù] U]
manque d’équilibre fâcheux. Le journal « n’au-
ifjit pas d'œil ». 11 s'agit, en d’autres termes, 63 1
de « mettre le numéro en pages ». ou
C'est ici qu’interjjennent l’esprit débrouil- vj '9|
lard, l’ingéniosité et le goût de l’employé
chargé de cette opération délicate. Il commence .
par établir la « marquette » du numéro. C’est- -A ]
à-dire qu’il s’arrange avec les gravures et le
texte composé dont il a des épreuves. Armé
d’une paire de ciseaux, d’un pot a colle et d’un
numéro ancien du journal, il se met à l’ou-
vrage. Il taille, rogje. découpe des lambeaux n-j
de texte qu’il colle sur le vieux numéro en y
intercalant les gravures appropriées. Bref, il
fait un jeu de patience, une mosaïque de
texte et de dessins qui doit être la reproductioi) nj
exacte, depuis le titre jusqu’à la signature du
gérant, du numéro tel qu’il le comprend.
Vous ne vousjLpas une idée de l’habileté («fa jL
et du savoir-faire qu’il faut pour établir conve-
nablement une maquette, jertains articles sont Ç |
trop longs | il faut en supprimerLd’autres sont ;i" ;j_
trop courts, il faut les allonger, et les retourner
par conséquent à Fauteur, qui n’en est pas
toujours JaJi, avec prière d’ajouter 15 lignes ■a J Vj.
ou d’en supprimer 12.
Vous voyez que d’allées et venues! et quelle
cervelle bien organisée il faut à un Directeur et
à un Secrétaire de rédaction qui surveillent
tout, voient tout et contrôleijt tout. B- j
Enfin les adjonctions ou les soustractions
ont été eff ectuées par les auteurs, la maquette
est prête, approuvée du Directeur, signée du
géunt. On l’envoie à l’imprimerie. j\, ^
Là au moyen du texte antérieuremenj com- tj
posé et soigneusement mis de côté, au moyen
des clichés de gravures, le » metteur en pages »
s’efforce de confectionner le journal confoij!,- m tj,
ment au modèle. Il habille les gravures c'est-
à-dire les encadre avec du texte si c'est néces-
saire et refait avec les clichés et le caractère
d’imprimerie le travail fait à la librairie par
l'employé chargé d'établir la Jaquette. m I
Le tout est de nouveau renvoyé à correc-
tions à la librairie où, s'il y a lieu, on |ffectue *./
des changements nouveaux Puis lorsque tout
est à point, on donne le « bon à tirer » définitif
, (.4 suture.) G. C,
466
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
L’oiseau-mouche.
I.’une des plus charmantes créatures que l’on
puisse citer parmi les oiseaux est le Zum-zum
d’Amérique, connu vulgairement sous le nom
d’oiseau-mouche, bien que les savants l’aient
décoré du titre pompeux de colibri.
D'une dimension très exiguë, voletant sans
cesse, il se dérobe presque à l’examen des natu-
ralistes par la vivacité de ses mouvements ; sa
longueur totale du bec à la queue est d’environ
deux pouces; il est couvert de petites plumes
si brillantes, si chatoyantes de couleur, qu’on
pourrait le comparer à un véritable bijou orné
de gemmes; en effet, son cou et sa poitrine
semblent d’émeraudes et de rubis, sa queue et
ses ailes, plus foncées, ont des reflets d’amé-
thyste.
Aussi Buffon a-t-il pu dire avec raison :
« L’émeraude, le rubis, la topaze, brillent, sur
les habits de l’oiseau-mouche ; il ne les souille
jamais de la poussière de la terre, et, dans sa
vie toute aérienne, on le voit à peine toucher
le gazon par instants.
Il est toujours en l'air ; il vit du nectar des
fleurs. »
Tout en butinant de fleurentleurainsi qu’une
abeille, il fait entendre un léger sifflement d’où
lui est venu le nom de Zum-zum à Santo-
Domingo, sa patrie.
Il nous paraît inutile d’ajouter qu’il est abso-
lument impossible de retenir en cage un aussi
gracieux prisonnier : la captivité serait sa mort. I
Peu de personnes même ont eu la bonne i
fortune de pouvoir l’examiner à loisir, car il
semble avoir résolu le fameux problème du
mouvement perpétuel.
On accuse l’oiseau-mouche d’un certain
penchant à la colère, ce qui nous paraît du reste
compatible avec la vivacité de sa nature; on
prétend que lorsqu’il trouve sur son chemin
une fleur fanée il en arrache les pétales avec
une sorte de fureur; peut-être est-ce un poète
qui ne peut se résigner à l’anéantissement de
ce qui est beau.
A Paris, l’oiseau-mouche n'est guère connu
que comme ornement de chapeaux ou de coif-
fures ; la Mode, si capricieuse, le reprend et le
rejette tour à tour, tantôt lui faisant un nid de
tulles et de dentelles, tantôt le piquant dans une
blonde chevelure ou bien le laissant pendant
des années dans les cartons d’un grand
magasin.
Lorsque nousle voyons ainsi, réduit, desséché,
ses pauvres petites ailes repliées sur elles-
mêmes et entourées d’une mince bandelette de
papier, nous songeons qu’autrefois il a traversé
joyeusement dans un rayon de soleil les belles
forêts d’Amérique, gai, libre, insouciant,
heureux de vivre, véritable roi de l’espace, et
nous pouvons le comparer à une triste momie
d’Égypte oubliée derrière la porte d’un musée,
et qui cependant est la dépouille authentique
d’un monarque puissant, possesseur de vastes
domaines et qui faisait trembler autour de lui
des milliers d’esclaves. M. H.
UNE HISTOIKE DE CHASSE
467
— No», Messieurs,
non., je ne chusse
plus depuis 1 horrible
aventure qui m'arriva
cet été...
Il faisait une chaleur acca-
blante je marchais depuis
quatre heures, pas une pièce
au tableau !
Je m'assis « sub legmine fagi »
et tirai un journal de ma poche
La lecture de ce journal acheva de
m'abrutir ..
Au même moment, je vis venir
vers moi des bandes d animaux dont
quelques-uns étaient féroces '
Un animal bizarre, qui tenait du lion
et du garde champêtre, me demanda
pourquoi je chassais, étant membre de
la Société protectrice des animaux ?
Puis des lapms . biandissant des oreilles
énormes, m envahirent brusquement... l’un
m'ôtn la cravate, 1 autre les guêtres, un troisième
mes souliers.
Une bande d oiseaux s abattit sur moi,
et une pie (gazza ladra, !a pie voleuse),
m'enleva ma montre ..
Des bataillons dcscargots rampaient
lentement, tandis qu'un merle blanc me
débarrassait de mon chapeau . Ah ' la
canaille !
Ensuite Tint un homard extrêmement
poilu des pattes, qui me chatouillait la
plante des pieds
Un cerf m’emportait mon pantalon, un
sanglier me volait ma chemise...
Enfin, une cohue fantastique m’entoura La détonation me réveilla . Ce u élait
j’étendis la main vers mon fusil . Je qu’un abominable cauchemar
tirai dans le (as
mais j avais tiré -
j avais tué mon chien,
pauvre bête'..
Et voilà ponr-
quoi je. ne chasse
plus !
468
LIC PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
Le» chien* ambulancier*. — Bons
chiens! Les voilà clans les' ambulances ! On les
trouvera donc toujours prêts à rendre service!
On peut voir, depuis quelque temps, circuler dans
les rues du village de Lechensch, près de
Cologne, un véritable bataillon de chiens que
leur maître dresse pour le service des ambu-
lances, en vue des prochaines grandes manœuvres
allemandes.
Chaque animal porte sur son dos une petite
selle munie de poches contenant tout ce qu’il
faut pour opérer un premier pansement provisoire,
ainsi qu’une gourde remplie d’eau-de-vie.
On apprend aux chiens à reconnaître les
blessés et à se baisser vers eux pour leur per-
mettre, en attendant les brancardiers, d'étancher
leur soif et de soulager un peu leurs souffrances.
Une grande croix rouge est marquée sur la
selle et des bretelles de cuivre servent à fixer,
sur la croupe de l’animal, une petile lanterne à
réflecteur qu’on allume pour le service de nuit.
Les chiens ambulanciers ont déjà figuré l’année
dernière aux manœuvres allemandes, où leur
utilité a été reconnue; aussi, cette année, leur
initiateur a-t-il été chargé de dresser, à cet elfet,
toute une meute. Il a choisi des chiens écossais
de taille moyenne, dont l’intelligence et la docilité
sont, paraît-il, remarquables.
*
* $
A lieux île Jeu. — Le docteur Jonathan Swift,
l’auteur des Voyages de Gulliver , étant prêt à mon-
ter à cheval demande ses bottes; son domestique
les lui apporte.
— Mais elles ne sont pas nettoyées, dit Swift au
moment de les chausser.
— Bah ! dit le serviteur, vous allez les salir
tout à l’heure. Vous ne serez pas à la première
barrière qu’elles seront déj«â pleines d’éclabous-
sures. Ce n’est pas la peine de les décrotter.
Un instant après le paresseux valet demande
à Swift la clef du buffet.
— Pourquoi la clef? fait le malin doyen.
— Pour déjeuner.
— Oh ! reprend le docteur, a quoi bon ? Vous
aurez encore faim dans deux heures d’ici : je
vous assure que ce n’est pas la peine de manger
maintenant.
*
* *
Tout en impiciv — Le papier, le fragile
papier, se prête aujourd'hui avec complaisance,
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO
I. France gastronomique.
Amiens est renommée pour ses pâtés de canards, Bar-le-
Duc pour ses confitures, Agen pour ses pruneaux, Caen pour
ses tripes, Ruffec pour ses terrines de foies gras truffés,
Reims pour son vin de Champagne, ses biscuits, ses jambons
cuits, Commercy pour ses madeleines, Dijon pour sa moutarde
et son pain d'épice, Arles pour ses saucissons, Troyes pour
ses langues fourrées.
IL Question de langue française.
On appelle sculpture chryséléphantine celle qui met en
œuvre l'or et l'ivoire. Les Grecs la pratiquaient; de nos jours
le statuaire Siniart a fait une fort belle Minerve en or et
en ivoire.
III. Question historique.
M. Emile Wertz répond à cette question : « L’épopée de
grâce à une préparation spéciale, aux applica-
tions industrielles les plus diverses. On a fait
dernièrement des poteaux télégraphiques et des
conduites de gaz en papier ; avec la même subs-
tance, on a fabriqué des voiles de navires, des
roues de vagons, des vêtements fort hygiéniques,
parait-il. Un ingénieur de la maison Krupp a
construit récemment, dit-on, un canon en papier,
engin guerrier bien moderne par son originale
conception.
Ce canon en papier comprimé, très léger et de
faibles dimensions, est destiné à l’infanterie. Son
calibre est de 5 centimètres et sa résistance serait
supérieure ’à celle d’un canon d’acier du même
calibre. Cette pièce, portée par les soldats en guise
de havre-sac serait de très grande utilité sur les
champs de bataille accidentés où l’artillerie
manœuvre difficilement.
* *
Ah rapport. — « Quatre jours de salle de
police au cavalier Verduret par le capitaine Lesec,
pour avoir beuglé comme un âne dans la cham-
brée en imitant le colonel. »
RÉPONSES A CHERCHER
Questions d'étymologie. — D’où vien-
nent les mots : calcul, cerise, galetas, parapet?
*
* *
Questions «le géograpliie. — D’où vien-
nent les noms des villes de Sens, Bourges,
Evreux, Chartres, Dreux, Poitiers, Marseille,
Beauvais, Soissons, Reims?
*
* *
Question historique. — A quel âge
Louis XIV prononça-t-il son premier discours au
parlement ?
Triangle syllabique.
En Algérie. — Terme de marine. — Qui porte
la fleur. — Négation.
Charade
Mon premier est une voyelle,
D’un petit accent surmonté;
Mon second, la part la plus belle
Du lièvre qu’on a dépecé ;
Mon tout, un feuillage un peu triste,
Fournit son bois à Pébéniste.
Geneviève de Brabant semble légendaire. Cependant l'histoire
fait mention d'une Geneviève, fille d'un duc do Brabant. Cette
enfant serait née en 681. Son alliance avec un comte palatin,
du nom de Siegfrid, n’est que présumée. Devant l'historieo,
l’homme se complait à conserver foi dans les traditions qui
ont doré le printemps de sa vie, et l’homme a raison, car le
cœur est un temple dont chacun est le pontife. »
Genoviôve de Brabant est l’héroine d'une légende populaire,
historique dans le fond, mais qui a successivement reçu des
embellissements dramatiques et merveilleux. Le premier texte
do cette légende est une chronique de Mathieu Emmich,
docteur on théologio et carme du couvent de Bopart on 1472.
Ce texte paraît avoir été la source où ont puisé tous les
auteurs qui ont parlé de Geneviève do Brabant.
IV. Charade.
Vertige.
Le Gérant : Maiiric.b TARDIEU.
Toute demande de changement d’adresse doit être accompagnée de l'une des dernières bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8" année. — N° 393.
10 centimes
5 septembre 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L’ABONNEMENT • UN AN, SIX FRANCS
Part du 1er de choque mois
Armand COLIN & CK, éditeurs
5, rue de Méïières, Paris
ETRANGER Tir. — PARAIT CHAQUE SAMEDI
Tous droits réservés.
Le roi des jongleurs. — « Tu me parais sur le chemin de la perdition », s’écria maître Guillot.
470
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Le roi des jongleurs.
Une famille de grands personnages.
Nous sommes dans le logis du roi à l’hôtel
Saint-Paul, situé à l'orient de la ville, entre la
rivière de Seine et la forteresse de la Bastille,
construite par le roi Charles V après les gros
troubles et désastreuses guerres de sa minorité,
après le temps où le prévôt Étienne Marcel
avait révolutionné le populaire de Paris, où
tout était à feu et à sang dans le royaume de
France.
Oui vraiment, c’est ici que le roi Charles VI
demeure et tient sa cour, ainsi qu’a fait son père,
le bon prince Charles le Sage ; mais on ne le
dirait pas, tant les vastes cours de l’hôtel des
Grands Esbattements sont silencieuseset vides,
tant les grands bâtiments ont l’aspect morne et
triste. Aucun bruit ne sort des hautes fenêtres
à vitres historiées, dont quelques-unes ont des
trous dans les losanges de plomb ; point de
mouvement de gens d’armes cavalcadant dans
les cours, vers les écuries et les lices, point de
princesses arrivant sur des haquenées, avec des
suites de nobles seigneurs et une séquelle de
varlets, point de pages bruyants et malicieux
vaguant partout des cuisines aux treilles du
L’Hôtel Saint-Paul.
jardin, encombrante engeance qui cherche
noise ou plaisanterie à tous, fait tapage et
dégâts autant qu’elle peut, mais répand partout
une vraie gaieté qui réchauffe le cœur.
Non, l’hôtel Saint-Paul, malgré la blancheur
de ses murailles, est triste et sombre ; le logis
ro"»i, bien que le roi soit là, reste solitaire et
comme abandonné. C’est que le pauvre roi
Charles, tombé en démence depuis l’an 1392,
dans sa fatale chevauchée aux plaines du Mans,
n’est plus guère que de nom roi de ce pauvre
royaume de France malheureusement tiraillé
entre les princes, et particulièrement entre
Jean sans Peur, duc de Bourgogne, cousin, et
le duc Louis d'Orléans, frère du roi.
Depuis des années, le pauvre roi Charles à
l’esprit obscurci végète, sans pouvoir s'occuper
de rien, au fond des chambres de l’hôtel, pres-
que seul, souvent enfermé par crainte de
malheur au cours de ses grands accès, recou-
vrant à peine de temps en temps un éclair de
raison et alors courant en rendre grâces à Notre-
Dame, à la grande joie des braves gens de
Paris, mais, hélas ! pour retomber presque
aussitôt dans un état plus lamentable.
Aussi le bruit et le mouvement ont-ils depuis
longtemps abandonné le triste logis de la folie
royale, pour suivre la reine Isabeau, mauvaise
reine qui n’a point le cœur de son peuple, mau-
vaise épouse toujours en cavalcades joyeuses,
aux bois et chatel de Vincennes, en fêtes et
LE ROI DES JONGLEURS
47 i
réjouissances à ses logis particuliers, au sé-
jour Barbette ou à l'hôtel de Nesle, toujours en
recherche de merveilleux atours et d’éblouis-
santes inventions pour le divertissement de sa
cour.
A l'hôtel Saint-Paul, il n'est resté qu’un petit
nombre de serviteurs, ceux que la reine a dé-
daigné d’emmener, pour la plupart vieux et
d’humeur renfrognée, rendus encore plus mo-
roses, par la tristesse des temps ; aussi, n'est-il
pas surprenant que dans ces préaux naguère
si remplis de foules allègres et brillantes, on ne
voie passer à de longs intervalles qu’un valet
maigre et mélancolique, et qu'on n’entende
plus de temps en temps que le long bâillement
d'un chien plus mélancolique encore, et aussi
maigre, par ma foi, ce qui n'indique pas qu’une
grande profusion soit à reprocher au major-
dome de l'hôtel dans la distribution des vivres.
Dans un des bâtiments de l’hôtel, donnant
sur les jardins qui avoisinent le monastère des
Célestins, trois hommes sont assis autour d'une
table, sur laquelle ne se trouve aucun broc ni
le moindre hanap . Devant eux, un jeune homme
se tient debout, la mine assez basse, comme
chien qu'on fouette ou jeune bachelier que l'on
morigène. Il n’est pas besoin de les regarder
beaucoup ni d'écouter longuement leur conver-
sation, pour voir que l'humeur de nos gens
cadre avec l'aspect général de l'hôtel Saint-
Paul, et que ce ne sont pas précisément de
choses hilarantes que l'on discute.
Quelles figures soucieuses, quels froncements
de sourcils, quels plis sur les fronts des trois
hommes, gens murs et rassis, et quelle moue
sur les lèvres du jeune gaillard ! Et pourtant
l'espèce de bonnet à cornes et à grelots que
l’un de ces hommes mûrs vient de jeter sur la
table pour se gratter soucieusement la tête, in-
dique qu'il exerce une profession où la mélan-
colie ne sied guère. Cette marotte jetée sur un
banc à côté complète l'indication : il n'y a pas
à douter, cet homme mûr à grimace renfrognée
ne peut être que le fou de sa triste Majesté, le
roi Charles VI.
Après s'ètre tenu quelque temps le menton
dans la main, en agrémentant par surcroît sa
figure d'une lippe peu gracieuse, il prend par
les cornes son bonnet à grelots et en frappe
violemment sur la table.
— Des verges solides et convenablement
appliquées, maître Jehan Picolet, mon neveu,
s’écrie-t-il, c’est encore ce qu’il y a de meil-
leur pour induire la jeunesse en attention et
bonne volonté vis-à-vis des mai 1res chargés de
la dure besogne de leur inculquer les bons
principes et la science!...
— Manière inhumaine de forcer les gens à
faire leurs humanités! dit vivement le jeune
homme.
— Jeune polisson, dit un homme assis à la
droite du fou et la figure aussi soucieuse que
lui, je te défends de protester contre les choses
pleines d’expérience que te disent et t'affir-
ment des gens d’âge comme moi, comme tes
oncles Tristan et Gilles, et en particulier contre
ce que veut bien te dire tou onde Tristan
Picolet, fou de Sa Majesté le roi, homme de
grand sens et de bon conseil, le chef de notre
famille comme notre aîné !
— Certainement, mon garçon, ditle troisième
Picolet, homme plus rond et d’aspect moins
sombre que ses frères, écoute bien ce que te
dit ton oncle Tristan, c’est la sagesse qui parle
par sa bouche...
— Je dis, monsieur notre neveu et fils,
déclara maître Tristan, que tu n’étais pas assez
battu au collège Montaigu... que les verges du
maître fouetteur étaient trop douces ou maniées
trop mollement, puisqu’elles n’ont pu te rendre
plus docile à te laisser gaver de la science dont
regorgent les maîtres de ce collège illustre
Malheureux enfant, au pain de l’intelligence,
préfères-tu le chardon des ânes?
— On ne nous gave, comme vous dites, que
de ce pain intellectuel, et en fait de choses
vraiment solides, pauvres écoliers, nous n’avons
que les caresses du maître fouetteur, soir et
matin, à trop larges rations... Voilà pourquoi,
à la fin, fatigué d'être nourri exclusivement de
grammaire et de verges, j’ai fui cet illustris-
sime et savantissime collège Montaigu, avec
tout l’empressement que je mettrais à fuir la
roue et la potence... Non, non, non ! poursuivit
le jeune homme avec animation, je n'en veux
plus, je n'y retourne plus, il ne me plaît point
à ce prix de devenir homme de science, maître
ès arts, pédant docteur.
— Silence, jeune drôle ! dit le fou du roi en
accentuant sa lippe de mauvaise humeur, c'est
à ton père à décider de ceci.
— Avec les avis de tes oncles qui ont l'obli-
geance de venir tenir conseil là-dessus, ajouta
le père, c’est un conseil de famille que nous
tenons en vue de décider définitivement la voie
à te laîre suivre, car tes tristes dispositions
nous affligent autant que ton avenir nous
inquiète.
Les deux oncles acquiescèrent d’un signe de
tête.
Le jeune homme, murmurant de sourdes
protestations, demeura la tète basse, les mains
derrière le dos.
— Tu me parais sur le vrai chemin de la
perdition, continua maître Guillot, en route
pour déshonorer ta famille, une famille qui, si
elle n’est que modérément pourvue de biens
au soleil, du moins peut se prétendre riche de
considération... Demande partout sur le terri-
toire de Paris et dans les lionnes villes
472
I.E PETIT ER ANC AIS ILLUSTRE
avoisinantes s'il n'est pas bourgeois bien posé
et liomme de mérite reconnu, le tout premier
en son art, maître Guillot Picolet, jongleur
ménestrel, cornemuseur, chef de la ménes-
trandie royale de l'hôtel Saint-Paul et grand
prévôt de la Confrérie de Saint-Julien, roi des
Jongleurs, ayant autorité non seulement sur
les confréries du Parisis, mais encore sur les'
confréries et ménestrandies de toutes les villes
importantes du noble royaume de France,
même de celles qui échappent en ce moment à
l'autorité du roi Charles VI, notre sire.
— C'est pour cela que... essaya de dire le
jeune homme.
— Et ton oncle Tristan Picolet, mon aîné,
le chef de la famille, fou du roi Charles,
c'est-à-dire fonctionnaire important de la cour
royale, aujourd'hui assez piteuse, hélas ! mais
si brillante jadis, avant que l’esprit du pauvre
prince n’eût succombé à de sombres maléfices!..
Ton oncle, qui appelle le roi son compère, et le
puissant duc de Bourgogne son cousin, penses-
tu qu’il puisse avouer pour neveu l'âne hâté,
le pauvre diable affamé et râpé que tu seras si
tu continues...
— Affamé et râpé, je le suis déjà...
— Silence! Veux-tu faire rougir aussi ton
oncle Gilles Picolet qui, s'il n’a pas pris, comme
ses aînés, la noble carrière des arts, aux sentiers
ardus, difficiles, et non pavés d’écus, est
devenu bourgeois notable, ayant pignon sur
rue au quartier du Palais, pâtissier maître-
queux à l’enseigne de la Lamproie-sur-le-Gril ,
glorieuse maison dont la réputation n’est plus
à faire auprès de messieurs de l’Université, des
présidents de chambre en Parlement ou des
gentilshommes quelque peu portés vers les
satisfactions de l’estomac!
Maître Gilles Picolet rougit modestement en
entendant ces mots, avec un sourire pour
remercier son frère. Ce troisième Picolet n’avait
point la mine longue, maigre et soucieuse de
ses aînés, il était rose et frais, de figure reposée
et pacifique , et possédait l’embonpoint qui
sied aux notables bourgeois. Ce maître-queux,
s’il nourrissait confortablement ses clients, ne
s’oubliait pas lui-même et ne se contentait
vraisemblablement pas du l'umet de ses plats.
— C’est justement pour ne pas vous faire
rougir de votre fils et neveu, s’écria le jeune
homme, que je demande à laisser désormais de
côté la grammaire et les verges du collège
Montaigu, pour embrasser dès ce jour la noble
carrière paternelle. Je veux être jongleur-
ménestrel-cornemuseur comme mon père, avec
l’espoir de lui succéder un jour, si mes mérites
arrivent à la hauteur de ma bonne volonté,
dans la charge de Roi de la glorieuse Confrérie
de Saint-Julien!
— Malheureux! fit douloureusement le fou.
— Jeune nigaud! dit le roi des jongleurs.
— La carrière des arts ! exclama le maître-
queux.
— Eh bien, oui ! affirma le jeune homme.
— Mon pauvre garçon ! reprit le roi des
jongleurs, carrière gâchée, perdue, finie! je me
tue à te le dire et répéter. A notre triste époque,
Apollon gémit le ventre vide et les neuf Muses
elles-mêmes sont au pain sec. Vu la rigueur des
temps et les désastreux changements dans les
mœurs et coutumes, les pauvres jongleurs
ménestrels sont trop souvent obligés de serrer
leur ceinture quand sonne l’heure du repas pour
bourgeois et manants..., le ménestrel de l’hôtel
royal comme les autres.
— Hélas ! gémit maître Tristan.
— Et c’est quand tu nous vois maigrir de jour
en jour que tu voudrais embrasser notre
ingrate carrière ! Ah ! si les temps étaient ce
qu'ils furent jadis, quand le bon pays de France
était tranquille et heureux, quand, pour égayer
les fêtes, banquets et cérémonies de chaque
jour, en belle ou mauvaise saison, dans les
grandes salles illuminées ou sous les frais
ombrages d'été, les seigneurs et les princes
s’arrachaient les jongleurs ménestrels, quand
la charge de Maître de la Ménestrandie royale
valait honneurs et richesses à foison à celui qui
en était pourvu, oh! alors, il n’y aurait pas
d'hésitation et je te conduirais moi-même par
la main dans l’illustre carrière des arts... Mais
où est-il ce temps-là, hélas !
— Hélas ! répéta maître Tristan, si le fou du
roi ne rit plus guère aujourd'hui, il y a bien de
quoi! Où sont les jours de gloire d’autrefois?
Le temps où il était la joie, le rire, l’épanouisse-
ment de son compère le roi de France, bien vu
de tous les princes, flatté par les seigneurs
empressés à lui faire mille caresses et cadeaux,
admis au conseil, par la petite porte si vous
voulez, mais admis, et jamais de trop dans les
plus augustes solennités... le temps où il
présidait aux divertissements d'une cour
joyeuse et brillante... ah! mes enfants, j'ai vu
des jours glorieux! En 1378, quand vint nous
voir l’empereur Charles d’Allemagne, j’étais de
toutes les fêtes, je chevauchais dans le cortège
à l’entrée de l’empereur, derrière le roi et les
princes du sang, sur ma mule rouge, capara-
çonnée de jaune! Quels transports dans le
populaire tout le long de la grande rue Saint-
Denis ! Devant le roi et l’empereur pleins de
majesté, un silence respectueux, on écarquillait
les yeux sans oser respirer; devant les princes
on commençait à entendre des oh! et des ah !
puis quand j’arrivais faisant trotter ma mule,
l'enthousiasme enfin éclatait dans une énorme
acclamation : Noël! Noël! Vivat!... Quelle belle
journée! Et quels festins! Et tous ces gens si
joyeux il y a vingt-cinq ans ne songent
LE ROI DES JONGLEURS
473
maintenant qu'à s’entr'égorger!. . Où est-elle,
ma belle mule rouge ? Et quand trouvons-nous
maintenant l’occasion de cérémonies magni-
fiques et de plantureux festins ?
— Hélas!
— Et les fêtes du mariage et de l’entrée du
roi Charles VI avec la reine Isabeau, en 89? Les
derniers beaux jours! Je ne veux rien dire de
Madame la Reine, c'est trop dangereux, mais
c'est elle qui a apporté tous les maux de la
France dans son tablier! Enfant, si tu m’avais
vu dans toute ma gloire à l'entrée de la Reine...
J'avais encore ma mule rouge, un peu vieillie.
Etauxjoûtes devant Sainte-Catherine du Val-
des-Écoliers, dans les journées qui suivirent,
j'étais armé comme les chevaliers qui tour-
noyaient... une armure faite pour moi, avec
ornements particuliers, et un casque à oreilles
et grelots si réjouissants, que ma seule appari-
tion faisait courir le rire de tribune en tribune,
et que les dames me voulaient couronner...
— Hélas! fit le roi des Jongleurs.
— Et demande à ton père, déjà
chef de la ménestrandie royale, si
sa charge était une sinécure en ces
glorieux jours où maître Guillot
Picolet, à la tête des soixante cor-
nemuseux et jongleurs de l’hôtel
de Saint-Paul, avait à organiser
continuellement les mascarades,
représentations de mystères, jeux
et divertissements, et toutes sortes
d'inventions galantes d’où il résul-
tait pour lui honneurs et profits ..
— Ces temps ne sont plus! dit
maître Guillot.
— Tout cela est passé et bien passé ! lit maître
Tristan d'une voix caverneuse.
— Las! gémit le maître-queux.
— Donc, après autant de soupirs et de regrets
que vous voudrez pour le passé brillant, son-
geons à l'avenir, qui n'est point couleur de rose :
Tu serais un véritable niais, mon garçon, de
songera te faire jongleur-ménestrel, et je serais
condamnable de te laisser t’engager dans la car-
rière des arts en ces temps douloureux. Ce n’est
paspourcelaquejet'aimis au collège Montaigu
où, sans reproche, tou éducation et ton entre-
tien m'écornent mes derniers malheureux écus ;
c'est pour que ton esprit se munisse des fortes
connaissances nécessaires pour se pousser
dans la vie, à une époque aussi difficile que
celle que nous traversons .. Mon idée, si tes
oncles n'ont quelque autre avis à nous donner,
c’est de faire de toi un médecin... L’art de la
médecine, vois-tu, j’y ai bien réfléchi, c’est le
seul art qui ait des chances de vivre, puisque
selon les lois de la nature, il y aura toujours
des maladies et des médecins... J'ai vécu de la
gaieté, de l’épanouissement des cœurs et des
esprits dans le monde en fête, tu vivras des
ennuis et des maux de l'humanité; il y aura
pour toi moins de mortes-saisons!
— Heu! dit le fou du roi, je n'aime pas
beaucoup ça, la médecine, ni les médecins non
plus. La médecine est farce triste et je fuis les
médecins sachant trop bien qu'ils sauront me
rattraper un jour... Je connais un métier plus
agréable, qui n'est pas près de chômer non
plus et qui, par ce temps de misères, prospère
au contraire et nourrit gaillardement son
homme! Mon petit Jehan, fais-toi plutôt heau-
Le fou était dans le cortège sur sa mule rouge.
mier fabricant d'armures, casques, bassinets,
salades et morions, l'ouvrage ne te manquera
point, sois tranquiUe, le monde n'aura jamais
fini de se quereller et de batailler! Bonne pro-
fession! C’est ainsi que je comprends le métier
des armes, moi. Je laisserais aux autres le plaisir
de se faire casser bras et jambes, pourtant
assez utiles, ou détériorer la tête, petite termi-
naison des corps sans laquelle le reste ne vaut
plus rien, ou perforer le précieux organe de
l’estomac, je me contenterais de fabriquer
belles pièces d’armes ou instruments piquants,
coupants ou assommants pour ceux que ces
petits jeux amusent... Plus les gens d'armes
batailleraient et mieux je gagnerais ma vie!...
— Moi, dit le maître-queux, si j'ose parler
après mes ainés, j'ai une autre idée... Il y a
encore un état, mon Dieu, où l'on peut avoir
quelque agrément. . Vois-tu, mon petit Jehan,
on rencontre encore des gens qui n'aiment pas
la musique et se moquent parfaitement des
ménestrels, des jongleurs et de la Confrérie de
Saint-Julien en général.
(A suivre.) A. R.
474
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
« Gaiement » — La musique
v< Je vois encore les 17* et 16' léger, les 14* et 27e de ligne aborder les lignes ennemies au milieu c
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
I.L PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
wm.
« Gaiement » — La musique à léna (d'après un tableau de L P Sergent)
Je vois encore les IV et 16' léger, les 'V et ÎT de ligne aborder les l.gnes ennemies au milieu do la fusillade et do la imtrmlle . Les clarinettes, qui dominaient dans la musique, ne perdaient pas une note
(Souvenirs du capitaine /'«.qui/,).
470
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Histoire d’un honnête garçon ( Suite ) '»
— Amenez-le avec vous, s’il peut se tenir
tranquille, répondit M“ Tliourger qui enfla
encore sa voix pour cacher l’émotion qui la
gagnait.
— Oh! madame, il ne bougera pas, seule-
ment...
— C'est sa nourriture qui vous embarrasse.
Voilà-t-il pas une grosse question! Dans une
maison oùl'on fait tous les jours à nianger pour
onze personnes, cela paraîtra bien, le repas
(l'une mauviette comme cela! Ah! ma brave
femme, il faut vous prêter aux exigences de la
vie. Vous comprenez bien que je ne vais pas
confier, à vous que je ne connais pas, soixante
mètres de batiste fine et de la broderie à six
francs. Et puis, ajouta-t-elle pendant que les
joues de la veuve protestaient silencieusement
en se couvrant d’une vive rougeur, pour une
première fois, je désire me rendre compte de
la manière dont vous travaillez.
— Bien sûr, madame, répondit Eugénie de
sa voix timide.
— Allons, conclut la marchande, sauvez-
vous vite pour être prête demain matin. Car,
vous savez, quand je dis huit heures, ce n’est
pas huit heures cinq.
Un an après.
Assise près de la fenêtre qui laisse pénétrer
un jour clair dans la chambre, Eugénie Harivel
tire activement l’aiguille. De temps en temps,
elle jette autour d’elle un regard circulaire et
paraît satisfaite de ce que son œil aperçoit. Le
petit logement, toujours propre et rangé, est
assez bien clos pour ne point livrer passage à la
brise qui, en ce moment, tord les arbres et fait
grincer les girouettes. Sur le poêle, ronronne
un pot-au-feu qui répand par la pièce une bonne
odeur de bouillon. La grande table est chargée
d’ouvrage ; il n’y a qu'un coin de libre : c’est
celui où Tout-Petit va s’installer pour faire ses
devoirs en rentrant de l’école.
La pile d’écus, posée bien droite sur le coin
de la cheminée, rappelle que c’est aujourd’hui
le terme. Mais la mère Léger, la propriétaire-
concierge, peut monter avec sa quittance :
l'argent est prêt depuis longtemps.
Quelle différence entre ce huit janvier et
celui de l'année dernière ! Oh ! cette neige et ce
froid noir qui vous pénétraient jusqu’aux os!
A ce souvenir la veuve frissonne encore. Ce
jour terrible qu’elle avait erré dans Paris sans
gîte, sans pain, ses souffrances personnelles
décuplées par les souffrances de son enfant, elle
avait bien cru que c’était fini pour eux, que la
vie ne leur sourirait plus jamais... Et pourta it,
l’horizon s’était éclairci, le soleil avait de nou-
veau brillé sur leur tète, l'espoir était rentré
au logis... Les chances de la vie sont si hasar-
deuses qu’il est aussi déraisonnable de déses-
pérer complètement qu'il est imprudent de
compter d’une manière absolue sur la pros-
périté.
C'est à cela que songe Eugénie en revivant
pour ainsi dire, mentalement, l’année qui
vient de s’écouler.
L'ouvrage ne lui a jamais manqué.
M“” Deshêtres, qui lui avait déjà procuré
de-ci, de-là, quelques commandes parmi ses
relations, est arrivée chez elle, un beau jour,
les mains chargées d’étoffes chaudes et souples*
de fines broderies, de dentelles légères. 11
s’agissait de tailler et de coudre un supplément
de layette destiné au petit frère de Régine, que
l’on attendait dans quelques mois. Ce travail, on
peut dire qu’Eugénie le fit avec son cœur autant
qu'avec ses doigts, essayant d’y mettre toute la
reconnaissance qu’elle éprouvait pour sa bien-
faitrice, aplatissant les coutures, abattant les
angles, adoucissant les bords, afin que rien,
dans ce mignon trousseau, ne vînt offenser le
corps délicat qu'il devait recouvrir.
Maintenant, tout était terminé, réuni en
petites piles que nouaient des rubans bleus, et
Eugénie se disait :
— Dès que Tout-Petit, rentrera de l'école, je
l’enverrai porter chez madame Deshêtres, ce
paquet qui n’est pas lourd. Il sera content, ce
sera pour lui une occasion de voir son amie
Régine.
Depuis que la fillette était apparue à Jean
sous la forme d’une petite fée bienfaisante, le
« garçon », comme elle continuait à l’appeler,
était resté sous le charme. Il faisait d'elle une
créature tout à fait à part, s’étonnant de bonne
foi quelle foulât le même sol que les autres et
qu’elle fût abritée parle même ciel. A l’entendre
parler, à la voir agir, toujours aimable et pré-
venante, il lui venait aux yeux des larmes
d’attendrissement. Et si parfois on le raillait de
cette adoration qu'il laissait naïvement éclater,
il plaignait du fond du cœur les gens assez
aveugles pour ne pas voir comme lui.
Et quelquefois, sa mère songeait avec un
soupir :
— Mon pauvre Tout-Petit ! comme il serait
malheureux s'il avait dix ans de plus !
i. Voir le n° 392 du Petit Français illustré, p. 459
477
II T S T 0 1 H C D'UN HONNÊTE GARÇON
Mais le fond le plus sérieux de la clientèle
d’Eugénie était, sans contredit, Cendrillon.
M™ Thourger avait été si contente du pre-
mier travail de la veuve, que depuis, elle lui
donnait il faire tout ce que, dans les com-
mandes, elle désirait voir particulièrement
fini ePsoigné. Souvent grondeuse, mais payant
largement et rendant très volontiers service à
l’ouvrière, elle la prenait maintenant une
journée par semaine pour l’entretien de son
propre trousseau.
Comme ce jour se trouvait être un jeudi,
Eugénie, lapremière
fois, avaitconüéson
petit garçon à la
mère Léger qui ai-
mait beaucoup Jean
et s’était obligeam-
ment offerte poul-
ie garder.
Dans la matinée,
la atronne de Cen-
dnllon s’était aper-
çue de l’absence do
Tout-Petit.
— Qu’est-ce que
vous avez donc fait
de votre gamin ?
avait-elle demandé
à l’ouvrière. 11 n’est
pas à l’école aujour-
d’hui jeudi ?
Eugénie avait ex-
pliqué que sa pro-
priétaire — si mo-
deste qu’elle fût,
elle avait appuyée
sur le mot proprié-
taire, cela fait bon Tout-Pciit ftut scs dcvc
effet d’être liée avec
son propriétaire, — avait bien voulu s’en
charger.
— Ne chargez donc jamais les autres de
votre marmot, avait riposté M” Thourger avec
son ordinaire brusquerie ; aujourd'hui cela
leur plaît et demain cela les dérange ; croyez-
vous que ce soit drôle d’avoir l'embarras et la
responsabilité d’un enfant qui ne vous appar-
tient pas ? Amenez-le donc avec vous la
prochaine fois.
M"" Harivel avait été ravie de n’avoir pas à
se séparer de Jean, et maintenant, toutes les
semaines, l’enfant accompagnait sa mère à
Cendrillon.
Dès son arrivée, il aidait Céline à faire les
pendus. La première fois qu’il avait entendu
parler de pendus, il avait été effrayé, s'imagi-
nant un peu voir des gens accrochés parle cou
et tirant la langue. Mais, quand il avait su
qu’il ne s'agissait que des étoffes blanches et
des pièces confectionnées garnissant la devan-
ture du magasin, il s’était rassuré et avait prêté
de bonne grâce son concours à l'apprentie.
11 allait et venait de la boutique au trottoir
et du trottoir à la boutique, portant les paquets
de jupons et de chemises, les corbeilles de
mouchoirs et les mille articles formant l’éta-
lage du dehors.
Puis, vers dix heures, le magasin rangé et
paré, les vendeuses prêtes à recevoir le client,
Jean allait s'asseoir tout au fond, entre sa mère
et la coupeuse dont les ciseaux grinçaient en
taillant le tissu. Il
faisait ses devoirs,
apprenait ses le-
çons, puis s’amusait
à dessiner, ou à lire
des histoires dans
des livres prêtés
par les demoiselles,
qui l’avaient pris en
affection.
Si l’apprentie al-
lait en course, Jean
l’accompagnait. Eu-
génie, toujours
craintive, avait d’a-
bord hésité à le
confier à une si
jeune fille, mais la
coupeuse avait levé
ses scrupules.
— N’ayez aucune
crainte, avait -elle
dit, je connais Cé-
line depuis qu’elle
est au monde, c’est
une honnête en-
en rentrant de l’école, fant.
Rieuse, oui, parce
quelle est jeune, mais bien raisonnable au
fond.
Curieuse aussi, par exemple ! Céline, qui par-
venait toujours à lire les faits divers dans le
journal de M. Thourger, emmenait Jean voir le
théâtre des événements. Ils n’arrivaient jamais
que pour voir le dos de gens qui n'en voyaient
pas plus qu’eux, mais n’importe ; ils étaient
quand même satisfaits d’avoir aperçu la fenêtre
d’où une jeune fille s'était précipitée, la bou-
tique où il y avait eu une explosion de gaz, la
rue qui s’était effondrée, la maison qui avait
brûlé.
Comme ils avaient perdu du temps, ils reve-
naient à la hâte et rentraient essoufflés.
— Où avez-vous été encore courir ? interro-
geait la patronne.
Puis, le crime avoué, c’était elle qui deman-
dait des détails, ne manquant jamais d’ajouter
pour conclure :
478
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
— A l’avenir, Céline, tu tâcheras d'aller droit !
ton chemin.
Céline promettait, sachant très bien, en son i
tor intérieur, qu'une autre
fois, elle n’irait pas droit
son chemin et qu’on lui r^SË
pardonnerait encore.
D’autres fois, „ Sf
s'il n’y avait
« T» boiras du bon lait, lu mangeras de la crème fraicbo <■ .
pas de courses à faire, M"” Thourger, voyant j
Jean sur le point de s’endormir au bruit mono- j
tone de l'aiguille de sa mère et des ciseaux i
de la coupeuse, l'envoyait à la cuisine.
— Va trouver Julie, elle te donnera à j
goûter.
Et Julie, une bonne grosse Normande, venue \
à Paris pour « amasser », mais qui rêvait de j
finir ses jours « au pays » racontait à l’enfant j
des histoires merveilleuses sur la campagne, I
vaches, les pommiers. Tout-Petit, qui, en
de campagne, n'avait jamais dépassé Vin-
nes et Meudon, ouvrait de grands yeux et
écoutait avidement les récits de la brave
cuisinière.
— Si jamais je vais faire un tour au
pays de Caux, lui disait quelquefois celle-
ci, je demanderai à ta mère do te laisser
venir avec moi. C’est là que tu verras des
champs, des herbages et do tout... Tu
boiras du bon lait, tu mangeras de la
crème fraîche... Ah! va, c'est autre chose
que Paris.
Estelle Lenoir et M”* Harivel, de simples
voisines, étaient devenues grandes amies
depuis la triste aventure de la veuve.
Tous les après-midi du dimanche, elles
les passaient en société. La vieille fille,
active, remuante, forçait Eugénie à se-
couer sa torpeur, à faire une petite pro-
menade. Quelquefois, on allait au cime-
tière porter des fleurs au cher mari que le
temps ne faisait pas oublier : plus sou-
vent Estelle — qui déclarait carrément
qu'on ne peut pas vivre avec ceux qui
ne sont plus, et que ces idées-là sont
mauvaises pour les enfants — amenait
ses amis dans un jardin où Tout-Petit
pouvait se divertir ; aux Buttes Chaumont
souvent, au Parc Monceaux quelquefois.
De quelque côté qu’elle se tournât, la
veuve ne rencontrait qu’intérêt et sympathie,
et c'était un baume précieux pour sou cœur
aimant.
L'avenir s’annonçait sinon brillant, du moins
paisible et assuré; elle ne voulait plus songer
aux maux passés.
— Us ont raison, répétait-elle, ceux qui
disent qu’il ne faut jamais désespérer.
J. L.
(A suivre).
Marcelin» Drsliordrs-Valmore. — Le
mois dernier, on inaugurait à Douai le monu-
ment élevé à la mémoire de Marceline Desbordes-
Valmore, née en 1780, morte en 1859.
Aucun de vous, écoliers et écolières, n'ignore
le nom de cette grande poétesse qui a consacré
aux enfants tant de pièces charmantes et qui
eut pour les petits un cœur de mère.
Vous connaissez tous cette jolie pièce intitulée
P Écolier, qui commence ainsi ;
Un tout petit enfant s’en allait à l’école...
et où, sous forme de fable, une abeille, une
hirondelle, puis un gros chien donnent au petit
flâneur l’exemple du travail et lui rendent le
courage qui l’abandonnait.
Laissez-moi vous en dire une autre, bien
courte, celle-là, où une petite fille témoigne sa
reconnaissance à l'institutrice qui l'a élevée :
Mon cœur battait à peine et vous l'avez formé.
Vos mains ont dénoué le fil de ma pensée.
Madame! et votre image est à jamais tracée
Sur les jours de l’enfant que vous avez aimé.
Si le bonheur m’attend, ce sera votre ouvrage,
Vos soins l’auront semé sur mon doux avenir.
Et si, pour m'éprouver, mon sort couve un orage,
Votre jeune roseau cherchera du courage,
Madame ! en s'appuyant sur votre souvenir.
Qu'aucun de vous ne manque jamais à ce
devoir de gratitude que vous enseigne l'éco-
lière de M"’ Desbordes-Valmore!
Héroïsme et dévouement de Camember.
Camember blessé revient à lui et constate avec plaisir
que. s'il a perdu du sang, il n'a rien de grave : un pauvre
petit coup de baïonnette qui a glissé sur les eûtes.
— D'abord j'ai promis à mamzcllc Victoire de veiller sur
lui. C’qu’il est lourd ! Non ! mais c’qu’il est lourd, jamais
j’aurais cru ça de lui !... Si encore j’avais pas la peau trouée,
mais v’ià que ça resaigne, nom d’une bique 1
— Eh ! dis donc ! toi, fais donc attention ' Tu ne reconnais
pas Camember, espèce de melon 7
— Eh ' c’est vrai mais pourquoi qu'tu mets un casque7
— Ah 1 ça, c est un passeport que j'ai pris en route pour
me garantir du serein.
Tout il coup, il entend un gémissement,
— Tiens ! le colo ! il n'est donc pas mort non plus, lui ?
Ah ’ mais. Camember, mon ami, tu ne vas pas le laisser là!
— Toi, mon camarade, je n'ai pas l’honneur de te connaître!
mais comme tu ne me laisserais probablement pas passer sans
vouloir entamer une petite conversation, faut que j'emploie les
grands moyens pour te faire taire.
Enfin, toujours portant son colonel, Camember arrive à
50 mètres de l'ambulance ; mais là, épuisé, il s'abat. 11 a
cependant encore la force d’appeler a l’aide :
— M sieu le major ! V là le eolo que j’vou' ramène !
480
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
Plus «riiisolations. — En attendant le
défilé à la Revue du 14- juillet dernier, on parlait
devant un lieutenant-colonel en retraite des acci-
dents d'insolation qui ne manqueraient pas de se
produire.
— C’est cependant si simple à éviter! dit
l’excellent officier. Jamais un de mes hommes
n’a été malade dans ma compagnie, quand
j’étais capitaine, dans mon bataillon quand
j’étais commandant, ni dans mon régiment où
mon colonel avait bien voulu appliquer mon
procédé.
Dès que je prévoyais une marche au soleil,
f obligeais chaque homme (lui demandais pas son
avis, bien sûr) a mettre au fond de sa coiflure, de
son shako (j’ai commencé avec le shako), de son
képi, un mouchoir mouillé. Comprenez bien que
je ne demandais pas que ça leur dégouline sur
le front et sur la nuque; je ne voulais pas non
plus leur donner des rhumes de cerveau. Tout
simplement un mouchoir mouillé et bien pressé.
Cette humidité entretenait une fraîcheur qui
suffisait à empêcher toute congestion. Il nous est
arrivé, à la suite d’une marche, d’avoir des figures
rissolées comme un abricot trop mûr, mais
jamais un accident, jamais un malade.
Que les jeunes touristes profitent de l’avis aussi
bien que les mêlétaires!
*
* *
Le» singes chercheurs «l’or. — Un
voyageur arrivant du Transvaal raconte qu'un
habitant de Prétoria, exploitant une des nom-
breuses mines d’or qui ont fait perdre la tète à tant
de spéculateurs, avait deux petils singes fort intel-
ligents qui avaient coutume de le suivre dans les
galeries. Ils virent les ouvriers occupés à ramasser
le minerai et, en vertu de leur teudance à l’imi-
tation, ils en firent autant.
Distinguant très bien les traces du précieux
métal, ils devinrent bientôt de vaillants collabo-
rateurs et le propriétaire pensa qu’il y avait là
une carrière tout indiquée pour d'autres singes.
Il s’en procura donc une équipe de vingt-
quatre, lesquels, initiés par les deux premiers,
devinrent assez experts pour remplacer cinq ou
six ouvriers et ramassaient fort bien en petits las
le minerai voulu. Ces singes, paraît-il, étaient
fort honnêtes, n’ayant point été pervertis par les
mineurs humains; ils ne songeaient pas à sous-
traire ou à dissimuler des pépites, ils ne buvaient
point, ils n’étaient pas exigeants en matière de
salaire, ils ne songeaient pas à organiser un
syndicat... Bref, ce sont des ouvriers modèles!
* *
Peintre et sculpteur. — Le peintre véni-
tien Ciorgione discutait, avec le sculpteur Verro-
cchio, les mérites respectifs de la peinture et de Ja
sculpture.
— Mon art seul, disait le sculpteur, peut mon-
trer au spectateur toutes les faces d’un objet.
— Oui, dit Giorgione, mais il faut qu’il fasse le
tour de la machine. Je me charge, moi, de te
représenter sur la toile tous les aspects d’un
corps. Je vais te faire une figure que tu verras des
quatre côtés à la fois, sans avoir la peine de te
déranger.
Quelques jours après, Giorgione conduisit son
ami devant un panneau où l’on voyait un homme
de dos. Penché au-dessus d’une claire fontaine,
il y rétléchissait son visage, tandis qu’un miroir
placé à droite et une brillante armure posée à sa
gauche reproduisaient ses deux profils.
REPONSES A CHERCHER
France g-astronomicnie. — Quels sont
les produits célèbres des villes suivantes : Pont-
l’Evêque, Lille, Tours, Le Mans, Arbois, Monté-
limar, Aix, Moret, Toulouse, Pithiviers?
* *
Question historique. — En quelle année
l’imprimerie, alors récemmentdérouverle, fut-elle
introduite en France, et où fut établie la première
imprimerie parisienne?
* -s
Lettres inconnues. — Ajouter aux huit
mots suivants huit autres mots pour en former
huit noms d’oiseaux.
Age — brio — atour — veuf — gens —
lions — toit — nos.
Anagramme.
Sur cinq pieds, je suis fort piquante.
Brouillez-les, je ne vaux pas mieux.
Et quand je suis d’humeur méchante,
Je puis d’un coup crever vos yeux.
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO
I. Questions d'étymologie.
Calcul vient du latin calculas petit caillou, parce que l'on
comptait à l’origine en se servant de petites pierres.
Galetas , logement sous les combles, se disait autrefois
Galathas ou Galatas, du nom d'un quartier et d’une tour de
Constantinople.
Cerise de îa ville de Cérasonte, dans le royaume do Pont
(Asio Mineure), d’ofi Lueullus rapporta à Rome le premier
cerisier. Le cerisier se répandit promptement dans toutes les
régions soumises à la domination romaine.
Parapet , de l’italien parapetto, qui protégé la poitrine ; c’était
et c'est encore un terme de fortification, bien qu'on l appliquo
au garde-fou d'un pout ou d'un quai.
IL Question de géographie.
Lors de la conquête des Gaules par les Romains, Sens était
la ville des Senons ; Bourges, des Bituriges; Évreux, des Ebu-
rons; Chartres, des Carnutes; Dreux, des Durocasses; Poitiers,
des Pictons; Beauvais, des Bellovaques ; Soissons, des Sues-
sions ; Reims, des Remi.
III. Question historique.
Louis XIV, né en 1638. avait cinq ans lorsque son pèro
Louis XIII mourut. Anne d'Autriche, sa mère, so fit recon-
naître comme régente par le Parlement de Paris dans une de
ces assemblées que l'on appelait « Lits do Justice ».
C'était lo 18 mai 1G43.
Le roi enfant, revêtu d'une robe violette et porté par son
grand chambellan et l'un des capitaines des gardes, fut placé
sur son trône. Puis il dit avec une grâce peu commune à ceux
de son âge : « Messieurs, jo suis venu vous voir pour vous
témoigner mes affections ; mon chancelier vous dira lo reste »
(Mei'cure français , 1643).
IV. Triangle syllabique.
Cons — tan — ti — ne
tan — ga — ge
ti — ge
ne
V. Charade.
É-rable. — Érable.
Le Gerant .-Maurice TARDIEU.
Toute demande de changement d'adresse doit être accompagnée de l'une des dernières bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8' année. — N° 394.
10 centimes.
12 septembre 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L’ABONNEMENT UN AN, SIX FRANCS
Part du 1er de chaque mois.
Armand COLIN & C“, éditeurs
5, rue «le Méïiéres, Pari»
ETRANGER : Tfr. — PARAIT CHAQUE SAMED;
Tous droits réservés.
Histoire dun honnête garçon — Deux agents moulaient l'escalier en portant un vieillard
482
LE PETIT FRANÇAIS II. LUSTRÉ
Histoire d’un honnête garçon ( suite
Le vieux Cacaouèche.
— Vite, maman, cria un jour Tout-Petit,
entrant comme un coup de vent, dans la
chambre où sa mère travaillait, viens soigner
le vieux Cacaouèche qui est blessé...; les ser-
gents de ville le rapportent dans une voiture.
— Qu'est-ce que ce vieux Cacaouèche?
demanda la mère un peu effarée.
— Le vieux Cacaouèche du square d’Anvers,
maman...; il saigne beaucoup à la tête...; le
pharmacien lui a mis un chiffon... Vite...,
viens...
— Mais de qui ou de quoi veux-tu parler,
mon Tout-Petit? Je ne sais pas ce que c’est
qu’un Cacaouèche, moi.
— C'est un monsieur..., maman; un bon-
homme plutôt... Viens toujours, tu vas voir...
Abasourdie par l'incohérence des paroles de
l’enfant, M” Harivel le suivit sur le palier et
arriva à temps pour voir deux agents qui mon-
taient l’escalier en soutenant un vieillard. Le
front du blessé était entouré d’une bande de
toile où déjà apparaissait une tache rouge qui
s’élargissait lentement.
— Mais c’est notre voisin, n’est-ce pas? lit
Eugénie en reconnaissant le bonhomme.
— Vous êtes la parente de cet individu?
demanda l’un des sergents de ville.
— Non, monsieur, sa voisine seulement, et
je ne lui ai, je crois, jamais parlé... Toute dis-
posée, néanmoins, à lui rendre service, et à le
soigner, si cela est nécessaire.
— C’est bon, Ht simplement l’agent qui ne
jugeait pas utile de se mettre en frais d’élo-
quence.
Il fouilla dans la poche du vieux pour y
prendre sa clé, et alla ouvrir la porte que Tout-
Petit lui indiqua.
— Maintenant, ajouta le sergent de ville,
quand le bonhomme fut posé sur son lit, s’il y
avait urgence à le transporter à l'hôpital, vous
feriez la déclaration au commissariat de police.
Mais ne venez qu'à la dernière extrémité, parce
que Lariboisière est joliment encombré, et je
crois bien que c’est de même partout... ce n’est
pas faute qu'il en parte tous les jours, les pieds
devant; mais pour un qui sort, il y en a dix
qui veulent entrer.
— Soyez sans crainte, répondit la veuve; je
n’abuserai pas.
Aidée de Tout-Petit qui la secondait d’une
manière très intelligente, Eugénie se mit en
devoir de soigner le brave homme, lui passa
sur le visage une éponge imbibée d'eau et de
vinaigre, logea dans son lit un cruchon d’eau
bouillante pour réchauffer ses pieds qui étaient
glacés, et approcha de ses lèvres un verre
I contenant de l'élixir des Jacobins.
Après de longs instants le vieillard finit par
revenir à lui, et fit, avec sa main, un geste
comme pour dire merci, car il ne pouvait pas
encore parler.
— Vous allez mieux, n'est-ce pas ? demanda
la veuve, heureuse de voir ses efforts cou-
ronnés de succès.
L’homme inclina affirmativement la tête.
— Restez bien tranquille, pour achever de
j vous remettre; après vous me direz ce qui
! pourrait vous soulager ou simplement vous
faire plaisir...; je reste tout à votre disposition.
— Merci..., madame, articula faiblement le
vieillard.
Le mieux s'accentuait de minute en minute.
Le blessé passa la main sur sa figure et poussa
un grand soupir.
— C’est une congestion, expliqua-t-il à voix
liasse... Je suis resté trop longtemps près du
poêle, à la gargote où je prends mes repas...;
quand je suis sorti, le froid m’a saisi..., il gèle
si fort.. .1 Je me suis senti malade, j'ai voulu
| rentrer...; mais, en route, mes forces m’ont
trahi et je suis tombé... C'est un mal pour un
bien, d’ailleurs..., car la petite saignée qui a
été le résultat de ma chute, m’a, sans doute,
sauvé de la mort.
— Il n’y a rien à faire pour votre front? inter-
rogea la veuve pleine de bonne volonté, vous
devez souffrir?
— Non, ce ne sera rien, je vous remercie :
la blessure est très superficielle, elle guérira
vite.
Eugénie se tut pour respecter le repos du
I vieillard, qui semblait vouloir s'assoupir. Mais
pendant que sa langue restait inactive, ses yeux
erraient autour d'elle, et le résultat de son
examen se traduisait en une surprise qui allait
croissant.
La chambre était très propre, l’étroit lit de
fer bien dressé. En face du lit, se trouvait un
ravissant petit meuble en marquetterie, entre-
tenu avec le plus grand soin. Devant la fenêtre,
une très belle table à écrire, en chêne sculpté,
sur laquelle étaient rangés en bon ordre quel-
ques livres qui paraissaient être souvent feuil-
letés. Enfin, suspendus aux murs, trois pastels,
trois portraits : ceux d’un homme d’une tren-
| taine d’années et d'une toute jeune femme,
1. Voir le n° 393 du Petit Français illustre, p. 470
HISTOIRE D'UN HONNÊTE GARÇON
483
habillés à la mode du temps de Charles X, entre
lesquels souriait celui d'un bel enfant qui
ressemblait à sa mère. Ce u'était point là le
logis d'un marchand des rues.
Et Eugénie réfléchissait, en même temps, que
l'habillement du bonhomme ne s’accordait
guère non plus avec sa condition. Toujours en
redingote et en chapeau à haute forme : redin-
gote verdie par le temps, chapeau roussi par
les averses, il est vrai, mais corrects quand
même.
— Encore un que le malheur a frappé, pen-
sait-elle; car il n'a certes pas fait toute sa vie
un pareil métier.
— Ah ça! mon Tout-Petit, demanda M~ Ha-
rivel, quand, le vieillard décidément mieux,
ils furent rentrés chez eux, me diras-tu
pourquoi tu appelles notre voisin le vieux
Ca...Ca..
— Cacaouèelie?
— Oui. Si c'est
son nom, c'est un
nom bien singulier.
— Ce n'est pas
son nom, maman;
on l’appelle comme
cela parce qu'il
vend des caeaouè-
ches.
— Et qu’est-ce
que c'est que des
cacaouèches ?
— Des choses
pour faire du cho-
colat.
— Mais quoi ? des instruments ? des machines ?
— Oh! non; des choses qu'on mange. Cela a
le goût de chocolat, seulement ce n'est pas
sucré.
11 fallut bien du temps et bien des explica-
tions pour que M”*Harivelparvîntà comprendre,
encore ne fut-ce qu’imparfaitement, qu'il s’agis-
sait là de cabosses de cacao, en général de qua-
lité inférieure ou légèrement avariées, dont les
gamins sont très friands.
— 11 se tient auprès du square d’Anvers,
expliqua Tout-Petit, qui, comme tous les mar-
mots. était fort au courant des menus détails
du quartier, et à la sortie des élèves de Rollm
et de l’école commerciale de l’avenue Trudaine
sa petite boutique est bientôt vidée.
Eugénie n’était ni curieuse, ni bavarde. A
voir le vieux sortir et rentrer avec sa boite j
toujours recouverte d’une toile, elle s’était bien
imaginée qu'il vendait quelque chose : des J
pelotes de fil ou des lacets de souliers, par ;
exemple, mais elle n'avait pas poussé plus
loin ses investigations.
— Écoute, Tout-Petit, dit-elle, notre voisin
lia pas toujours été marchand de cacaouèches.
— Comment sais-tu cela, maman?
— Je ne sais pas, je suppose.
— Mais, qu'est-ce qui te le fait supposer?
— Tout... ses manières, son langage, la bonne
tenue de ses vêtements, le soin qu’il prend de sa
personne... Et ces belles choses qu il a chez lui !
les portraits entre autres... Le monsieur et la
jolie dame sont, sans doute, son père et sa
mère, et le bébé est lui-même.
— Lui! un si vieux bonhomme 1 s'exclama
Jean au comble de la surprise.
— Iln’apastoujoursétéun vieux bonhomme;
tu penses bien qu’il n'est pas venu au monde
avec ses cheveux blancs et sa grande barbe, il
a été aussi petit, plus petit même que tu ne
l'es maintenant ; c’est alors
qu’on a fait son portrait.
Et je suis sûre que, dans ce
temps-là, ses parents ne traî-
naient pas les rues en ven-
dant des eacaouè-
ches, comme il le
fait lui - même.
— Ab! fit Jean
tout pensif.
— C'est pour ce-
la, mon Tout-Petit,
ajouta la mère en
caressant les che-
veux de son en-
fant, qu'il faut être
avec lui très poli
et très complai-
sant. C'est si dur
d’être réduit à la
misère quand on a connu la prospérité!...
Et comme il doit être bien triste, le soir, tout
seul dans sa ehambre, nous lui dirons de venir
quelquefois se chauffer à notre feu.
De ce jour-là, en effet, les relations les plus
cordiales s'établirent entre les locataires des
deux petits logements. Tant que le vieux ne
fut pas complètement rétabli. Eugénie s'occupa
de son ménage et Jean fit ses commissions.
Puis elle se mit à entretenir son linge, tou-
jours scrupuleusement propre, mais où la main
d'une femme faisait évidemment défaut.
Lui, de son côté, aidait Jean à faire ses devoirs
au retour de l'école. Ce que l'enfant n’avait pas
compris en classe, le père Cacaouècbe le lui
expliquait, d'une façon si claire, si bien à la
portée de sa jeune intelligence, qu’il fit des
progrès rapides et prit désormais la tête dè sa
division.
Quand Eugénie se trouvait avec M"" Lenoir,
leur conversation roulait souvent sur la position
que le vieillard pouvait et devait avoir occupée
autrefois. Les idées les plus contradictoires
leur venaient à l'esprit... A l’entendre lui don-
ner des conseils judicieux sur l’hygiène et la
Sa boutique est bientôt vidée.
484
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
santé de ToRt-Petit, M” Harivel pensait qu'il
pourrait bien être un grand médecin que des
circonstances malheureuses avaient contraint
à se cacher. A moins qu'il ne fût un proscrit...
Proscrit d'où... ? et par qui ..? elle n'approfon-
dissait pas les choses; mais elle trouvait qu’il
avait tout à fait les allures des proscrits dont
elle lisait quelquefois l’histoire.
Estelle, moins romanesque, penchait pour un
grand seigneur ruiné par la politique ou un
financier dont la fortune avait sombré dans un
krach quelconque.
— N'importe ce qu’il a été, finissaient-elles
toujours par conclure, c’est un homme bien
habile et bien savant, toujours.
— Et un brave homme.
Certes, en ouvrant sa porte au vieux « sans
famille » la veuve __
ne se doutait guère
que cette décision,
dictée seulement
par son coeur com-
patissant, aurait
une . si heureuse
influence surl’ave-
nir de son fils.
« Refuse, et refuse carrément
Perplexité.
Tout doucement.
Jean grandit, se
développe . 11 a
maintenant qua-
torze ans et vient
de terminer sa
dernière année
d’école. Outre les premiers prix de sa classe,
il a obtenu la récompense suprême réservée
aux bons élèves : une bourse dans un des
lyeées de l'État à son choix.
La pauvre Eugénie est bien perplexe. Modeste
à l'excès, un peu passive et effacée, elle n'est
pas la femme des grandes résolutions. Le jour
où le cher guide qu’elle avait choisi l’a
laissée seule dans la vie, elle a été effarouchée
comme un oiseau élevé en cage auquel on rend
subitement la volée ; comment, à cette heure
osera-t-elle à elle seule trancher cette grande
question de l'avenir de Jean ? Elle s'adresse aux
personnes éclairées qui lui veulent du bien.
Mais leurs avis, tous motivés, sont bien
dissemblables.
M. Thourger penche pour l’acceptation de la
bourse.
— C'est une aubaine dont il ne faut pas faire
ü, dit-il en substance. D'autant moins que les
garçons qui, comme Jean, ont déjà su se dis-
tinguer de la foule de leurs camarades, ont,
plus que d’autres, chance d’arriver. Combien
de grands ingénieurs, de brillants officiers, de
médecins célèbres ont commencé par l'école
communale et ne doivent leur situation qu'à
une bourse chèrement gagnée par leur travail
d'écolier.
Toute autre est l'opinion de M. Desliêtres.
— Refuse... et carrément, déclare-t-il sans
ambages... Admets que tp entres au collège et
qu’à seize ans, tu sois bachelier... Te voilà
bien avancé... Ce n'est pas ton diplôme qui te
fera vivre... Situ désires faire ton droit ou ta
médecine, ta mère pourra-t-elle subvenir aux
frais d'études, qui sont considérables . ‘'Mettons
les choses au mieux : tu obtiens encore une
bourse..., tu en obtiens toujours: tu entres à
Saint-Cyr..., à Po-
lytechnique, où tu
deviens un sujet
hors ligne, et tu
sors avec une po-
sition superbe. .
Hélas! mon pauvre
enfant, tu ne sais
pas combien tu
auras à souffrir de
la différence qui
existera entre ta
fortune et la situa-
tion que tu occu-
peras. Je sais bien
que tu peux deve-
nir l'un de ces
hommes supé-
rieurs qui mar-
chent à la tête de
leur génération
quelle que soit la
carrière qu'ils embrassent. Mais tu as une
chance sur cent d'être de ceux-là: les quatre-
vingt-dix-neuf autres restent pour que tu sois
toute ta vie un raté, un fruit sec... N'essaie
pas d'imiter les oiseaux qui, cherchant à voler
trop haut d'un coup, tombent rudement à terre
et y demeurent. Tu es fils d'ouvrier, reste
ouvrier. Avec le caractère et l'intelligence que
je te connais, tu arriveras quand même à
faire ta trouée; mais plus tard, quand tu
auras les reins assez solides pour suivre sans
broncher la route que tu te seras toi-même
frayée.
Le père Cacaouèche évitait de se prononcer
catégoriquement.
Certes Jean, selon lui, était un garçon sur
lequel on pouvait compter. S'il n’avait pas un
de ces esprits brillants qui étonnent et éblouis-
sent, il possédait par contre une intelligence
prompte et lucide, un jugement sain qui, joints
à son travail suivi et à une inébranlable persé-
vérance, le mèneraient droit au succès.
L. G.
fA suivre).
■’r. rr r?
LES GRANDES MANŒUVRES
486
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Excursions de vacances. — Provins.
S'il est un nom bien doux fait pour la poésie.
Oh ! dites, n' est-ce pas le nom de la Voulzie.... ?
Ainsi Hégésippe Moreau, enfant de Provins,
chanta la charmante riviérette qui file « avec
un murmure aussi doux que son nom sous les
saules et les peupliers, au bas des remparts do
la vieille cité. La
Voulzie n'est pas
seule à jaser dou-
cement au pied de
ces vieux murs;
elle a un compa-
gnon, le Durtain,
autre ruisseau
coulant dans la
fraîche vallée sous
la muraille ébré-
chée de l'ancienne
capitale de la Brie
champenoise, qui
fut une cité glo-
rieuse , impor -
tante, une ru-
che travailleuse
et commerçante
comptant peut-
être cent mille
habitants, séjour
de la cour bril-
lante des comtes
de Champagne
Jusqu’au treizième
siècle.
Que de beautés
recèlent nos vieil-
les provinces, pe-
tites cités endor-
mies dont les
noms furent écla- u Tour
tants jadis , don-
jons debout ou démantelés, châteaux et
abbayes, sites merveilleux apparaissant au
tournant de quelque rivière fameuse ou in-
connue, débris pittoresques du passé enfouis
dans les verdures
Provins, à deux heures de Paris, est un de
ces coins délicieux de la vieille France, un
décor du passé, presque un autre Carcassonne,
mais un Carcassonne sans sévérité, caché dans
le repli d’une, vallée riante, la vallée de la
Voulzie et des poses de Provins, un vrai sourire
après les plaines un peu monotones traversées
par le chemin de fer. La croupe d'un joli coteau,
après les prairies de cette Voulzie, se hérisse
d'une ligne de remparts irréguliers plus ou
moins abîmés et troués, laissant ici apercevoir
les cicatrices des guerres d'autrefois, les brèches
faites par les sapes ou les bombarbes, des
écroulements de tours, et à côté, des portes,
d'autres tours en ligne toujours debout, avec
une couronne de feuillage ou de fleurettes à la
place des créneaux, et par-dessus ces remparts;
des arbres tou-
jours, des masses
de verdures en-
veloppant les
grands vieux toits,
les antiques lo-
gis de la haute
ville et le donjon
des comtes de
Champagne com-
munément appelé
la Tour de Ctsar,
quoique les Ro-
mains n’y soient
pour rien.
Cela forme d'en
bas un merveil-
leux tableau, ce
développementde
la ville haute au
sommet des pen-
tes herbeuses. De
près, àl' extérieur,
dans l'embrous-
saillement des
fossés, à l’inté-
rieur, le long du
rempart, ou par
les rues aux
vieilles maisons,
le charme est le
même et l'inté-
dc césar. rêt augmente. La
grosse tour de
César est un solide pâté de murailles, un massif
carré flanqué de quatre tourelles etse terminant
en une grosse tour octogonale; les murs ont
4 mètres d’épaisseur et renferment, outre
de grandes salles, certains réduits ou cachots
dans l'un desquels la légende veut que le comte
Thibaut le Tricheur, au dixième siècle, ait
fait emprisonner le roi de France Louis
d’Outremer.
Thibaut le Tricheur est la souche de ces
Thibaut de Champagne sous le règne desquels
Provins eut trois siècles de grandeur et de
prospérité. Alors tous ces remparts envahis par
le lierre avaient leurs créneaux et leurs tou-
relles, la cité était pleine de beaux logis, d'édi-
fices nombreux, églises ou couvents ; il y avait
EXCURSIONS DE VACANCES. - PROVINS
487
en ville nombreux ouvriers occupés au tissage I
des draps, gens de banque et de négoce, I
bourgeois opulents ; ces tours, silencieuses
aujourd'hui, entendaient le bruit dos luths et
des violes dans le château des comtes, souvent
en fêtes. Thibaut IV, dit le Chansonnier, qui
était aussi un vaillant chevalier et batailla dans
les plaines de Champagne et dans les champs
de la Palestine, avait fait écrire ses poésies en
lettres d‘or tout le long des murailles de la
grande salle, où il aimait à festiner, entouré do
quelques nobles et joyeux trouvères.
Tout a croulé, la salle et les chansons de
Thibaut, qu'une humble feuille de parchemin,
plus solide que la solide muraille, nous a
cependant conservées.
En suivant cette poétique ceinture de rem-
parts aux poétiques souvenirs, nous trouverons
des points particulièrement curieux, la Tour aux
Engins , une grosse tour d’angle du rempart, la
porte Saint- Jean bien abîmée, encadrée dans un
moutonnement de verdure, le trou-au chat, une
brèche à la base d’une tour, dévalant sur un
sentier au pied des remparts, la maison du
Bourreau , curieuse tour carrée où fut assassiné
en 1280 un maire de Provins, Guillaume Pen-
tecoste, dans une révolte populaire cruellement
réprimée, qui commença la décadence de Pro-
vins, achevée par les troubles du siècle suivant
et par les guerres anglaises, pendant lesquelles
ces remparts furent plusieurs fois attaqués et
488
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
emportés d’assaut, par ces brèches que nous
voyons sous l'envahissement des broussailles.
Mais laissons ces remparts et entrons en ville.
De belles églises, Saint-Quiriace, près de la Tour
de César, Sainte-Croix, Saint-Ayoul, la Grange-
aux-Dîmes, grande construction du treizième
siècle, qui avait été une sorte de balle, et des
maisons curieuses en grand nombre, comme les
maisons romanes du douzième siècle, près de
Saint-Quiriace, l 'hôtel de Vauluisanl dont le
premier étage est éclairé par quatre belles fenê-
tres gothiques avec bancs dans les embrasures,
vieux logis ayant appartenu à l’abbaye de
Citeaux, servantaujourd’hui de remise pour les
pompes à incendies et de local pour les répéti-
tions de l'orphéon, après avoir été longtemps
une auberge.
Vieux murs, vestiges de la puissance féodale,
de la grandeur monastique ou de la richesse
bourgeoise, tout cela nous dit assez quelle fut
jadis l’importance de ce paisible Provins.
X...
Le roi des jongleurs (Suue)'.
— Hem ! liem ! fit le roi des jongleurs
offusqué.
— Soit dit sans offenser personne, se hâta
d’ajouter l’oncle Gilles, ces gens sont malotrus,
c’est mon opinion ! on trouve également d’autres
mal embouchés que les plus belles chansons,
les plus gracieux poèmes font bâiller à se
décrocher la mâchoire. Mais l’art dont je veux
parler n’a point à craindre les dédains de
personne, chacun au contraire le tient en parti-
culière et profonde estime du haut en bas de
la société, au castel et à l’abbaye comme dans
la maison du bourgeois ou le taudis du gagne-
deniers. Celui-ci, à défaut de téalité, s’en
pourléche les lèvres en rêve et y trouve des
satisfactions tout de même. . Cet art qui réjouit
les âmes de tous et particulièrement des bonnes
gens n’ayant ni tristesse de conscience ni
remords d’estomac, cet art de délices et d’agré-
ment auquel la plus jolie princesse du monde
et le marchand de balais rendent le même
hommage, c’est, vous l’avez deviné, l'art de la
cuisine, illustre, antique et premier de tous!
Le fou du roi et le chef de la ménestrandie
royale se regardèrent en soupirant et en serrant
d'un mouvement machinal la boucle de leurs
ceintures.
— Pour parler plus simplement, mon petit
Jehan, vois-tu, le plus sûr état sera toujours celui
de cuisinier, puisqu’en fin de compte, il faudra
toujours se nourrir... ce qui après tout n’est
point une obligation désagréable, de laquelle
nous puissions faire reproche à notre Créateur...
Qu'en pensez- vous? Un jeune homme commence
par être gàte-sauce, guette-landiers, rince-
vaisselle, mais s’il montre quelque intelligence
et quelque goût, il arrive avec l’étude et l'expé-
rience à des postes plus relevés... Il est bien en-
tendu que j'offre à mon neveu de lui faire faire
ses débuts dans notre art... à condition toutefois
qu'il oubliera bien vite tout son fatras de latin !...
Le neveu Jehan Picolet sourit, ayant l’air de
dire qu’il n’aurait point grand’peine à cela,
mais son père hocha sévèrement la tête, tandis
que le fou du roi accueillait par une moue assez
dédaigneuse les propositions du maître-queux
de la Lamproie-sur-le-Gril.
— J’avais rêvé autre chose, fit Guillot Picolet,
j'espérais voir un jour mon fils maître ès arts
libéraux, docteur éminent...
— ... issime! dit le fou.
— ... de la savante Faculté de médecine...
— Fi! pour qu’il en arrive à souhaiter de
bonnes épidémies par la ville à chaque saison,
à demander au ciel de répandre à pleines mains
sur ses voisins la fièvre quartaine, le mal caduc,
la gravelle, le mal de dents, l'hydropliobie et
toutes les espèces de rhume connues. Allons
donc! garçon, je te le dis, fabrique de bonnes
armures de gens d’armes, marchandise toujours
demandée et bien payée, invente instruments
propres à découper son prochain le plus
commodément du monde, ou cuirasses de
bataille aussi hermétiques et impénétrables
que possible...
— Mon petit Jehan, fais-toi marmiton...
Maître Guillot Picolet se leva.
— Je vous remercie de vos conseils, je réflé-
chirai... En attendant, pour nous donner le
temps de penser encore à ce qui conviendraitle
mieux à ce jeune drôle, je vais le reconduire
au collège Montaigu pour qu’il y continue ses
études..., en priant Monsieur le Recteur de
lésiner encore moins que par le passé sur les
admonestations et les verges, afin de faire
entrer copieusement la raison et la science
dans la tète de cet écolier de mauvais vouloir !
Allons, Jehan, présente tes respects à tes
oncles, et en route pour Montaigu.
Le jeune homme parut un instant sur le point
de sauter par la fenêtre pour se sauver, mais
il se ravisa et se contenta de soupirer en
hochant douloureusement la tète.
— Je ne veux pas dire de mal du latin, ni
1. Voir le n* 30 du Petit Français illustré , p. 470.
LE ROI DES JONGLEURS
489
La lourde porte du collège de Montaigu s'est refermée sur Jehau Picolet.
même des verges de Montaigu, fit timidement |
le maître-queux, mais j'ai trop souventes fois I
entendu plaindre les écoliers pour la chétive j
nourriture de ce dur collège...
— Les chiens des bourgeois ont meilleure
cuisine, dit l'écolier, nous n’avons à Montaigu
que pâtée de haricots moisis d'un bout de
l’année à l'autre... et encore en voudrions-nous
écuelles plus grandes !
— Aussi, mon garçon, avant de rentrer à
Montaigu passe par la Lamproie, nous trouve-
rons bien quelques saucisses pour te réjouir
au moins l’estomac d'un bon repas...
Le faux jongleur.
C'est fait, la lourde porte du collège de
Montaigu s'est refermée sur Jehan Picolet,
l'écolier récalcitrant. Des quarante-cinq ou cin-
quante collèges d'importance diverse qui font
du grand quartier de l'Université, sur les pentes
de la montagne Sainte-Geneviève, une ville
toute particulière, le collège Montaigu est
connu pour être le plus pauvre et le plus dur.
Les études y sont fortes, mais la misère des
écoliers est grande. Le cardinal de Montaigu,
évêque de Laon, qui l'a fondé en 1314, ne l'a
pas gratifié de rentes suffisantes, les pauvres
écoliers boursiers et autres qui viennent là se
pourvoir de leurs degrés, grades et diplômes, y
mènent des années une misérable existence,
couverts de mauvais vêtements sous une
cape de grosse bure, nourris lamentablement,
mais festoyés largement, selon des règlements
fort sévères, pour la moindre des fautes, de
coups d’étrivières bien appliqués par la poigne
de maîtres fouetteurs dont la vigueur légen-
daire se transmit de génération en génération
presque jusqu'aux derniers jours de Montaigu.
Laissant le pauvre Jehan à ses études repri-
ses, Guillot Picolet se disposait à rentrer tout
doucement à l'hôtel Saint-Paul. 11 n’était point
pressé, aucun devoir ne le forçait à hâter son
retour. 11 n'avait à préparer aucune fête, ni à
faire répéter les eornemuseux du roi, la ménes-
trandie royale licenciée, ou plutôt éparpillée
peu à peu, se bornant à deux ou trois vieux
ménestrels végétant comme leur chef dans un
coin de l'hôtel, en vivant tant mal que pis des
maigres rogatons de la table du roi.
Et plongé dans des réflexions d'une assez
sombre couleur au sortir de Montaigu, Guillot
Picolet, les mains derrière le dos, s’en allait
tout doucement sans rien voir le long de la
grande abbaye de Sainte-Geneviève, passant
ensuite dans les vieilles rues des Études, sous
les murs de quelques collèges, puis après Saint-
Etienne-des-Grès tombant dans la populeuse
rue Saint-Jacques, une des grandes artères
de la ville, pleine de mouvement et de bruit,
sillonnée de charrettes de paysans apportant
leurs denrées, de troupes de voyageurs, cava-
liers bien armés voyageant en troupes à cause
de l'insécurité des routes, ou pauvres piétons
à la recherche d’un gite, parcourue par des
bandes joyeuses d’escholiers, qui dans leurs
490
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
études en prenaient plus à leur aise que ceux
de Montaigu, ou par des files de revendeurs
criant leurs denrées à pleine gorge : harengs
frais, harengs blancs!.... Poires de Cliaillot !
Les bonnes tartes!
Presque machinalement, le roi des jongleurs
Le faux jongleur.
tourna sur sa gauche et sortit parla porte Saint-
Jacques pour respirer un peu lefrais en dehors de
la ville. Peut-être le calme des champs, le bleu
du ciel, la verdure des prés et des arbres
auraient une bienfaisante influence sur son
esprit et le rasséréneraient un peu ; une petite
promenade sur le revers du fossé lui ferait du
bien et il réfléchirait plus à Taise sur la déter-
mination à prendre au sujet de son fils.
Mais son espoir de tranquillité fut déçu, le
mouvement de la ville se continuait au dehors.
De ce côté, où par-dessus le rempart et les
combles aigus de ses tours rondes se dressaient
des clochetons de couvents ou de chapelles,
les grands pignons et les hautes tours de
l’abbaye de Saint-Germain, le chemin herbeux
bordant le fossé n'était point solitaire comme
d’habitude. On y voyait du monde au contraire,
des flâneurs, des curieux, des marchands de
eervoise ou de petits pâtés, car au fond du
fossé des compagnies bourgeoises s'exerçaient
au tir de l'arbalète.
— Ah oui ! murmura Guillot Picolet ! Voilà
nos cliaussetiers, bonnetiers, épiciers et cabare-
tiers qui jouent aux gens d'armes et qui s’étu-
dient à mettre le plus dextrement possible une
ilèche ou un carreau d’arbalète dans l’œil de
leur voisin, un fer de pique dans le ventre du
prochain ! Regardez-moi ça, comme ils grouil-
lent au fond du fossé. En voilà une bande qui
pose ses arbalètes pour aller se rafraîchir et
vider quelques pots de eervoise en récompense
de ses hauts faits!... Par ma foi! leur capitaine
c'est Oudart, le gros tavernier de la rue
Saint-Jacques.... Et là-bas ces gaillards, qui
s’escriment avec vouges et fauchards, je les
reconnais aussi, ce sont écorcheurs et tripiers
des boucheries du Châtelet... Je vous demande
un peu s’ils ne feraient pas mieux de travailler
honnêtement en leurs boutiques et de laisser
se refroidir les disputes des princes, au lieu de
venir ici pérorer, criailler tantôt contre l’un,
tantôt contre l’autre et s’exercer au métier des
gens de guerre... Jeu dangereux ! Tout va
mal! Ces gens-là m’ont gâté ma promenade!
Le roi des jongleurs, renonçant à poursuivre
sa promenade hors des murs, tourna le dos à
ces belliqueux bourgeois et rentra en ville par
le plus court.
En descendant la rue Saint-Jacques, à pas
pressés cette l'ois, les sourcils froncés, en
homme dont la mauvaise humeur s’est aggra-
vée, maître Guillot Picolet entendit tout à coup
des bruits de musique accompagnés de
grands éclats de rire sortir d’une taverne de
belle apparence à l’enseigne de YOriflanl, celle
précisément dont il avait reconnu le patron
faisant tirer l'arbalète dans les fossés do la
ville.
On avait l’air bien joyeux en cette taverne.
Maître Guillot y jeta un coup d’œil en passant
et vit au milieu d’un cercle un homme qui
chantait en s’accompagnant d’une guiterne.
Cet homme était vêtu d’un costume voyant,
selon la coutume des jongleurs ménestrels
ambulants; il avait un sac en bandoulière, sa
cape et son bâton de voyageur étaient jetés sur
une table à côté de lui. Guillot vit tout cela d’un
coup d’œil et s’aperçut aussi qu’il ne connaissait
aucunement ce ménestrel.
Ce n’était point un membre de la Confrérie de
Saint-Julien, un ménestrel jongleur régulier.
Maître Guillot Picolet, en sa qualité de grand
prévôt de la corporation, connaissait tous ceux
de Paris et celui-ci lui était complètement
inconnu. Donc, il contrevenait aux règlements
et enfreignait les privilèges des confrères
affiliés à la communauté, puisqu’il exerçait son
art sur le territoire parisien, chose abominable
et attentatoire aux droits bien établis des
confrères de Paris.
Et, de plus, il jouait faux, le misérable, arclii-
faux ! Ces imbéciles de la taverne, gens de sens
grossiers, ne s’eu apercevaient peut-être pas,
mais les oreilles en saignaient presque au chef
des cornemuseux royaux. Il fallait l’en faire
repentir sur l’heure. Maître Guillot ne pouvait
fermer les yeux et les oreilles sur cette double
et audacieuse infraction aux lois de la corpo-
ration et de la musique; son devoir de roi des
jongleurs, jongleresses et ménétriers, de grand
chef de la corporation, était tout tracé. Puis
il était de mauvaise humeur : ce ménestrel
malencontreux allait s'en apercevoir! A. R.
(A suivre).
Le mariage de Camember.
(conclusion)
Camember s’cst conduit comme un héros pendant la cam-
pagne. Mais il a eu tellement de misère que mamzelle Victoire
elle-mémc hésite à le reconnaître
Victoria, effrayé, refuse même de regarder son père adoptif.
Ayant appris que Camember est de retour, la colonelle
accourt ■ — Merci, sapeur, merci ! sans vous le colonel serait
mort, encore mille fois merci.
— 11 n’y a pas de quoi, ma c .. ma col... ma col-nelle,
Doux mois après ces événements, Camember, restauré et
remis en bon état par les soins éclairés de mamzelle Victoire,
épousait la fiancée de ses rêves, Cancrelat étant garçon
d'honneur.
Mais celui qui eut le plus de succès fut le colonel, venu tout
exprès pour attacher la médaille militaire sur la poitrine de sou
sauveur. « Tous les bouüeurs à la fois, quoi ' » dit Camember
eu regardant madame Victoire attendrie.
Au dessert, chacun chanta la sienne, comme il convient.
Camember eut un succès fou en chantant :
Petits voiseaux qui z’étes dans le feuillâuge...
Et quaud vint le soir, la société, joyeuse et émue, quitta la table
pour aller se coucher. On raconte que Cancrelat ne parvint pas
cette nuit-là à retrouver son logis C'est probablement une
calomnie.
492
LE PEUT E LANÇAIS 1LLUSTHÉ
Variétés.
Les distributions de prix autrefois.
— Peut-être sera-t-il agréable aux lauréats — et
même à ceux qui ne le furent point — d'apprendre
ce qu'étaient jadis les distributions de récom-
penses aux élèves les plus méritants.
Jusqu’au quinzième siècle, l’usage de récom-
penser les bons élèves n’était répandu que dans
les collèges. A partir de celte époque, la coutume
passa des collèges dans les écoles abécédaires.
Les distributions de prix avaient lieu au 1" mai
dans certaines régions. Dans d’autres, c’était à la
Saint-Nicolas pour les garçons et à la Sainte-
Catherine pour les filles.
En 1585, après un examen public, l’enfant le
plus méritant recevait des mains du maître « deux
plumes et un ganivet ». Le ganivet ou canivet
était un petit canif destiné à tailler les plumes
d’oie, les seules dont on se servît au temps jadis.
Dans les classes plus élevées, on donnait un
livre, généralement une Bible, ou uue écritoire.
En 1593, à Chalon-sur-Saône, la distribution
des prix coûta cinq écus vingt-huit sols trois
deniers, soit environ seize francs quarante-cinq
centimes de notre monnaie actuelle; mais il faut
dire que l’argent de ce temps-là avait une valeur
relative bien supérieure à celle qu’il a de nos
jours.
* *
Un aveugle au Concours général. —
Au concours général, au mois de juin dernier, le
jour de la troisième classique, langues étrangères,
on remarquait parmi les élèves des lycées, un
jeune aveugle, qu’accompagnait un enfant plus
jeune. C’était un élève des Quinze-Vingts, externe
au lycée BulTon. Ce jeune homme fut installé
dans une salle spéciale et l’un des professeurs
lui dicta les textes. A l’aide d’une petite
tablette de zinc, traversée de rainures légèrement
creusées, et sur laquelle glisse une réglette percée
de deux rangées de trous oblongs,le jeuneaveugle
fit, avec un poinçon, une série de points, dont
les dispositions variées représentent les lettres de
l’alphabet. L’élève relut lui-même «on écriture,
avec ses doigts qui suivaient le relief des points.
Une fois les textes relus avec soin, l’aveugle se
mit a les traduire. Son petit camarade cherchait
les mots dans le dictionnaire et les lui lisait.
Le travail de traduction terminé en points,
l’aveugle transcrivit son brouillon sur le papier
officiel ajusté a l’avance dans une machine à
écrire. Ce dernier exercice ne fut qu’un jeu pour
lui et lui demanda peu de temps. A l’heure dite,
REPONSES AUX QUESTIONS DU NUMERO 393
I. France gastronomique
Pont-l’Évêque, fromage; Lille, couques et pain d’épice,
Tours, pruneaux et rillettes; Le Mans, poulardes. Ârbois,
vin blanc; Montôliraar, nougats, Aix, huile d olives et calis-
sons . Moret, sucre d'orge ; Toulouse, p&tés de foies de canards
truffés; Pithiviers, pâtes d'alouettes et gâteaux d'amandes.
II. Question historique.
L’imprimerie fut introduite en Franco en HCO, la même
année qu'à Venise. Cette année-là, Jean Heynlin, dit do la
Pierre, prieur de la maison de Sorbonne, et Guillaume Fichet,
docteur en Sorbonne, firent venir de Mayence Ulnc Gônng,
Michel Friburger et Martin Crantz et les établirent dans le
local même de la Sorbonne.
la copie était remise écrite. Elle mérita même un
accessit, qui fut accompagné, le jour de la distri-
bution, d’une mention spéciale.
*
* *
Un coup «le liaguette. — Louis XIV avait
témoigné qu'il souhaitait qu'un jour ou l’autre on
abattît un bois qui lui ôtait quelque vue. Le duc
d’Antin, alors surintendant des bâtiments et qui,
mieux que personne, connaissait le secret de
faire la cour a son maître, fit scier tous les arbres
du bois près de la racine, de façon qu'ils ne
tenaient presque plus. Des cordes étaient atta-
chées au haut de chaque arbre pour les fixer, et
plus de douze cents hommes étaient dispersés
dans ce bois, prêts au moindre signal. Le duc
savait Je ioui que Je roi devait se promener vers
ce lieu avec toute sa cour. Le prince ne manqua
pas de témoigner encore que cette partie de la
forêt lui déplaisait.
« Sire, ce bois sera abattu dès que Votre
Majesté le voudra.» — « Vraiment, je voudrais
que ce fût tout à l’heure. »
A l’instant, le surintendant donne un coup de
siftlet et la forêt tombe comme par enchantement.
« Ah! mesdames, s’écria la duchesse de Bour-
gogne, je crois que si le roi demandait nos têtes,
M. d’Antin les abattrait de même. »
RÉPONSES A CHERCHER
Question «le langue française. — Quel
est : 1° le sens étymologique du mot anecdote;
2° son sens acLuel ?
Mot en losange
Consonne. — Pronom possessif. — Antiquité
égyptienne. — Perturbation atmosphérique. —
Sur quoi l’on s'assied. — Saison. — Voyelle.
Énigme.
Que de fois, travailleuse habile,
Je m’aligne sous votre mam!
Très bon pour l’écolier docile.
Je suis mauvais pour le mutin.
Sur la mer immense, incertaine,
Je suis cherché par le marin;
Le joueur qui poursuit la veine.
Se tourmente et m'appelle en vain;
Je suis un nom dans la grammaire,
Puis un adverbe un peu pins loin.
Et dans toute œuvre littéraire
C’est moi qui consomme la fin.
III. Lettres inconnues
Age
et
il
font
aigle
Brio
—
cil
—
colibri
Atour
—
vu
—
vautour
Vouf
—
état
—
fauvette
Gens
—
amo
—
mésange
Lions
gros
—
rossignol
To.t
—
réel
—
roitelet
Nos
pin
—
pinson
IV Anagramme.
Ronce. — Corne.
Le Oeiant Maurice TARDIEU.
Toute demande de changement d adresse doit être accompagnée de L'une des dernieres bandes et de 50 centimes eu timbres-poste.
8’ année. — N° 395.
13 centimes.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
r abonnement cn an, six francs Armand COLIN & C‘% éditeurs étranger : ?tr. — parait chaque samedi
Part du i«r de choque mois. 5, rue «le Mézi^reS, Psari» | Tous droits réservés
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Le roi des jongleurs. — Le tavermer et d'autres bourgeois s exerçaient à tirer l arbalètc aux buttes du fossé.
494
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Le roi des jongleurs (suite j'.
— Ilolù. hé! dit le roi des jongleurs frappant
de son Mton sur l'appui de la fenêtre ouverte,
l'homme à la guiterne, chevalier de la fausse
note, dispensateur de grincements antimélo-
dieux, de quel droit venez-vous faire miauler
de douleur les chats de la bonne ville de Paris
en vous permettant de pincer en public les
pauvres cordes d'une malheureuse guiterne,
qui me paraît, ma foi, digne d'un meilleur
musicien'?
— Hein? Quoi?- fit le musicien s'arrêtant
court au milieu du couplet de sa chanson.
Passez votre chemin, bonhomme, si ma
musique ne vous plaît pas.
— Non, elle ne me plaît pas, dit le roi des
jongleurs en pénétrant dans la taverne et
en se plantant les bras croisés devant le
ménestrel, et pour plusieurs raisons que je
vais vous dire- Elle offense mon goût, blesse
mes oreilles, transperce douloureusement mon
tympan et fait courir tout le long de mes nerfs
des petits frissons peu agréables, tout comme
si vous vous amusiez A me chatouiller avec
une scie de charpentier depuis la racine des
cheveux jusqu'àlaplante des pieds... Comprends-
tu bien, mon garçon, l'effet que produit sur moi
ce que tu appelles ta musique, et la réjouis-
sance intime qu’elle me donne?
Le ménestrel, stupéfait d’abord, parut
réprimer avec peine un geste de colère. Ses
auditeurs, fâchés de voir la chanson interrom-
pue, se tournaient, la mine mécontente, vers le
survenant qui ne daigna y prendre garde.
— Je passe sur la souffrance que votre
musique fait endurer à l'homme privé, mon
garçon, mais je vous demande de quel droit
vous vous en prenez si méchamment aux
oreilles des Parisiens sans l’autorisation de la
très honorable Corporation des Jongleurs,
jongleresses et ménétriers de Paris, dont je
suis le grand Prévôt.
— La corporation !... fit le jongleur d'un air
surpris, quelle corporation ?
— Là! voyez-vous cela, braves gens! il se dit
jongleur et il ignore la Corporation de Saint-
Julien, la communauté de tous les frères de
la gaie science, qui reconnaissent pour patrons
saint Genest, jadis comédien de Rome-la-Grande
et martyr, et saint Julien l’Hospitalier! Mon
garçon, tu n’es pas de la corporation, — ni
surtout digne d’y être admis, car, par sainte
Cécile, les oreilles m’en cuisent encore de la
musique ! — tu n’as point passé par les
examens difficiles qui maintiennent le niveau
de notre art et le lalent des maîtres, tu n’as
donc point le droit d'exercer sur le territoire de
la bonne ville de Paris — que le ciel la bénisse
et lui envoie la bonne idée de s'occuper un peu
plus de musique et un peu moins de poli-
tique !
— J'exerce mon métier de ménestrel où il
me convient, répondit le musicien avec colère,
et du moment où il' plaît de m’écouter aux
braves gens qui boivent en cette taverne, vous
n'avez qu’à passer votre chemin... n’est-il pas
vrai, dignes bourgeois ?
— Sans doute! sans doute! dirent quelques-
uns.
— Oh! oh! firent quelques autres, s'il y a
des règlements de corporation, il faut les
respecter...
— Tout ce que je pourrais te permettre, mon
garçon, répondit le roi des jongleurs, — car je ne
suis pas méchant, — ce serait d’écorcher, si lu y
tiens et s’ils te laissent faire, les oreilles des
rustres des villages environnants, le plus loin
possible des miennes, par exemple..., mais je
t'interdis do faire souffrir plus longtemps celles
des Parisiens ! ainsi donc, range cette guiterne,
laquelle me paraît vraiment trop belle pour un
apprenti aussi faible que toi et...
— Et? demanda le jongleur.
— Et déguerpis !
Pour toute réponse, le jongleur prit son
bâton sur la table et le montra au prévôt de
Saint-Julien.
— Je sais jouer d'un autre instrument à votre
service, dit-il.
— De la rébellion! s’écria maître Guillot
Picolet, c'est bien! Moi, roi des jongleurs, je
m'en vais de ce pas, en vertu de mes droits et
privilèges, requérir quatre archers qui vont te
houspiller d'importance et t’incarcérer dans la
geôle du Châtelet où tu expieras par quelques
jours de pain sec et d’eau trouble, sans préjudice
de l'amende, l’audace d’avoir contrevenu aux
règlements de la corporation... je passe la
souffrance infligée à mes oreilles, pour celle-là
c’est à peine si la potence la punirait suffisam-
ment! Est-ce dit, veux-tu déguerpir ou te
rebeller ?
— Va-t’en au diable, toi et ta corporation !
exclama le jongleur, lançant à Guillot un coup
de bâton que celui-ci eut grand’peine à esquiver.
— Attends! attends! s’écria le roi des jon-
gleurs qui fut dehors en moins d’une seconde,
et se précipita vers la porte Saint-Jacques où il
savait devoir trouver quelques sergents.
J. Voir lo. n° 394 du Petit Français illustre, p. 488.
LE ROI RES JONGLEURS
493
Le ménestrel maintenant avait l'air assez
embarrassé de ce qu’il devait faire.
— Mon brave homme, dit un des assistants,
Guillot Pieolet est grand Prévôt de la Corpo-
ration ; puisque vous n'êtes point reçu jongleur
de Saint-Julien, ne vous obstinez pas, il
pourrait vous en cuire.-.
— Oui, sauvez-vous, fit un autre, c’est le
mieux.
— Par tous les diables! s’écria le ménestrel,
que n'ai-je avec moi quelques-uns de...
Il n'acheva pas sa phrase.
— Voyons, dit-il à la tavernière qui se tenait
les bourgeois s'en mêlent, ces affaires-là ne leur
rapportent que du chanvre pour les pendre !
— Vous direz à votre mari...
— - Je ne lui dirai rien, il n’est déjà que trop
dans toutes ces affaires.
— .Mille diables! jura le musicien, la peste les
étouffe tous!... allons, passage, vous autres,
laîssez-moi décamper.
— Votre guiterne! cria l'un des bourgeois,
allons, il oubliesa guiterne... drôle de ménestrel
tout de même!
Le ménestrel, qui déjà s'élançait dans la rue,
se retourna pour prendre l'instrument de
musique qu'on lui tendait. Ce retard suffit pour
empêcher sa fuite; comme il sautait d'un élan
les quatre marches de la taverne, il tomba
juste au milieu des archers que le roi des
jongleurs poussait devant lui.
— Halte, compagnon! dit le chef des archers
Los sergents, avec leur prisonnier, descendirent la rue Saint -Jacques.
sur la porte, ennuyée de la tournure que
prenait l’affaire, voyons , maître Oudart
n'arrive pas? J'avais pourtant à lui parler!
— Ah bien oui ! fit la tavernière, il est à tirer
l'arbalète aux buttes du fossé. Il a bien besoin
de s'en aller faire le soldat... Ah! jeunehomme,
voici le prévôt de Saint-Julien qui revient avec
des archers; si vous voulez faire de la
rébellion, ne la faites pas ici pour casser mes
tables et mes bancs !
Le ménestrel donna un furieux coup de poing
sur la table.
— Écoutez, bonne dame, dit-il tout bas, en
attirant la tavernière dans un coin, il s'agit de
choses sérieuses, dites seulement ces quelques
mots à maître Oudart : « Tout est prêt... Qu il
voie l’éehevin et s'entende avec lui, quelqu'un
viendra le voir, le mot est : la « Vendange en
Bourgogne... •> Avez- vous retenu?
— Non! non! fit la tavernière, je ne retiens
rien du tout, je comprends très bien..., c'est
encore pour les disputes des princes, et quand
en saisissant vigoureusement le fuyard au
collet, tandis que ses hommes lui maintenaient
bras et jambes, on ne s'en va pas comme ça,
il faut venir s'expliquer au Châtelet
Le ménestrel se raidit pour échapper à
l’étreinte, mais il était solidement tenu et vit
bien qu'il fallait se résigner.
— Comment, comment, dit-il, on emprisonne
un homme pour quelques notes demusique... !
— Quelques fausses notes, ménestrel d'occa-
sion, rectifia le roi des jongleurs, car tout me
paraît faux en toi, le ménestrel comme la
musique, et je conseillerai à M. le Prévôt
de Paris de te regarder d'un peu près...
Le ménestrel lui lança un regard plein de
fureur en grommelant des menaces et fit
encore un effort qui secoua les archers sans
leur faire lâcher prise.
— Allons! allons! dit le chef des archers en
lui allongeant un coup du manche de son
faucliard, voilà un gaillard qui fait bien des
façons pour peu de chose... Mon garçon, pour
496
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
éviter une amende à la Corporation de Saint-
Julien, tu cours le risque d’attraper deux mois
de basse-fosse pour rébellion aux archers du
guet ! Tiens-toi donc tranquille dans ton
intérêt!
Les sergents avec leur prisonnier, suivis de
maître Picolet qui portait la guiterne, descen-
dirent la rue Saint-Jacques. Derrière eux,
quelques gamins malintentionnés qui espé-
Gilles, le maitre-queux.
raient encore le spectacle d'une belle mutinerie,
marchaient en poussant de temps en temps des
huées, à l’adresse tantôt du ménestrel et tantôt
de messieurs les archers du guet. Les plus
hardis, ou plutôt ceux que les plus malins
poussaient par derrière, recueillaient à ce jeu
quelques caresses dubois des fauchards ou des
grosses chaussures des archers.
Juste à ce moment arrivait maître Oudart
revenant de tirer l'arbalète avec quelques
bourgeois du quartier. Rapidement il se faisait
mettre au courant de l'affaire par les clients de
la taverne, et du pas de la porte, il essayait
d'apercevoir le ménestrel emmené parla garde.
— Oui, murmurait-il, il me semble bien que
c’est lui... c’est bien la tournure du jeune
seigneur de... pourtant, non... mais si, diable
de diable! quel contretemps !
— Voyons, dit-il à voix basse, en entraînant
sa femme dans un coin, qu'est-ce que ce jeune
homme, ce ménestrel? Il t’a parlé, il t'a dit
quelque chose pour moi, il paraît?
— Des bêtises ! répondit la tavernière, des
niaiseries, seulement ceci : «Rien n’est prêt,
laissez l'échevin tranquille ! » Et voilà tout.
— Pas davantage? Tu es sûre?
— Rien de plus! Et je te conseille de ne pas
bouger, de ne t’occuper de rien! toutes ces
affaires de princes, ces trames avec les gens du
duc de Bourgogne ne me disent rien de bon...
Vois-tu? un tavernier 11e devrait avoir affaire
avec la Bourgogne que pour lui demander de
bonnes futailles pleines...
— Tais-toi donc, va-t’en rincer les brocs, tu
n’entends rien à la politique.
Le Maître-queux de la Lamproie-sur-le-Gril.
L'excellent Gilles Picolet, chagriné de voir
remettre son neveu Jehan au dur régime de
fortes études, de maigre chère assaisonnée de
vigoureuses bastonnades, si fort en honneur au
collège Montaigu, avait voulu qu’au moins le
pauvre garçon prît quelque consolation dans
un substantiel repas, avant de se voir écrouer
de nouveau dans les somhres et rébarbatives
murailles scolaires, qui attristaient le haut de
la montagne Sainte-Geneviève.
Jehan et son père, l’un tenant 1 autre de peur
de le voir s’échapper, avaient suivi le brave
maître-queux à la Lamproie-sur-le-Gril. Installés
à une table, tout près des fourneaux, un bon
pâté à la croûte dorée, garni d'un merveilleux
mélange de canard et de foie de veau, et un mi-
rifique plat de saucisses croustillantes, frites à
la graisse d’oie, furent déposés devant eux,
flanqués d’un broc de vin de Coulanges, et ils
furent invités- à s’escrimer contre ces victuailles
au gré de leurs dents longues et de leur appétit
fringaleux.
(A suivre.) A. R.
Le mensonge. — Bien des personnes ont |
le tort de considérer le mensonge chez les
eufants comme une faute légère, à l’égal de la
gourmandise et de la désobéissance. Il paraît
qu’il n’en va pas ainsi en Amérique.
Une femme qui a fait beaucoup pour l'édu-
cation de l'enfance dans notre pays, M” Kergo-
mard, en donnait récemment pour preuve le
fait suivant qu’un de ses amis lui a rapporté
de Chicago :
« Mon ami — raconte M-Kergomard — était
sur une route, près d’une école, quand il vit
deux garçons occupés il mettre en berne le dra-
peau de V Union, qui flotte comme notre drapeau
tricolore sur les établissements scolaires.
« Il s’approcha, questionna les deux garçons,
croyant qu’un malheur était arrivé; ceux-ci, la
tête baissée, restèrent muets. Très intrigué,
mon ami entra dans l’école où régnait un
silence de mort...
« Le maître, tristement et laconiquement,
lui apprit qu'un élève avait menti! »
COMMENT ON FAIT UN NUMERO DU PETIT FRANÇAIS
497
Comment on fait un numéro du Petit Français (suite)'.
On vous a déjà décrit, dans le journal (voir
le Petit Français illustré, numéros 139 à 144),
comment, au moyen de lettres mobiles mon-
tées sur de petites tiges, toutes de même lon-
gueur et placées côte à côte, on obtient une
planche d'imprimerie, c’est-à-dire une surface
sur laquelle toutes les lettres sont en relief et
rangées à l'envers Pour en obtenir une épreuve
qui permette de se rendre compte s’il n'y a pas
eu d'erreurs commises dans l’arrangement des
lettres et des caractères, on n'a qu'à passer sur
la planche un rouleau chargé d'encre grasse.
Les lettres, qui
sont en relief ,
prennent l’encre ;
de sorte que si
Ton presse en-
suite sur la « plan-
che » une feuille
de papier blanc,
les lettres s'y im-
priment et four-
nissent ainsi l’é-
preuve deman -
dée.
Nous venons de
voir comment la
maquette du jour-
nal a été consti-
tuée à coups de
ciseau et à grand
renfort de colle,
au moyen des épreuves de texte et de gravures.
Cette maquette est alors expédiée à l’imprimeur
qui la confie au metteur en pages.
Ce metteur en pages doit être un bon ouvrier
et un homme de goût ; car c’est en grande
partie de lui que dépend l'aspect, plus ou moins
agréable, plus ou moins élégant qu’aura le
journal.
Il a à côté de lui tous les blocs de lettres
préalablement composés, qui ont servi à fournir
les épreuves d’auteurs, et qui, maintenant cor-
rigés, représentent les articles devant faire
partie du numéro sur le chantier. Le metteur
en pages a d'autre part à sa disposition les
clichés des gravures. Devant lui se trouve la
maquette établie dans les bureaux et qui doit
lui servir de guide et de modèle. Il s’arrange
alors avec son texte et ses gravures, il se livre
à un petit travail de patience pour lequel il doit
faire appel à toute son ingéniosité et qui
consiste à encadrer de texte les gravures, de
façon que celles-ci se trouvent bien à leur
| place dans le corps du journal, place qui est
indiquée par la maquette même. Cela n’est pas
toujours très commode.
La mise en pages a des exigences 'telles qu’il
est souvent impossible d’encadrer une gravure
exactement dans le texte qui l’explique. L'habi-
leté du metteur en pages consiste, dans ce cas,
à la placer de façon qu'elle n’en soit pourtant
par trop éloignée. Il ne faut pas cependant
compromettre pour cela l’équilibre du journal:
rien n'est en effet disgracieux comme une page
veuve de gravures à côté d'une autre qui en
est surchargée. Il
y a ià, comme
vous le voyez, un
certain nombre
de conditions par-
fois très difficiles
à concilier.
Aussi quand,
dans une publi-
cation illustrée ,
vous verrez, par
exemple, une re-
lation de voyage
chez les nègres
du Congo enca-
drant une vue
de Castelnaudary,
vous pourrez har-
diment en con-
clure que ceux qui
s'occupent de cette publication ne savent pas
établir une maquette ou que le metteur en pages
ignore les premiers éléments de son métier.
Quand le metteur en pages a fini son travail,
il en tire une épreuve. C'est-à-dire qu’il
imprime un numéro spécimen destiné à revenir
aux Bureaux du Journal. Vous voyez quel
va-et-vient nécessite la mise au point d'un
seul numéro de votre Petit Français.
C’est là d’ailleurs le dernier voyage prélimi-
naire, voyage absolument nécessaire ; car
c’est seulement lorsque tout est mis en place
dans le journal qu'on peut savoir s’il y a lieu
de remanier certains articles, d’allonger de quel-
ques lignes ceux qui sont trop courts et de
raccourcir ceux qui se trouvent être trop longs,
afin que tous ceux qui ont une certaine im-
portance commencent en tête de page. C'est
là une précaution indispensable, sans laquelle
le journal manquerait totalement d'élégance
et d'équilibre.
Supposons donc effectués tous les remanie-
L'atelier de composition du Petit Français illustré.
(Imprimerie E. Capioxoxt et C,B).
1. Voir lo n° 392 du Petit Français illustré, p. 464.
498
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
ments jugés nécessaires. Le Directeur à qui est, i
en dernier lieu, soumis le numéro spécimen
sous sa forme définitive, s’est déclaré satisfait.
Alors le gérant y appose sa signature, et il
n’y a plus qu'à donner à l’imprimeur, en lui
délivrant le « bon à tirer », l’ordre de faire
fonctionner ses machines.
— Que vient faire ici le gérant, demandez-
vous ?
— Le gérant est exigé par la loi. C'est une
personne qui, en signant le journal dont il doit
! gérant n’avait,, à la lecture qu’il a dû faire
de l’article incriminé, qu’a refuser sa signa-
ture sans laquelle le journal ne peut pas
paraître. Il est, j’imagine, inutile de vous dire
que le gérant du Petit Français n’a jamais eu
à gémir sur aucune paille, humide ou non.
Pendant tous ces préparatifs, l’imprimeur
doit s’arranger de façon à avoir du papier en
quantité suffisante pour les besoins du tirage.
C’est qu’il en consomme, du papier, le Petit
Vue générale des papeteries d'Essonnes (Seinc-et-Oise).
avoir pris connaissance, déclare par cela
même accepter la responsabilité légale de tous
les articles qui y paraissent. Supposez, par
exemple, qu’un auteur anarchiste vienne à
publier dans le Petit Français un appel aux
armes (la supposition est assez invraisemblable
pour n’ètre pas dangereuse), une excitation à
la guerre civile, une provocation au meurtre,
au pillage ou à l’incendie. Les articles n’étant
pas signés, c'est le pauvre gérant qui répondrait
devant les tribunaux de cette prose séditieuse
et qui, victime expiatoire, irait gémir sur la
paille humide des cachots. Le gérant est le bouc
émissaire, chargé des iniquités des auteurs
anonymes. Et si les auteurs signent leurs arti-
cles, cela n’atténue en aucune façon la respon-
sabilité du gérant, qui a néanmoins, dans ce
cas, la consolation den’êtro plus seulà s'asseoir
sur le banc d’infamie. Que si vous trouvez
injuste qu’un pauvre et timide innocent paye
pour un gredin, je vous répondrai que le
Français ! Ceux de nos jeunes lecteurs qui
habitent Paris ont pu rencontrer de lourds
camions arrivant chaque semaine de la gare de
Lyon et portant de gros ballots sur lesquels se
détachent de larges bandes portant ces mots
« Papier du Petit Français ».
Ces ballots arrivent en ligne droite des pape-
teries d'Essonnes. Je n’ai pas à vous décrire ici
la fabrication du papier. Vous savez tous que le
papier ne se faisait guère autrefois qu'avec des
chiffons bien nettoyés, bien blanchis, hachés,
broyés et réduits en une sorte de pâte que l'on
étalait ensuite sur une surface plane où l’eau
s'égouttait en partie: Puis, cette pâte passait
sur des flanelles et entre des cylindres
chauds et tournants, qui la comprimaient, la
desséchaient et la convertissaient en une longue
bande de papier. Le procédé est toujours le
même, il n’y a que la matière première qui
diffère. On ne se sert plus guère de chiffons que
pour le papier de luxe... et encore! Je connais
COMMENT ON FAIT UN NUMÉRO DU PETIT FRANÇAIS
499
un fabricant de papier dont les produits sont
justement renommés et qui me disaitqu'il n'en-
trait par un centimètre carré de chiffons dans
son usine, d'un bout de l'année à l’autre.
La pâte du papier s'obtient actuellement avec
des fibres végétales de toutes provenances. Le
papier du Petit Français provient d une pâte
faite avec des bois blancs tendres, et vous pou-
vez vous convaincre qu'il n'en est pas plus laid ,
pour cela. Un atelier complet dans les pape-
teries d’Essorines est uniquement occupé à la
metteur en pages et qui doivent figurer au recto
de la feuille qui sera un numéro du Petit
Français. Sur la plate-forme d'une autre
machine on place les formes du verso. Il est
clair.que si l'on presse une feuille de papier
sur le premier groupe de formes, enduites
d'encre, on imprimera d’un seul coup toutes les
pages du recto, puisque chaque [orme repré-
sente une page du journal.
En faisant ainsi passer sous la presse toutes
les feuilles de papier dont on dispose, on
Srfc 53® La - vTfï • . ,ë.
Atelier de façonnage du papier à Essonnes.
fabrication du papier de votre journal. Nous vous ;
donnons ci-contre une vue d'ensemble de ces I
papeteries et vous pouvez voir quelle énorme
superficie occupe l'établissement. C'est assez
vaste pour qu'on ait jugé nécessaire d'y établir
un petit chemin de fer qui relie entre eux les
divers organes de cet immense organisme et
facilite le service en l’activant. Une autre gra-
vure, ct-dessus, vous représente un atelier de
façonnage du papier dans cette même usine.
Le papier arrive donc à l’imprimerie. Dépliez j
votre journal avant de l'avoir coupé : vous |
verrez alors qu'il forme une grande feuille I
imprimée sur les deux faces.
Il est, dès lors, presque inutile de vous expli-
quer comment, en deux coups de presse typo-
graphique, l'un pour le recto, l’autre pour le
verso, ou arrive à imprimer le journal.
Sur la grande plate-forme en acier d'une
machine d'imprimerie on dispose, dans Tordre
convenable, toutes les formes livrées par le
imprime successivement tout le recto. On
reprend ensuite ces mêmes feuilles déjà impri-
mées d’un côté et, les retournant, on les fait
passer sous l'autre presse De sorte qu'en fin de
compte toutes les feuilles se trouvent être
imprimées sur leurs deux faces.
Ces grandes feuilles imprimées sont alors
expédiées à l'atelier de pliage, où des ouvriers,
généralement des femmes, plient ces feuilles
de façon à donner au journal l'aspect que vous
lui connaissez.
Je vous ai dit tout à l'heure de déplier votre
Petit Français, repliez-le maintenant en suivant
les plis indiqués, et vous ferez le travail 'que
les plieuses accomplissent 60 000 fuis par
semaine puisque chaque semaine on fabrique
60000 numéros. Vous comprenez tous bien
qu'une seule femme ne suffirait pas pour
mener à bien un travail aussi fatigant.
G C.
(A suivre.)
500
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Histoire d’un honnête garçon (Suite)' .
M. Deshêtres avait raison ; la pauvreté serait
pour Tout-Petit une entrave, une gêne, une souf-
france... Qui sait ce que le moral deviendrait
au milieu des heurts, des froissements, des
déboires qui l'assailleraient fatalement à ses
débuts dans la vie...? Combien de caractères
aigris, d’âmes ulcérées sans autre cause que
celle-là... ! Jean avait le cœur sensible, l’àme
délicate... mauvaises conditions pour la lutte
acharnée qu’il aurait à soutenir, et où de moins
scrupuleux l'étrangleraient sans pitié... Que
l’enfant réfléchisse, qu'il se tâte..., qu'il juge
s’il se sent assez solide pour affronter le combat
sans craindre la défaite...
— Toi, maman, qu’est-ce que tu penses?
demanda Tout-Petit, l'esprit un peu cahoté par
cette divergence d’opinions.
Il était assis aux pieds de sa mère, dans une
pose câline, la joue appuyée sur sa main, les
yeux levés vers les siens, interrogateurs et
anxieux.
— Hélas ! mon petit, je ne suis pas une dis-
coureuse, tu sais bien... J’ai si grand’peur de
me tromper et de nuire à ton avenir.
— Dis toujours.
— Eh bien, le collège m'épouvante... Vois-tu,
c est une mauvaise chose que de vouloir trop
s élever au-dessus de son rang... Je serais bien
glorieuse de te voir devenir un jour un grand
personnage; mais si, comme le craint notre
vieil ami, tu allais recevoir des affronts à cause
de ta pauvreté... ,?Va, je n’ai jamais tantregretté
de n’être pas riche... Et puis, je n’ai plus que
toi, mon Tout-Petit; qu’est-ce que je deviendrai
si tu me quittes...? Je penserai toujours que tu
souffres et que je ne suis pas là pour te
consoler..., que tu pleures et que je ne puis
pas essuyer tes larmes... C’est égoïste, ce que je
dis là...; il faut me pardonner...
Jean mit sa main sur la bouche de sa mère
pour l'arrêter de parler, et l’embrassa avec
tendresse. S’il lui vint des larmes de déception,
personne n’en vit rien, car ce ne fut que long-
temps après, le visage calme et les lèvres
souriantes, qu’il reprit :
— Tu n’es pas, tu ne seras jamais une mère
égoïste...; c’est moi qui serais un égoïste et un
sans cœur si je t'abandonnais... Allons, ne
penses plus à ces choses-là... Tout cela n’existe
pas... Je n’ai point gagné de bourse..., et je
vais entrer en apprentissage.
Oh ! cette question de l’apprentissage ! Depuis
qu Eugénie est veuve, elle a été son continuel
1 V ojr io n" 394 du Petit Fronçait illustré, p. 482.
souci. Le père vivant, tout aurait marché à
merveille; il aurait pris Tentant dans son
atelier et aurait veillé sur lui. Mais seul, sans
protection, sans défense, qu’allait-il devenir?
Quels exemples allait-il avoir sous les yeux...?
Quels propos allait-il entendre? Il était resté si
gentil ! timide et doux comme une fille...
Le vieux Cacaouèche essayait en vain de
calmer les inquiétudes de la mère.
— Sans doute, il y avait des mauvais sujets
dans tous les ateliers un pou nombreux, mais
il y avait de braves garçons aussi, et plus, heu-
reusement, qu'elle ne paraissait se l’imaginer.
Ensuite Jean était une honnête nature, un
enfant rempli de bon sens et de cœur, plus
accessible certainement aux bons exemples
qu’aux mauvais; il irait droit dans la vie et,
ferait son devoir. Puis, enfin, il n’y avait pas à
tergiverser ; il fallait qu’il apprît à travailler et
pour cela, il était nécessaire qu’il allât chez les
autres, il ne pouvait pas rester toute la vie
cousu aux jupes de sa mère à confectionner
de la lingerie, n’est-ee pas ? Eh bien alors,
pourquoi ne pas en prendre bravement son
parti? Veiller sur lui..., évidemment. . ; sur sa
conduite, sur les relations qu'il se créerait...
mais lui laisser aussi un peu les coudées
franches si l’on voulait qu’il devînt un homme.
M“ Harivel était mal convaincue.
Jean avait toujours eu un goût prononcé
pour la mécanique. S’il avait tant désiré faire
ses études au collège, c’était avec l’espoir
secret de devenir plus tard ingénieur. Le père
Cacaouèche l’encourageait dans ces idées; la
mère essayait de l'en détourner.
— Pourquoi ne serais-tu pas serrurier, mon
Jean? lui disait-elle. Mécanicien ou serrurier,
la différence n’est pas si grande, va! Entrant
dans la serrurerie, on peut te trouver dans le
quartier un bon patron honnête, n’ayant pas
d’autre apprenti, ce qui lui permettrait de veiller
sur toi, de s'occuper davantage de toi... Et je
serais bien plus tranquille que si tu allais au
loin, dans un atelier que je ne connaîtrais pas...
peut-être en société de malhonnêtes gens...
— Voyons, madame Harivel, répondait le père
Cacaouèche, l’air très sérieux, réfléchissez un
peu. En faisant apprendre à Jean un métier
dans de pareilles conditions, vous le condamnez
à végéter toute sa vie. Ildevradonc se borner
à remettre des ferrures aux persiennes et des
roulettes aux lits defer; ou bien, encore, à ouvrir
pour cinquante centimes, la porte aux gens qui
auront oublié leur clé. Allons donc! l’enfant
HISTOIRE D’UN HONNÊTE GARÇON 50i
vaut mieux que cela... Qu'il fasse de la serru-
rerie, passe! mais mettez-le au moins dans la
fabrication.
Ce fut Estelle qui apporta la solution A ce
problème qui tracassait tant de cervelles.
— Tout-Petit, demanda-t-elle un jour, cela
ne te dirait pas d'être horloger?
— Horloger...? tout de même. Cela rentre
dans la mécanique, l’horlogerie.
— Oui, à condition qu'on y apprenne autre
chose que les rhabillages de montres, remarqua
le vieux.
— Ne craignez rien. Si les choses s'arrangent
à mon idée, tout le
monde sera con-
tent : Eugénie, par-
ce que le gamin
ne courra aucun
risque d'avoir de
mauvais conseils
ni de vilains exem-
ples ; vous, père
Cacaouèohe, parce
qu'il apprendra sé-
rieusement à tra-
vailler.
Le bonhomme
hocha la tête : ce
n'étaitpas celaqu’il
rêvait pour son
petit ami. Par con-
tre la proposition
fut tout de suite
agréée de la mère,
et il fut convenu
que le dimanche
suivant Jean se-
rait présenté à son
futur patron.
Monsieur Aubry, l'horloger chez qui l’enfant
devait faire son apprentissage, était un homme
d'une trentaine d'années, faible, chétif, légère-
ment contrefait même, que sa mauvaise santé
avait contraint à quitter une importante mai-
son de fabrication où il avait longtemps tra-
vaillé. Il y avait de cela trois ans, il avait loué,
rue RochechouaTt, une petite boutique où il
s'était mis à faire de la réparation. Comme il
était habile et consciencieux, il avait eu
promptement plus d’ouvrage qu’il n’en pouvait
faire. A plusieurs reprises, il avait bien essayé
de prendre des apprentis, mais la malechance
l’avait fait tomber sur de mauvais garnements
qui, profitant de sa faiblesse, lui avaient joué
des tours pendables et qu’il avait dû congédier
au bout de peu de temps. Las de ces tentatives,
il s’était résigné à travailler seul, bien qu’il
se fatiguât à faire les courses, et que cela lui
fît grand tort de s’absenter de la boutique.
Mais quand mademoiselle Lenoir lui avait
parlé de Jean, lui avait dit quel bon petit élève,
quel gentil petit compagnon cela lui ferait,
l'horloger avait tout de suite consenti à le
prendre en apprentissage et à lui enseigner
son métier.
Le dimanche suivant, Tout-Petit, accompa-
gné de sa mère et d'Estelle, se rendit rue
Rochechouart. Arrivés à la porte de la boutique
dont les volets étaient mis, M"' Lenoir frappa
deux fois sans obtenir de réponse.
— Cela m’étonnerait pourtant que monsieur
Aubry ne fût pas là, dit-elle, puisqu'il nous
attend cet après-midi. Jean, va donc cogner à
laporte du logement pendant que nous resterons
ici à faire le guet.
Sur les indications de la vieille fille,
Tout-Petit enfila le couloir, tourna à
gauche et se trouva dans une petite
cour. Il s’arrêta à une porte dont la
partie supérieure était occupée par un
verre dépoli.
Mais, au moment
où son doigt allait
toucher la vitre, il
s’arrêta surpris,
presque effrayé. U
lui semblait enten-
dre une dispute à
l’intérieur : une
voix courroucée ,
menaçante, quoi-
que contenue, et
une autre voix
faible, essoufflée
qui cherchait à
placer un mot sans
pouvoir y parve-
nir.
Jean n’osa pren-
dre sur lui de troubler le colloque et revint
vers la rue.
— Il y a du monde, dit-il, j’entends parler.
— Tu n'as donc pas cogné? demanda Estelle.
— Je n’ai pas osé.
Les deux femmes le suivirent dans la maison.
Jean, prévenu, fut le seul à s'apercevoir que la
discussion n’avait pas cessé. Au coup éner-
gique frappé par la vieille fille, le bruit des
voix s’éteignit et M. Aubry vint ouvrir.
La pièce était un peu sombre; néanmoins
les visiteurs aperçurent en entrant un beau
garçon, habillé avec le plus grand soin, ganté
de frais et coiffé d'un chapeau de soie tout
luisant, qui les salua avec un sourire.
— iMon frère, expliqua l'horloger aux arri-
vants.
Celui-ci prit aussitôt congé.
— Allons, Émile, je te quitte, dit-il d'un air
de bonne amitié, je vois que tu es en affaires...
Au moment où son doigt allait toucher la vitre, il s’arrêta surpris...
502
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Ah ! ajouta-t-il après une pause et comme eu
se ravisant, tu songeras à ce dont nous avons
parlé, n'est-ce pas...? Mercredi soir au plus
tard.
— Oui, oui, balbutia monsieur Aubry qui
semblait à bout de soulfle.
Dès que la porte lut refermée, il se laissa
tomber plutôt qu'il ne s'assit dans son grand
fauteuil.
— Eh bien, quoi donc...? lit Estelle. Cela ne
va pas ?
— Oh ! pas du tout... J'avais beaucoup
d’ouvrage, cette semaine... J'ai voulu tout livrer
ce matin... je suis exténué.
— Alors, notre Jean arrive à propos : il vous
secondera.
— Certes oui... Je vous demande pardon, ma-
dame, dit-il à Eugénie, je vous reçois bien mal...
— Il n’y a pas de faute ; c’est nous, au
contraire, qui avons à nous excuser de vous
déranger un jour que vous êtes malade. Si
vous le désirez, nous reviendrons.
Non, non, j’ai hâte d’en finir. Comme le
dit mademoiselle Lenoir, j’ai grand besoin
d’aide... et de société aussi, car on se fait
triste à être toujours seul.
— - Votre frère ne peut donc pas venir vous
voir plus souvent et vous tenir compagnie?
fit Estelle avec son sans-gêne et sa brus-
querie habituels.
— Mon frère a ses occupations, vous savez...
ses amis..., répondit le pauvre horloger en
manière d'excuse...; d'ailleurs, il vient parfois
me rendre visite, comme vous l'avez vu.
— Oui, il vient rendre visite à la caisse sur-
tout... Enfin, ces choses-là vous regardent ; seu-
lement, c'est une drôle d’idée que de s'esquinter
à travailler pour que les autres fassent la fête.
M. Aubry semblait avoir hâte de changer la
conversation; il se mit à traiter avec Eugénie
la question de l’apprentissage.
Les derniers arrangements pris, on se quitta.
Jean devait commencer dès le lendemain et
être là à sept heures pour ouvrir la boutique.
Le patron tendit, en lui souriant, la main à
son nouvel apprenti. Oh! la triste main, maigre
et décharnée ! et le navrant sourire ! Le cœur
compatissant de Tout-Petit y lut tant de souf-
frances accumulées, une si douloureuse rési-
gnation, qu’il en fut tout remué. Souvent aussi,
la voix menaçantedu beau garçon, les réflexions
d’Estelle, hantèrent sa mémoire. Et quand, dans
le baiser du soir, sa mère, désirant connaître
son impression, l’interrogea : « Eh bien, Tout-
Petit? » le brave garçon répondit avec un
élan chaleureux :
— Je suis content, maman, très, très content. Je
vais travailler de tout mon cœur : d’abord pour
que tu sois satisfaite; et puis, pour que mon-
sieur Aubry ne soit plus malheureux.
En apprentissage.
Jean se mit au travail avec toute l’ardeur
que lui donnait le désir de gagner prompte-
ment sa vie et de venir en aide à sa mère.
Monsieur Aubry était surpris de la facilité
avec laquelle il comprenait chaque chose : il
avait, en quelque sorte, l’intuition de ce qu’il
fallait faire. C’est au point que, dans les pre-
miers temps, le patron lui disait quelquefois.
— Ah çà! tu n’as jamais fait d'horlogerie, toi?
— Non. monsieur.
— Tu n'as jamais vu travailler...? jamais
entendu d'explications, ni rien lu sur le
métier ...?
— Jamais. Je ne sais même pas si j'avais
vu l'intérieur d'une montre avant d’entrer ici.
— C'est à ne pas le croire. Certes, j'ai appris
vite et bien ; j’avais un bon maître ; mais, du
diable si, au bout de six mois d’apprentissage,
j’aurais été capable de faire ce que tu fais.
Jean était heureux des éloges de son patron,
et il redoublait d'efforts peur ne pas baisser
dans son estime. Mais souvent, hélas ! il avait
besoin de toute son énergie pour ne pas se
laisser aller au découragement. S’il avait la
compréhension plus développée que beaucoup
d'apprentis de son âge, l’habileté des mains
n’était pas à la même hauteur.
Bien des fois il s’agaçait à saisir, à placer,
à fixer des pièces presque microscopiques : les
pinces fines s'échappaient de ses doigts; il
était pris d'un tremblement nerveux, et sentait
des larmes d’impatience lui venir au yeux.
— Là, là, disait l’indulgent horloger, ne
t'énerve pas, mon garçon... Cela viendra, sois-
en sûr. Tu veux aller trop vite, aussi. Tu com-
prends comme si tu travaillais depuis trois
ans, mais les mains ne s’habituent pas immé-
diatement à une besogne aussi délicate, il faut
le temps à tout... Quand tu vois que cela ne
va pas à ton idée, à quoi bon t’entêter? tu ne
ferais que de mauvais ouvrage...
Tout-Petit se levait, se secouait un peu, puis
se mettait à un ouvrage moins absorbant :
limait, polissait, tournait, taraudait suivant les
cas. Puis, après une heure de diversion, reve-
nait à son établi et s'étonnait de faire avec
aisance et promptitude ce qu’il avait dû aban-
donner peu de temps auparavant.
D'autres fois, si le travail ne pressait pas
trop, monsieur Aubry, lui voyant la figure
congestionnée à force d’application, l’expédiait
en courses, ou encore lui permettait d’aller
dire bonjour à son père Cacaouèche. Le petit
sortait, faisait un bout de causette avec le
vieux, rentrait calmé, reposé et prêt à se
remettre à l’œuvre.
J. L.
(A suivre.)
Les animaux perfectionnés
PAR A. ROBIDA
Quelques améliorations apportées à certaines espèces <Ju règne ammal par de
sages méthodes et le développement des aptitudes ou qualités spéciales ne feront
pas mal Ainsi : l'éléphant à une époque où les moyens de locomotion progres-
sent si remarquablement, ne peut plus sc contenter d'offrir une impériale à ses
clients, l’intérieur aménagé avec tout le confortable possible peut offrir au
moins tiî places
Avec un peu de complaisance et (le patience chez
l'éleveur, il n’est pas impossible de faire fournir à la
tortue 'sa soupière en guise d'écaille.
Peu à peu, par d'intelligents croisements, on doit
parvenir à nous donner une race de moutons à 8 ou
1 0 g'gots de pré-salé.
Toujours du lait et rien que du lait, c'est fade et bien arriéré,
on nous annonce une excellente race de vaches normandes don-
nant café au lait, thé et chocolat ( Médaillé d'or. Concours régional
d Yvetot.)
Inquiété par la concurrence de la bicyclette, le cheval s’amé-
liore de lui-même; outre ses sabots à pneus adoucissant le trot, il
lui pousse une capote de cabriolet, abritant agréablement son
cavalier.
Pourquoi transporter à grands frais des bateaux sur les fleuves lointains,
quand rinppopotame, jusqu'à ce jour plutôt gênant, peut être utdisé
comme embarcation, bateau de plaisance ou de transport pour touristes,
soldats, marchandises, etc ’
Le crocodile lui-même, moyennant certaines pré-
cautions, se prête très bien au même usage , pour services
accélérés, promenades, chasses, régales, etc...
504
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
L'Etudiant nu paletot blanc. — L’excel-
lent professeur B..., qui faisait un cours d’autant
moins suivi qu’il était plus savant, était fort
myope. Il y voyait juste assez pour compter ses
auditeurs peu nombreux, mais il n’aurait certai-
nement pas pu les reconnaître dans la rue. Un
étudiant, qui avait un beau caniche blanc de
grande espèce eut l’idée d’amener avec lui son
toutou qui, fort bien élevé, se tenait, sans mot
dire, assis sur le banc pendant toute la leçon.
(Il parait qu’èn ce temps-là, une consigne indul-
gente laissait entrer les chiens dans le grand
établissement dont il s’agit.)
Un jour qu’il pleuvait, l’étudiant n’amena pas
Azor, qui aurait pu salir sa blanche toison.
A la fin de la leçon, B... s’approche de son
auditeur assidu et lui dit :
« Je ne vois pas aujourd’hui votre ami, ce jeune
homme qui a toujours un paletot blanc ; j’espère
qu’il n’est pas malade. S’il ne vient pas la pro-
chaine fois, ne manquez pas de me donner de
ses nouvelles. Vous ne sauriez croire combien je
m’intéresse à lui, il semble suivre mon cours
avec tant d’attention! »
*
* *
Un non venu jeu. — Par les grandes chaleurs,
voici une innovation qu’apprécieront les baigneurs
d’eau douce ou d’eau salée : c’est le Polo natatoire.
Les nageurs se disputent un gros ballon et
s’amusent fort en prenant un exercice des plus
hygiéniques. C'est M. G. de Saint-Clair qui, dans
son petit traité de Natation , publiée dans la Biblio-
thèque des Sports athlétiques, fait connaître ce jeu
passionnant qu’il appelle le Water-Polo.
* ' *
Trop courtisan. — L’abbé de Polignac se
promenant à Marly avec le roi par un mauvais
temps, disait que la pluie de Marly ne mouillait
pas. Cela parut si fade qu’il déplut au roi lui-
même.
( M&moires cle Saint-Simon).
* *
La moainaie «l'aluminium — On a sou-
vent parlé de remplacer notre monnaie de bi lion ,
nos'atlïeux sous, par une monnaie en nickel.
Plus avancés que nous, les Américains vont avoir
la monnaie en aluminium. Un bill vient d’auto-
riser le secrétaire du Trésor à faire fabriquer des
pièces d’essai. Celles-ci remplaceront des pièces
encours de 1 et 2 cents, ainsi que la pièce de
5 cents, qui n’ont pas de valeur métallique intrin-
sèque. Cette expérience est très intéressante; il
serait à souhaiter que l’aluminium, métal très
léger, remplaçât de môme le cuivre pesant, dans
la fabrication de notre monnaie française.
*
* *
Monsieur l’a «lit. — Baptiste, j’ai du monde
à déjeuner; vous tirerez cinq bouteilles de vin
blanc et vous les mettrez dans un seau d’eau bien
fraîche.
— Bien, M’sieu.
A midi: — Baptiste, voilà le moment de nous
servir votre vin blanc. Est-il bien frais?
— Voilà M’sieu! Et Baptiste apporte un seau
d’écurie dans lequel clapote un liquide jaunâtre.
— Eh bien ! Baptiste, vous perdez la tête. Ce
n’est pas le seau qu’il faut servir; ce sont les
bouteilles.
— Mais, not’ maître, je les ai vidées dans le
seau, comme Monsieur l’a dit. J’ pouvons pas les
trier maintenant.
RÉPONSES A CHERCHER
Quest ions «l’étymolojçie. — D’où viennent
les mots : quincaillier, cuirasse.
* *
France gastronomique. — Quels sont
les produits célèbres des villes suivantes : Rouen,
Marennes, Vire, Bayonne, Narbonne, Périgueux,
Api, Gex, Argenteuil, Lunel.
Charade.
Au trictrac, pour caser la dame,
Le joueur jette mon premier.
A mon second, monte Madame
Pour voir venir son Chevalier.
Mon tout n’entre pas dans une âme
Qui ne sait mentir ni tromper.
* *
Mots sans tètes. — Aux mots suivants,
ajoutez une lettre en tète, et de la réunion de
ces initiales, formez un proverbe de cinq mots :
Bord — ail — mission — ombre — oran — ère
— ride — rame — œuf — raison — once — aide
— rome — oise.
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 3»4.
I. Question de langue française.
Le mot anecdote vient du grec et dans cette langue a le
sens de chose non divulguée; c’était primitivement une parti-
cularité jusque-là inconnue d’histoire ou de biographie. Los
anecdotes ayant été, à mesure qu’elles étaient publiées,
recueillies et répétées, leur appellation a perdu tout naturelle-
ment ce sens d 'inédit quelle renfermait, et aujourd'hui une
anecdote est simplement le récit d’un fait épisodique, d’une
scène, d'un dialogue donnant sur une époque, une situation
historique, un personnage, quelque détail curieux, caracté-
ristique ou pittoresque.
IL Mots en losange.
T
M e s
M O M I E
TEMPÊTE
SIÈGE
ETE
E
III. Énigme.
Point.
Le Gérant: Maurice TARDIEU.
Toute demande de changement d'adresse doit être accompagnée de l’une des denuei'es bandes et de 60 centimes en timbres-poste.
8' année. — N° 396.
10 centimes
26 septembre 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
î'ABilKNBlIBNT : liN AU, SIS FIUNCS
Armand COLIN & C‘°, éditeurs
BTRAHGBK ? fr. — PARAIT CHAQUE SAUED*
Pari du l«r de chaque mois
5. rue de Méii^res, Paris
Tous droits réservés.
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Jean Bart à la Cour. — 11 sc jeltc au milieu des couitisans, frappant à droite et à gauche
306
LE PETIT FRANÇAIS II, LUSTRE
Histoire d'un honnête garçon (suite)'.
Jean se demandait parfois ce qu'il serait
devenu s’il avait eu un maître sévère, ne
compatissant pas à ses défaillances et ne lui
accordant pas, de temps à autre, quelques j
minutes pour se détendre un peu les nerfs. Il
lui semblait qu'il n’aurait pas eu la force de j
continuer.
Aussi, était-il profondément reconnaissant ■
à monsieur Aubry et cherchait-il, par tous les j
moyens possibles, à lui être agréable : faisant ,
en sorte de lui éviter toute espèce d’ennui,
cherchant à lire dans ses yeux ce qu’il y avait
à faire, pour lui épargner même la fatigue j
d’un commandement.
Le patron, de son côté, se sentait tout heureux
et réconforté par cette affection réelle, qu'il
avait maintenant près de lui. Il y avait été si
peu accoutumé... !
Enfant, son père l'avait rudoyé parce qu'il
était chétif et contrefait... A l’école, ses cama-
rades l’avaient tourné en ridicule et accablé
de moqueries... Plus tard, les sarcasmes de
l’atelier avaient remplacé ceux de l’école sans
être ni moins blessants ni moins amers... Les j
apprentis qu'il avait eus jusqu’alors n’avaient
songé qu’à lui jouer ce qu’on est convenu
d’appeler de bons tours et qui, le plus souvent, I
ne sont que la manifestation de mauvais senti-
ments, surtout quand ils s’adressent à un être
inoffensif et soutirant.
D’aussi loin qu'il se souvînt, il ne voyait que
sa mère qui l’eût aimé. Mais qu’elle avait été
bonne et tendre ! Quand il rentrait à la maison,
le cœur meurtri par les méchancetés qu’il avait
dû subir, elle le prenait dans ses bras; et cette
chaude étreinte suffisait pour sécher ses larmes
et calmer son chagrin.
Par malheur pour le pauvre enfant, elle
était morte quand il n’avait que quinze ans; j
et son père, sans souci pour sa faible santé,
l'avait tout de suite placé eu apprentissage,
reportant tout son orgueil paternel, toute sa
faiblesse sur son autre fils, Louis, qui en profi-
tait pour devenir égoïste, vaniteux, fainéant,
en attendant pis.
Aussi, la sollicitude affectueuse et désinté-
ressée que lui témoignait Tout-Petit avait-
elle profondément touché monsieur Aubry.
Il y avait puisé comme un regain d'énergie
et de vitalité qui lui avait donné le désir
d’améliorer sa position.
— Vois-tu, mon petit Jean, disait-il quelque-
fois, si tu restes avec moi, comme je l’espère,
je ferai en sorte de te faciliter l’avenir. A la
fin de ton année, d'abord, nous prendrons un
autre apprenti et tu passeras ouvrier : ce ne
serait pas juste que ta mère continuât à payer
quand c’est toi qui me rend service. Puis
nous ne nous contenterons pas de notre fonds
de grosse horlogerie ; nous achèterons plus et
meilleur, et tu verras que nous arriverons à
fonder une bonne petite maison. Tu me succé-
deras, bien entendu, et comme tu es plus fort,
plus actif que moi, tu réussiras mieux aussi.
Je ne dis pas que ce sera la fortune pour toi,
mais ce sera toujours la tranquillité. Le pro-
verbe dit vrai : Un petit chez-soi vaut mieux
qu'un grand chez les autres.
Jean remerciait son patron de l’intérêt qu’il
lui portait ; mais en voyant ses mains qui
allaient s’amaigrissant, ses joues toujours plus
creuses, ses yeux brûlés de fièvre, il se deman-
dait si le pauvre horloger aurait le temps
d’exécuter les bonnes intentions qu’il avait à
son égard.
Certains jours, d'ailleurs, monsieur Aubry
semblait avoir conscience de sa fin prématurée.
Alors, il conseillait à Jean d’entrer aux ateliers
Tréguilly, la première maison de France et du
monde, aflirmait-il, où lui-même avait tra-
vaillé avant de s’établir à son compte.
— Quand je n’y serai plus, disait-il, crois-
moi, mets-toi dans la fabrication, c’est là seu-
lement que tu apprendras sérieusement l’horlo-
gerie. Tu n’es pas fait pour végéter toute ta vie
dans une boutique de réparation.
Tout-Petit avait remarqué que son patron
était plus triste, plus abattu quand son frère
était venu le voir. Il avait également remarqué
que rarement la visite se passait sans que
l’horloger eût besoin de prendre de l’argent
au comptoir. U lui semblait aussi que Louis
élevait la voix plus qu’il n’aurait convenu.
Mais le jeune homme sortait toujours l’air si
tranquille, il disait, en passant, un bonjour si
cordial à l'apprenti, que celui-ci se demandait,
s'il n'y avait pas là une simple coïncidence, et
si Louis n'avait pas naturellement la voix un
peu forte.
Il arriva un jour, pourtant, où il ne lui fut
pas possible de douter.
Après une séance longue et. orageuse, l’enfant
crut que son maître l’appelait d’une voix étouffée:
« Jean ! ». 11 prêta l'oreille, mais, craignant de
s’être trompé, n'osa entrer dans la chambre
où se tenaient les deux frères. Pourtant,
comme il s’était rapproché de la cloison, il
entendit distinctement Louis qui disait :
i Voir le n° 395 du Petit Français illustré, p. 500.
HISTOIRE D'UN HONNÊTE GARÇON
b07
— Cent francs, entends tu? il me faut cent
francs, sinon, je t’achève...
Puis la voix du patron qui râlait.
— Jean! Jean!
Cette fois, il n’hésita plus, et ouvrant brus-
quement la porte, il se trouva en présence
des deux hommes : lun acculé à la muraille,
blanc comme un linge et faisant de vains efforts
pour se dégager de l’étreinte de l’autre qui le
serrait à la gorge.
— Lâche ! misérable ! assassin ' cria Jean
dans son indignation.
Surpris par l’intervention de l’apprenti, le
mauvais sujet lâcha
son frère, qui alla
retomber inerte sur
le siège le plus
proche.
Jean se liàta de
secourir l’horloger
en dénouant sa cra-
vate et en baignant
ses tempes avec de
l’eau fraîche, pen-
dant que Louis, as-
sez décontenancé,
ramassait son cha-
peau qui, dans la
lutte, avait roulé par
terre.
— Toi, dit-il à
l’apprenti en s'en
allant, tâche de te
mêler de ce qui te « Lâche: miscfabio
regarde, et de ne
pas te trouver sur mon chemin. Autrement,
tu verrais de quel bois je me chauffe.
— D'un mauvais bois, monsieur, j’en ai
peur, répondit résolument Jean qui, d’ordinaire,
pourtant, n’avait pas grande hardiesse à expri-
mer son opinion.
Quand le drôle eut refermé la porte sur lui,
monsieur Aubry serra la main de son apprenti
pour le remercier de l’avoir secouru et soigné ;
mais il ne crut pas nécessaire de lui demander
le secret sur ce qu’il avait vu : il connaissait
assez Jean pour savoir qu’il ne parlerait pas.
Le lendemain, dès que l’enfant arriva pour
ouvrir la boutique, son patron alla à lui avec
une sorte d’impatience.
— Veux-tu me rendre un grand service? lui
demanda-t-il.
— De tout mon cœur, monsieur, répondit
Tout-Petit avec effusion; j’espère que vous n’en
doutez pas.
— Eh bien, va porter immédiatement ceci
chez mon frère, 20 bis , rue Blanche. Va bien
vite pour avoir plus de chance de le trouver...
Il est jeune, ajouta-t-il, comme pour s’excuser
de sa faiblesse, on ne peut pas le blâmer de se
distraire un peu ... H aime les courses ; et, comme
I il a demandé congé à son administration pour
aller aujourd’hui à Chantilly, cela le désobli-
gerait d’être sans argent.
Arrivé au 20 bis de la rue Blanche, une belle
maison neuve avec un tapis dans l’escalier et
des jardinières fleuries de chaque côté du ves-
tibule, Jean ne put se défendre de faire la
réflexion que le mauvais sujet, le fainéant était
! mieux logé que l’honnête homme; et que, â la
I place de M. Aubry, quand son frère lui dirait
avoir besoin d’argent pour aller aux courses, il
! le prierait de le gagner lui-même.
Il dut sonner longtemps avant de se l’aire
ouvrir. Il allait même se décider à redescendre
quand il entendit à l’intérieur un pas traînant ;
et Louis, dans la
tenue de quelqu’un
qui sort du lit, pa-
rut dans l’entrebâil-
lement de la porte.
— Qu'est-ce que
tu viens faire ici?
demanda-t-il bruta-
lement en recon-
naissant l’apprenti
de son frère.
A la vue de l’en-
veloppe que Jean
lui remit, à la vue
surtout du billet
qu’elle contenait,
son front s'éclaira;
non de reconnais-
sance, toutefois, car,
pour tout remerciment, il dit d'un ton gogue-
nard ;
— Ah ! notre « Apollon » s’est décidé ! Il aurait
aussi bien fait de s'exécuter hier; il m’aurait
évité la peine de me lever à huit heures du
matin.
Jean ne prit pas le temps de relever cette
réflexion indigne; il partit, bâtant le pas, afin
de laisser son maître seul le moins longtemps
possible.
— Mon pauvre patron, pensait-il avec une
profonde tristesse, ce chenapan le fera mourir
à la peine!
11 ne savait pas si bien dire.
La coupe et les lèvres.
Ce lundi la, par une radieuse matinée de
juillet, Jean se rendait à son travail, alerte et
joyeux. Il était sorti plus tôt que de coutume,
chassé du logis par le désir de respirer le bon
air, qu’un récent orage avait rafraîchi ; et, tout
doucement, en flânant, il avait descendu la rue
de Lafayette.
Avec cette bienheureuse philosophie des
508
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
cœurs simples qui savent se contenter de leur
bonheur sans s’inquiéter de savoir si d'autres
en ont un plus grand, Tout-Petit songeait
combien la vie, un instant si rude pour lui,
s'annonçait maintenant calme et sûre.
Il y avait deux ans déjà qu il travaillait chez
M. Aubry, et, comme celui-ci le lui avait promis,
à la fin de la première année, il avait compté
comme ouvrier. On avait pris un autre
apprenti, Moulin, brave garçon, un peu lour-
daud, mais plein de courage et de bonne volonté.
Non seulement M"* Harivel n’avait pas eu à
payer les derniers
cent francs du prix
convenu pour l'ap-
prentissage de son
fils, mais encore, de-
puis six mois, celui-ci
yagnait : cinquante
centimes par jour,
d’abord, puis soixan-
te-quinze, puis un
franc. Il y avait un
mois qu'il rapportait
chaque semaine dix
francs à la maison.
Cet argent, joint à
celui que sa mère
n'avait pas eu
payer, servait à ache-
ter des outils d'hor-
logerie; et Jean, tout
modeste qu'il fût,
sentait déjà entrer
dans son cœur l’orgueil de la propriété. II
Iravaillait avec plus d’entrain, quand il se
servait de ses limes, de ses tarauds et de ses
pinces.
Puis les bonnes promesses du patron tenaient
toujours; il parlait de Tout-Petit comme de sou
successeur certain.
— Ce n'est que pour toi, mon petit Jean, que
je cherche à m’agrandir sans cesse... S'il n'y
avait que moi, bah ! je ne suis pas d’une grande
vie, j'en aurais toujours assez.
A furce de voir M. Aubry vivre malingre et
souffreteux, l’enfant finissait par croire qu'il
pouvait aller longtemps comme cela; et il le
souhaitait de tout son cœur, plus encore par
amitié que par intérêt.
Eugénie se réjouissait de voir l'avenir de
Jean si bien arrangé, maisle vieux Cacaouèche,
lui, trouvait fâcheux que Tout-Petit s'engourdît
dans le bien-être et la sécurité. Il le gourman-
dait parfois d'être si tranquille.
Le fait est que Jean ne semblait se ressentir
en rien de ce trop-plein de vie et de jeunesse,
de cette espèce d’inquiétude physique et morale
qui travaille les jeunes gens aux abords de la
seizième année. Il allait à son travail et en reve-
nait avec les allures paisibles et régulières d'un
vieil employé, continuait à sortir le dimanche
avec sa mère et Estelle, papotait avec les deux
femmes des choses les plus plates et les plus
banales : le prix des vivres, les affaires du
magasin, les menus événements du quartier.
Si ces sujets de conversation ne le capti-
vaient pas outre mesure, du moins ils n’avaient
pas l'air de l’ennuyer, et cela désolait le
bonhomme. N’étaient son amour pour la
lecture et sa soif d'apprendre, qui persis-
taient quand même, il aurait tout à fait
désespéré du gamin.
— Voilà ce que
font de leurs garçons
les mères qui s'obs-
iinent à les tenir
; rop longtemps sous
leurs jupes... Jean vé-
gétera toute sa vie-
Un petit gars si intel-
ligent,sibien doué!...
C'est dommage!
L’heure s'avançait,
et Tout-Petit ne
paraissait pas s'en
douter. En passant
devant Cendrillon ,
il s’était arrêté à dire
bonjour à M. Thour-
ger qui lui témoi-
gnait toujours beau-
coup d’intérêt; puis
il avait flâné à l’étalage d’un libraire pour
voir les journaux illustrés; ensuite il avait aidé
un charretier à relever son cheval et à pousser
sa voiture pendant quelques pas; si bien qu’en
passant devant le Petit Journal, il avait constaté
avec étonnement qu'il était huit heures moins
dix. Comme il ne se mettait jamais en retard,
il fut très ennuyé et grimpa au pas de course
la rue Rochechouart.
— Heureusement que Moulin est là pour
ouvrir la boutique, se répétait-il pour se ras-
surer.
.Mais en arrivant, il vit avec stupeur les volets
encore mis.
— Diable de Moulin ! se dit-il, il a flâné encore
plus que moi. Le patron va être content!
Moulin n'avait pas flâné, il était arrivé bien
exactement à l'heure, mais, il avait eu beau
frapper à la chambre de l'horloger, comme il
avait l'habitude de le faire : ou ne lui avait pas
répondu. Dix fois il avait renouvelé sa tenta-
tive, et toujours en vain.
— Tu n’as peut-être pas frappé assez fort,
dit Tout-Petit; attends que j'essaie...
(A suivre). J. L.
Il parlait de Tout- Petit comme de son successeur ccrlain.
LA BICYCLETTE PLIANTE
500
La bicyclette pliante.
La bicyclette pliante, dont on parle tant
depuis quelque temps, a été inventée par le
capitaine d’infanterie Gérard.
Il y a long-temps — si Ton peut employer cet
adverbe à propos d’une invention aussi récente
que la bicyclette — que l’attention des militaires
s’est fixée sur la petite machine d'acier.
Quels partis divers ne pouvait-on pas espé-
rer tirer d’une mon-
ture qui va plus vite
et plus longtemps
que le cheval, qui ne
boit pas. 11e mange
pas et rendrait, pour
la docilité, beaucoup
de points au mouton
le plus obéissant?
Aussi, des son ap-
parition, la bicyclette
fut introduite dans
l’armée pour le ser-
vice des estafettes.
Vous avez dé-
jà vu défiler un
bataillon avec,
en tête, entre
les clairons et la
troupe, son vé-
locipédiste en
pantalon garance
serré aux che-
villes et vareuse
bleue.quifaitdes
prodiges d'équi-
libre sur sa « bé-
cane » pour ne
pas écraser les talons des « eamaros » qui le
précèdent, ou se laisser choir sur ceux qui le
suivent.
Quel est le rôle de ce pioupiou nouveau ?
Aux manœuvres, il remplace parfois les
cavaliers pour transmettre les ordres du général
ou du colonel; il porte les dépêches; s’il est
intelligent, on l’expédiera en éclaireur s’assurer
que tel village offre les ressources néces-
saires au campement d’un régiment ou d’un
bataillon.
A la caserne, il fait les commissions des
officiers et de l’adjudant. Le capitaine a-t-il
oublié son tabac'? le major désire- t-il avertir
son épouse qu’il amènera un ami à dîner le soir?
Vite, en selle ! Le vélocipédiste militaire en-
fourche son instrument, et rapide comme l’éclair
vole, arrive, revient.
Voilà bien des utilités, mais on était vraiment
en droit, au point de vue militaire, d'espérer
davantage d'une invention qui a pris aujour-
i d’hui dans tous les pays un développement si
extraordinaire et qui est tout simplement en
train de modifier de fond en comble les condi-
tions de la vie sociale.
Quoi ! nous voyons chaque jour nos grandes
routes, nos chemins, nos sentiers, même dans
les campagnes les plus reculées, sillonnés de
cycles rapides et légers; les rues de nos
villes, jusqu'aux plus encombrées de
voitures de toutes dimensions et de toutes
allures, semblent converties en pistes de
course semées d’obstacles, où s'exercent
la promptitude et la sûreté du coup d’œil,
la légèreté de la main et la vigueur du
jarret de nos amateurs, hommes, femmes,
vieillards, enfants; — les mots de
« promenade » et d’ « excursion >■
sont en passe de changer de sens
dans notre langue, les nouons de
distance et de temps évo-
luent et se transforment..
et seule dans la
nation tout en-
tière notre armée
échapperait à
cette conquête
par le cycle qui
sans doute nous
réserve encore
tant de surprises
dans l’avenir! La
bicyclette mili-
taire continue-
raitàn’ètre qu’un
joujou de gar-
nison, et le fantassin cycliste un malin qui
aime mieux pédaler que de pousser du pied les
cailloux de la route!
Un officier a rêvé pour le cycliste un rôle à
la fois plus important et plus noble. Le capi-
taine Gérard a vu dans la bicyclette le moyen
de résoudre le problème de l'infanterie mon-
tée, grave question qui a préoccupé beaucoup
de spécialistes et dont la solution, en donnant
à l'infanterie, déjà formidable par la puissance
de ses feux, la mobilité de la cavalerie, en
ferait définitivement la Reine des Batailles,
ainsi que l’appelait déjà le maréchal de Saxe,
au dix-huitième siècle.
Seulement la bicyclette telle qu’on la connais-
sait, avec ses deux roues reliées par un cadre
rigide et la délicatesse de certains de ses
organes, était loin de répondre aux conditions
du problème.
On lui reprochait surtout un défaut, capital
Fro. I. — La bicyclette Gérard prête à rouler.
510
LH PETIT FHANÇAIS ILLUSTHÉ
en effet dans l'espèce : celui d'ètre astreinte à
suivre les grandes routes, etde se transformer
en colis excessivement embarrassant dès qu’elle
cessait d'être la plus agile des montures. Car
si on se rend au lieu du combat par les routes,
on se bat généralement en pleins champs. Que
ferait de sa machine le cycliste obligé de
traverser une terre labourée pour prendre
position? L’abandonnerait-il?... il risquerait,
souvent de ne jamais la revoir. La traîne-
rait-il avec lui? vous apercevez d’ici ce fan-
tassin faisant le coup de feu tout en remor-
quant son inutile coursier !
11 fallait chercher autre chose. Partant de ce
principe que lorsque la machine ne peut plus
porter le cycliste, le cycliste doit porter la
machine, le capitaine Gérard a trouvé la bicy-
clette pliante.
Les quatre figures que nous donnons ici vous
montrent : la bicyclette Gérard prête à rouler
(üg. I); à moitié repliée (fig. 2); tout il fait
pliée, de manière à être mise sur le dos ou
portée à la main (fig. 3); enfin, installée sur le
dos du fantassin cycliste (fig. 4)1
Voici maintenant la description de l’appa-
reil. Ainsi que vous pouvez le voir dans la
figure t, c’est une bicyclette dite à corps droit,
c'est-à-dire que le bâti d’arrière est relié à la
douille de direction nonpar un parallélogramme,
comme dans les machines à cadre qui sont les
plus communes aujourd'hui, mais par un
simple tube rectiligne. Cette construction
rappelle celle des premières bicyclettes, que
l’on a abandonnée depuis pour défaut de rigi-
dité, mais elle en diff ère par un point essentiel :
dans les anciennes machines, la tige de selle
reposait directement sur le corps droit, qui fati-
guait beaucoup par suite de cette disposition.
Ici, la selle est placée exactement au-dessus de
l’axe de la roue d’arrière, qui supporte tout le
poids du cavalier. Le travail du tube de liaison
est bien moindre, par conséquent, et ce tube a
pu être allégé sensiblement quoiqu’il demeure
la pièce délicate de la nouvelle machine. C’est
sur lui en effet que s'opère le pliage. En son
milieu, dans une partie pleine, le tube présente
une section oblique qui le sépare en deux becs
de flûte que vous apercevez nettement dans la
figure 2. Ces deux biseaux tournent l’un sur
l'autre autour d'une clef intérieure, pour per-
mettre de rabattre la roue directrice sur la roue
motrice. On manchon, constitué par un four-
reau ouvert portant trois colliers munis de vis
à manettes, glisse sur l’articulation pour la dé-
couvrir ou la recouvrir. En serrant légèrement
ces colliers, le manchon s'applique étroitement
sur la partie articulée et l’immobilise.
Pour plier l’appareil, il suffit de desserrer les
vis à manettes et de faire coulisser le manchon
de serrage le long du tube de liaison
Afin de rendre encore moins encombrante la
Fig. 3. — La bicyclette Gérard complètement pliée.
bicyclette, la tige de selle peut s'enfoncer dans
les tubes du cadre. Le guidon lui-même se
LA BICYCLETTE PLIANTE
51 1
dégage facilement de la direction et vient se
Fia. 4. — La bicyclette Gérard pliée sur le dos du fantassin
cycliste.
placer dans un anneau fixé sur la fourche
extérieure de la bicyclette pliée; ses branches
prennent alors appui sur le bandage des roues.
Grâce à une goupille logée dans le tube de
direction, et qui s’engage dans une fente
offerte par la tige du guidon à son extrémité,
celui-ci se remet aisément et rapidement en
place.
La bicyclette une fois pliée est fixée par les
bretelles aux épaules de son cavalier.
Pliage et dépliage ne demandent pas plus de
15 secondes et n'exigent le secours d'aucune
clef.
Enfin les bicyclettes Gérard qui ont été
commandées pour le service de l’armée ne
devront pas peser plus de 13 kilogrammes. C’est
dire qu'elles n'écraseront pas nos robustes
fantassins. J’ajoute que la machine est assez
basse pour que le cycliste militaire puisse, en
abandonnant les pédales, loucher terre des
deux pieds et se servir de son arme sans quitter
la selle. Cette arme est la carabine de cavalerie
à répétition, plus portative que le Lebel de
l'infanterie.
Pendant les manœuvres actuelles de sep-
tembre, une compagnie de 150 cyclistes montés
sur des pliantes a pris part à toutes les actions
de guerre. Si l’on en juge par les services
que le petit peloton, formé par le capitaine
Gérard, a déjà rendus en pareille occurrence,
l'an dernier, il n’y a pas à douter que la
nouvelle unité de combat va donner une
preuve éclatante et décisive de ses mérites
multiples.
Jean Iîai-t à In coin- — Le fameux Jean
Bart qui fut — nos jeunes lecteurs ne l'ignorent
pas — un des plus célèbres corsaires et chefs
d'escadre du règne de Louis XIV, se souciait
fort peu de l'étiquette. Le grand roi, après avoir
fait frapper une médaille commémorative de la
victoire remportée par notre héros sur la flotte
hollandaise en 1694. le manda la même année à
sa cour. 11 voulait lui donner un témoignage
public de sa reconnaissance pour les services
rendus à la France. Jean Bart partit immédia-
tement pour Versailles. L'aspect de cette cour,
où les moindres détails de l'existence étaient
réglés avec la plus grande minutie, n'intimida
nullement le marin 11 ne s'y trouvait pas plus
gêné qu'à bord de son navire. Les courtisans
se montraient fort scandalisés de ce laisser-
aller. Ils se moquaient entre eux des gaucheries
de Jean Bart, qui feignait de ne pas s’en aper-
cevoir et ne renonçait pas à ses manières un
peu brusques.
Un jour qu’il se trouvait mêlé aux seigneurs
qui attendaient dans l’anticliambre royale.
ceux-ci le plaisantèrent. « Est-il bien certain,
lui dit l’un d eux, que vous ayez forcé, comme
on le dit, les lignes de la flotle hollandaise
pour faire pénétrer à Dunkerque un convoi de
blé? La chose me paraît tellement invraisem-
blable, que malgré votre bravoure bien connue,
j'ai de la peine à la croire. En tout cas, si votre
exploit est véritable, je serais bien aise de
savoir comment vous vous y êtes pris. »
Tous les courtisans firent chorus à ces pa-
roles. Ils espéraient que Jean Bart ne saurait
s'expliquer clairement. Leur attente lut déçue.
« Vous voulez savoir comment j'ai fait '?
— Oui, oui, répondit-on de tous côtés- »
A ces mots, Jean Bart se jette au milieu des
courtisans, il frappe à droite et à gauclie, ren-
versant tout ce qui se trouve sur son passage,
jusqu'à ce qu’il se trouve à la porte du cabinet
du roi. Comme Louis XIV, étonné du bruit,
faisait demander ce qui se passait :
« Sire, répondit Jean Bart, je viens de mon-
trer à ces messieurs comment je m'y suis pris
pour forcer les lignes hollandaises. » N.
512
LE PETJT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Le roi des jongleurs (suite)
Jacquinette Picolet plumait des volailles.
La femme de l'oncle Gilles, Jacquinette Picolet,
une robuste gaillarde au teint fleuri, au verbe
un peu haut, qui plumait des volailles dans un
coin de la cuisine à l’arrivée des deux convives,
leur fit assez grise mine, et ne parut point mon-
trer un grand empressement à seconder son mari
dans ses attentions hospitalières. Elle répondit
assez sèchement aux « bonjour, petite belle-
sœur» et « bonjour, ma tante t » des survenants,
et les laissa jouer de la fourchette sans encou-
rager leur appétit , ainsi que le brave Gilles
s’évertuait â le faire, en dépit des signes et des
haussements d’épaules de madame sa femme.
— Allons, mou neveu, avale-moi ces que-
nelles tes maîtres de Montaigu ne t’en
offrent pas souvent comme ça, je parie ! Tu ne
serais pas efflanqué comme un matou de gout-
tière, si la cuisinière de la Lamproie-sur-le-Gril
était chargée de l’ordinaire ! Remercie ta tante,
c’est elle qui est l’auteur de ce pâté, qu’en dis-
tu? Hein, est-ce travaillé, ça?
Jacquinette, insensibleau compliment, toussa
d’un air de mauvaise humour.
Jehan et son père s'escrimaient contre le
pâté, avec une vigueur qui n’avait pas besoin
d’être encouragée; maître Gilles les contemplait
béatement.
— Va donc, petit Jehan, mon pauvre garçon,
rembourre ton estomac en prévision des
jeûnes futurs! allons, avale ce morceau de
bœuf rôti maintenant, ça te donnera des forces
pour avaler tout le latin de Montaigu.
Jacquinette remua bruyamment le tisonnier
et les pincettes, Jehan leva la tête, mais ne
perdit pas une bouchée.
— Tiens ! pousse-moi ce délicat cervelas
convenablement farci d’ail, avec un bon mor-
ceau de croûte de pâté... Tu vas pouvoir lutter
un ou deux jours contre la famine et absorber
plus convenablement par lâ-dessus la science
de Montaigu...
Jacquinette fit tomber deux casseroles i terre.
Le neveu et le beau-frère continuaient leurs
exploits à belles dents; bientôt les assiettes
furent nettes et le broc mis à sec. Jacquinette,
en désespoir de cause, quitta la cuisine en
bousculant quelques broches et en tirant la
porte avec fracas. Sur ce, maître Guillot s’était
hâté de remercier son frère, et poussant devant
lui Jehan, peu pressé de se lever, l’avait en-
traîné dans la direction du collège, à grandes
enjambées, en le tenant d’assez près, pour ne
pas le laisser glisser entre ses doigts.
Le digne maître-queux, sur le pas de la porte,
les regardait disparaître au coin de la rue de
la Barillerie , en hochant douloureusement la
tête.
— Foin de l’ambition ! disait-il, véritable-
ment mon frère Guillot a des visées trop hautes
et c’est le neveu Jehan qui en pâtit ! Pauvre
petit, il n’a plus que la peau par-dessus la science
et les os !
Il rentrait pour s’occuper de quelques clients,
une bande joyeuse de jeunes basochiens du
I. Voir lo no 395 du Petit Français illustré, p. 494.
LE ROI DES JONGLEURS
SI3
Palais, entrain de dîner à une large table mise
devant les fenêtres grandes ouvertes sur la
bruyante rue de la Barillerie, lorsque se re-
montra Jacquinette, les poings sur les hanches
et le visage courroucé. Elle se planta devant
lui, la colère qu'elle avait jusqu'alors contenue '
à grand'peine éclatait.
— Hé là! hé là ! monsieur du tournebroclie! i
s’écria -t-elle sans se soucier à son tour des j
signes de son mari qui lui montrait les dîneurs, [
faites le grand seigneur, faites largesses de
prince, cela vous va parfaitement ! Jetez tous
nos biens par la fenêtre, distribuez les provi- j
sions de notre maison à tous vos affamés de i
parents! Mettez-nous à sec et à sac! allez-y!
ne vous gênez pas !
— Quoi donc?quoidonc?fitle maître-queux.
— Eh bien ! ce pâté, malheureux, que tu as
fait dévorer à ton gringalet de neveu...
— Eh bien?
— Eh bien ! Il était vendu, ce pâté, retenu
par monsieur le greffier de monsieur le
Président de la Grand' Chambre qui festoie ce
soir quelques seigneurs de marque! Qu'est-ce
que va dire maintenant le greffier du président
de la Chambre, obligé de se passer de son pâté
parce que monsieur notre neveu nous l'a
avalé? Oui, vraiment, c'était bien pour ce
jeune seigneur que je me suis donné tant de
mal à confectionner ce délicieux morceau !
— Je croyais qu'il était d'hier...
— D'hier ou d'aujourd’hui, peu importe,
monsieur le greffier s'en serait léché les doigts,
lui et toute sa compagnie! Ç'a été l'affaire
d'un coup de dent pour monsieur notre neveu!
Et ces saucisses, elles ont été commandées par
ces messieurs lesbasochiens qui s’impatientent
à cette table . Nous perdrons la pratique du
Palais! Voilà comment tombent les meilleures
maisons... Quel gaspillage! Et dire que tous
les signes que je te faisais ne servaient à rien.
Mais tu te moques bien de moi et de ce que je
pense! C'est une abomination! Tu n'es qu'un...
— Tais-toi, Jacquinette, ces messieurs t’en-
tendent!
— Ça m'est bien égal qu'ils m’entendent,
quand j'ai cent mille fois raison.. Tu n'es
qu'un sot! et un âne! et une bête! et. .. Crois-tu
que je n'ai pas vu aussi ce que tu lui glissais
dans sa poche à ton polisson de neveu?
— Rien du tout!
— Rien du tout? Une cuisse d’oie, toute
chaude, encore! Ne dis pas que ce n'est pas
vrai ! Regarde cette oie que je viens de débro-
eher tout à l'heure, elle n’a qu’une cuisse ! Elle
n'est pas née comme ça, je suppose! Ah oui,
ta famille! Monsieur ton frère, le roi des
jongleurs-ménestrels, prévôt de cette racaille
de paresseux à violes et cornemuses, maître
Guillot, qui se croit un personnage important
et nous regarde, nous, simples gens de métier,
petits bourgeois, du haut de sa grandeur... Il y
a longtemps que j'ai ses grands airs sur le
cœur... J'en ai assez de ses façons protectrices
quand il daigne condescendre à venir manger
notre rôti !
— Chut!
— C'est comme ton autre frère, le fou du
roi, un beau sire, ma foi! bien prétentieux
aussi.. Je te dis qu’ils viennent trop souvent
rôder autour de notre cuisine, ces grands
personnages, trop souvent, beaucoup trop
souvent!
— Jacquinette!
— Tu n’es qu’un oison...
une oie cent fois plus oie que les oies que tu
mets à la broche.
— Jacquinette!
Gilles Picolet essayait de se faire terrible et
de froncer les sourcils, ce qui n'allait pas
beaucoup à sa bonne face épanouie. Jacquinette
ne manifesta aucune frayeur.
— Et puis, tiens ! dit-elle, tu me mets hors
de moi, à la fin !...
Un vigoureux double soufflet claqua sur les
joues du maître-queux qui devint plus rouge
que le feu de ses fourneaux.
— Oh ! oh ! oh ! exclama la tablée des
basochiens qui n'avaient pas perdu une miette
de la dispute, oh ! oh ! louché ! pan 1 pan ! voie
de fait!
Le maître-queux s'effondra derrière une pile
de casseroles et de plats, tandis que Jacquinette
se retournait d'un air étonné vers les dîneurs.
— Quoi donc, messieurs?... ah oui! votre plat
de saucisses? Tout de suite, tout de suite,
c’est i'qit !
Jacquinette, le cœur soulagé par cette petite
explication, rentra dans sa cuisine, laissant
maître Gilles tout émotionné et rempli de
confusion sous les regards moqueurs des
basochiens.
I.E PETIT FRANÇAIS II. LUSTRÉ
514
— Hé! hé! maître Picolet, fit l'un d’eux, il
m'est avis que madame votre femme, aux res-
sources de son éloquence ajoute les arguments
touchants... bien appliqués, n’est-ce pas,
messieurs?
— Oui, oui, nous avons entendu la conclusion
du discours de dame Jacquinette, c’était net,
clair, et bien envoyé!
— Vous ne pouviez rien trouver à répondre
maître Picolet, cela vous a coupé la parole!
— Ça va bien, à la Lamproie-sur- le-Grii! On
se dispute, on se chamaille ; bientôt, messieurs,
nous serons obligés de nous jeter entre ces
époux belliqueux et de les empêcher de s’armer
de broches et de lardoires pour vider leurs
querelles.
— C’est égal, maître Picolet, je le regrette
pour l’honneur masculin, mais vous vous êtes
laissé houspiller par votre épouse...
Le maître-queux avait eu le temps de reprendre
ses esprits, il voulut couper court aux moqueries
de ses clients.
— Par exemple! au contraire! Puisque vous
avez été témoins de la petite explication qui
vient d’avoir lieu entre Jacquinette et moi,
vous avez dû voir comme je lui ai fait quitter
le champ! Hein? vous l’ai-je renvoyée sans
barguigner à sa cuisine? Comme je l'ai rem-
barrée! Et elle ne souffle plus mot, maintenant!
Elle est matée! Voilà ce que c’est que l’autorité,
mes bons amis, voilà comme je vous souhaite
de l’avoir plus tard dans vos ménages!
Les hasochiens éclataient de rire.
— Très bien! voilà un homme qui ne se
laisse pas démonter!
— Maître Picolet serait digne d’être procureur !
— Alors, maintenant, il paraît que c'est lui
qui sermonnait madame son épouse!
— Oui, c’est moi, vous l'avez bien entendu ! ..
Je vous fais mes excuses pour vous avoir rendu
témoins de cette petite scène de ménage... Je
suis d'un tempérament un peu vif... je suis
bouillant, moi!... Et par trop
violent aussi, quelquefois! Par
Saint-Gilles, mon patron, c’est
plus fort que moi, ah mais!
il faut que je querelle les gens,
que je les bouscule... pour des
riens!... Quand c’est passé, je
redeviens doux comme un
agneau, mais dans mes colères,
voyez-vous, je ne me connais
plus et...
— Vraiment? Et cette gifle
de tout à l’heure?
— C’estmoi qui l'ai donnée...
et j'ai peut-être tapé un peu
fort, je le crains!
Cette audacieuse prétention
de Maître Gilles jeta toute la
tablée des basochiens dans les
convulsions du rire le plus violent. Les clercs
semblaient tous sur le point de s'écrouler les
uns sur les autres, les plats et les assiettes
s'entrechoquaient et menaçaient de chavirer
sous les coups de poing qui ébranlaient la table.
— Parfait! C’est lui! c’est lui qui a donné ce
soufflet si bien appliqué ! admirable!
— Et je regrette ma brutalité... Cette pauvre
Jacquinette! La main m’en fait encore mal!...
Jacquinette passa la tête par la porte de la
cuisine. Elle avait entendu les explications de
son mari et venait à la rescousse.
— N’en parlons plus, dit-elle, Gilles, tu es un
mari brutal que je devrais détester..., mais je
suis trop bonne, et du moment où tu manifestes
des regrets de m’avoir molestée, je te pardonne !
Boite aux lettres.
« A Monsieur Théodule Asenbrouck,
« Cher et illustre Confrère,
<■ J’ai suivi vos intéressants travaux sur le
cheval-vapeur. Votre nom m’indique que vous
êtes du Nord, moi je suis du Midi ; mais la
science n’a pas de latitudes. Vous connaissez
sans doute mes ouvrages, remarquables à plus
d’un titre : « Désestérilisation des eaux de pluie »
(1895) — Désinfection des fromages (1894) —
Des moyens de rendre les éponges imper-
méables (New- York, 1895).» Aussi, je tiens à vous
communiquer, par l’intermédiaire du Pelit
Français, ma dernière découverte.
« Elle est géante !
BOITE AUX LETTRES
515
« Il s'agit, au moment ou de hardis explora-
teurs s’élancent eu ballon vers le Pôle, d’arriver
avant eux. Et voici comment l'idée m'est
venue.
« Au mois de janvier dernier, j’avais inventé
les patins automobiles : on pose les pieds sur
deux simples l'ers à repasser, rougis à blanc,
et isolés de la semelle des souliers par deux
tiges de verre incassable. Le contact du fer
avec la glace produit une vapeur; cette vapeur,
je voulais l'emmagasiner pour actionner un
piston, qui aurait fait marcher des roues.
» J’essayai mes patins automobiles un
matin, sur le lac du Bois de Boulogne : mes
fers étaient brûlants, je me lançai sur la glace.
Paf!... pif!... vlan... ils étaient trop chauds,
les fers... La glace se rompt et je prends un
vaste bain de pieds.
« Un autre eut pris un rhume de cerveau.
« Moi, je me contentai de pousser le cri
d'Archimède.
« Oui, monsieur Asenbrouck, j’avais trouvé!
La machine à dégeler le pôle était découverte!
« Qu’est-ce qui arrête les navires et les explo-
rateurs? — La glace! Qu’est-ce qui peut faire
fondre la glace, qu'est-ce qui peut pulvériser
les icebergs? — La vapeur.
f Donc, scientifiquement, un navire cuirassé
(torpilleur de haute glace), dont l’éperon et la
coque seraient maintenus à une température
de 100 degrés, se créerait une routelente, mais
sûre vers le pôle, à travers les banquises.
Qu'en dites-vous? et voulez-vous porter avec
moi le fer rouge dans les
| « Recevez mes compliments
j - OmerGaro, de Toulouse,
« Savant,
Chevalier de l'Etoile du Nord,
Commandeur de 1 Ordre royal
du Bec d'Ambez, etc. »
P. S. — J'at également
a vous parler de la plan-
tation des pins parasols
dans le Sahara et de l'ac-
climatation de la baleine
dans les lacs suisses. Ce
sera pour une autre
lois1
mers polaires?
, O Vit A O A AO a
.touTouse ■> "T-
1- Cola se corse' Voici donc qu'un troisième inventeur I n'avons pas cru devoir refuser à 1 ingénieur Orner Garo i'in-
inlervient dans la si intéressante correspondance do sertion de sa lettre. Nos lecteurs ne peuvent manquer de
MM. Théodule Asenbrouck et Polyxône Billontoquo. Nous | nous en savoir grè. en ce temps d'expéditions polaires.
o i 6
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
Variétés.
Le jubilé «le réléphant. — Ceux de nos
lecteurs qui ont gardé souvenir du joli récit de
Judith Gautier : Les Mémoires d'un Éléphant
blanc, ne seront pas trop surpris d’apprendre
qu’une fête avec lunch et discours a été donnée à
un éléphant.
C’est au jardin zoologique de Hambourg qu’on
a célébré le 25° anniversaire de l’entrée d’un intel-
ligent et sympathique pachyderme répondant au
nom d’Antoine.
L’humour germanique s’accommode de cette
majesté un peu lourde, de cette préparation solen-
nelle qui font ses plaisanteries monumentales, et
la grâce éléphantine le symboliserait assez bien.
Voici le toast prononcé par le professeur Balan
devant la bonne bête qui l’écoutait en balançant
sa trompe et en battant ses petits yeux de ses
grandes oreilles.
« Je te salue, mon cher Antoine, vieil et véri-
table ami, la perle des éléphants, la gloire de
notre jardin zoologique, l’ami de tous les Ham-
bourgeois... Dès ta plus tendre jeunesse, tu as
quitté ton beau pays, la Birmanie lointaine, pour
montrer aux Hambourgeois comment sait se tenir
un éléphant qui se respecte. Dois-je vanter ta
reconnaissance ? Chacun la connaît. Et combien
excellent ton appétit! Tu peux te vanter de
consommer chaque jour de 120 à 130 livres de
loin. Nous sommes heureux de constater que tu
.•vites soigneusement les spiritueux : une bouteille
• le rhum qu’on te donne pour remédier aux
i roubles de la digestion est pour toi une véritable
médecine.
« Tu bois beaucoup d'eau, chaque jour, de
200 à 260 litres; que serait-ce si tu voulais boire
de la vraie bière de Bavière! Cela nous coûterait
de 45 à 50000 marks par an. Mais pour toi,
Antoine, il n’y aurait pas de sacrifices assez
grands. »
Sl>ai*tiates et Athéniens. — Il y avait
entre les Lacédémoniens et les habitants de
l’Altique des différences de caractères aussi tran-
chées qu'il y en a aujourd’hui entre les races
latines et les Anglo-saxons.
Faisant passer l’art avant tout, les Athéniens
admiraient l’éloquence pour elle-même ; les Spar-
tiates n’en appréciaient que l'utilité.
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO :*»5.
I. Questions d étymologie.
Quincailler, on disait autrefois elincailler. La racine d'où
provient également le mot clinquant, vient de clinque, lame de
fer. Clinque est très probablement une onomatopée imitant le
tintement d'une lame de métal.
Cuirasse , de cuir, parco que la cuirasse était primitivement
faite do cuir; mais on ne tarda pas à la renforcer do bandes
d'acier, apparent ou non (Brigantine). Plus tard le cuir dispa-
rut et les deux pièces de la cuirasse, plastron et dossière,
lurent entièrement métalliques.
IL France gastronomique.
Rouen (vrai pays de Cocagne) : le sucre et la gelée de
pommes; les canetons, les eperlans do la basse Seine, et toute
sorte de mots locaux dignes d'être connus : les attignolles, les
chemineaux, les douillons , etc. Marennos , huîtres vertes;
Vire, andouilles; Bayonne, jambons; Narbonne, miel ; Peri-
gueux, pâtés de foie gras truffé ; Apt, confitures et fruits confits ;
On vantait devant Agésilas, roi de Sparte, un
orateur si habile qu’il savait faire de grands dis-
cours sur les plus minces sujets.
— Admireriez-vous, dit le roi, un cordonnier
qui ferait une grande chaussure pour un petit
pied'?
Nous autres Français, nous avons par atavisme
l’amour de l’éloquence, qui était le faible des
Gaulois, nos ancêtres.
* ’ *
Premiers essais poétiques de Bnhylas.
Persévérer est d’un beau caractère,
C’est être fort;
Et cependant un réverbère est mort
S’il perd ses verres.
RÉPONSES A CHERCHER
Questions d’étymologie. — D’où viennent
les mots livre, Bible, volume, tome?
*
* *
Problèmes des noms locaux. — Com-
ment appelle-t-on les habitants de Fontainebleau,
Saint-Brieuc, Château-Gontier, Issoudun, St-Gau-
dens, Neufchàtel-en-Bray, Bar-le-Duc, Ram-
bouillet?
*
* *
Question de langue française. — Par
quel mot les grammairiens désignent-ils d une
manière générale les appellations données aux
habitants d’un pays comme celles qui sont propo-
sées dans la question précédente?
Anagrammes.
1. Sous mon effort, l’Océan se soulève,
Et le flot lourd s’étale sur la grève.
2. Résigne-toi, mère, à donner ton fils,
Si je le prends, c’est au nom du pays.
3. Le gai printemps me couvre de verdure
Et l’hiver, j'aide à braver la froidure.
Mot en losange.
1° Consonne; — 2° Dans l’eau de mer; —
3° Prénom russe; — 4" Golfe asiatique; — 5° Plante
flexible; — 6° Bière estimée; — 7" Voyelle.
Gex. fromages; Argenteuil, asperges, figues... et vin qui n est
pas à dédaigner dans les bonnes annéos; Lunel, vin
III. Charade.
Dé — tour — Détour.
IV. Mots sans tète.
A bon chat bon rat
A — bord,
b — ail,
o — mission,
n — ombre,
c — oran,
h — ère,
a — ride,
t — rame.
Le Gérant .-Maurice TARDIEU.
B — œuf.
o — raison,
n — once,
r — aide,
a — rome,
t — oise.
Toute demande de changement d’adresse doit être accompagnée de l'une des dernières bandes et de 50 centimes en timbi es-poste.
8e année — N' 397.
10 centimes
3 octobre 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L'ABONNEMENT UN AN. SIX FRANCS
Part du l«r de chaque mois
Armand COLIN & C‘e, éditeurs
5. rue de M^ïièrcs. Paris
ETRANGER TU, — PARAIT CHAQUE SAMEDI
Tous droits réservés
Le roi des jongleurs. — L’évasion de Jehan Picolet.
Composition inédite de A. Robida.
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Ü18
Le roi des jongleurs (, suite )'.
Comme ils travaillaient, avec ardeur!
Le terrible collège Montaigu.
Pendant ce temps, pendant que l'oncle Gilles
brutalisait ainsi la tante Jacquinette, pendant
nue son père se querellait de son côté avec le
iaux jongleur de la rue Saint-Jacques, le pauvre
Jehan l’icolet, réintégré dans les sombres
murailles du collège .Montaigu, venait de
s’affaler sur un mauvais banc de bois, devant
un tas de cahiers couverts des hiéroglyphes de
son écriture, dans une des plus tristes salles du
collège, parmi une trentaine d’écoliers comme
lui, d'âge divers, variant entre seize et vingt-
deux ou vingt-trois ans.
Les pauvres écoliers de Montaigu! Ils avaient
bien triste mine tous! Figures émaciées, pom-
mettes saillantes, chevelures en désordre
tombant sur les yeux, cachant les joues qui
existaient à peine; et pour costume des habits
misérables : chausses trouées, souquenilles
râpées et rapiécées, poussiéreuses et sales...
Maître Gilles, certainement, n’avait point
calomnié le régime de la maison, en disant que
les chiens de bonne famille étaient mieux
traités et plus copieusement nourris; cela se
voyait à la maigreur générale de la classe. Et
comme ils travaillaient avec ardeur, allongeant
sous les tables leurs jambes dont les genoux
se montraient au bâillement de quelque déchi-
rure, serrant sur leurs flancs la bure rugueuse,
usée par endroits jusqu’à la corde! Comme
plongés dans leurs livres, ils s'efforcaient de
se gaver de science, la seule nourriture à
discrétion dans la maison, pour tâcher de.
quitter au plus vite le collège au terrible renom,
si différent, heureusement, de la plupart des
cinquante autres collèges de la Montagne-Sainle-
; Geneviève! A Montaigu, il faut le dire, le régime
j des maîtres n’était guère meilleur que celui des
j élèves, et ils étaient presque aussi maigres et
! habillés de la même bure grossière, avec un
! peu moins de trous seulement. La faute en était
! aux faibles ressources de la maison, obligée de
! subvenir avec très peu de revenus à l'entretien
d'un assez grand ■ nombre de maîtres et de
boursiers.
Le cœur réchauffé, du sang plus vif dans ses
veines, l’esprit net et disposé à toutes les
hardiesses sous l'influence du plantureux repas
que lui avait fait faire son oncle le maître-
queux, Jehan Picolet sur son banc réfléchissait,
sans se soucier de ses cahiers jetés devant lui
simplement pour faire croire qu'il travaillait
comme les autres.
Il semblait avoir une résolution arrêtée, un
parti définitivement pris, et de temps en temps
il jetait un regard de pitié sur ses camarades,
si profondément plongés dans l'étude -qu'à
peine si, de temps en temps, l'un d'eux étendait
les bras pour se détirer avec un bâillement
prolongé mais silencieux.
— Oui, oui, se disait Jehan, attendez un peu!
le collège Montaigu ne me gardera pas long-
temps et je ne goûterai plus aux verges du frère
fouetteur!... attendez un peu! Seigneur! Je
passerais encore ici cinq ou six ans de ma vie,
lalaim aux dents, à étudier jour et nuit gram-
maire, rhétorique, dialectique, arithmétique,
astronomie... J'en frémis! et ensuite je pas-
serais à la médecine dans des conditions aussi
misérables, enfoui en quelque taudis de la rue
des liais, pour cinq ou six années, afin d’ap-
prendre ;i saigner et purger mon malheureux
prochain...
1 Voir le nB 396 du Pelit Fronçai» illustré, p. 512.
L F, ROI DES JONGLEURS
519
Non! non! l’étude décidément n’est pas mon |
fait! Fils de jongleur-ménestrel, je serai |
jongleur-ménestrel.... ou si je ne puis davan
tage, je suis fort et agile, je me ferai simple
bateleur, courant les fêtes des villes et des
bourgs, au grand air libre.... Si j’ai faim quel-
quefois encore, eh bien, je connais cette maladie
et le soleil m’en consolera... C'est dit! j’aurais
pu essayer d’échapper à mon père quand il me
ramenait à Montaigu, mais il m'eût cherché
dans les rues de Paris et peut-être fait appré-
hender par quelque sergent... Tandis que
m'envoler d'ici n’a rien d'embarrassant pour
moi ; des murailles, si hautes qu’elles soient,
ne me gênent pas. Dieu mer-
ci, je sais grimper, escalader,
sauter, passer par une fenê-
tre, me faufiler par un trou,
ayant pris l'habitude de ces
exercices à Montaigu, en
cherchant la nuit à me pro-
curer quelques victuailles de
raccroc!...
A ce moment, toute la
classe parut s’absorber en-
core davantage dans l'étude,
s’il était possible. Un des
maîtres de Montaigu venait
d'entrer dans la salle, les
mains derrière le dos, balan-
çant une forte lioussine.
C’était un grand et fort gail-
lard, maigre, bien entendu,
mais d’une maigreur hon-
nête, laissant voir encore
du muscle et de la chair entre
la peau elles os. Il était solide d'aspect, avec
des bras .immenses et des mains formi-
dables.
C'était le maître fouetteur Bonifacius, qui
n’avait pas de cours particulier dans la maison,
mais qui ne chômait point pour cela, homme
sévère, poigne inflexible, jovial à ses heures,
cependant, et plaisantant tout le premier mes-
sieurs les escholiers appelés à avoir avec lui des
entretiens mouvementés.
— Ah ! ah! fit maître Bonifacius en s’arrêtant
devant Jehan Picolet, vous voilà, bachelier
réfractaire, clerc déserteur, enfant volage!'
monsieur le Régent vient de me glisser quelques
mots à votre sujet, vous avez été recommandé
au prône, mon ami... Votre pater illustrissimus
n’est pas content de vous, M. le Régent n’est
pas content, je ne suis pas content, il va nous
falloir faire la somme de ces mécontentements
et solder l'addition.
Maître Bonifacius fit siffler sa lioussine. Dans
•toute la classe la respiration sembla suspendue,
on eût entendu une mouche voler, si une
mouche avait osé s'aventurer à Montaigu.
Jehan Picolet osa regarder Bonifacius en face
et sourire à sa plaisanterie.
— Oh! oh! reprit le maître fouetteur en se
baissant pour regarder Jehan sous le nez, vous
avez l’œil bien brillant, rarissime puer, et les
joues bien colorées et le nez tout guilleret! Au-
riez-vous trop copieusement dîné cpjourd'hui?
— Assez bien, monsieur, répondit Jehan.
— Ce n’est pas chez nous, je suppose?
— Oli non !
— Je m’en doutais !" parce que je ne vous
ai pas vu au réfec-
toire devant nos déli-
cieux haricots secs ;
Maître Bonifacius dans l'exercice de ses fonctions.
2" parce que mes sens, entretenus par la
sobriété dans une remarquable acuité, per-
çoivent je ne sais quels effluves mélangés de
volaille et de saucisses, totalement inconnus
aux doctes et frugales murailles de Montaigu !
Vous savez que nos cuisiniers ignorent ces
choses et que moi-même j’en ai seulement
aperçu dans les rues ou entendu parler au
temps lointain de mon enfance.
— En effet... dit Jehan Picolet en songeant à
la cuisse d’oie que son oncle avait fourrée
dans sa poche et qui réellement apportait
jusque dans la classe le savoureux parfum de
la Lamproie-sur le -Gril
— Donc vous avez donné dans le vilain
1 péché de gourmandise avant de rentrer au doux
: bercail de Montaigu Comme c’était sous la
responsabilité paternelle, je n’ajouterai aucune
correction à celles que je vous dois. Dette sacrée
Quand réglons-nous, maître Jehan ? Tout de
!_ suite ou tout à l’heure? Vous me paraissez si
| bien en train pour le travail que je me ferais
‘ scrupule de vous interre: .pre sans votre désir
'■ franchement, exprimé ?.. Quand donc?
520
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
— Maître, combien me devez-vous?
— Petit arriéré de l'autre semaine : cinq
coups de houssine; solde dû avant votre départ
furtif, dix; pour votre escapade, quinze .. cinq
et dix, quinze, et quinze, trente !
— Maître, je ne voudrais pas vous déranger
pour si peu- je vais noter les trente. Et puis,
comme je dois l’avouer à ma grande confusion,
je sens que j'aurai peut-être à y ajouter
quelque chose en raison d'une certaine fai-
blesse dans les devoirs que j’aurai à livrer ce
soir. Eh bien, si vous voulez, nous réglerons
tout ensemble demain matin.. Pendant que
vous serez en train cela vous dérangera moins,
et pour moi ce ne sera pas beaucoup plus
cuisant !
— A votre aise, vous le savez, cher enfant,
je ne demande qu'à vous être agréable !
Le maître fouetteur s’en lut, avec la même
amabilité, toucher l’épaule d’un autre écolier ;
après un court colloque celui-ci se leva, laissa
ses cahiers et le suivit, la mine penaude.
— A demain matin, murmurait Jehan, atten-
dez-moi, maître Bonifacius et si vous me voyez
venir, jeconsens à ce que vous doubliez la dose !
La conversation entre le maître fouetteur et
l’écolier qu’il avait emmené fut courte mais
animée, car on en perçut les échos dans la
classe, puis on vit revenir le jeune homme, la
figure rouge, faisant une grimace à chaque pas
en se frottant les reins. On était habitué à ces
choses à Montaigu, car personne ne parut faire
attention au retour de l’écolier, ni ne lui fit
de questions sur ce qu'avait eu à lui dire
maître Bonifacius
A l’heure du dîner, tous les écoliers de
Montaigu se précipitèrent avec une remar-
quable unanimité d’appétit vers le réfectoire et,
les prières dites, chacun fit disparaître, ainsi
que par un tour d’escamotage, le contenu d’une
écuelle, un vague bouillon au milieu duquel
des haricots et des choux formaient une petite
île. Ensuite, pour tout dessert, on dit les grâces
et ce fut fini. Les élèves, ayant fait la chasse à
toutes les miettes qui avaient pu s'égarer sur
la table, se levèrent et eurent la permission
de prendre une récréation ou de retourner à
leurs cahiers
Jehan avait fait comme les autres et absorbé,
aussi rapidement, mais avec moins de voracité,
son écuellée de nourriture.
— C’est toujours autant de pris sur l’ennemi,
se dit-il, ne touchons pas aujourd'hui à notre
cuisse d’oie, don précieux de mon oncle
hélas ! si tous les jours de ma vie j’en avais
autant, quelle joie ! N’y touche pas, Jehan,
n’y touche pas, c’est une provision pour
demain, tu es avec cela toujours sûr de déjeu-
ner... quant au dîner, ce sera au ciel d’y
pourvoir !
On entrait en avril, les jours étaient longs;
on n’allumait plus aucune chandelle à Montaigu,
par économie. Quand la cloche du collège de
Sorbonne sonna la demie après huit heures,
une clochette répondit dans la cour de Mod-
taigu, et à ce signal tous, écoliers et maîtres
gagnèrent les dortoirs. L’ombre et le silence
s'abattirent sur le collège ; au dehors il y avait
encore quelque bruit de passants dans la rue
Saint-Étienne-des-Grès, ou d’écoliers libres qui
traînaient encore par les carrefours en quête
de distractions, quelques-uns peut-être vul-
gaires chenapans, attendant au détour d'une
ruelle un brave bourgeois attardé pour lui
voler son escarcelle ou son manteau Puis tous
ces bruits s’éteignirent; la cité des Études,
travailleuse et studieuse, mais aussi fort turbu-
lente dans le jour, était maintenant plongée
dans le sommeil.
Évasion
Il allait être deux heures après minuit, les
élèves de Montaigu, endormis depuis cinq
heures, rêvaient sans doute fin des études,
larges festins et autres belles choses. Il n’y avait
pas de lune, la nuit était si profonde que, dans
la cour du collège, maigres arbres et grands
bâtiments avaient fondu pour ainsi dire dans
les ténèbres. Dans toute cette ombre cependant
quelque chose remuait lentement et silencieu-
sement : l’ombre d’un homme marchant les
mains tendues en avant, et posant le pied
avec précaution pour ne faire crier aucun
caillou C’ctait l’ombre de Jehan Picolet qui se
préparait à faire ses adieux à Montaigu et à
s’enfuir par un chemin difficile, à travers des
obstacles qui eussent semblé Infranchissables
à un garçon moins résolu.
Il s’agissait de gagner, dans un angle de la
grande cour, un certain arbre qui projetait
une assez grosse branche jusque assez près
d'une petite fenêtre ouverte à la hauteur du
deuxième étage, dans une mince tour carrée
contenant un escalier et fermée sur la cour
par une porte solide. Une fois dans cet escalier,
il n’y avait qu’à monter encore un étage et à
ressortir par une autre fenêtre donnant sur le
toit d’un grand bâtiment occupé par M. le
Régent. En suivant ce toit, on trouvait au bout
un autre toit plus bas sur lequel il fallait
descendre en s’accrochant à un corps de che-
minée; de ce deuxième toit il n’y avait plus
qu’à descendre par un moyen quelconque sur
le chaperon du mur séparant la cour des cui-
sines d’une petite ruelle appelée ruelle des
Chiens Un saut de dix pieds ensuite pour
tomber dans la ruelle des Chiens, ce 11’était
que jeu d’enfant, cela ne comptait pas à côté
des premières difficultés de l'évasion
(A suivre). A. R.
COMMENT ON FAIT EN NUMÉRO DU PETIT FRANÇAIS
521
Comment on fait un numéro du Petit Français
L'atelier des plieuses du Petit Français illustré (Magasins de la rue de Vauves).
Il y a un nombre considérable de plieuses
et c'est précisément ce que vous montre la
* ^ ' m
ami *lavoix>
^txXe-4 étn.
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Z'SSJ .51 52.
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Ji&SiJ .35 . 5«
■ . ___
L
Fiche d'un abonne.
gravure ci-dessus qui représente l'un des ate-
liers de la rue de Vanves, spécialement affecté
au pliage du Petit Français.
I.e journal est donc imprimé et plié. Il s’agit
de l’expédier aux jeunes lecteurs quil’attendent
avec impatience. Or ces lecteurs appartiennent
à deux catégories : les abonnés et les acheteurs
au numéro.
Le service des expéditions n’a à s’occuper
que d'une façon très indirecte des acheteurs au
numéro. En effet, ceux-ci n'ont généralement
affaire qu’aux libraires ou marchands de
journaux de la localité qu'ils habitent et qui
savent à peu près quel est, chaque semaine, le
nombre des jeunes clients qui viennent leur
demander le journal. Ces commerçants ont
donc soin de se munir en conséquence, de façon
à 11e pas être pris au dépourvu, et chaque
semaine partent, à leur adresse, des paquets
contenant autant de numéros que l'exige leur
vente probable.
Quant aux abonnés, ils sont en relation plus
directe avec le service des expéditions. Pour
chaque abonné nouveau, on dresse une fiche
semblable à celle dont nous vous donnons ci-
contre le fac-similé , et toutes les fiches sont
logées, par ordre alphabétique, dans un certain
nombre de boîtes où il devient alors très facile
de les retrouver. Quand un abonné ancien ne
se réabonne pas, on cherche sa fiche et on la
1. Voir le n° 39o du Petit Français illustré, p 497.
I.E PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
522
détruit. Grâce à ce système de fiches mobiles,
on possède à chaque instant une liste des
abonnés, très complète, facile à tenir au
courant, d'un maniement commode et où le
service des expéditions est toujours sûr de
trouver, sans perte de temps, tous les rensei-
gnements qui lui sont utiles pour l'impression
des bandes d’envoi, ou bien lorsqu'un de nos |
l'auteur anonyme de la lettre. Celle-ci fut aus-
sitôt renvoyée à M. Ysson père qui s'empressa
d'écrire au Directeur une lettre fort émue dans
laquelle, après avoir présenté ses excuses pour
l’incongruité de son fils, il affirmait lui avoir
appris, par des arguments... convaincants,
deux choses qu'il semblait ignorer, à savoir :
| I” qu’une lettre anonyme est toujours le fait
jeunes amis adresse une réclama-
tion. il est clair que, dans ce cas, on
a intérêt à savoir si le réclamant est
un abonné. Je me rappelle, à ce
sujet, une histoire qui va vous
convaincre de l'utilité que peuvent avoir les
fiches lorsqu'il s’agit de faire l’éducation morale
des jeunes Français.
Un jour arrive à l’adresse du Directeur une
lettre... conçue dans des termes que je rou-
girais de reproduire. On cherche naturellement
la signature. Elle était absente ; mais, malheu-
reusement pour lui, l’auteur de la missive était
plus mal élevé que malin, et il n’avait pas songé
que la poste a l'habitude d’apposer sur l’enve-
loppe des lettres qu’on lui confie, un timbre
humide indiquant le jour et le lieu du dépôt.
Or le timbre humide, dans le cas présent, I
montrait distinctement que la lettre avait été
mise à la poste à... Chàtillon-sur-Yvette (cette
localité n’existe pas, mais nous devons être
discret). Les fiches, consultées, déclarèrent
qu'à Châtiilon-sur-Yvette il n’y avait qu'un seul
abonné, M. l’aul Ysson (nous continuons à être
discret). Ce ne pouvait donc être que lui
d'un lâche et qu'il faut, en toute circonstance,
avoir le courage de son opinion ; 2“ qu'on a le
droit d’être mécontent, mais que, si vous êtes
bien élevé, la langue française est assez riche
pour vous permettre d’exprimer votre mécon-
tentement en termes polis et mesurés.
Le jeune l’aul Y'sson n'a jamais dû com-
prendre par quel procédé on était arrivé à
démasquer son anonymat, et s'il lit encore le
Petit Français , peut-être l’anecdote précédente
lui causera-t-elle une certaine satisfaction en
l'aidant à trouver la solution d'un problème
que jusqu'à présent il avait très certainement
considéré comme insoluble.
Ce qui nous reste à dire n’offre plus qu’un
intérêt secondaire. Les paquets des libraires,
les numéros des abonnés, dûment empaquetés,
sont conduits à la poste par des hommes de
! peine. Jeunes Parisiens, vous pouvez, si le
| cœur vous en dit, aller le vendredi au bureau
Maui|juiatiuu des lickes d abonnés.
COMMENT ON FAIT UN NUMÉRO DU PETIT FRANÇAIS
523
Le départ pour la poste.
but fixé par l'idée directrice, gardienne de
l’unité indispensable en une tâche si complexe !
Songez au nombre incroyable d’industries
diverses, dont chacune a coopéré à la confection
d’un numéro de votre journal : gravure et fonte
de caractères, fabrication du papier, photo-
gravure, clichage, impression, pliage, expédi-
tion ! Et dans chaque industrie, que d’ouvriers
divers : graveurs, compositeurs, metteurs en
pages, correcteurs, conducteurs de machines,
plieuses, expéditeurs, voituriers, etc. !
Rappelez-vous que le secrétaire de la rédac-
tion a lu en manuscrit l’œuvre publiée ; qu’il
l’a soumise avec ses observations au directeur;
que le chef du service des illustrations l’a lue.
à son tour pour faire choix de l’artiste qu'il a
chargé de l’illustrer ; que l'auteur a lu et corrigé
ses épreuves ; qu’un correcteur d'imprimerie a
fait effectuer les- corrections; que le secré-
taire de la rédaction a de nouveau relu le tout
avant de donner son visa définitif...
Vous ne pourrez vous empêcher d’admirer
tant d'efforts et de vous étonner de la régularité
presque absolue avec laquelle ils produisent
leurs résultats.
C’est qu’il est reconnu qu’un organisme quel-
conque. qu il soit animal ou végétal, social ou
administratif est d'autant plus perfectionné
de poste de la rue de Vaugirard, celui qui se
trouve en face du palais du Président du Sénat.
Vous verrez arriver des hommes roulant devant
eux de lourds paniers d'osier , bondés de
paquets, et qui s’engouffrent dans le bureau où
ils pénètrent par une petite porte spéciale, à
gauche de celle par laquelle entre le public.
Ce sont les porteurs qui conduisent à la poste
les ballots du Petit Français. Ce qui se passe
ensuite ne nous regarde plus. 11 me semble
cependant qu'il serait souverainement in-
juste d’oublier dans cette revue des colla-
borateurs du Pent Français , les employés
de la poste qui sont astreints, chaque
semaine, à timbrer cette montagne de jour-
naux ou de paquets. Je vous assure, pour les
avoir vus à l'œuvre, que s'il est vrai que
l’exercice soit un excellent remède préven-
tif contre les rhumatismes, ceux qui sont
chargés de cette monotone et fatigante
besogne, ne risquent guère d’en avoir jamais
dans le bras droit.
Jetons maintenant un coup d’œil en arrière.
Depuis le moment où un auteur prenant sa
plume a tracé les premières lignes de son
œuvre jusqu'au moment où vous coupez les
feuilles de votre journal, impatients de lire la
suite des histoires commencées, que de travail
accompli ! que d’activités mises en jeu, si
diverses et qui s'ignorent presque les unes les
autres, mais qui pourtant aboutissent toutes au
La vente au numéro.
624
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
p, ut iȍa
que la « division du travail >. y
est poussée plus loin ; c'est-à-dire
que chaque organe doit remplir
une fonction Lien définie. Ainsi,1
dans le corps social, il est Rien'
clair qu’un boulanger qui serait
on même temps fumiste et peintre
en bâtiments aurait de grandes
chances pour n’accomplir conve-
nablement aucune de ces trois
fonctions, il serait exposé à chaque
instant à verser de l’huile dans
son pétrin.
Eh bien, l’organisme adminis-
tratif du Petit Français comporte
une extrême division du travail :
chacun y a une fonction bien
délimitée, qu’il accomplit dès lors
vite et bien, réalisant ainsi une
économie considérable de temps
et par conséquent d’argent. C’est
ce qui a permis d'établir le journal
à un prix extraordinaire de bon
marché.
Tout le monde travaille, au Petit
Français, et sans marchander,
depuis le Directeur jusqu’au der-
nier homme do peine. Grâce à ces
efforts continus et persévérants,
le Petit Français a pénétré jusque
dans les communes les plus
reculées de notre France, et cela
vous prouve une fois de plus cette
saine et réconfortante vérité : que
le monde appartient à ceux qui
travaillent.
G. C.
llarcImiiiU rte ruinée. — On a l’habitude,
avec quelque raison, de considérer la fumée
comme n’ayant aucune valeur, et dire qu’une
chose s’en va en fumée c’est exprimer qu’elle
disparaît complètement sans qu’il soit possible
d’en tirer aucun parti.
Et cependant si vous alliez dans le Turkestan,
vous y verriez, les jours de marché, un grand
nombre de marchands qu’on appelle des « mar-
chands de fumée», et qui vendent effectivement
de la fumée à une clientèle toujours empressée.
Vous savez que le Turkestan est cette grande
province dont les Russes ont fait la conquête,
à l’est de la mer Caspienne, et où ils ont si
audacieusement construit le fameux chemin de
fer de Merv. Dans ces vastes territoires vivent
les Ivirgliiz, vêtus de manteaux crasseux, coiffés
de bonnets fourrés en peau de mouton. Le Kir-
gbiz, qui est le plus souvent très pauvre, par
suite de saparesseincurable.nepeut pas toujours
se payer du tabac ou même une pipe, et cepen-
dant il adore fumer. C’est à son intention que,
les jours de marché, l’on rencontre des loueurs
de pipes et des marchands de fumée de tabac
dans les rues de Tachkent ou de Samarkand.
Le Kirghiz, monté sur son petit cheval infati-
gable, s’approche du marchand, et saisit le long
tuyau d’une pipe, mais d’une pipe superbe et
de dimensions formidables ; bien souvent il y
en a qui sont montées en cuivre ou en argent
ciselé et ornées de turquoises, de topazes. Il est
vrai que la bouffée se vend d’un à trois pouls
(une monnaie qui vaut à peu près un centime);
suivant l’état de sa bourse, le cavalier tire une
ou plusieurs bouffées, aussi lungues, naturelle-
ment, qu’il le peut. Puis il rend la pipe, paye
le marchand de fumée, et s’en va heureux.
LL B.
HISTOIRE D’UN HONNÊTE GARÇON
Histoire d’un honnête garçon [Suite) 1 .
Moulin était bien sûr d'avoir cogné aussi fort
que possible ; mais il laissa faire son ami.
Celui-ci donna de grands coups de poing, puis
des coups très secs avec une clé... Ensuite il
appela bien haut, en appliquant sa bouche sur
le trou de la serrure :
— Monsieur Aubry!... Patron!...
Rien.
Jean sentit une sueur d'inquiétude mouiller
ses tempes et la paume de ses mains.
— Il ne peut pas être dans la boutique, dit-il
après un moment d’attente, les volets n’étant
pas ôtés, il ne verrait pas clair... Et puis, avec
le tapage que nous faisons, il .y a longtemps
qu'il aurait ouvert... il faut demander à la
concierge.
Laporte de la loge était fermée, et, au bouton
était accrochée la pancarte habituelle : La
concier(/e est dans l'escalier.
Jean grimpa le premier étage.
— Madame, demanda-t-il à la portière, savez-
vous si M. Aubry est sorti ce matin?
Tout-Petit se raccrochait à l’espérance que
son patron, séduit par le beau temps, avait eu,
comme lui, envie de faire une promenade
matinale.
— M. Aubry, l'horloger9 interrogea la
concierge, comme si la maison était habitée par
une légion de M. Aubry.
— Oui, M. Aubry... l'horloger... monpatron...
répondit Jean pour ne laisser aucun doute dans
l'esprit de la bonne femme.
— Non, mon garçon, non. Pour sûr il n’est
pas sorti.
— Vous ne pensez pas qu'il ait pu sortir sans
que vous le voyiez ?
— 11 aurait donc fallu que ce soit avant six
heures... Et encore, je le saurais bien puisque
je lui aurais tiré le cordon.. Depuis que la
porte est ouverte, je n'ai pas bougé du vesti-
bule. Je prenais justement mon café au lait
quand la chiffonnière est entrée, et c'était la
première personne... Après, cela a été la lai-
tière, puis la porteuse de pain avec qui que j’ai
causé un moment sur son mari qui vient de
sortir de l’hôpital et qui est sans ouvrage...
Enfin, le facteur m'a tenue longtemps, rapport
à une conlestation que des locataires lui font
pour une lettre... deux ou trois personnes ont
encore passé : bonjour, bonsoir. Quand j'ai
monté pour faire mon escalier, l'apprenti était
déjà là qui tapait.. .Par ainsi, mon garçon, vous
voyez bien que M. Aubry n'aurait pas pu sortir
sans que je m'en aperçoive.
Jean sentit une grande angoisse lui serrer la
gorge. De tout le verbiage de la concierge, il
n'avait saisi qu'une chose : c’est que son patron
était chez lui. Pour qu’il ne répondît pas, il
fallait qu'il fût mort ou mourant.
Néanmoins, il eut encore une faible lueur
d'espoir.
— Vous êtes certaine qu'il est rentré hier au
soir ?
— Il n'a pas eu de mal à rentrer, vu qu'il
n'est pas sorti. C'est moi qui lui ait fait son
manger — pas un gros manger, car c’est à croire
qu'il vit de l'air du temps. — Enfin, pour
tourner au plus court, à cinq heures, la vieille
fille qui soigne son linge et ses habits est
venue lui rapporter un paquet, elle est restée
un moment avec lui, et depuis, je ne l’ai pas
revu... Mais pour sûr, U n'en est pas sorti, car
l’ouvrière m'a dit en s’en allant qu’il venait de
se mettre au lit parce qu'il était fatigué.
— Et il n’est venu personne autre que made-
moiselle Lenoir ? interrogea Tout-Petit dont
1 inquiétude allait croissant
— Non, ma foi non, personne.
— Son frère...?
— Ah! oui, tiens, vous m’y faites penser...
Son frère est venu vers les onze heures, onze
heures et demie, même qu’il avait une voiture
qui l'attendait à la porte.
— Son frère est venu ! murmura Tout-Petit,
chez qui cette nouvelle fit naître aussitôt les
plus sinistres pressentiments.
— Faudrait peut-être prévenir le commissaire,
hasarda Moulin qui jusque-là avait assisté au
débat sans mot dire il ferait ouvrir la porte.
— Le commissaire ! s’exclama la concierge,
est-ce que vous plaisantez? pour qu'on nous
mette sur le Petit Journal... Une maison si
tranquille... ! Le propriétaire serait content...
Mais les minutes, les quarts d’heure s'écou-
lant sans que le pauvre horloger donnât signe
de vie, Jean passa outre les répugnances de la
portière II posa Moulin en faction en lui
recommandant de ne quitter son poste sous
aucun prétexte, et après avoir été, au square
d’Anvers, consulter le vieux Cacaouèche, il se
rendit chez le commissaire
Celui-ci le reçut d’abord assez mal
— Est-ce que vous vous imaginez qu’on
ouvre comme cela la porte des gens ? dit-il d’un
ton bourru Ah! si ce monsieur Aubry avait
disparu depuis plusieurs jours déjà, ce serait
[ autre chose. . Mais enfin, il peut être sorti sans
I qu'on l’ait vu
i. Voir le n° 396 du Petit Français illustre , p 506.
520
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Jean expliqua en balbutiant que, d'après la |
concierge, c’était chose impossible.
— Ou encore être chez lui et avoir des rai- j
sons pourne pas le faire savoir... Croyez-vous,
en ce cas, qu’il serait bien flatté qu’on s'intro-
duisit dans son domicile ?
— Je ne dis pas, monsieur, mais il est tou-
jours d’une très faible santé ; hier, il s’est
couché debonneheure parce qu'il était malade...
il a peut-être empiré cette nuit... fit Jean qui
n'osa dévoiler toute sa pensée
A moitié convaincu, le commissaire finit par
dépêcher un sergent de ville, à la recherche
d’un serrurier. Mais, avant de permettre que
l’on forçât la porte, il tint à s'assurer qu’on
avait accompli le nécessaire pour se faire
entendre Lui-même frappa, appela en décli-
nant son titre, ce fut inutile.
— Allons, dit-il au serrurier après une
longue attente, ouvrez la porte.
Jean tremblait si fort qu’il dut s’appuyer I
contre le mur.
Pourtant, il surmonta sa faiblesse, et ce fut !
lui qui pénétra dans la chambre, le premier
après le commissaire.
Sur son lit, plutôt assis que couché, M . Aubry,
était immobile. Il avait dû s’éleindre tout dou-
cement, sans crise ni secousse, car rien autour
de lui n’était dérangé. Sa figure était calme et
la concierge ne put se défendre de faire la
réflexion qu’il avait bien moins mauvaise mine
que la veille.
Chacun resta un instant recueilli et silencieux
devant le mort. On n’entendait par la chambre
que la voix désolée de Tout-Petit qui sanglotait
éperdument :
— Patron..! patron...! Oh! mon pauvre
monsieur Aubry... !
Dans l'embarras.
Quand Louis Aubry arriva, prévenu par un
envoyé du commissaire, il trouva Jean pleu-
rant toujours, la tête appuyée sur le lit, et
M"° Lenoir, qu'on était allé chercher, s'occupant
avec la concierge de parer la chambre du mort.
Elles avaient déjàallumé des bougies, posé une
branche de buis dans une assiette d’eau bénite,
mais avaient attendu la venue de l'héritier
pour procéder à la funèbre toilette.
Dès son entrée, celui-ci déclara nettement
qu’il n'avait besoin de personne, qu’il se char-
geait à lui seul de veiller son
frère et de faire les démarches.
Encore abrégea-t-il avec ru-
desse les adieux que Tout-Petit
adressait à son cher patron.
Vers le soir, après une Lristp
après-midi passée à pleurer
avec sa mère dont les tendres
consolations n’arrivaient pas
à calmer son chagrin, Jean
retourna rue Rochechouart
pour s’informer de l'heure de
l’inhumation.
Dans la chambre où son frère
reposait immobile et glacé, tué
par lui sans doute, par ses
exigences, par ses brutalités,
Louis, de grand sang-froid, de
belle humeur presque, passait
une inspection détaillée de ce
qui se trouvait dans l’apparte-
ment. A la nouvelle de la mort
du pauvre horloger, il s'était trouvé partagé
entre ces deux sentiments contraires : l'ennui
de perdre cette vache à lait qu'il pressurait
depuis si longtemps, et la satisfaction de palper
immédiatement une somme assez rondelette.
Aussi son premier soin avait-il été de s'assurer
du montant probable de 1 héritage.
En entrant, Jean regarda avec stupeur
l'armoire grande ouverte, les tiroirs du secré-
taire en partie vides, la table pleine de papiers
épars.. Il lui semblait qu’il y avait là une
affreuse et cynique profanation.
— Qu'est-ce que tu veux, toi? demanda
Louis brusquement. Viens-tu pour me mou-
charder ?
— Non, monsieur, répondit l’enfant à qui
cet accueil fit perdre toute contenance ; je
venais seulement pour... pour... savoir l'heure
de l'enterrement.
— C’est bien, je ferai prévenir qui bon me
semblera.
La concierge, offusquée des manièresdeLouis,
qui l’avait mise à la porte sans ménagements,
avait suivi Jean afin d’apprendre quelque chose.
Elle dut refréner sa curiosité.
Sur sm lit M. Aubry ôtait immobile.
HISTOIRE D’UN HONNÊTE GARÇON
527
— Écoutez, dit-elle à l'apprenti, il faudra tou- | quatre heures — l'heure des hôpitaux — qu'on
jours que je sois prévenue, d’une façon ou de \ ne tendrait pas la porte, qu'il n’y aurait nul
l'autre; venez demain matin, je vous dirai ce j apprêt, nulle cérémonie : un enterrement de
que je sais j charité, autant dire...
Le lendemain, Jean apprit que ce serait pour | [A suivre J. J. L.
A propos de nez.
Les formes du nez humain présentent des
variétés infinies : nez crochu, aquilin, camard,
pointu, épaté, en pomme de terre, en pied de
marmite, et d'autres encore.
Les physionomistes attribuent au nez une
importance capitale au point de vue de sa rela-
tion directe avec le caractère de l'individu.
Assurément, il serait téméraire de juger un j
homme sans rémission d'après la forme de son
nez; on peut cependant admettre que cette
partie du visage, étant la moins susceptible de
mobilité, se prête mieux que les autres à un
examen attentif, et un examen mène tout
naturellement, à un jugement
Quoi qu'il en soit, ce jugement a été porté :
il ressort clairement de certaines locutions qui
sont devenues de véritables proverbes ;
Se laisser mener par le nez est un indice de
faibiesse
Mettre son nez partout dénote un indiscret.
Ne pas voir plus loin que son nez indique peu
de perspicacité.
Avoir du nez, le nez fin est une preuve de
sagacité.
Avoir un pied de. nez est le cas d'un vaniteux
qui a échoué dans une entreprise où il espé-
rait réussir. De là. faire un pied de nez, signe
de moquerie.
Se laisser tirer les vers du nez est le fait d'un
naïf qui dit, sans s'en apercevoir, ce qu’il
voudrait garder pour lui.
Ce n'est pas seulement comme révélation du
caractère que se manifeste l’importance du nez:
on dit encore ;
La moutarde me monte au nez.
Il n’a jamais mis le nez dans un livre.
Ne pas lever le nez de dessus sou ouvrage.
Elle me jette toujours mon âge au nez.
H m'a ri au nez.
Le nez eut ses mauvais jours; c’était à lui que
s’en prenaient jadis les musulmans lorsqu’ils
persécutaient les chrétiens. Ils les leur cou-
paient et, lorsqu’ils en avaient fait une ample
provision, Ils les salaient et les envoyaient au
sultan qui se délectait à les compter et à
supputer le nombre de ses victimes.
Le nez n'a pas toujours été martyrisé. Il a été,
dans l'antiquité, un objet d’attention particu-
lière, et même d’admiration ; quelle a été, ,au
milieu des formes nombreuses dont il est sus-
ceptible, la plus honorée? L'opinion a varié
suivant les pays ! Les Romains manifestaient
leur préférence pour le nez long et carré au
bout ils n'avaient aucune estime pour le nez
petit et relevé en crochet ; ils se défiaient de
ceux qui en étaient pourvus. Cicérou, dont le
nez tenait le milieu entre ces deux formes,
était surnommé » l'orateur au nez équivoque».
D'après Platon, le nez aquilm était très
apprécié des gens qui l’appelaient : « nez royal »
Les Perses partageaient cette sympathie. Us
façonnent le nez des princes, dès leur plus
jeune âge, afin de le rendre aquilin : ils pren-
nent pour modèle celui de Cyrus, le fondateur
de leur empire. Les Kalmoucks, au contraire,
1 honorent le nez camard et pressent celui de
leurs "enfants pour l’aplatir.
Qui a raison ? Je crois que c'est nous qui
! acceptons, sans nous plaindre et nous glori-
| fier, le nez que la nature nous a donné, tout en
| déclarant que jamais grand nez n’a déparé
! beau visage.
LIS PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
52£
Variétés.
Un télescope gé«itt. — En attendant que
soit installé le fameux télescope aux dimensions
colossales, qui doit permettre aux visiteurs de
notre prochaine Exposition de voir la Lune, non
à un mètre, comme on l'a dit par hyperbole, mais
à quelques kilomètres seulement, ce qui esl déjà
bien gentil, les Allemands, pour détenir en optique
un record momentané, ont fait transporter à
l'Exposition industrielle de Berlin, ouverte tout
récemment, le télescope géant de l’observatoire
de Grünewald.
Il faut convenir que la pièce a quelque impor-
tance : le télescope exposé en ce moment a Berlin
possède, en effet, deux objectifs, dont le plus
petit a un mètre dix centimètres de diamètre, et
le plus grand un mètre soixante-dix.
C’est le plus grand télescope d’Allemagne et
probablement du monde entier. El il en sera ainsi
jusqu’à l’Exposition de 1900.
*
* *
Un nouvel Icm*e. — Comme son prédéces-
seur de mythologique mémoire, l’ingénieur alle-
mand, Otto l.ilienthal, est mort en voulant imiter
le vol des oiseaux. Il avait construit une machine
volante appelée hélicoptère, avec laquelle il pensait
avoir résolu le problème de Yaviation. De fait,
plusieurs expériences qu’il avait faites avaient
été assez satisfaisantes. Maisrécemmenl, à Goldberg
(Silésie), il se lança, muni de son appareil, du
haut d’une colline; un violent coup de vent
retourna sa machine, en déplaça le centre de
gravité et il fut précipité sur le sol où il se brisa
la colonne vertébrale.
Bonne grâce. — On cite, à la louange du
savant anglais Hough, évêque de Worcesler au
siècle dernier, une plaisante répartie qui montre
la bonté et la mansuétude de son caractère.
En introduisant un visiteur dans son cabinet,
un domestique étourdi lit maladroitement tomber
un baromètre de grand prix suspendu à la
muraille.
Effarement du coupable, excuses du visiteur qui
se considère comme la cause première de l’acci-
dent.
— Il n’y a pas de mal, dit l’aimable vieillard, la
sécheresse avait assez duré, j’espère que nous
allons avoir de la pluie, car je n’ai jamais vu de
baromètre si bas.
Le cliicn lier cci> teui*. — Le préposé au
péage du pont suspendu de Fin-d’Oise, près
Conflans-Sainle-Honoriue (Soine-el-Oise), possède
un intelligent épagneul qui, sans avoir jamais été
dressé à ce méfier, surveille la recette, et sait
rappeler à l’ordre, d’un aboiement sonore, le
passant qui ne déposerait pas son sou au guichet.
Si c’est un bicycliste qui essaye de franchir le
pont sans s’arrêter et sans payer, l’épagneul lui
donne une chasse persévérante et saute après son
veston ou sa blouse jusqu’à arrôL complet.
REPONSES A CHERCHER
Question «l’étymologie ^éo^raplii-
<|tie. — D’où vient le nom de plomb donné à
l’une des cimes des monts du Cantal ?
Question «le langue fi*ançaiM*. — Quel
esl le nom véritable du sacque les dames portent
à leurs bras quaud elles sortent, et auquel, sous
le Directoire, comme maintenant, on donnait par
corruption le nom populaire de « ridicule » ?
*
* *
Cnleiiil>i*e«Inin<‘. — Quel est l’animal qui
est à la lois gai, noceur et batailleur? — Pour
limiter le champ des recherches, disons que c’est
un pachyderme.
* *
Mot* sans têtes. — Aux mots suivants,
ajoutez une lettre en tête pour en former d’au-
tres mots, et de la réunion de ces initiales formez
un proverbe de trois mots.
Ordre — ail — thon — eau — artisan — dos
— assis — est — pitre — appel — ou — ni —
lot — race.
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 396.
I. Questions d’étymologie.
Livre vient du latin liber , qui désignait la pellicule placée
entre le bois et l'écorce dans certains arbres, comme le tilleul
On s‘en servait pour écrire, et on donna le nom de liber (livre)
à la réunion de ces feuilles d’écorce.
Bible vient du grec biblion (livre), tire lui-même de biblos
(écorce du papyrus), employé, comme le liber, à écrire, à faire
des livres.
Volume vient du latin volumen (rouleau); les livres des
anciens étaient formés de longs rouleaux de papyrus ou de
parchemin, non pas do feuillets juxtaposés comme les nôtres:
Tome vient du grec tomos (section). Comme sens, il y a une
nuance entre volume et tome. Ou n'appellera jamais tome un
volume unique. Puis tome désigne généralement une division
rationnelle d’un ouvrage, déterminée par l’auteur. !1 peut y
avoir un tome do l’ouvrage en plusieurs volumes ou plusieurs
tomes en un volume.
II. Problèmes des noms locaux.
Les habitants de Fontainebleau sont les Bellil'ontains ; de
Saint-Bneuc, les Briochins; do Château-Gontier, les Castro-
gontériens; d'Issoudun, les Issoldunois; de Snint-Gaudons,
les Saint-Gaudinois ; de Neufchâtel-en-Bray, les Brayons ; de
Bar-le-Duc, les Bansieus; de Rumbouillet, los Ramboliluins.
III. Question de langue française.
Les appellations données aux habitants d'un pays, consti-
tuent ce que les grammairiens appellent le fjentile (prononcez
gentilé). Lo gentile dos habitants do Fontainebleau est Bclli-
foutains, etc.
IV. Anagrammes.
Marée, — Armée, — Ramée.
V. Mots en losange.
B
SEL
SONIA
BENGALE
LIANE
ALE
E
Le Gérant : Maurich TARDIEU.
Toute demande de changement d'adresse doit être accompagnée de l'une des dernières bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8' année. — N° 398
10 centimes
10 octobre 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L'ABONNEMENT : IN AN, SIX FRANCS
Port du 1er de cl loque mois
Armand COLIN & C“, éditeurs
5, rue «le NIézières. Paris
ETRANGER 7fr. — PARAIT CHAQUE SAMED*
Tous droits réservés.
Réception des Souverains russes par le Président de la République, sur le quai de l'Arsenal, â Cherbourg.
Dessin original de L. Moulignié.
530
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Histoire d’un honnête garçon (suite)'.
A l'heure dite, un corbillard de dernière
Masse vint prendre la dépouille du pauvre
norloger : Jean avait apporté une gerbe de
fleurs, Moulin une couronne d'immortelles,
Estelle et la concierge chacune une autre cou-
ronne de perles bleues. Louis n’ayant invité
personne, personne ne s’était dérangé. Sans
Tout-Petit, sa mère, JP Lenoir, Moulin et le
père Cacaouèche, venus de leur propre mouve-
ment, le défunt serait parti tout seul au cime-
tière
Au moment de se mettre en marche, il y eut
un moment d’hésitation ; on attendait Louis
Aubry. N'était-ce pas à lui d'aller en tête ?
Voyant qu’il ne paraissait pas, la vieille fille
ouvrit résolumentla porte, et de sa voix brève :
— Eh bien, monsieur, quand vous serez
prêt...
— Laissez-moi tranquille, lui fût-il répondu,
et occupez-vous de ce qui vous regarde.
— Par exemple ! fit l’ouvrière indignée, il ne
faut pas tout de même avoir grand cœur, pour
laisser partir un brave homme de cette façon-
là, sans une couronne, sans un méchant
bouquet, sans rien, quoi !
Furieux, Louis allait sq jeter sur elle, mais
elle était déjà partie, rejoignant le convoi qui
s'éloignait rapidement.
En revenant du cimetière de Saint-Ouen, où
avait eu lieu l’inhumation, Jean se rendit à la
boutique pour reprendre ses outils.
— Ah çà! encore toi ! s'écria Louis en l’aper-
cevant.
— Oui, monsieur, c’est encore moi, répondit
l’enfant avec plus de fermeté qu’il n'en mon-
trait d’ordinaire; mais rassurez-vous, c'est la
dernière fois que vous me voyez... Je viens
chercher mes outils.
Jean était arrivé assez peu résolu, mais, en
entrant, il avait constaté que les montres et
l’horlogerie avaient disparu, que les meubles
étaient dérangés et vides, qu’un commission-
naire Chargeait de paquets une petite voiture à
bras qui stationnait devant la porte. Ces pré-
paratifs non équivoques d’un déménagement
complet lui avaient donné de l'aplomb.
— Chercher quoi...? De quels outils veux-tu
parler? demanda le jeune homme.
— Des outils qui sont à moi, Monsieur, que
j'ai achetés et payés, et qui étaient sur l’établi
où j'avais l'habitude de travailler.
— Tu avais des outils à toi ici...! A qui feras-
tu croire une pareille bourde?
— Mais
— Tout ce qui était ici était à mon frère, et
par conséquent à moi : les outils comme le
reste... Tu n’es qu'un petit escroc.
— Oh! fit le pauvre Jean suffoqué.
— Et tu vas filer d'ici immédiatement, si tu
ne veux pas que j’appelle un sergent de ville.
— Je ne crains pas les sergents de ville
puisque je n’ai rien fait de mal. C’est moi, bien
plutôt qui ai le droit d’aller me plaindre au
commissaire.
— Va au diable, et laisse-moi tranquille.
L'indignation avait donné du courage à l'en-
fant. Dans son inexpérience delà vie, Une dou-
tait pas que, étant dans son droit, on ne lui
rendit justice. Pourtant, son cœur battait bien
fort quand il franchit de nouveau la porte que
surmontait la lanterne rouge.
Comme la veille, il fut assez mal reçu par le
commissaire. A force d’avoir affaire à des che-
napans, ces magistrats finissent par avoir une
j piètre opinion de l’humanité : Tout-Petit s’en
: aperçut.
11 exposa son cas le plus clairement et le
| plus brièvement qu’il put. Pendant ce temps,
le commissaire feuilletait des papiers, les clas-
sait, les rangeait sans avoir l'air de se douter
qu’il y avait là un de ses administrés récla-
mant sa protection. 11 faut croire cependant
qu’il avait entendu et compris, car dès que
l'enfant se tut, il releva la tête et le regarda
droit entre les yeux.
— Que voulez-vous que j’y fasse? dit-il.
Vous m’affirmez que ces outils sont à vous,
mais qu’est-ce qui me le prouve? Avez- vous des
factures acquittées seulement?
— Non, monsieur, je payais comptant.
— Vous voyez bien...' Et quand même vous
les auriez, ces factures, ce ne serait pas encore
une preuve bien convaincante. Car enfin, vous
pourriez avoir gardé ou vendu les outils
facturés et en réclamer d’autres.
— Oh, monsieur! protesta Tout-Petit.
— Il n’y a pas de oh, monsieur.. ■ Vous êtes
peut-être un honnête garçon, mais je n’en sais
rien. Ce monsieur est probablement un filou,
mais il a raison quand il dit que tout ce qui
était chez son frère était à son frère et par
conséquent à lui.
— Heureusement, s’écria Tout-Petit avec
élan, que l’ouvrage avait été entièrement rendu
samedi et qu’il ne restait rien aux pratiques.
Ce cri d'honnêteté chez un enfant se félici-
tant d’être le seul volé, quand le vol le dépouil-
1. Voir le n° 397 du Petit Français illustré , p. 525.
HISTOIRE D'UN HONNÊTE GARÇON
531
Eh bien, monsieur, quand vous serez prêt...
lait complètement, intéressa et émut le com-
missaire. Son ton s'adoucit.
— Le cas, reprit-il, ne serait pas tout à fait
le même. En donnant une exacte description
de l'objet qui leur appartenait, en indiquant la
source d’où il provenait, les personnes qui
avaient quelque chose chez votre patron pou-
vaient facilement faire preuve de possession.
Tandis que vous... quelle preuve pouvez- vous
apporter...? Tous les outils d'horloger se res-
semblent... Néanmoins, vous pouvez appeler ce
monsieur en justice de paix... vous ou, en votre
nom, les personnes qui s'occupent de vous. La
première citation ne vous coûtera que quatre-
vingts centimes.
Jean était atterré. Ses outils perdus, car, dé-
sormais, il les considérait comme tels, c’était
près de trois cents francs dépensés eu pure
perte. Dans trois cents francs, que de points
faits par sa mère! que de veillées! que de fati-
gues et de privations! Et pour lui-même, tant
de travail et d'application !
il rentra chez lui navré.
Le père Cacaouèche ne fut pas autrement
surpris de la conduite de Louis et delà décision
du commissaire : il y avait longtemps qu'il
savait à quoi s’en tenir sur l’honnêteté et la
justice humaines, mais Eugénie ne pouvait se
résoudre à croire que tout fût définitivement
perdu.
Découragement.
Le lendemain, Jean voulut tenter un dernier
effort auprès de Louis. Il se rendit donc rue
Rocliechouart, pensant le surprendre au milieu
des derniers préparatifs de déménagement,
mais, à sa grande surprise, il trouva en arri-
vant la porte elose et les volets mis.
La concierge, auprès de laquelle il alla se
renseigner, lui apprit, non sans les commen-
taires les plus indignés que ce vilain oiseau
était parti sans dire ni bonjour, ni bonsoir, ni
adieu.. ; que, dès la veille, il avait liquidé tout
le bazar : l'horlogerie, à un marchand du fau-
bourg Montmartre; les meubles, le linge, les
effets, à un brocanteur quelconque; la batterie
de cuisine, la vaisselle, les loques dont les
autres n’avaient pas voulu, à un chiffonnier de
la rue Belhomme. Avec ses airs de mylord, il
avait fait argent de tout, et n'avait seulement
pas laissé à la loge une pièce de cent sous,
qu’on n'aurait pourtant pas volée avec tout
Varia qu'on avait eu depuis deux jours.
Jean laissa passer le flux de paroles de la
concierge. C’était une nature un peu concen-
trée : il n’aimait guère à parler ni de lui ni de
ce qui le regardait; il ne souffla mot du vol
dont il avait été victime.
— Merci, madame, dit- il simplement, je vais
aller chez lui.
Ce « je vais aller chez lui » était une ma-
nière de prendre congé. En réalité, Jean ne
savait à quel parti s’adresser. Ses instruments
de travail lui semblaient irrémédiablement,
perdus. Si, comme la chose était certaine, Louis
les avait vendus avec le reste, à quiles réclamer
maintenant? L'arrêt rendu la veille par le com-
missaire retentissait à son oreille comme le
glas de son unique avoir; le découragement
le saisit. A quoi bon continuer des démarches
qui coûtaient tant à sa timidité et qui sûrement
n'aboutiraient à rien? Les tristes événements
qui, depuis quarante-huit heures, boulever-
saient sa vie, lui laissaient l'impression d’un
cauchemar
Indécis, il restait sur le trottoir, ne sachant
de quel côté diriger ses pas, quand, dans une
voiture découverte qui passait, il reconnut
Louis en costume de voyage : chapeau mou,
pardessus clair et sacoche en bandoulière. De-
vant lui, sur le strapontin, était posée une
532
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
valise en cuir luuve et un piaid sanglé dans une
courroie. Près du cocher, une grosse malle
toute neuve était posée en travers.
Cette vue produisit sur la cervelle agitée de
Jean l'effet d’une goutte d’eau froide dans un
liquide en ébullition : elle fixa instantanément
ses idées et lui rendit toute sa lucidité.
Il vit sa mère penchée sur son ouvrage, tirant
l’aiguille sans relâche, veillant tard les nuits,
s’imposant de dures privations pour écono-
miser les trois cents francs que le filou empor-
tait, le cœur léger.
— Je ne réussirai probablement pas, se
dit-il, mais, du moins, j’aurai lutté jusqu’au
bout.
Le courage lui était revenu.
La voiture allait lentement en montant la rue
de Maubeuge dont la pente est assez rapide :
Tout-Petit la suivit résolument. Arrivé devant
l’administration du gaz, le cheval se mit à
trotter, mais le gamin ne s’en inquiéta pas
autrement : il était à peu près sûr que Louis se
rendait A la gare du Nord et qu’il y serait en
même temps que lui. En effet, les hommes
d’équipe déchargeaient les colis quand il entra
dans la salle des Pas-Perdus. Sans faiblesse,
sans hésitation, il aborda le voyageur.
— Décidément, c’est de la persécution! dit ce
dernier en reconnaissant l’apprenti. Qu’est-ee
que tu veux encore ?
— Vous le savez bien ce que je veux : ce sont
mes outils.
— Ah... ! Et tu crois que je les ai dans ma
poche ?
— Non, monsieur, je me doute bien que vous
les avez vendus au marchand du faubourg
Montmartre avec ceux du patron... Mais vous
avez de l’argent sur vous : remboursez-les-moi.
— 11 est tenace, le crapaud, reprit en riant
Louis que les préparatifs du voyage semblaient
rendre de fort bonne humeur... Mais, au
fait, hier, en me quittant, lu devais aller
chez le commissaire... Qu’est-ce qu il t’a dit le
commissaire?
Le pauvre Jean, dérouté par cette question
directe, n’eut garde de répéter l'arrêt du
magistrat : il se déroba.
— Monsieur, dit-il la voix suppliante, il n’est
pas possible que vous vouliez me dépouiller.
Trois cents francs, ce n’est guère pour vous en
ce moment, et c’est tout pour moi... Maman
travaille tant déjà... !
— Toi, tu es trop naïf..., à moins que tu ne
sois profondément roublard. Écoute, je pars pour
Londres, dénonce-moi, fais-moi arrêter, fais-
moi guillotiner si bon te semble et si tu crois
en avoir le droit... Mais, par grâce, laisse-moi
prendre mon billet ou je manquerai le train.
LES SOUVERAINS RUSSES EN DANEMARK
533
Les souverains russes en Danemark.
Lettre de Copenhague.
On sait que le tsar et la tzariue, après avoir
visité à Vienne l'empereur François Joseph, et
à Rreslau l'empereur Guillaume, ont été se
reposer en famille, auprès des souverains
danois, grands-parents de Nicolas II, avant de
se rendre en Angleterre, puis en France.
Un ami du Petit Français illustré habitant
Copenhague a bien voulu nous envoyer sur le
séjour du tsar et de la tsarine en Danemark
les intéressants détails suivants.
« Le petit château de Bernstorlî, où résident
l’été le roi Christian et la reine Louise, est situé
à 8 kilomètres de Copenhague et entouré
d'un beau parc. Construit en 1764 par l'archi-
tecte français Jardin, il a l'aspect d'une maison
de campagne sans prétentions architecturales,
blanche au milieu de la verdure. Au premier
étage sont les appartements réservés au tsar et
à la tsarine, à l’impératrice douairière de Rus-
sie et à sa sœur la princesse de Galles. Les
personnes de leur suite sont logées dans les
annexes du château, leurs domestiques dans
un pavillon construit près des communs. L'ap-
partement du couple impérial se compose de
quatre pièces : uu salon, une chambre à cou-
cher et deux cabinets de toilette. Des fenêtres
la vue s'étend par delà le parc jusqu'à Copen-
hague.
« A cause de la place très restreinte dont on
dispose à l’intérieur du château, on a dressé
dans le parc une dizaine de tentes en feutre,
converties en salles à manger, en lingeries et
en dortoirs pour la domesticité de Leurs
-Majestés danoises. En outre, une cuisine est
installée dans un baraquement en bois.
« Si tous les hôtes habituels delà cour s’étaient
trouvés réunis, la résidence aurait été transfé-
rée au château de Fredensborg, qui a vu dans
les dernières quinze années tant de belles réu-
nions de souverains et de princes. Mais il
manquait cette fois à la fête de famille le
prince de Galles, la reine de Grèce, le duc et
la duchesse de Cumberland et un grand nombre
de petits-enfants de Christian IX.
«A Bernstorfï la famille royale mène une vie
très simple. Le roi, qui n'aime pas le faste,
apparaît dans cette résidence comme uu repré- I
sentant des anciennes mœurs patriarcales. Le
public a journellement accès dans le parc, où
Christian IV’, âgé aujourd'hui de soixante-dix-
huit ans, se montre souvent, entouré de ses
petits-enfants.
« Il ne faudrait pas croire pourtant que l’éti-
I quette se soit relâchée à la cour danoise sous ce
règne. I.a reine, née princesse de Ilesse-Cassel,
veille avec soin à l’observation des règles du
cérémonial dans les fêtes et réceptions et a mis
en vigueur le code sévère des petites cours
allemandes. Sa Majesté, qui d'ailleurs est très
artiste, cultive la musique et la peinture. En
1878, elle visita Paris avec la princesse Thyra,
sa troisième fille, aujourd'hui duchesse de
Cumberland. Le duc de Cumberland est fils du
roi Georges V de Hanovre, qui, dépossédé par la
Prusse, mourut en exil à Paris en 1878.
« Le tsar et la tsarine ont passé douze jours
en Danemark et profité de leur séjour pour par-
courir en voiture les belles forêts du nord de
File de Séeland. Pendant plus de quinze jours
les Copenhaguais ont pu admirer chaque matin
un attelage de six chevaux que des piqueurs
royaux promenaient dans les rues ; ces chevaux
étaient réservés à Nicolas II. Leurs Majestés
n'tfnt cessé de circuler sans escorte militaire;
la garde de leurs personnes était confiée à des
officiers de police en tenue civile, mêlés à la
foule.
« Nicolas II s’est promené en bicyclette dans
les environs de Bernstorff, en compagnie de
j son frère le grand duc Michel, de son oncle le
; prince Valdemar de Danemark et de sa cousine
germaine Victoria de Galles.
u Les souverains russes ont tenu à visiterFre-
densborg, le parc et les bois où Alexandre III,
entouré d’une bande de jeunes neveux et nièces,
se promenait, heureux d'oublier sous ces frais
ombrages les graves soucis du gouvernement;
ils ont fait une halte au paviüon russe qu'il fit
construire au milieu du parc et où il menait la
| troupe enfantine prendre le thé et manger des
gâteaux.
« On raconte ici beaucoup d'anecdotes rela-
tives au genre de vie que menait à Fredens-
borg Alexandre III. En voici une entre mille :
un jour le tsar et le prince royal de Danemark,
son beau-frère, furent surpris par un orage
dans une promenade qu'ils faisaient à pied dans
la forêt. Ils furent heureux de rencontrer une
charrette qu'un paysan conduisait à Fredens-
borg; tous deux montèrent et s’assirent à côté
du paysan. Pendant le trajet le prince royal dit
à ce dernier :
« Savez-vous qui nous sommes? Je suis le
prince royal et mon compagnon est l'empereur
de Russie.
— Ah ! fit le paysan, narquois, eh bien !
mettons que je sois le pape! »
« Quelle ne fut pas sa stupéfaction lorsqu’en
arrivant devant le château il vit les factionnaires
I.E PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
5:14
L’Impératrice ALEXANDRA-FÉODOROVNA
Ahx-Victoria-Helene-Louise-Béatrix de Hesse, fille de Louis IV, grand-duc de Hesse et du Rhin (f 1802)
et de la princesse Alice (f 1878), fille de la reine Victoria d’Angleterre.
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
NICOLAS II Alexandrovitch
EMPEREUR DE TOUTES LES RUSSIES
Tsar à Moscou, Kiev, Vladimir, Novgorod, Astrakan, de Pologne, de Sibérie, de Chersonèse Taunque.
Seigneur de Pskow, grand-duc de Smolensk,
de Lithuanie, Volhynie, Podolie et Finlande, prince d’Esthonie, Livonie, Courlande, etc., etc.
336
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
présenter les armes au passage de sa charrette !
Le tsar et le prince royal descendirent en riant,
après avoir laissé un souvenir à leur obligeant
conducteur.
« Nombre de traits montrant la bonne humeur
et la simplicité des mœurs d’Alexandre III
feront revivre longtemps sa mémoire dans l’es-
prit des Danois. Sa veuve, l'impératrice douai-
rière, est ici entourée d’un profond respect.
Avant son mariage, c’était des trois filles de
Christian IX celle que la nation affectionnait le
plus. Son nom de.Dagmar, qui signifie Aurore,
et qu’elle dut changer à son mariage contre
celui de Maria-Féodorovna, eût suffi pour
envelopper la jeune princesse d’un charme
poétique, car ce fut celui de la plus populaire
des reines de Danemark, une princesse de
Bohême mariée à Valdemarle Victorieux (1202-
1241).
« Aux yeux des Danois, l’impératrice Maria-
Féodorowna est toujours « la chère princesse
Dagmar ». La douceur de son sourire a été
remarquée de tous ceux qui l’ont approchée.
Sa douleur de veuve et, bien avant, ses
angoisses de femme et de mère ont répandu sur
son visage un voile de mélancolie.
« Longtemps elle a vécu sous la terreur des
complots nihilistes.
« Peu de temps après l’assassinat de son beau-
père Alexandre II, elle écrivait à sa mère, la
reine de Danemark : « Je m'attends au sort de
Marie-Antoinette. » .Malgré la surveillance exer-
cée au Palais impérial, des lettres anonymes
parvenaient jusqu’à la souveraine; elles ren-
fermaient des» menaces de mort contre elle,
contre son mari et ses enfants. Elle en trouva,
dit-on, sous son oreiller. Après l’odieux attentat
de Borski, où des mains criminelles firent
dérailler le train impérial, l’impératrice Marie
souffrit longtemps d’un ébranlement nerveux;
sa plus jeune fille, la grande-duchesse Olga,
encore tout enfant à cette époque, fut projetée
au loin sur la voie et resta longtemps affaiblie
à la suite de cet accident. Aujourd’hui l’impé-
ratrice-mère vit dans un deuil profond dont
elle ne sort que lorsque l’étiquette l’oblige à
assister à des fêtes officielles.
« Les sentiments d’amitié que nourritàl’égard
de la France la famille impériale de Russie
sont trop connus pour que j’aie besoin de
m’étendre sur ce sujet. Ce qu’on sait moins
c’est qu’une princesse française a beaucoup
contribué à augmenter les sympathies pour la
France à la cour de Danemark. La princesse
Marie d’Orléans, fille du duc de Chartres et
femme du prince Valdemar, a conquis une
grande popularité en apprenant en fort peu de
temps la langue danoise. Très simple d’allures,
la princesse joint à une vive intelligence un
grain d’originalité. Pendant un violent incendie !
qui détruisit Cliristiansborg, le plus beau
palais de Copenhague, elle se rendit sur le lieu
du sinistre et fit distribuer du cognac aux
pompiers pour les récompenser de leur zèle.
Aussi le corps des pompiers tout entier se
ferait-il tuer comme un seul homme pour
elle. Elle s'intéresse beaucoup aux affaires de
la marine, son mari étant capitaine de vaisseau ;
chaque année elle prend l’initiative des sous-
criptions faites en faveur des veuves de
pêcheurs et de marins. L’été, lorsque la voiture
dans laquelle elle promène ses cinq enfants
roule sur la route qui horde le Sund, les
pêcheurs de la côte se la montrent en disant :
« Voici notre Marie ! »
«Je souhaite que l’amour des voyages vous
conduise un jour en Danemark. Les habitants,
gens hospitaliers, d’esprit un peu caustique et
d'humeur sentimentale, vous plairont par leur
caractère à la fois gai et sérieux. Copenhague
vous intéressera et vous amusera, avec son
beau port, ses canaux qui lui donnent un aspect
de ville hollandaise, ses musées, riches en
souvenirs historiques, ses monuments de
briques, ses maisons à tourelles et ses rues
toujours pleiues de promeneurs, où des esca-
liers qui s’ouvrent béants sur les trottoirs
conduisent à des boutiques installées dans les
sous-sols.
« Vous parcourrez avec plaisir les frais
paysages de l’ile Séeland, vous aimerez les
forêts de hêtres séculaires, les étangs mélan-
coliques, les blanches maisonnettes couvertes
de chaume, les moulins à vent qui semblent
égarés au milieu des champs, les églises rouges
où les cigognes viennent nicher sur les toits ;
et les bords riants du Sund, les villas entourées
de jardins, semées le long de la route de
Copenhague à Elseneur. Vous visiterez la ville
d’Hamlet et le château de Kronhorg, posé
comme une sentinelle à l’entrée du détroit, en
face des côtes de Suède ; et vous ferez un pèle-
rinage au tombeau du prince philosophe, ne
fût-ce que pour entendre raconter parle gardien
que la grande tragédienne française Sarah
Bernliardt s’y rendit lors de son séjour en
Danemark, et y vida une coupe de champagne
à la mémoire du héros de Shakespeare.
« Les paysages de Séeland sont faits pour servir
de cadre à une idylle. Précisément les journaux
danois ont constaté qu’une idylle familiale et
charmante s’était déroulée à Bernstorff, où
l’empereur de Russie a goûté les douceurs de
la vie de famille et échappé pour quelques
jours aux ennuis de la politique, comme le
veut la devise inscrite en latin sur la porte
d’entrée : Boneslo inter labores otiu sacrum —
« Asile consacré au repos bien gagné. »
R. R.
LE ROI DES JONGLEURS
537
Le roi des jongleurs ( Suite j*.
Jehan connaissait le chemin et se fiait à son
adresse pour franchir tous les obstacles. 11
traversa la grande cour sans avoir par le
moindre bruit éveillé le chien du portier; il
trouva son arbre et, sans perdre une minute,
se hissa jusqu'aux premières branches. L'obs-
curité était si complète qu'il ne voyait plus le
sol et ne distinguait pas la tour d’escalier à
quelques pieds de distance. 11 se mit à cheval
sur la grosse branche qui pliait sous le poids
et la suivit le plus loin possible. En imprimant
à cette branche un assez fort balancement de
côté, il finît par rencontrer la muraille avec
son pied qui tâtonnait dans le vide ; il accentua
le balancement et put saisir une corniche avec
la main ; c'était la fenêtre cherchée. S’accro-
chant à des sculptures sans quitter sa branche,
il ouvrit cette fenêtre très simplement, en
passant le bras par un des trous du vitrage,
que faute d'argent on ne faisait pas réparer.
La fenêtre ouverte, Jehan se hissa, abandon-
nant sa branche et se trouva dans la tour
d’escalier. Il y faisait peut-être encore plus
noir que dans la cour, et les marches usées
n’étaient qu'un casse-cou. Mais Jehan les
connaissait, il escalada rapidement et sans
faire de bruit un étage et trouva la fenêtre qui
donnait sur le toit de M. le Régent. Sans
hésiter, Jehan se mit à califourchon sur la
fenêtre. De ce côté quelques étoiles projetaient
une vague blancheur effleurant les tuiles en
contre bas de six pieds au-dessous de la fenêtre.
Jehan ayant bien regardé avec ses yeux, déjà
habitués à l’obscurité, se laissa pendre a bout
de bras jusqu'à ce que ses pieds touchassent
les tuiles. 11 y était. Le toit avait une forte
pente, et les tuiles étaient bien vieilles. Aie !
quelques-unes se brisèrent et, glissant à grand
fracas, s'en allèrent tomber dans la cour.
Le chien du portier, réveillé par le bruit,
poussa aussitôt des hurlements. Jehan, sans
perdre la tête, se mit à imiter les grondements
et les miaulements furibonds d'une bataille de
chats. Une fenêtre s’ouvrit au-dessous de lui,
un homme cria :
— Pjitt! Pjitt! les vilaines bêtes! Voulez-
vous vous sauver, détestables matous !
Jehan reconnut la voix de Bonifacius, le
maître fouetteur, qui couchait à l'étage au-
dessus de M. le Régent, précisément sous le
toit qu’il était en train de suivre.
— Je me sauve, maître Bonifacius, je me
sauve ! murmura-t-il en continuant ses
miaulements.
Il suivit à genoux toute la crête du toit et
arriva sans encombre à l’extrémité. C’était ici
le passage difficile ; il s’agissait de descendre
sur le bâtiment en dessous, beaucoup moins
élevé. Heureusement un corps de cheminée
montait de ce bâtiment le long du pignon, avec
des crampons de distance en distance.
— Un à gauche, deux à droite, murmurait
Jehan accroché à la cheminée en cherchant
avec le pied le premier crampon de droite ;
bon, je le tiens... à gauche maintenant... très
bien... à droite... Où est-il, celui de droite?
voyons donc? Est-ce que je me tromperais...
Ah! le voilà!... Bon! Ouf! m'y voilà. Aïe! J'ai
déchiré mes chausses aux genoux ! Bah ! il est
inutile d’en gémir, un trou ou deux de plus... !
Maintenant fort tranquille, car tout le reste
du chemin n’offrait plus de vraies difficultés,
Jehan suivit le toit en continuant de miauler
par précaution.
11 regardait au-dessous de lui, dans le noir, la
cour des cuisines, une sorte de reserre étroite
pratiquée derrière la triste officine où se pré-
paraient les maigres repas des écoliers de
Montaigu, par les soins de deux antiques et
graillonneux marmitons, aidés de quelques
sordides laveuses de vaisselle.
— Ah ! fit Jean assis sur le toit, les cuisines de
Montaigu ne répandent point les parfums déli-
cieux qui émanent des fourneaux de mou oncle,
à la Lamproie-sur-le-Gril! Pouah! ça senties
trognons de choux ! Adieu, cuisines de Montaigu ;
adieu, haricots moisis, légumes fanés, lard
rance ! Je ne sais quels repas l’avenir me tient
en réserve, mais ils seront assaisonnés de
grand air et de liberté ! Foin des études en
chambre close et au pain presque sec ! Je suis
jongleur ménestrel à partir d’aujourd'hui,
tant pis si je dois me serrer la ceinture encore
davantage !
... Mais à propos, je suis bien près des cui-
sines... Hé! hé! oui... peut-être serait-il bon
de dire un dernier adieu à ces cuisines avant
de quitter Montaigu pour jamais !... Si par
hasard on avait laissé traîner quelque chose...
un peu de lard, par exemple?... Il serait rance,
mais j’y suis bien habitué... Saint Boniface,
patron du plus révéré des maîtres de Montaigu,
saint Boniface me préserve des mauvaises
pensées!.... Mais cependant, raisonnons Le
collège Montaigu, si je restais en ces murs
comme j’en ai le droit, me nourrirait mal, c’est
possible, mais incontestablement il me nourri-
I rait; d'ici la Noël il me devrait... voyons, huit
1 Voir le n° 397 du Petit Français illustré, p. 518.
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Ü38
mois ou deux cent quarante jours à trois repas,
sept cent vingt repas ! Tant que ça ! Oh !
j'abandonne sept cent vingt repas ! C’est beau-
coup dans ma position; je ne puis me résigner
facilement à cet abandon! Si je trouvais dans
les cuisines de quoi représenter cinq ou six
dîners, il n’y aurait pas grand mal et il reste-
rait encore un joli bénéfice pour llontaigu !
Oui, décidément, je vais aller fourrager dans le
garde-manger avant de partir tout à fait ...
Jehan, passant immédiatement de la pensée
à l’exécution, descendit de son toit sur le mur
de clôture du collège. Au lieu de sauter tout de
Le baril élait plein de harengs...
suite dans la ruelle des Chiens, il préféra des-
cendre dans la cour. Pour donner de l'air on
avait laissé ouverte une fenêtre de la cuisine,
d’ailleurs solidement grillée. Jehan, comme la
plupart des élèves de Montaigu, se jouait des
grilles, sa maigreur lui permettant de passer à
travers les barreaux. 11 se trouva bientôt sur
une espèce d’évier parmi des tas d’écuelles
d’étain.
— Par saint Boniface ! se dit-il restant debout
sur l’évier et se frappant le front, c'est aujour-
d’hui vendredi, jour maigre ! Et je n’ai qu’une
cuisse d'oie, grasse à plaisir, dans ma poche...
Il faut donc de toute nécessité que je trouve
autre chose C’est jour de harengs salés à
Montaigu... Où peuvent être les harengs salés?
Pourvu que le cuisinier les ait tirés du cellier...
Il descendit de l’évier et se mit à chercher à
tâtons dans la cuisine.
— Au diable cette obscurité que je bénissais
tout à l’heure, grommelait-il; rien! je ne trouve
rien ! Montaigu veut m’affamer jusqu’au bout !
Oh ! qu’est-ce que c’est que ça ? Quelques
carottes ou navets, c'est maigre, mais enfin
c’est toujours ça... Plus rien de ce côté... Tour
nous, et surtout pas de bruit, ces cuisiniers
afl’ameurs ne dorment pas très dur Rien !
Toujours rien ! Voyons si le flair ne me donnera
aucune indication, si mon nez ne distinguera
aucune odeur de vinaigre et de harengs ?
Jehan respira etreniflafortement dans toutes
les directions.
— Fatalité ! Vais-je en être réduit à des
carottes crues Ah ! ah ! qu’est-ce que c’est ?
11 me semble... oui... Odeur suave des harengs,
je te reconnais! c’est parla... Courage, je brûle!
oui, voilà !
Son pied venait de heurter avec bruit un
petit baril rangé dans un coin ; il y mit la main.
C’était bien cela, le baril était plein de harengs
mijotant dans la saumure.
— Chut ! dépêchons-nous, j’ai fait du bruit,
il me semble qu'on a remué là-haut chez les
cuisiniers.... C'est qu’ils me tomberaient dessus
à coups d’écumoire ! Une douzaine de harengs,
c'est tout ce que je veux prélever, je fais grâce
de plus de sept cents repas à Montaigu ! Mais
comment les emporter? Ah! voilà l’affaire,
dans mon capuchon d’écolier de Montaigu, que
je porterai sur le bras et non sur les épaules.
Et maintenant décampons, car on remue
là-liaut... Ali! et le treizième, prenons-le, on
donne toujours le treizième à la douzaine !
Jehan ayant serré précieusement les harengs
dans son capuchon regagna la fenêtre de la
cuisine et se trouva dans la cour. Grâce à un
tas de bûches dans un coin, il fut bientôt à cali-
fourchon sur le mur et se prépara à sauter
dans la rue.
— Ah! il était temps, fit-il en se retournant
vers la cour.
Une chandelle venait d’apparaître dans lacui-
sine, elle était tenue parun gros homme à demi
vêtu qui entrait avec précaution, un gourdin à
la main. C'était un cuisinier qui, réveillé par
les recherches de Jehan, était descendu pensant
surprendre un écolier plus affamé (pie les
autres, et venu en quête d’un supplément de
nourriture. Le gros homme tomba en arrêt
devant le baril de harengs dont le couvercle
était à terre ; le larcin était évident. L’homme
poussa des jurons en brandissant son gourdin
et ’se mit à chercher dans tous les coins et
jusque sous les tables.
Personne, il ouvrit les armoires et jeta un
coup d’œil dans la cour.’Sa chandelle faisait
danser sur les murs sou ombre gigantesque,
agrandie encore par les cornes d’un bonnet de
nuit. L’homme en sursauta presque de frayeur.
Puis l'air fit vaciller la flamme de la chandelle,
il n’aperçut point Jehan sur son mur et rentra
pour porter ailleurs ses recherches.
Jehan ayant d’abord laissé délicatement
tomber dans la ruelle le capuchon renfermant
ses précieux harengs descendit à son tour. Il
LE ROI DES JONGLEURS
539
était sauvé, Montaigu ne le rattraperait point.
Devant lui l’espace, la liberté ! Il n'avait pas un
denier en poche, pas la plus petite pièce de
cuivre, toute sa richesse consistait en sa cuisse
d’oie et ses treize harengs pour les premiers
repas. Mais, bah ! le ciel pourvoirait au reste !
Jehan avait confiance en sa bonne étoile.
Aussitôt sur le sol libre de la ruelle des
Chiens, qui n’était qu'un simple couloir circu-
lant entre les murs de plusieurs collèges, Jehan
ramassa son capuchon, s'assura qu’il n’avait
rien perdu et chercha un endroit un peu abrité
pour prendre un peu de repos en attendant le
jour.
— Je ne vais pas m'en aller traîner dans les
rues de Paris pour être ramassé comme un
vagabond par le chevalier du guet, ou
détroussé de mes richesses par des
malandrins comme il en fourmille. Je
vais attendre le petit jour bien tran-
quillement ici, puis à la première
heure, quand la porte Saint-Jacques
s'ouvrira pour les paysans apportant
leurs choux aux Halles, je vais pren-
dre l'air des champs et filer tout droit
devant moi.
Jehan trouva l'abri souhaité sous
une porte des arrière-cours du col-
lège de Reims. 11 s’assit sur le
seuil, s'accota convenablement et
rêva en essayant de dormir.
Premières aventures.
Comme l’aube commençait à poin-
dre, le chant du coq réveilla en sur-
saut l’écolier endormi. En même temps des
cloches et des clochettes tintèrent un peu
partout dans les collèges voisins, des angélus
doux et légers s’envolèrent des chapelles et
des églises, si nombreuses sur la montagne
Sainte-Geneviève, et dans le grand Paris dor-
mant encore.
■Jehan bâilla et s’étira en gémissant. 11 se
croyait encore dans le dortoir de Montaigu.
Mais le froid de la pierre le rappela à la réalité,
il cessa de grogner contre les rigueurs de
Montaigu et fut debout tout aussitôt.
— Alerte ! dit-il, voilà le jour, on se lève au
collège, c’est le moment de décamper !
Il gagna bien vite la rue Saint-Jacques. Les
maisons dormaient encore, mais déjà quelques
passants se rencontraient, pour la plupart des
paysans des environs immédiats de la ville ou
de villages un peu plus éloignés, comme Mont-
rouge ou Gentilly, la hotte pleine de légumes
sur le dos et se rendant aux Halles. Jehan
franchit sans obstacle la porte Saint-Jacques,
près de laqueUe des charrettes se pressaient.
— En voilà un qui se lève de bonne heure!
grommela le portier en le regardant passer, on
dirait un escholier de Montaigu qui prend un
petit congé... Va, va, mon garçon, ça n’est pas
mon affaire...
Jehan siffla, sauta, chanta de joie quand
ayant, après le rempart, dépassé le faubourg
assez long, il se trouva en pleine campagne,
foulant l’herbe du bon Dieu et non plus le pavé
de la ville. Il n'y avait plus maintenant que
des maisons de paysans, çà et là quelques
grandes fermes entourées de prés ou de vastes
champs de légumes. Une roule fuyait eu avant,
bordée de grands ormes, et des sentiers à
droite et à gauche s’égaraient vers des coteaux
couverts de vignes.
11 respira l'air à pleins poumons, et,
au premier buisson, se coupa un bâton.
— Le père Bonifacius à cette heure doit pré-
parer sa lioussine et me chercher pour régler
sa dette, se dit-il tout en marchant. Il est bon
payeur, le père Bonifacius, il va être bien
contrarié de n’avoir pas terminé hier !...
Voyons, maintenant il s'agit de se retourner!...
J'ai une cuisse d’oie, treize harengs, un vieux
croûton de pain et deux carottes; avec cela on
va loin... A deux harengs par jour, cela fait six
jours; la cuisse d’oie sera pour demain et le
treizième hareng servira à calmer un accès ou
un excès d'appétit Imprévu .. donc j'ai presque
une semaine devant moi. En six jours j'aurai
bien le temps de méditer sur le moyen de
gagner ma vie. En avant donc et confiance!
Jehan marcha tout droit devant lui sans
s'inquiéter de savoir où la route conduisait; il
traversa quelques villages ou hameaux, sans
avoir d'autre aventure que la trouvaille d’un
oignon, assez fort et très propre, qui vint
grossir le trésor du voyageur.
A. R.
(A suivre.)
l'n gros homme à. demi vêtu entrait avec précaution.
540
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
Variétés.
L’oracle «le la brouette. — Par une nuit
bien noire, Claude sort de chez lui avec une
brouette. Il voudrait faire le moins de bruit pos-
sible parce qu’il va..., ça n’est pas beau..., il va
faire sa provision de pommes de terre dans le
champ d’un voisin. Il se rend compte que ça n’est
pas correct et il hésite bien un peu. Ce qui l'agace
c’est que, dans la nuit silencieuse, la roue de la
brouette fait entendre à chaque tour un gémisse-
ment plaintif. La conscience troublée de Claude
prête une voix à cette roue, et il l’entend distinc-
tement qui répète d’un ton persuasif et insinuant :
« N'y vas pas, n'y vus pas. »
Claude fait taire sa conscience ; mais ne pouvant
faire taire la maudite roue, il presse le pas. Avec
l’allure, la voix de la roue change et, cette fois,
elle répète avec insistance : « Tu s'ras pris , tu s'ras
pris , tu s'ras pris. »
Claude arrive au champ du voisin, fiévreusement
il déterre les pommes de terre et en remplit la
brouette ; mais, comme il allait partir, il entend
des pas sur la route et sous « cette obscure clarté
qui tombe des «toiles » il distingue une silhouette
athlétique surnÇntée d’un bicorne. Il détale grand
train et la roue, tournant rapide sur l’essieu
chargé, scande chaque enjambée d’un « j'I’l'avais
dit, fC l'avais dit , j't’l'avais dit. »
Que faire? la brouette est lourde et Claude ne
pourra pas longtemps conserver cette vitesse. Il
passe justement devant la maison du maître du
champ. Pan ! il lui verse sa récolte contre sa
porte et file au triple galop, tout aise de s’en tirer
et surtout de n’avoir pas été coquin jusqu’au bout.
Et la roue, moins gémissante, lui murmurait
doucement a Tas bien fait , t'as bien fait. »
*
* *
Un pont colossal. — Les Américains
annoncent leur intention de construire un pont
prodigieux sur la branche septentrionale de
l’Hudson. Les études de ce pont métallique sont
déjà faites. Les piles auront une hauteur de près
de 200 mètres; les fondations de ces piles péné-
treront dans le sol à une profondeur de 42 mètres.
L’énorme écartement dus piliers permettra aux
plus grands bâtiments de passer et de se croiser
sans peine, quel que soit leur nombre. De nom-
breuses lignes de chemin de fer utiliseront ce pont
qui sera traversé chaque jour par des milliers de
trains express. Les dépenses sont évaluées à
300 millions de francs.
*
* *
Ça ne compte pas». — Toto est gourmand
mais il aime bien les histoires et l’autre soir à
table, au moment du dessert, son oncle en
racontait une si amusante que Tolo n’en perdait
pas un mot.
L'histoire finie, Toto regarde son assiette, jette
un coup d’œil éploré à droite et a gauche et fond
en larmes. On s’empresse autour de lui :
« Qu'as-tu mon petit ! Qu’as-tu mon mignon?
— J’ai... J’ai mangé ma tartelette sans m’en
apercevoir! »
REPONSES A CHERCHER
Histoire et botanique. — Dans un roman
populaire de Ponson du Terrail, cet écrivain
fécond, fort lu il y a trente ans, décrit un château
en Touraine dans la première moitié de ce siècle,
et mentionne une terrasse plantée d’acacias quatre
fois séculaires. Comment et pourquoi est-ce impos-
sible?
Enigme.
Sous la main du tireur habile,
Toujours prêle à de fiers combats,
Ferme, souple, intrépide, agile,
Je me joue en brillants ébats.
Sur l’Océan, pendant l'orage,
Avec de longs gémissements,
Je me roule et viens à la plage
Me briser en flots écumants.
Acrostiche.
Trouver huit mots de quatre lettres tels que la
réunion dans l’ordre donné des premières et‘des
dernières lettres de chacun d’eux donne les noms
de deux petits oiseaux.
1° Où l’on cuit le pain.
2° Fleuve d’Italie.
3° Ville d’Italie près de Gênes.
4° Forte brise.
5° Arme blanche.
6° Sous-préfecture de l’est de la France.
7° Fer battu réduit en feuilles.
8° Pays ayant un gouvernement.
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO UOT.
I Question d’étymologie géographique.
Les autres sommets du Massif central reçoivent les noms de
Puys, de Sucs, de Dômes ; aucun autre n’est désigné sous
celui de jilomb qui est resté longtemps inexpliqué.
Plom en vieux français désignait le pommeau arrondi de
l’épée (voir Victor Gay, Glossaire archéologique au mot Epée,
documents do 1309 à 1386.) Le profil arrondi do l'ancien cône
volcanique du Cantal l’a fait comparer à la boule aplatio qui
terminait les épées; dans une vieille charte, citée parM. Antoine
Thomas dans les Annales de Géographie, on trouve lo pom de
Cantal, ce qui ramène facilement h pomme et pommeau. En
tout cas, on devrait écrire plom et non plomb.
II. Question de langue française.
Le vrai nom du soc que nos contemporaines ont remis à la
mode et qui se portait déjà sous lo Directoire est, non pas
ridicule, mais réticule (même racine que rêts, filets), petit filet.
Chez les Romains le réticulus était la résille, le réseau qui
retenait les cheveux des femmes. De là, le nom donné aux
sacs de nos grand’môres, lesquels étnient primitivement
eu filet.
III. Calembredaine.
Le pachyderme qui est gai, rit; — qui est noceur, noce; —
qui est batailleur, rosse. = Rhinocéros.
IV. Mots sans têtes.
Trop parler nuit
T — ordre
r — ail
o — thon
p — eau
Le Gérant : Maurice TARDIEU.
p — artisan
a — dos
r — assis
1 — est
e — pitre
r — appel
n — on
u — ni
i — lot
t — race
Toute demande de changement d’adresse doit être accompagnée d’une des dernières bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8° année. — N” 399.
•10 centimes
17 octobre 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DLS ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L'ABONNEMENT UN AN, SIX FRANCS
Part <1 u l*r de chaque mois
Armand COLIN & C ", éditeurs
5, rue de Méxières. Pari**
ETRANGER • 7 fr. — PARAIT CHAQUE SAMEDI
Tous droits réservés.
Histoire d'un honnête garçon. — A midi, I on se mit à déjeuner.
542
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Histoire d’un honnête garçon e suite )'.
Louis avait ouvert un portefeuille qui parais-
sait suffisamment garni de billets de banque;
il avait atteint une bourse d’argent entre les
mailles de laquelle scintillaient des pièces d’or
— on aurait dit qu’il se faisait un jeu d’exciter
la convoitise du pauvre enfant, — puis tran-
quillement, il se dirigea vers le guichet.
Jean restait cloué à la même place. Ce ne
fut qu’ après avoir vu le voyageur disparaître
dans les salles d’attente où il ne pouvait le
suivre, après avoir entendu son ironique adieu,
qu’il se décida à quitter la gare.
Avec la tète basse et la démarche affaissée
de ceux qu’un coup violent, inattendu vient de
frapper et qui ne voient plus clair dans leur
vie, Jean erra longtemps par les rues, formant
vingt projets aussitôt abandonnés que conçus.
Le soir pourtant, au moment où il devait
rentrer chez lut sous peine d’inquiéter sa mère,
il prit une détermination subite.
— Demain, se dit-il, j’irai trouver Louveau.
Jean se met à son compte.
Louveau était un ami de M. Aubry. C’était
chez son patron que Jean l’avait connu, quand
il venait au magasin faire un bout de causette
en fumant sa pipe. Horloger lui aussi; il avait
toujours été un travailleur actif, exact, labo-
rieux, mais non pas ce qu’on appelle un fin
ouvrier. Aussi avait-il depuis longtemps aban-
donné les ouvrages minutieux et délicats pour
se mettre à la camelote. Il confectionnait des
mouvements de réveils et de coucous destinés
àl’exportation. Et Dieu merci! du matin jusqu’au
soir qu’il travaillait sans relâche, il en abattait
de l’ouvrage !
Au reste, s’il était un logis où la devise chère
aux Anglais « Le temps, c'est de l'argent » fût
appréciée et observée, c’était bien celui de
Louveau.
A neuf heures, quand Jean arriva, tout était
propre et rangé, le carreau frotté, les meubles
époussetés, les enfants débarbouillés. A côté
de l’établi où l’ouvrier travaillait depuis long-
temps déjà, une petite Tille de cinq à six ans,
assise sur une chaise basse, défilait un vieux
tricot et mettait la laine à mesure dans un
panier posé devant elle. A quelques pas de là,
une autre, un peu plus grande, ourlait des
mouchoirs. Par la porte grande ouverte de la
cuisine, on apercevait une troisième fillette
occupée à repasser du linge.
Et le joli était que ces enfants, dont la plus
vieille n’avait pas douze ans, travaillaient, sans
ennui, sans fatigue ni dégoût. On babillait, on
riait, mais les petites mains allaient toujours.
L’aîné de la famille, un garçon en apprentis-
sage chez un peintre-décorateur, était parti à
l'atelier dès le matin, et la mère revenait du
marché au moment où Jean arrivait.
— Tiens! le petit Harivel, dit l’ouvrier. Quel
bon vent t’amène, mon garçon? C'est Aubry
qui t’envoie ?
— .Monsieur Aubry ! s’écria l’enfant au comble
de la surprise; mais vous ne savez donc pas?
Et Tout-Petit recommença le pénible récit
que, depuis trois jours, il avait déjà tant de
foisrépété. Les Louveau abasourdis le laissèrent
aller jusqu'au bout sans l’interrompre.
— Comment veux-tu que je sache quelque
chose? demanda l'ouvrier quand Jean se tut.
J’ai laissé Aubry samedi soin en bonne santé...
En bonne santé n’est pas le mot, puisqu'il était
toujours dolent..., mais pas plus malade que
d’habitude, au moins; et depuis, je n'ai pas
entendu parler de lui. Sonfrèrene m'aprévenu
de rien...; il n’y a pourtant pas si loin de la
rue Rochechouart à la Poterne des Poisson-
niers... Quel misérable que ce Louis...! AU! il
t’a filouté tes outils? Cela ne m'étonne pas, tu
sais : je ne l'ai jamais connu qu'avec do
mauvais penchants... Gredin, va! voleur!
fainéant!
Louveau avait gardé l’épithète de fainéant
pour la fin : aux yeux de ce travailleur acharné,
un fainéant était le dernier des êtres.
— Et maintenant, que comptes-tu faire? de-
manda l’ouvrier quand il eut fini d’exhaler
sa bile contre les paresseux en-général et Louis
Aubry en particulier.
— Voici, monsieur Louveau, répondit l’enfant
avec un peu d’embarras : j’étais venu vous
trouver parce que je sais que vous êtes consi-
déré dans la maison qui vous emploie, et je
voulais vous demander si vous ne pourriez pas
me procurer de l’ouvrage. Il y a à peine deux
ans que je travaille; n’importe où j'entrerai, on
ne me payera pas... Les derniers temps, le
patron me donnait dix francs par semaine,
vous savez... j’aurais voulu trouver l'équi-
valent.
Louveau se gratta la têteau-dessus de l'oreille
avec un air embarrassé et glissa à sa femme
uii regard interrogateur.
— Bien .sûr, mon garçon, fit celle-ci en
manièrede réponse, qne mon mari netelaissera
pas dans l’embarras. Quand ce ne serait qu'en
i. Voir lo n° 398 du Petit Français illustré, p. 330.
HISTOIRE D'UN HONNÊTE GARÇON
543
souvenir de ce pauvre Aubry qui t’aimait comme
si lu avais été de sa famille.
— Pour de l'ouvrage, dit Louveau fort de
l'approbation de sa femme, j'en aurai certai-
nement autant que j'en voudrai. Il y a même
longtemps que j'aurais pu avoir une entreprise
et occuper des ouvriers. Mais quoi... ? Avoir
des raisons pour de l’ouvrage mal fait ou livré
en retard.. , ce n'est pas la peine. Je gagne
bien ma vie et celle de la nichée ; j'aime mieux
me contenter de ce que j'ai que de m'exposer
à mécontenter le patron... Avec toi c'est autre
chose, je suis sûr que tu ne me causeras pas
d’ennuis, si je me lie à ce que disait
ton pauvre patron.
— Oh! soyez tranquille mon-
sieur Louveau.
L'ouvrier serra la main que le
garçon lui tendait en signe de re-
connaissance.
— C’est entendu, dit-il; tu vas
rester avec moi trois ou quatre
jours... la Un de la semaine, tiens ;
car, si peu difficile que soit un
ouvrage, encore faut-il savoir le
faire, et samedi soir je rapporterai
de la besogne pour deux... Allons,
mon garçon, au travail ; tu déjeu-
neras avec nous sans façon.
Jean ne se le fit pas dire deux
fois. Heureux de voir les choses si
bien s’arranger, il se mit à travailler
au milieu du babil et des éclats de
gaîté des enfants, que leur appli-
cation et leur docilité n’empê-
chaient pas d'être de joyeuses
fillettes.
A midi, la maman posa sur la table un jour-
nal déplié en guise de nappe et l’on se mit à
déjeuner. Chacun eut un œuf dur, une tartine de
pâté de foie et une poignée de cerises. Le pre-
mier repas se faisait toujours ainsi sur le
pouce : comme cela, pas de feu à allumer, pas
de cuisine à faire, pas de vaisselle à laver. Éco-
nomie de temps pour l’employer au travail :
tel était le rêve de tous les membres, petits et
grands, de la famiUe Louveau.
Quand tout fut en ordre, M” Louveau mit
dans un panier des bas à repriser, une pelote
de coton, son dé et ses ciseaux.
— En route, mes enfants, dit-elle; venez
vous dégourdir les jambes.
Le temps de prendre des cerceaux et une
corde à sauter, les petites étaient déjà parties.
— C’est jeudi, expliqua le père, on ne peut
pas les tenir à la chambre toute la journée :
elles sont déjà si raisonnables! Alors la maman
les emmène jouer aux fortifications, et, tout en
les surveillant, elle coud, elle raccommode...
elle s’occupe, enfin... C’est une brave femme,
vois- tu, Jean, courageuse, rangée, propre comme
pas une et point coquette... Si toutes les ména-
gères lui ressemblaient, les ouvriers n’endu-
reraient pas tant de misère!
Et en avant! le tour, les limes, les tarauds
marchèrent sans arrêter jusqu’à ce que, le soir
venu, la maman vint appeler les travailleurs a
la soupe.
— Mon garçon, dit Louveau à la fin de la
semaine, tu en sais autant que moi sur les
réveils et les coucous. Je dirai même que tu
travailles trop bien pour des articles de
commission. Que tu t’y mettes un moment
afin de sortir d’embarras, bon !
mais dès que tu te trouveras
« J’aurais voulu d'autrrs outils pour travailler. »
avoir un peu d'avance, reprends l'horlogerie
sérieuse, crois-moi. Aubry disait qu’il y avait
en toi l’étoffe d’un fin ouvrier, et Aubry s’v
connaissait... Mais au fait, puisque ce filou t’a
vendu ton établi, comment vas-tu t’y pren-
dre? Je sais bien que tu n’as pas besoin d'un
outiUage complet, mais il te faut au moins un
tour, un étau, des limes...
Louveau touchait là au point sensible pour
l’enfant. Il avait presque espéré que Louveau le
garderait à travaiUer chez lui, et peut-être
l’ouvrier y aurait-il consenti si Jean le lui avait
demandé ; mais il eut la discrétion de ne pas le
faire. Il avait du travail, c’était beaucoup déjà,
il verrait à s’arranger pour le reste. Ce fut avec
l'air de quelqu’un parfaitement sûr de soi qu’il
répondit :
— Ne vous Inquiétez pas, monsieur Louveau,
vous aurez vos mouvements samedi.
L’enfant avait en tête un projet : projet hardi
pour lui si timide, si réservé. Il s’agissait d'aller
au Réveil-Matin, un magasin de fournitures
d’horlogerie où ilavail souvent fait des emplettes
544
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
soit pour le compte de son patron, soit pour
son propre compte, et d'y demander crédit.
Le cœur lui battait à l'idée de cette démarche,
mais il avait grande envie de se suffire et de
venir en aide à sa mère : cela lui donnait du cou-
rage. Après bien des hésitations, bien des argu-
ments pour et contre, fort de l’approbation de
M. Thourger, auquel il avait demandé conseil,
il se mit en route pour le quartier du Marais.
Arrivé au Réveil-Malin, il passa plusieurs fois
devant la porte sans oser l’ouvrir; mais, à la
lin. honteux de son manque d’énergie, il se
décida à tourner le bec-do-cane et à entrer.
Dans la boutique, plusieurs employés étaient
occupés à servir des clients. Un vieux monsieur,
coiffé d’un antique bonnet grec eu velours noir,
écrivait à la caisse. Près de lui, le fils du patron,
élégant et soigné, lisait des lettres qu'il passait
ensuite à son voisin en les commentant.
— Vous désirez, jeune homme? demanda un
commis qui pour le momentn'était pas occupé.
— Je voudrais parler au patron, articula péni-
blement le pauvre Tout-Petit.
L’employé jeta un coup d’œil du côté de la
caisse, et le jeune homme aux lettres, après
avoir levé la tête pour voir ce qui se passait,
se tourna vers le vieux :
— Voyez donc ce que c'est, Rémy.
— Approchez, mon garçon, dit le caissier.
Jean avança en tremblant.
— Monsieur, dit-il d’une voix mal assurée,
je suis venu ici assez souvent pour acheter des
fournitures et des instruments, soit pour moi,
soit pour mon patron...
— En effet, mon ami, je crois vous recon-
naître, fit le vieux Rémy en regardant l’enfant
à travers ses lunettes.
— ... Mes outils, à moi, étaient chez mon
patron. II... il est mort... subitement et son
frère, son unique héritier, est parti en les
emportant... J'ai été chez le commissaire pour
me plaindre; il m'a été répondu que je n'avais
aucun recours contre le voleur, parce que je
ne pouvais faire preuve de possession...
Jean s'arrêta à bout de salive, u'osant conti-
nuer Le jeune patron, avait cessé de lire ses
lettres pour l'écouter. Il n’y avait pas, à ce
moment, de clients à servir, et les employés,
prêtant l’oreille pour mieux entendre, avaient
cessé leur petit train-train : l’enfant se sentait
profondément intimidé par le silence qui se
faisait autour de lui.
Le caissier, imperturbable, attendait la conclu-
sion. Voyant qu’elle ne venait pas :
— Très bien, mon ami, dit-il avec le plus
grand calme. Cela est très fâcheux pour vous,
mais... que voulez-vous que j’y fasse?
Le pauvre Jean, décontenancé, allait se
diriger vers la porte; un sourire encourageant
du jeune patron le retint.
— Monsieur, contiuua-t-il d'une voix hési-
tante, j’aurais voulu d’autres outils pour tra-
vailler : j’ai de l’ouvrage, mais je n’ai pas
d'argent pour payer.
— Ah ! vous n’avez pas d'argent pour payer.. .
Vous demandez crédit, à ce que je crois
comprendre?
— Oui, monsieur, s’il vous plaît... un crédit
de huit jours.
Avez-vous, tout au moins, quelqu’un qui
réponde pour vous? Vous demeurez chez vos
parents, je suppose ?
— Je demeure avec maman qui est veuve.
— Et que fait-elle, votre maman?
— Elle est lingère, monsieur.
— Lingère établie?... ou ouvrière lingère?
— Elle travaille chez nous pour un magasin ;
et aussi pour des bourgeois... quand elle trouve.
I.c tzar et la chemise. — Un tzar, se
sentant malade, dit : « Je donnerai la moitié de
mon empire à qui me guérira. »
Les savants se concertèrent pour guérir le
tzar, mais ils ne trouvèrent aucun moyen.
Cependant l’un d’entre eux dit :
— Si l’on peut trouver sur terre un homme
heureux, qu’on lui enlève sa chemise, que le
tzar la mette, et il sera guéri.
Le tzar fit rechercher dans le monde un
homme heureux; ses envoyés se répandirent
dans tout l’empire, mais il ne trouvèrent pas
un homme qui se déclarât satisfait.
L’un était riche, mais malade; l’autre bien
portant, mais pauvre; celui-là, riche et bien
portant, se plaignait de sa femme. Tous dési-
raient quelque chose.
Un soir, le fils du tzar, passant devant une
pauvre demeure, entendit quelqu’un s’écrier :
« Grâce à Dieu, j'ai bien travaillé, bien mangé,
je vais bien dormir; que me manque- t-il? »
Le fils du tzar, rempli de joie, ordonna qu’on
allât enlever la chemise de cet homme en
échange de tout l'argent qu'il exigerait.
Les envoyés so rendirent chez cet homme
heureux pour lui enlever sa chemise.
Mais l'homme était si pauvre qu’il n’avait
pas de chemise.
(Traduit du russe, de Tolstoï).
AU PAYS RUSSE
545
Au pays russe.
La rue à Moscou.
La rue moscovite a un aspect débonnaire et
bon enfant : elle me fait involontairement pen-
ser à un visage de gamin barbouillé. J’y suis
frappé surtout par l’attitude conciliante des
sergents de ville; je ne m’étais pas attendu à
trouver si peu rébarbatifs ces représentants de
la police la plus soupçonneuse et la plus gros-
sière et de crottin de cheval. Tranquillement,
il s’essuie, sans un geste de colère, tout en regar-
dant la voiture disparaître au loin. — « Svinil »
(les c... !) dit quelqu'un en passant près de l’a-
gent pour traverser la rue. — Ça ne fait rien!
nitchévo! » répondit celui-ci avec un sourire.
Une autre fois, passant, un dimanche de
novembre, près du Dévitclié Polie, j’aperçus un
homme du peuple qui marchait à grands pas.
La place Rouge, à Moscou
sière de l'Europe. Nous sommes devenus fami-
liers, et maintes fois j'ai pu observer leur
longanimité. Voici une scène que je revois en-
core, dans une grande rue droite : un sergent
de ville, jeune et bel homme, vient de prendre
son service; c'est dimanche; il est tiré à quatre
épingles, rasé de frais, avec la moustache rele-
vée au fer. Une voiture à deux chevaux, munie
de ces roues en caoutchouc qui lancent la boue
jusqu’au premier étage, arrive tout là-bas, à un
train d’enfer, si vite que plusieurs passants
s'arrêtent à la regarder. La voiture approche,
elle est là, elle a passé, lançant un double jet
boueux; le sergent de ville a été inondé du haut
en bas : son manteau ruisselle, et son visage
est criblé d’une boue jaunâtre faite de pous-
vêtu seulement d'un pantalon, le torse nu,
malgré le froid : il était ivre. .Un camarade qui
courait après lui voulut lui donner son paletot,
mais l’ivrogne n’en voulut pas et le jeta à terre.
11 allait traverser l'allée; un sergent de ville
l'aperçut; sans hâte, il vint au-devant de lui, et,
doucement, sans gestes et sans éclats de voix,
lui adressa la parole. Au bout d’un instant,
l’homme ivre tendit la main au camarade qui
s'était rapproché, remit sa chemise, son paletot
et sa casquette, et s’en alla... Chez nous, on eût
sans doute saisi le malheureux, on l’eût bruta-
lement conduit au poste, meurtri par la pression
de poignes exaspérées sur la chair nue.
Ces bons sergents de ville sont, en général,
les fonctionnaires les plus doux de la police
546
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
russe. Le plus infime gratte-papier dans un |
commissariat est Lien autrement grossier et i
brutal que ces moujiks eu uniforme. Ceux-ci
sont polis, affables, prêts à rendre un service,
ils se tiennent toujours au milieu des rues.
Aux carrefours, ils se dressent comme des
bornes, que les cochers, sous peiue d'amende,
doivent contourner.
Pas d’élégance dans la rue, le climat s'y
oppose. Les pieds des passants sont emprison-
nés de caoutchoucs, ou, s'il y a de la neige,
enfouis dans d'informes et chaudes bottes en
feutre; les corps disparaissent dans des man-
teaux amples, sans forme, mais chauds, qui
touchent presque à terre et se boutonnent sous
le menton. Hommes et femmes sont coiffés de
toques. Assurément, la toque peut être en
astrakhan Qn ou en fourrure choisie, et valoir
cent ou deux cents francs; mais eii passant on
ne la distingue point. Il en est de même pour
les fourrures, qui sont tournées à l’intérieur,
ou bien pour les cols, qui sont relevés. Ajoutez
que les Russes n'aiment pas aller à pied, que
les fiacres sont bon marché, et qu’une aisance
moyenne vous permet cheval et voiture.
Les trottoirs sont bordés de bornes en pierre
destinées, lorsque la neige exhausse la chaussée,
à protéger les piétons contre les traîneaux qui
fout parfois, de biais, d’involontaires glissades.
Ces trottoirs sont très élevés; de plus, ils sont
étroits. Le trottoir n’est pas ici un lieu de pro-
menade et de bavardage, c'est seulement un
moyen de communication. D’ailleurs, quand il
fait froid, on n'aime pas plus parler que fumer
dehors : le contact de l'air glacé avec l’arrière-
gorge est aussi désagréable que dangereux. La
rue est donc faite pour se rendre d'un endroit à
un autre et non pas pour s'y attarder, pour voir
ou être vu. Les étalages, sauf dans deux ou trois
rues, sont rudimentaires et ne tirent pas l'oeil.
C'est même une coquetterie de certaines grosses
maisons de manier des articles précieux dans
des magasins nus, sans apparence. Les bou-
tiques les plus élégantes, dans les rues ordi-
naires, sont celles des pharmaciens et des
boulangers — le pain de Moscou est célèbre;
quant aux boucheries, béantes sur la rue, avec
leurs viandes ouvertes dans la peau, ou étalées
sur des tables, sans apprêt, sans soin, elles sont
répugnantes.
Une rue de Londres est bruissante d'affaire-
ment, de gens pressés qui vous croisent ou
vous dépassent, indifférents. Une rue de Paris
est animée sans hâte, active sans bousculade,
élégante sans tapage. Une rue de Berlin est
il une propreté minutieuse qui, dans certains
quartiers, fait presque mal, parce qu'un chien
qui liasse ou un ouvrier en chapeau défoncé y
font tache; en outre, elle est si large qu’elle ne i
paraît jamais remplie. Une rue de Moscou n’est j
I ni active, ni élégante, ni propre ; elle a uue vie
i paisible, avec de petits véhicules, fiacres ou traî-
neaux, et des files de chariots, interminables et
lentes, qui semblent des déménagements rési-
gnés d’on ne sait quels inépuisables magasins.
C'est assurément la plus aimable des rues que
je connaisse en Europe.
Je descends parfois jusqu'à la Moskova, par
des rues peuplées de misérables bouges, mai-
sons d’un blanc sale, où les fenêtres font des
trous noirs. Arrivé près du pont de Borodino,
je me retourne, et je contemple le panorama
blanc et vert qui s'étage au-dessus delà rivière.
Les teintes du soir, reflétées par l’eau, sont
infiniment tendres; du bleu doux, puis du gris
clair, puis du lilas, tendu en écharpe autour
de l'horizon. La rive d’en face semble très
escarpée; quelques arbres et des buissons y
ont poussé, et, sur la pente raide, presque à
pic, de petites maisonnettes aux toits plats
peinturlurés de vert se sont cramponnées. A
certains jours, ici, vers l'heure du crépuscule,
tout se tait. Les laveuses ont plié leur linge;
les dragons, là-bas, sur la rive, ont fini de
panser leurs chevaux, et, sous les rayons
obliques, délicatement tamisés, que jette le
dernier regard du soleil couchant, toutes ces
verdures, toutes ces blancheurs, cestons neutres
de la berge et ces étincellements des coupoles
saintes, se mêlent dans une adorable paix,
comme dans une religieuse attente de la nuit.
Le Khilrove-rynolt est la Cour des miracles
de Moscou ; il occupe tout un quartier. Phy-
sionomie à part, les misérables sont là chez
eux; on ne les loge pas gratis, ils payent leur
coin de planche ; aussi sont-ils tranquilles, la
tête haute. J’ai fait chez eux bien des excur-
sions; d’abord, avec le médecin municipal,
puis, m'enhardissant, tout seul, avec mon
appareil de photographie. Des Russes m’avaient
détourné de ce projet, et, la première fois,
j'étais ému. Jamais, pourtant, malgré mon
accent étranger, on ne m'a bousculé ni insulté;
deux fois même, dans des salles où je causais,
on a expulsé des ivrognes qui me gênaient.
C'est un incroyable entrelacis de chambres
poussiéreuses et infectes, où se pressent les
types les plus divers : depuis le voleur jusqu'au
travailleur régulier, tombé là un soir d’ivresse,
et qui reste parce qu’il s'y trouve bien et s'y
sent libre. On rit, ou chante, on fume, on dis-
cute, mais on travaille aussi à toutes sortes
de métiers et à de bizarres rafistolages. En
somme, c’est une impression de misère, mais
de misère acceptée avec résignation, sans pen-
chement de tête, comme sans révolte; et puis,
une superbe insouciance, qui fait ces hommes
aussi fiers de leur place de nuit sur la planche
louée deux sous, qu’ils le seraient d’une maison
i possédée par eux seuls. J. L.
AU PAYS RUSSE 547
548
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
Le roi des jongleurs (Suite)'.
Un joli buisson sur le bord d'un ruisseau qui
chantait en se dirigeant vers la Seine, dont
le ruban d'argent s'apercevait au loin, tenta
le jeune Picoiet. La journée promettait d’être
superbe, l'air était doux et tiède. Jelian s'assit
sur un tapis de marguerites, le dos au soleil, et
développa le capuchon qui lui servait de bissac.
— Il y a bien maintenant trois lieues entre
les murailles de Montaigu et moi, j’ai gagné
mon déjeuner, dit-il; entamons-donc le hareng
du matin... Ah ! un instant, prends-le les yeux
fermés, Jehan, je te connais, tu choisirais le
plus gros...
Jelian ayant pris un hareng au hasard et
remis soigneusement les autres dans le capu-
chon pour éviter toute tentation tira son
couteau et se mit à manger le plus lentement
possible.
— Oh ! le bon soleil qui me chauffe le dos I
oh ! la bonne odeur des prés qui se mêle à celle
de mon hareng! oh! le ramage des petits
oiseaux! Que l'on est bien ici, quelle douceur
de vivre! Vrai, ce hareng me paraît délicieux...
bien meilleur que ceux de vendredi dernier à
Montaigu 1 Je me sens aussi joyeux et aussi
tranquille que si j'avais une cinquantaine
d’écus d'or dans mon escarcelle... Et je n’ai
même pas d'escarcelle i... mais à propos, où
coucherai-je ce soir, puisque je n’ai pas un sol
pour payer mon hébergement? Je n’y pensais
pas!... Une bonne meule de foin, il paraît que
c’est chaud et doux,... oui, mais il n’y a pas de
meules en cette saison. Bah! nous verrons ce
soir à trouver quelque grange ou quelque
cabane abandonnée qui m’offrira l’hospitalité
sans rétribution...
L’eau du ruisseau était limpide et fraîche,
Jehan y but à larges traits, puis s'offrit comme
dessert une de ses deux carottes. Sa pensée se
porta un instant vers son oncle de la Lamproie,
et vers la grande cuisine où fonctionnaient
broches et lèchefrites dans le si réjouissant
parfum des sauces, mais il se hâta d’entraîner
son esprit ailleurs en proclamant qu'il n'avait
jamais si bien déjeuné qu’avec ce hareng et
cette carotte.
Il s’allongea ensuite sur l’herbe, la tète dans
une couronne de pâquerettes, et rêva en suivant
la course des petits nuages blancs dans le bleu
du ciel. Après trois quarts d’heure environ
ainsi passés à faire la sieste, il lui parut que
l'instant était venu de se remettre en marche.
Une paysanne qui passait, le voyant se dresser
subitement parmi les buissons, fit un sursaut
de frayeur et tourna comme si elle allait se
sauver.
— Hé! bonne femme! cria Jehan, je vous
fais donc peur? Je ne suis point un loup ni un
brigand, que je sache ! Je suis un voyageur qui
voudrait savoir ou mène cette route ; pouvez-
vous me le dire?
La bonne femme examina un instant Jehan,
puis, rassurée, s’arrêta au milieu du chemin :
— Vous avez l’air d’un honnête garçon, on
peut vous répondre, fit-elle; cette route mène
à Juvisy, qui n'est plus très loin, et à la ville
de Corbeil ensuite. Je vous avais pris pour
quelque malandrin comme il y en a trop, mais
je vois que je me trompais... Et où allez-vous ?
— Je vais à Corbeil, puisque cette route y
mène.
La femme hocha la tête.
— Faites attention aux mauvaises rencontres,
alors ; les temps sont durs, il y a bien des
soudards par les champs.
— Quels soudards ?
— Est-ce que l’on sait ! Tantôt des bandes qui
se disent au due de Bourgogne, tantôt d’autres
qui tiennent pour le comte d' Armagnac et les
enfants du défunt duc d’Orléans, tué à Paris
l’année du grand hiver!... Mais qu’ils marchent
pour l’un ou pour l’autre, c’est toujours sur le
pauvre paysan qu’ils piétinent... Et tenez,
voyez-vous ça, là-bas?
— Quoi donc?
Jehan regarda dans la direction qu’indiquait
la paysanne et vit dans le ciel une haute
colonne de fumée noirâtre qu'il s’étonna de
n’avoir pas aperçue plus tôt.
— Ça, c’est un hameau du côté de Palaiseau,
que des routiers ont brûlé cette nuit, à ce
qu’il paraît... Et tout de suite des gens d'armes
qui tiennent garnison à ce grand château, là
sur la gauche, à deux petites lieues, sont montés
à cheval pour leur courir sus.
— Quel est ce château? Que de tours et de
tourelles sur la colline, sous ce donjon tout en
haut !
— C’est Morltlhéry, qui est au roi, ou peut-être
au duc de Bourgogne... Est-ce qu’on sait...? Ces
gens d’armes ont passé dans notre village à
l’aube, cherchant les routiers...
— Puissent-ils les trouver et leur passer sur
le corps!...
— S’ils ne s’entendent avec eux pour le
partage du butin! En attendant ils nous ont
pris nos oies... Tâchez de ne rencontrer ni les
uns ni les autres.
1 Voir le n° 398 du Petit Français illustre, p. 837.
LE ROI DES JONGLEURS
549
Jehan remercia la bonne femme et se remit
en route, un peu moins gaiement qu’aupa-
ravant, et l’œil au guet, pour tâcher d'éviter les
mauvaises rencontres. Il serrait soigneusement
sous 6on bras le capuchon contenant toute sa
fortune et brandissait son bâton d’un air
belliqueux, quoique tout prêt cependant en cas
d’alerte à confier à ses bonnes jambes le soin
de son salut.
Peu à peu, comme la campagne restait fort
tranquille et que nulle bande armée n’apparais-
sait, comme la fumée de Palaiseau diminuait
dans le lointain, 1 allégresse revint au cœur du
jeune homme et il se re-
mit à siffler insoucieuse-
ment en faisant tourner
son bâton.
Le temps était si beau !
C’était de la joie qui tom-
bait du ciel avec les rayons
du soleil. Était-il possible
que desgensde guerre s'en
vinssent, sur cette gaîté
de la nature, jeter le sang
des meurtres et la flamme
des incendies !
A gauche, de bleuâtres
coteaux s’élevaient au-
dessus de la Seine, par-
semés de maisons blan-
ches où pointaient quel-
ques tourelles çà et là, le
long des pentes couvertes
de vignes; à droite la
plaine s'allongeait à perte
de vue, mamelonnée et
boisée dans le fond, avec
des villages nombreux, de
grosses fermes, des ab-
bayes, des châteaux, que
le fier Monllhéry, hérissé
de tours et de tourelles
étagées sur l’abrupte dé-
clivité de son piédestal, contemplait en domi-
nateur.
Jehan arriva vers deux heures de l’après-
midi à Corbeil sans avoir fait de mauvaises
rencontres Au loin, sur sa droite, il avait vu
dans les plaines passer comme une troupe en
marche. Ce devaient être les gens d'armes de
Montlhéry rentrant au château Les villages
qu’il traversa étaient tranquilles, les gens
travaillaient aux champs, les bergers gardaient
leurs moutons dans la plaine comme si, à
quelques lieues, la guerre et le brigandage
n'avaient point cette nuit même promené leurs
violences.
— Une ville! se dit Jehan en arrivant à la
porte du pont de Corbeil, je vais passer ici le
reste delà journée et quand la nuit tombera, je
m'en irai à la recherche d’un gite dans quelque
hangar des faubourgs ou du premier village
que je rencontrerai... D'ici là, en bâillant aux
corneilles par les rues, peut-être aurai-je quel-
que aubaine, ou trouverai-je l’occasion que je
cherche de gagner honnêtement ma vie.
Après s'être accordé une demi-heure de
repos, couché sur la berge de la Seine, à regarder
par dessus les remparts de Corbeil les clochers
de ses cinq églises s'effiler dans le ciel, Jehan,
qui n'était plus fatigué, entra dans la ville et se
mit à flâner çà et là, allant visiter les églises
Notre-Dame, Saint-Jean-
en-l'Isle, Saint-Jean-de-
l'Ermitage, Samt-Guénault
et Saint-Spire et, après ses
dévotions faites, s’effor-
çant d'entrer en conver-
sation avec les gens ren-
contrés sur les places,
pour tâcher de découvrir
cette occasion qu’il cher-
chait.
Jehan battit les rues de
la ville pendant deux
heures, considéra longue-
ment les monuments, les
maisons et les gens, ba-
varda un peu au seuil des
boutiques, mais ne vit rien
pour lui dans le pays. 11
lie perdit pas tout à fait
son temps; comme il con-
sidérait en passant la cha-
pelle d'un petit couvent
de Cordeliers proche le
pont, un moine l’inter-
pella :
— Vous êtes écolier,
brave jeune homme?
Jehan fit une réponse
vague qui se perdit dans
un subit accès de toux.
— Sans doute bien léger d'argent? ajouta le
cordelier.
A cela. Jehan put répondre franchement qu’il
était en effet très léger d'argent.
— Et vous allez prendre vos grades à
l’illustre université de Paris... C'est très bien,
mon enfant, l’amour de la science vous donne
la force de supporter fatigues et privations sur
votre route...
Jehan vit que le cordelier le prenait pour un
de ces pauvres écoliers qui viennent chercher
la science à Paris en mendiant sur leur chemin,
et qui, souvent, pendant tout le temps de leurs
études, n’ont pour vivre que les rogatons distri-
bués aux Halles, la soupe des couvents et les
Jehan considérait la chapelle d’un couvent de Cordeliers.
5oO
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
aumônes des bourgeois charitables. Jehan, en
honnête garçon, allait expliquer au cordelier
qu’il était en effet fort dépourvu, mais qu’au
lieu d'aller chercher la science à Paris il la
fuyait, ayant reconnu qu’elle n’était point
son fait, mais le moine ne lui en laissa pas le
temps.
— Mon ami, dit-il, entrez : le frère cuisinier
va vous servir une bonne écuellée de soupe
bien grasse et bien chaude, qui vous donnera
des jambes pour continuer votre route.
Jehan se laissa conduire à la cuisine où
l’écuellée de soupe lui fut servie avec l’accom-
pagnement d’un plat de choux. Après avoir
remercié vivement les moines, il s’en alla fort
content de l’aubaine, enchanté d’avoir ainsi
économisé un hareng.
Avant de se mettre en quête d’un gîte pour
la nuit, Jehan flâna sur les bords de la Seine,
tout près du pont. 11 était hésitant sur le che-
min à choisir parmi ceux qui s’offraient à lui.
Devait-il continuer sa route vers Melun, se
diriger vers la grande ville d’Orléans, ou tour-
ner du côté de la campagne ? Comme il prenait
des informations, il fut accosté par trois Indi-
vidus à mine patibulaire, en jaques de mailles
sur des hardes assez déloquetées, avec de
grandes épées au flanc, ressemblant plutôt à
des malandrins qu'à de vrais soldats.
— Hé! l’ami, dit l’un d’eux lui frappant sur
l’épaule, nous cherchons un bon emploi de
notre activité et de notre belle personne,
n’est-ce pas?
— Oui, répondit naïvement Jehan.
— J'ai ton affaire, tu as l’air d'un gaillard
solide, viens avec nous, tu me plais et tu plairas
certainement au capitaine...
— Aimes-tu les coups’? dit un second sacri-
pant avec une grande tape sur l’autre épaule.
— Pas trop, répondit Jehan, essayant de se
tirer de leurs mains.
— Les coups à donner, s’entend, et pas les
coups à recevoir, ceux-là nous ne les aimons
pas plus que toi ! fit le premier en riant ; viens
avec nous, notre capitaine, un brave chevalier,
recrute les bons garçons aux bras vigoureux
pour sa compagnie... En avant pour la guerre!
vive la guerre ! Joyeuse vie, bons repas fournis
par les paysans, point de paye, mais droit au
pillage...
— Ah! vraiment! disait Jehan cherchant à
battre en retraite, vous recrutez... pour Bour-
gogne ou pour Armagnac?
Les malandrins éclatèrent de rire.
— Qu'est-ce que ça te fait? ne nous inquié-
tons pas de ça, le capitaine saura bien distin-
guer le parti le plus avantageux...
— Non, décidément, fltJehan se coulantentre
leurs mains, je suis un clerc pacifique et les
coups ne me vont pas plus
à donner qu’à recevoir...
Adieu.
— Tu as bien tort, va, il
n’y a pas de plus belle
carrière...
Et les trois soudards, qui
certainement s’étaient lon-
guement abreuvés dans les
tavernes de Corbeil, s'ac-
crochant par le bras, traî-
nant leurs épées, le suivi-
rent quelque temps en lui
vantant les charmes et les
avantages du métier des
armes, compris à la façon
de leur capitaine.
Heureusement, comme un groupe de popu-
laire stationnait devant le pont, il put se glisser
dans ce groupe pour se débarrasser des sou-
dards ; ceux-ci prirent le pont et disparurent.
— Ces mauvais gueux vous tourmentaient,
mon garçon? lui dit un homme qu'à son cos-
tume couvert de farine on reconnaissait pour
un des meuniers établis sur le pont.
— Oui, dit Jehan, ils voulaient à toute force
m’enrôler dans leur bande.
— On laisse aller et venir librement ces
chenapans dans la ville où ils causent du
désordre, au lieu de les jeter dans les bons
coffres de pierre de la prison... on a bien tort...
— Pourquoi ne le fait-on pas?
— Ah! dame, parce que Ton ne veut pas se
mettre mal avecles bandes du sire de Montcornet,
leur capitaine, qui courent les environs... .Mais
j’ai peur que ça finisse mal tout de même pour
la ville et que le sire de Montcornet ne cherche
à nous mettre à mal! Les temps sont bien
mauvais ! Ainsi la grande foire de Saint-Spire,
qui s’est terminée dimanche, en a bien souf-
fert... il ne s’y est pas fait la moitié du
commerce des années ordinaires... presque pas
de bœufs, très peu de toiles et draps, des blés
encore moins...
(A suivre.)
Des individus ressemblant plutôt à des malandrins qu’à de vrais soldats.
A. R.
LE GRAND TERME
551
Le grand terme.
Le 15 octobre est pour la population pari-
sienne l'époque du grand terme, c'est-à-dire
celle où ont lieu le plus de changements de
domicile.
On estime à 20 000 environ le nombre des
ménages qui, chaque année, à cette date, trans-
fèrent leurs pénates d'un logement à un autre.
Tous, bien entendu, ne déménagent pas le 15.
La période du grand ternie, au dire des agences,
dure depuis le 2fl septembre jusqu'au 20 octo-
bre; mais dans la semaine qui va du 8 au
15 octobre on fait plus de transports que pen-
dant les trois autres réunies.
L’industrie des déménagements est à Paris
exercée par une douzaine de grosses maisons
et deux cents petites. Ces dernières, groupées
spécialement dans la région dulaubourg Saint-
Antoine, n'emploient guère que trois ou quatre
voitures et une demi-douzaine de chevaux
chacune. Entre termes, elles vivent du trans-
port des meubles vendus par les ébénistes du
quartier, et qu'elles vont livrer à la clientèle
moyennant 1 fr. 50 l'heure de travail.
Les grandes maisons emploient toutes plus
de 100 voitures. Leur cavalerie n'excède pas 70
à 80 chevaux, car à l'époque où la besogne
abonde, elles triplent ou quadruplent leur
effectif en louant des bêtes aux camionneurs en
gros et aux carriers qui véhiculent le sable et
les matériaux pour la construction des maisons.
Leur personnel subit les mêmes variations ; il
se renforce, aux approches du terme, de 200 à
250 travailleurs recrutés surtout parmi les
porteurs aux halles et les débardeurs des ports
de la Seine. La journée d’un déménageur, en
comptant le pourboire d’usage qui n'est jamais
inférieur à 5 francs, et l'allocation de la maison,
se montant à 2 francs, est assez lucrative. Les
patrons ne manquent.donc pas d'offres de ser-
vice, mais parmi tous ces travailleurs de ren-
contre la qualité ne vaut pas la quantité.
Les ouvriers sérieux préfèrent un salaire
régulier, même quand il est médiocre, à une
haute paye accidentelle. De là l’invasion dans
les rangs des déménageurs de profession d'un
certain nombre de gaillards à mines peu rassu-
Ilatblei'Ie et mensonge, — Que de gens
ne savent pas résister au plaisir de colorer la
vérité et de l'embellir; que de gens ne savent
pas s’interdire l'exagération! Alors même que
le mensonge est un jeu et sera pris pour tel,
i rantes, qui font trembler les malheureux loca-
taires obligés de fuir un propriétaire incommode
ou d,e chercher un concierge moins rébarbatif.
Rendons pourtant cette justice aux déména-
geurs que, s'ils sont plus grossiers que nature,
on ne peut leur refuser une certaine probité.
Les vols, si faciles dans le désordre d’un démé-
nagement, sont relativement rares.
Le mal vient de cette malheureuse question
du pourboire, que le client considère comme
un impôt inique et le travailleur comme une
gratification toujours insuffisante, puisqu'elle
constitue la presque totalité de son gain.
Les bons déménageurs, car il y en a, sont les
premiers à souffrir de cette situation, et tout
récemment ils ont constitué un syndicat déjà
fort de plus de 300 membres, dans le but
d’obtenir des patrons un salaire fixe de 7 francs
par jour et la suppression du pourboire. Espé-
rons que cet exemple sera encouragé et suivi,
ce qui est vivement à désirer dans l’intérêt du
public et des déménageurs.
Le pourboire des déménageurs ne consiste
pas seulement en argent, mais souvent en
objets mobiliers ou autres, que le propriétaire
trouve un peu encombrants.
On conserve encore le souvenir, dans une
maison du quartier Saint-Sulpice, d’un singu-
lier cadeau qui fut fait ainsi, en 1860, à un
déménageur chargé d'opérer un transport à
Fontainebleau. Le client fit présent à notre
homme d'un... sanglier vivant pris dans la
forêt.
— Vous le mangerez, lui dit-il.
Très embarrassé, l’employé rapporta l’animal
à son patron, lequel l'enferma dans une cage à
claire-voie visible aux passants, au coin de la
rue Bonaparte et de la place Saint-Sulpiee.
Toute une génération défila devant cette
enseigne originale, qui fit plus pour populariser
la maison Bailly que toutes les réclames du
monde. Mais le sanglier, qui s’appelait Jack, ne
devait pas échapper à sa destinée comestible.
Après avoir grogné dans sa cage pendant dix ans
il fut mangé durant les mauvais jours du siège.
G. T.
quel pauvre usage c’est faire de son esprit que
de s’en servir pour abuser les autres! Il y a
bien de la vulgarité, bien des sentiments de
mauvais aloi dans les récits mensongers qu’on
fait pour en imposer aux autres. (H. Marion.)
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
La flore parisienne. — La pioche des
démolisseurs va s’abattre enfin sur les ruines de
la Cour des comptes. Il y a là toute une flore
d'une vivacité stupéfiante et qui mérite d’arrêter
l’attention de nos botanistes. L’un d’eux, M. Joseph
Vallot, s’est amusé à en dresser le catalogue. Il
n’a pas trouvé moins de cent cinquante-deux
espèces de plantes, notamment des pâquerettes,
des marguerites, des chardons, des mille-feuilles
et jusqu’à des érables...
M. Vallot, qui a tout spécialement étudié la
flore parisienne, au cours de ses herborisations, a
fait détonnantes découvertes. Il a trouvé la
moutarde sauvage quai d’Austerlitz et autour de
l’Arc de Triomphe; le chou, quai d’Orsay; la
verveine, sur le terre-plein du Pont-Neuf;
la lentille, boulevard Voltaire; la garance, sur les
berges du canal de l’Ourcq, à la Villette; la
chicorée, quai de Grenelle, et enfin la laitue
place du Carrousel. En tout, plus de deux cents
espèces de plantes.
*
* *
Le» remines alpinistes. — Mn* Pommier,
une Parisienne de trente ans, accompagnée de
trois guides, a fait, le mois dernier, l’ascension
du mont Blanc.
Quatre-vingt-une femmes ont fait jusqu’à ce
jour l’ascension du mont Blanc à son point le plus
élevé. Ce sont les Anglaises qui arrivent en tête,
puis viennent dans l’ordre suivant: les Françaises,
les Américaines, les Russes, les Aulrichiennes,
les Suissesses, les Espagnoles, les Allemandes et
les Italiennes.
La première femme qui soit parvenue au sommet
du mont Blanc s’appelait Marie Paradis, de Cha-
monix... Elle entreprit cette ascension en 1809
avec quatre jeunes gens du pays. Alexandre
Dumas, dans ses Impressions de voyage en Suisse ,
a fait le récit de cette ascension qui fut extrême-
ment dangereuse.
La deuxième, Mn* Henriette d’Angeville, avait
quarante-quatre ans quand elle renouvela, en 1838,
la prouesse de sa devancière.
Parvenue au sommet du mont Blanc, l’intrépide
alpiniste grimpa sur les épaules de l’un des guides
qui l’accompagnaient afin de pouvoir dire qu’elle
étaitmonlée plus haut que tout autre être humain.
*
* *
Un nouveau «port. — Les Anglais viennent
d’inventer un nouveau sport. Encore un!
On a substitué, dans les garden-parties, au
RÉPONSES AUX QUESTIONS OU NUMÉRO
I. Histoire et botanique.
Le bel arbre qu’on appelle vulgairement acacia , et dont le
▼rai nom est Robinier faux acacia, est originaire de l’Amé-
rique du Nord. Il est de notoriété qu’il ne fut introduit en
France qu’en 1635 par Jean Robin, médecin et naturaliste, à
qui Linné dédia ce végétal en le nommant. Les acacias dont
parlait Ponson du Terrail ne pouvaientdoncavoirplusde deux
siècles et demi, ce qui est déjà joli. Lors même qu’on admet-
trait qu’ils avaient été plantés en Touraine dôs la découverte
de 1 Amérique, les quatre siècles n’y étaient pas au moment
où le romancier écrivait.
lawn-tennis un jeu inédit encore sur le continent
et qui a reçu le nom de lawn-billard. Ce n’est
autre chose que le billard multiplié, le drap vert
prenant des proportions colossales sur une pelouse
de gazon, les billes devenant des boules, et les
queues étant remplacées par des marteaux sem-
blables à ceux dont on se sert pour le crockct. Les
dimensions du billard étant arrêtées sur l’herbe
au moyen de lignes tracées à l’eau de chaux, il
s’agit d’y exécuter des carambolages à longue
distance sans le secours de bandes à ressort. Gela
est, paraît-il, d’une très grande difficulté.
*
* *
Un calembour Iii»tori<guc. — Lorsque
l’indépendauce de la Grèce ayant été proclamée,
le prince Olhon, deuxième fils du roi de Bavière,
fut élu roi des Hellènes (7 mars 1832), on fit
courir à Paris ce jeu de mots : « Pour lisser aux
Grecs une heureuse destinée il faut colon, soie,
fil et laine » (qu’Othon soit philhellène, c’est-
à-dire ami des Grecs).
*
* *
Uosçi«iuc. — « Dis, maman, qu’est-ce ça veut
dire tsarowitz?
— Gela signifie le fils du tsar.
— Alors le fils de George Sand, dis, maman,
c’est le sandwich ? »
RÉPONSES A CHERCHER
Problèmes <le» noms locaux. — Gom-
ment s’appellent les habilants de : Château-
Thierry, Aubenas, Mézières, Sainte-Menehould,
Moutiers-en-Tarentaise, Sens, Melun, Montélimart,
Saint-Lô, Gap?
*
* *
Question <riii*toii*c. — Napoléon I", qui
assista à tant de batailles, fut une seule fois
blessé ; où et quand ?
Anagramme.
Un cheval légendaire. — Un mangeur de chair
humaine. — Un grain qui donne à boire et à
manger. — Un mot latin qui sert aux ergoteurs. —
Une ville d’Abyssinie, — et une ville delà Nouvelle-
Zélande.
Mots en triangle.
Fruit des colonies. — Prénom féminin. — Ile de
l’Archipel. — Prénom italien. — Coursier aux
longues oreilles. — Préposition. — Voyelle.
II. Énigme.
Lame.
III. Acrostiche.
F o u R
a r n o
u o v i
vent
e p e e
t o II 1
t 6 1 e
e t a t
Le Gerant : Mavrior TARDIEU.
Toute demande de changement d’adresse doit être accompagnée de l'une des dernières bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
8* année. — N" 400.
10 centimes.
24 octobre 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DLS ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L’ABOHREMENT : IN AN. SIX FRANCS
Part du 1« de chaque mois.
Armand COLIN & C,e, éditeurs
•>, rue de Mézièrcs, Paris
ÉTRANGER : ?fr. — PARAIT CHAQUE SAMEDI
Tous droits réservés.
gX. : | «%
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Rr ' S ri
« N. ' •&
»-/ y J i
Le roi des jongleurs. — « Vous n'auriez pas vu l’âne qui vielle? » (Voir page 561.)
Composition inédite de A. Roridv
5o4
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Arrivée de la Grande-Duchesse Olga à la gare Montparnasse (dessin de M. Martin, d’après une photographie instantanée de M. Berlin).
Les Souverains russes en France.
Les cinq journées de leur existence que l'em-
pereur Nicolas Ii et la gracieuse impératrice
Alexandra Feodorovna ont données au peuple
de France, compteront parmi les pages écla-
tantes de notre histoire. Il n’est pas téméraire
d’espérer qu'elles laisseront également dans la
mémoire des augusles souverains et du peuple
de Russie un sillage étincelant que rien ne
pourra plus effacer.
On avait déjà vu en effet un tzar rendre visite
à des nations amies; des entrevues de mo-
narques puissants avaient propagé le souvenir
de réceptions solennelles ou magnifiques. Mais
c’était la première fois que l'univers attentif
contemplait ce spectacle inouï : l’hymen en-
thousiaste de deux grands pays sous des appa-
rences manifestes et palpables.
Car c'est bien, n’est-ce pas? le cortège nuptial
de l'Empire russe et de la République française
que le jeune tzar a conduit parmi les démons-
trations de l'amour le plus unanime, de l'ouest
à l’est de la France, de notre flotte à notre
armée, — les deux témoins, pour ce côté-ci de
l’Europe, de ce mariage d'inclination, — avec
une halte triomphale dans la nef du monde
civilisé, Paris, orné de plus de fleurs, de lumières
et d’étendards qu’il n’en flamboya jamais dans
aucune cité, retentissant des acclamations de
quatre millions d’hommes dont les voix gron-
daient moins haut que ne chantaient les cœurs.
Pour raconter ces fêtes grandioses, dans leur
magnificence intégrale, il faudrait la plume
d’un grand écrivain et toute une année du Petil.
Français illustré. Je me bornerai donc à vous
présenter un raccourci fidèle des divers épisodes
qui nous ont tour à tour émus ou charmés, en
même temps que j’esquisserai d'un pinceau,
bien incolore, hélas! les tableaux merveilleux
dont les Parisiens et leurs hôtes ont eu les yeux
éblouis.
1" journée. — A Cherbourg.
C'est au mois d’août seulement que la nou-
velle se répandit de la venue probable en France
du tzar Nicolas II. Avec quelle joie elle fut
accueillie, je n’ai pas besoin de vous le dire.
Si l’entourage impérial avait voulu tâter l'opi-
nion française en lançant un ballon d’essai, il
dut être rapidement éclairé.
— Venez, Sire! Tel fut le cri qui jaillit de
toutes les poitrines. Et dès lors tous les yeux
se tournèrent vers le point de la côte où devait
atterrir notre illustre ami. Il ne resterait que
quelques jours parmi nous, à peine de quoi
voir nos visages et presser nos mains. Qu’im-
porte! On aurait le temps do lui montrer ce
qu'en frappant du pied le sol de la France, on
peut faire apparaître de splendeurs improvisées
pour fêter un hôte chéri.
La satisfaction générale redoubla quand il fut
connu que l’empereur serait accompagné de la
tzarine et de son enfant premier-né, la grande
duchesse Olga, un bébé de dix mois. Ce n’était
LES SOUVERAINS RUSSES EN FRANCE
555
donc pas seulement le chef d'Êtat, le comman-
dant d'armée qui venait remplir un devoir
politique auprès de ses alliés : c'était le père
de famille, le « Petit Père « de tous les Russes
qui allait se confier, et avec lui ce qu'il avait de
plus cher, à la grande famille française...
Aussi, avec quelle sollicitude inquiète ne
suivit-on pas les variations
menaçantes du baromètre
à la veille du débarquement
à Cherbourg! Grâce à Dieu,
tout se passa bien. Trente
vaisseaux de guerre étaient
allés au-devant de Y Etoile-
Polaire et du Standard. , et
lorsque ces deux yachts
impériaux (qui sont de
grands navires longs de
100 mètres et plus) accos-
tèrent le rivage de notre
patrie après une traversée
très houleuse, le 5 octobre
à deux heures quarante-
cinq minutes de l'après-
midi, le beau soleil de
France écartant brusque-
ment les nuages, salua le
premier nos visiteurs.
Ace moment se produisit
un léger accident qui eût
fait reculer un Romain. La
plate-forme de l'escalier de
débarquement se rompit.
Ce contretemps n’eut pas
d'autre conséquence que
de retarder d’un quart
d’heure l'instant où le
Président de la Répu-
blique put souhaiter la
bienvenue à Leurs Ma-
jestés. Il baisa la main de
l’impératrice et serra la
main de l’empereur.
Vous êtes peut-être cu-
rieux de savoir quelles
paroles extraordinaires ont
échangées en l'occasion ces
très grands personnages?
Mon Dieu, les mêmes qu'auraient prononcées
les premiers bourgeois venus. M. Félix Faure a
demandé au tzàr s’il avait fait un bon voyage
et à l'impératrice si elle n'avait pas trop souf-
fert du mal de mer. Ils ont répondu sur le
même ton. Pourquoi ne voulez-vous pas que
les potentats parlent comme nous, dans la
plupart des cas, puisqu'ils sont des hommes
pareils à nous ?...
Le Président de la République et les deux
souverains montèrent aussitôt après à bord de
l’aviso l'Etan pour passer l'escadre en revue. '
Le ministre de la marine lui ayant fait observer
respectueusement que cette nouvelle épreuve
nautique pouvait la fatiguer : « Je suis trop
heureuse de poser le pied sur un navire fran-
çais pour me rendre à vos raisons, » fit la
tzarine avec une bonne grdce exquise.
> os marins montés dans les vergues ou ran-
gés en bataille sur le pont des cuirassés pous-
saient trois <■ hourrahs » en étendant les bras
horizontalement, suivant l'usage, tandis que les
canons de la flotte emplissaient la rade de leur
voix majestueuse.
Le soir, au banquet, dans l'arsenal, le tzar
leva son verre « en l’honneur de la nation, de
la flotte française et de ses braves marins ».
Puis, en route pour Paris. Mais auparavant
quelques rares personnes avaient assisté à une
scène d'une grandeur simple et impression-
nante : la prière du soir dite par Nicolas II sur
Le Tzar, la Tzarine et la Grande-Duchesse Olga.
558
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
la passerelle do Y Étoile-Polaire, dominant l’équi-
page aligné, tête nue, sous le regard de son
père et empereur, tandis que la musique jouait
lentement un cantique.
2- JOURNÉE. — Entrée triomphale dans Paris.
Le lendemain, à dix heures du matin, un !
coup de canon tiré du Mont-Valérien annonçait I
aux habitants de Paris que l'épopée commen-
çait pour eux. Ce bruit impérieux résonna I
comme une musique délicieuse aux oreilles de
tous les Français réunis sur le sol de la capitale, j
de ceux que des obligations diverses ou la
maladie retenaient en d’autres quartiers, aussi
bien que des heureux, rangés en masses pro-
fondes sur le parcours du déillé impérial. Tous,
nous avions la sensation, nette ou confuse, que
l’heure dont le mugissement lointain du bronze
ponctuait les minutes, inaugurait une ère nou-
velle pour notre pays : l'ère de sa grandeur
reconnue enfin sans conteste.
Rien n'avait été négligé pour faire de la plus
belle ville du monde, la mieux parée, la plus
joyeuse d’aspect. Les drapeaux français et
russes dont le peuple était ravi de découvrir la
ressemblance, mariaient aux fenêtres leurs trois
couleurs identiques, disposées seulement dans
un ordre différent. Un arc de triomphe décoré
aux armes de Russie faisait pendant, à l’entrée
de Paris, au colossal portique de la place de
l’Etoile. Iles miliers de corolles artificielles
blanches et roses avaient transformé les arbres
dépouillés du Rond-Point des Champs Éiysées
en amandiers et maronniers fleuris. Mais je
n’en Unirais pas si je voulais énumérer toutes !
les surprises accumulées sur le passage de nos j
hôtes. La plus étonnante à coup sûr fut la foule. '
Dès cinq heures du matin, d’innombrables !
groupes s’étaient acheminés vers l’ouest de !
Paris. Les balcons sur le parcours se garnis-
saient de milliers de têtes. Tout ce monde avait
revêtu les vêtements des jours de fête. Toutes
les physionomies reflétaient une joie contenue.
Un vent d’allégresse rafraîchissait les fronts où
persiste depuis vingt-cinq ans l'obsession de la
défaite.
Soudain, un peu avant onze heures, les deux
cent mille personnes qui avaient envahi l'espace
immense des Champs-Elysées s’agitèrent pour
mieux voir. Quelque chose venait d’apparaître
au haut de l’avenue. « Les voilà! » Cette excla
mation descendit, répétée par mille bouches à
la fois, gagna la place de la Concorde où mou-
tonnait à flot pressés la multitude débordée là,
incapable d'avancer, et qui ne verrait que de
loin.
Entre deux haies de soldats, dans la large j
allée complètement déblayée, blanche sous le j
ciel bleu, telle un fleuve entre des rives palpi- !
tantes, le cortège s'allongea. Des piqueurs aux
vestes galonnées d’or ouvraient la marche. Puis
c’étaient des chasseurs d’Afrique aux dolmans
bleu de ciel soulignés de jonquille, des spahis
àux rouges burnous, enfoncés dans leurs selles
profondes comme des fauteuils, un groupe de
caïds arabes, superbes et multicolores dans
leurs habits de soie, beaux comme des oiseaux
des îles.
Déjà, la foule criait d’admiration, quand à
dix pas derrière Montjarret, le populaire pi-
queur de l'Élysée salué par les rires et les
bravos, brilla l’éclair tant attendu, la calèche à
la daumont portant l'empereur et l’impératrice
de Russie. Entraînée au trot de ses quatre
carrossiers, elle passa trop vite au gré des yeux
qui la dévoraient.
Le tzar, vêtu de l’uniforme vert sombre à
aiguillettes d’or de colonel du régiment Préo-
brajensky, saluait en approchant la main de son
bonnet d’astrakan noir. Son visage, doux et fin,
encadré d'une barbe soyeuse de nuance châtain
clair, était extrêmement pâle et grave. La
tzarine au contraire avait les joues colorées
par l'émotion; un charmant sourire entrou-
vrait ses lèvres, tandis que son pur profil s'in-
clinait en réponse aux acclamations courant
le long de la voiture, sans trêve, toujours
égales.
Le Président de la République était assis en
face du couple impérial. Deux autres daumonts,
six calèches, quatre landaus suivaient, remplis
d’uniformes russes et français : on les acclama
sans les voir. Tous les regards s’efforçaient de
distinguer encore, là-bas, la physionomie loyale
et la beauté rose déjà disparues.
3" journée. — La visite de Paris.
L’après-midi du mardi avait été occupée par
une cérémonie religieuse à l'église russe, la
présentation auTzar des membres du Parlement;
la soirée, par une représentation do gala à
l'Opéra.
La journée du mercredi appartint complète-
ment à Paris, aux monuments qui l’embellissent,
aux institutions qui l’honorent. Dans le choix
qu’ils firent des lieux où ils désiraient s'arrêter,
les souverains montrèrent un goût sûr, une
connaissance parfaite des trésors de la grande
cité.
C’est ainsi que Notre-Dame, la merveille de
nos vieux âges, les reçut d’abord au son de son
gros bourdon. Puis ils parcoururent le Palais
de Justice, entrèrent dans la Sainte-Chapelle où
le tzar étonna fort son entourage en lisant
couramment un fameux manuscrit en vieux
slavon sur lequel, d’après la tradition, les rois
de France prêtaient autrefois serment, à Reims,
MlfUOVV
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
La cortège impérial débouchant aur la place de la Coacorde A la descente de 1 avenue des Champs Élyaèes.
Ü60 LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
l,u coin do la Place do la Concorde
(d'après une photographie instantanée).
bien qu’ils fussent vraisemblablement inca-
pables d’en déchiffrer un mot.
Au Panthéon. Nicolas II déposa une éblouis-
sante gerbe de lilas blanc et d’orchidées sur la
tombe du président Carnot, en présence des
trois fils du grand citoyen. Une couronne en or,
commandée par l’empereur, remplacera bientôt
ces fleurs.
La veille, l'impératrice avait reçu M™ Carnot
de la façon la plus affectueuse.
Avant de déjeuner à l’ambassade de Russie, où
ils étaient descendus, les souverains se ren-
dirent aux Invalides; le jeune tzar demeura un
instant pensif auprès du tombeau du plus
fameux conquérant des temps modernes.
L’après-midi avait lieu la cérémonie de la
première pierre du pont Alexandre III et do
l’Exposition de 1900. Le fils du sage héros dont
on a donné le nom à cette œuvre d’art scella le
monolithe de granit avec une truelle d’or. Une
pièce de vers de M. José Maria de Heredia fut
récitée par M. Paul Mounet, de la Comédie-Fran-
çaise. Comme il terminait, on vit une barque
se détacher de la rive opposée de la Seine et
traverser le fleuve. Elle déposa sur la berge un
essaim blanc de seize jeunes filles qui vinrent
offrir à la tzarine un bouquet placé dans un
précieux vase d’argent. Cette scène empruntait
un caractère si touchant à la manière poétique
dont elle avait été composée que l’impératrice,
doucement émue, laissa couler ses larmes.
Mais la journée n’était pas achevée. Nicolas il
alla frapper lui-même à la Monnaie, comme au
siècle dernier son ancêtre Pierre le Grand, la
médaille que le gouvernement français avait
fait graver en souvenir de son séjour parmi
nous. Il assista ensuite à une séance de l’Aca-
démie française, visita
lTlôtel de Ville où une
réception splendide lui
avait été ménagée, et
fini t la soirée au Théâtre-
Français où les ovations
se multiplièrent. En re-
gagnant leur palais, les
souverains russes tra-
versèrent une partie de
la ville illuminée, comme
la veille, a giorno. Les
boulevards, la rue de la
Paix, la place de la
Concorde formaient des
perspectives féeriques.
L’affluence du populaire
était toujours aussi
grande. A minuit, on se
pressait encore sur le
passage de la berline
dorée qu’escortaient les
cuirassiers. Cependant
partout l'ordre est si parfait, le respect envers
son auguste personne si absolu, que le tzar peut
dire à son ambassadeur, M. de Mohrenlieim :
« Ce n'est pas dans les rues de Paris que je me
promène, c'est dans une suite de salons. »
4" journée. — Fête de Versailles.
Le jeudi â une heure, Leurs Majestés
quittaient Paris pour n’y plus revenir — cette
fois du moins — après une visite au musée du
Louvre. En route, ils s’arrêtèrent à la célèbre
manufacture de Sèvres.
La population parisienne les accompagna
jusqu’à Versailles, qu’ils gagnèrent en poste,
entre deux files ininterrompues de cyclistes
pittoresquement plantés au revers du chemin.
Le tzar se montra enchanté des grandes eaux
ainsi que de la demeure du Grand Roi, remeu-
blée pour un soir, avec un luxe archaïque
digne d’éloges. Trois artistes célèbres, Sarali
Bernhardt, Réjane et Coquelin, donnèrent
le soir la comédie. Un ballet exécuté par les
meilleures danseuses de l’Opéra, dans dos
costumes et sur des airs anciens, plut surtout
dans ce décor évocateur.
5" journée. — Grande revue au camp de Châlons ;
les adieux.
Quel spectacle, à tous les points de vue,
pouvait mieux couronner le voyage des souve-
rains, nos amis, qu'une revue de notre vail-
lante armée? Celle de Châlons dépassa toutes
les espérances. Une revue, cela se voit; cela ne
se raconte pas. Chasseurs alpins, chasseurs à
pieds, zouaves, turcos, spahis, rivalisèrent de
LE ROI DES JONGLEURS
561
correction et d'entrain avec l’infanterie et la
cavalerie de ligne. Le tzar, qui s'y connaît, put
étudier là les différentes types du soldat fran-
çais, lesquels se résument au demeurant en un
seul : le soldat qui a remporté plus de victoires,
sous tous les uniformes, que n'importe quel
autre soldat du globe, et qui en gagnera d'au-
tres, s'il est besoin, avec l'aide de son cama-
rade, l'héroïque soldat russe. Le noble empe-
reur pensait à ces choses lorsqu'il s’est exprimé,
après la revue, en ces termes : « La France
« peut être flère de son armée... Il existe entre
<» nos deux armées un profond sentiment de
». confraternité d’armes. » .. Quelques heures
après, comme il franchissait la frontière,
Nicolas II télégraphiait au Président de la
République : « ... le souvenir de ces quelques
jours passés parmi vous restera profondément
gravé dans nos cœurs. »
Nous non plus, Sire, les plus petits comme
les plus grands, nous n'oublierons pas la
vision réconfortante que votre passage en
France a été pour nous; nous aurons toujours
devant les yeux le sourire de l'impératrice
Alexandra Feodorovna ; le baiser fraternel que
vous avez donné à notre Président à la gare
de Cliâlons, tous les Français l’ont reçu et le
rendent de cœur à la nation russe.
R. F.
Le roi des jongleurs ( suite )'.
— Ah ! la foire de Saint-Spire?flt Jehan soudain
intéressé. Et des gens de joyeux métiers, comme
jongleurs, ménestrandiers, bateleurs, en est-il
venu?
— Presque point !
— Ah, tant pisl
— Nous n'avions qu'une petite troupe de
bateleurs ménestrels, avec la truie qui file,
l’âne qui vielle, la chèvre qui harpe, et diffé-
rentes bêtes étranges et remarquables...
— Ah! ah! Et pouvez-vous me dire quelle
route ils ont prise ?
— Ça vous intéresse donc?
— Je puis bien vous le dire, je suis un
apprenti de l’art joyeux de la ménestrandie
en quête d’une condition
— Je vous prenais pour un écolier.
— Je le fus Mais, je ne vous le cache pas,
poussé par la vocation et aussi par le besoin de
gagner ma vie, je désirerais maintenant
rencontrer l'âne qui vielle et la chèvre qui
harpe, pour me joindre à la troupe s'il était
possible. . .
— Etat bien médiocre en nos temps de
guerres et de séditions... l’Ane qui vielle m'a
paru bien maigre ... Tenez, voulez-vous être
garçon meunier? Vous paraissez vigoureux,
parlez-moi de la meunerie... bon état, bien
nourri, et quelques écus à la Saint-Michel et à
la Noël .. Aux années de disette, qui donc aura
du pain avant le meunier, s'il vous plaît? Pas
même le boulanger, gentilhomme de même
farine que nous, mais qui vient derrière! Si
cela vous va, mon garçon ayant bu le jour de
la Saint-Spire s’est fait prendre la jambe sous
la meule et il est maintenant à l'hôpital estropié
pour le reste de ses jours .. Sa place est libre,
la voulez- vous?
— Non, merci, dites-moi seulement de quel
côté sont partis l'âne qui vielle et la chèvre qui
harpe.
— Jeunesse inconsidérée qui dédaigne un
bon étatl Enfin! c'est votre affaire! L’âne qui
vielle, je l’ai vu passer, derrière la charrette des
bateleurs, ils ont pris la route de Melun .
Décidément la farine ne vous dit rien?
— Merci! dit Jehan en s'enfuyant à grands
pas du côté indiqué
Il faisait encore grand jour. Jehan résolut de
continuer à marcher deux ou trois heures, afin
de se trouver le lendemain de bon matin aux
portes de .Melun. Sans perdre de temps, il retra-
versa la ville et s'engagea sur la bonne. route.
Quand la nuit tomba, il eut la chance de trouver
bien à point une ferme où on lui permit de
coucher au chaud dans la paille d'une grange.
Jehan, dans l’espérance de rencontrer bientôt
les bateleurs, et considérant qu’il avait beaucoup
marché ce premier jour, crut pouvoir s’offrir
un hareng pour souper. 11 dormit ensuite à
poings fermés jusqu’au matin.
Après avoir remercié les gens de la ferme, il
se mit vivement en route, ayant décidé qu’il ne
déjeunerait qu’en vue des clochers de Melun.
Les deux lieues qu’il y avait avant Melun furent
rapidement faites, l'estomac de Jehan poussant
vivement les jambes. Jehan, malgré les eriail-
leries dudit estomac, se tint parole, il ne
s'arrêta pas avant d'avoir pu distinguer les
coqs des clochers de la ville; alors, assis au
pied d'un arbre, il expédia un hareng accom-
pagné de sa dernière carotte.
1. Voir lo ü* 399 ilu Petit Français illustré , p. 548.
562
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
— Avez- vous vu passer l'âne qui vielle?
demanda-t-il à la première personne de figure
avenante qu'il rencontra.
— L’âne qui vielle ?
— Oui, avec la truie, qui 111e et la chèvre qui
harpe?
— Non, fit l’habitant de Melun étonné,
qu’est-ce que ces bêtes-là?
— Des animaux habiles et savants autant que
des humains...
— Connaissez-vous ça, ma cousine, dit
l’habitant de Melun se tournant vers une dra-
pière en train d’installer ses marchandises sous
l’auvent de sa boutique, connaissez-vous l’âne
qui vielle?...
— Oui, je l’ai vu dimanche dernier à la foire
de Saint-Spire, à Corbeil... j’ai bien ri...
— Et depuis, madame la drapière, vous ne
les auriez pas rencontrés ici, l’âne qui vielle,
la chèvre qui. .
— Non, mais je sais que l’autre jour, mardi
ou mercredi, ils étaient ici...
— Oui, dit une voisine, charcutière, ils ont
fait voir leurs bêtes à l’hôtellerie du Singe et
joué le beau mystère do Perséus, duc de Grèce
ou quelque chose comme ça, qui délivre une
princesse qu’un dragon allait dévorer... La
chèvre et l’âne sont des bêtes tout à fait
aimables, mais leur dragon est vraiment épou-
vantable, s’il n’est pas en carton comme le
prétendent des gens.
— Merci de votre obligeance, madame la char-
cutière, sont-ils encore à Melun, savez- vous?
— Non, cria la voix du charcutier au fond de
la boutique, je les ai rencontrés sur la route de
Montereau avant-hier...
— Avant-hier? Je les rattraperai! de quel
côté, cette route de Montereau?
— Tout droit, mon garçon, prenez par la
grande place et toujours tout droit.
— Merci!
Alerte et joyeux, Jehan traversa Melun sans
s’arrêter et prit à la sortie le chemin de
Montereau. il fit environ trois lieues, puis,
l’heure du repos et du déjeuner arrivant, il
chercha, comme la veille, un talus d’herbe
engageant, un peu d’ombre, un petit ruisselet
limpide.
Somptueux repas, cette fois! L’heure était
venue de sacrifier la cuisse d’oie de la Lamproie-
sur-le-Gril. Elle avait un peu le goût de poisson
salé, ayant séjourné dans le capuchon de l’éco-
lier pêle-mêle avec les harengs, mais Jehan,
que la cuisine de Montaigu n’avait pas habitué
aux délicatesses raffinées, n’y regardait pas de
si près. D’ailleurs les harengs, en compensa-
tion, devaient, dans ce voisinage sans façon,
avoir contracté un certain parfum de cuisse
d oie rôtie et par conséquent gagné beaucoup.
Repas succulent! Le pain seul manquait.
Jehan, mis en appétit et se croyant à peu près
certain de rencontrer bientôt les bateleurs,
sacrifia encore un hareng. Hélas! le dessert
manquait aussi. Point de fruits dans la cam-
pagne, point de pommes sur les routes. Char-
mant le printemps, mais bien sec! C’était
ennuyeux de voir tant de cerisiers et de pom-
miers par les champs, et rien que des fleurs
dessus !
Après une bonne sieste dans un petit bois
où, de peur de mauvaises rencontres, Jehan
dissimulait son capuchon garde-manger, notre
voyageur fit tournoyer son bâton et se remit
en marche. Il était sur la bonne route, dans
chaque village il prenait des informations.
— Avez-vous vu passer la chèvre quMiarpe
et la truie qui file? Une troupe de bateleurs
avec une charrette, des bêtes étranges ou
savantes...
— Oui, oui, avant-hier soir ils étaient ici.
Il approchait. Dans un gros bourg de bonne
apparence, on ne lui dit plus avant-hier, mais
hier. La chèvre qui harpe avait couché dans
une des auberges du lieu en payant son écot
d’une représentation, où malheureusement, vu
la rigueur des temps, bien peu de gens étaient
venus s’esbaudir.
Jehan marcha encore quelques heures. Comme
l’instant approchait où il devait se mettre en
quête d’un abri pour la nuit, l’idée lui vint de
s’informer encore de ceux qu’il cherchait.
— Avez-vous vu passer la chèvre qui harpe
et l'âne qui vielle? demande-t-il à un groupe
de bûcherons dans un pauvre hameau entouré
de bois que traversait la route, avez-vous vu
hier une troupe de joyeux bateleurs?
— Des bateleurs? oui, je les ai vus, répondit
un paysan, mais joyeux, ça n’est pas tout à
fait ça... ils n’en avaient pas l'air...
— Vraiment? Enfin, joyeux ou non, je
pourrai peut-être les rattraper ce soir, ils
doivent être à Montereau...
— A Montereau? Non, ils lui tournaient le
dos, ils doivent être à Melun...
— Mais non, ils en viennent... Ils allaient
par là !
Jehan montrait la direction de Montereau.
— Mais non, par là! répondit l'homme indi-
quant la direction de Melun, j’étais dans le bois
en train de soigner mon charbon.
— Mais j’en viens, de Melun !...
— Attendez, vous êtes d’accord, dit un autre
paysan; c’est vrai qu’ils allaient bien du côté
de Montereau d’abord, mais c’est vrai aussi
qu’ils vont de l'autre côté maintenant, vu qu’ils
ont rebroussé chemin à cause des bandes qui
battent le pays. Quelques marchands, échappés
d’une embuscade de ces écorcheurs aux portes
de Montereau, leur ont fait peur et ils ont
changé de route.
LE ROI DES JONGLEURS
563
A la poursuite de l àne qui vielle.
En dépit de ses préoccupations.
Jehan dormit comme un loir sur
le lit de feuilles sèches que le
bûcheron lui avait préparé au
fond d'une hutte de terre et de
branchages bien close, élevée
dans une clairière de forêt, à côté
d’un énorme tas de bois destiné
à se transformer en charbon.
Il faisait grand jour au dehors
quand il s'éveilla tout surpris,
ne se rappelant plus très bien
où il se trouvait. Ébloui par le
rayon de soleil qui se glissait par la porte de
la hutte, il écarquillait les yeux, distinguant
vaguement dans le clair obscur quelques
meubles rustiques, sièges en bois brut, ou
cadres en madriers servant de lits.
On entendait des voix dans la clairière et
aussi des coups de hache. Jehan fut sur pied
tout de suite et gagna la porte. Le tableau qui
se présenta à ses yeux était plein de gaîté.
Dans la fraîcheur du matin, une grande clai-
rière encadrée de frondaisons printanières
— <» "Voulez- vous élre garçon meunier0 »
sine installée en plein air où des chaudrons
et des coquemars chauffaient, posés sur de
grosses pierres.
— Hé, garçon! dit le bûcheron qui l'avait
amené la veille, vous avez bien dormi?
— Grâce à vous, répondit Jehan en secouant
la main qu’on lui tendait.
— Réveillé par l'appétit, hein?
(A suivre .)
— De quel côté sont-ils passés? fit Jehan
désolé.
— Je n'en sais rien, si vous ne les avez pas
Rencontrés, c'est qu’ils ont pris
une traverse quelque part. Vous
êtes donc de leur compagnie ?
— Pas tout à fait, mais je les
cherche pour me joindre à eux...
— Et vous n'avez pas votre
bissac trop bien garni, peut-être?
— Allons, mon garçon, dit un
des bûcherons voyant la décon-
venue du jeune homme, vous
les rattraperez demain, ce soir
on va tâcher de savoir de quel
côté ils ont tourné et on vous
mettra sur la bonne route... En
attendant, si vous voulez un gîte
pour la nuitée, venez avec moi,
vous ne serez pas couché comme
un prince, mais vous serez au
chaud, comme un brave char-
bonnier des bois, et il y aura
bien dans la marmite quelque
chose pour vous aussi, par le
saint patron des charbonniers,
dont j’ignore le nom!
Jehan, après un instant d’hési-
tation, comprit que c'était le
meilleur parti à suivre, et emboî-
tant le pas du brave bûcheron-
charbonnier, il s'enfonça dans le
bois derrière lui.
| montrait des piles de rondins, des troncs d'ar-
bres abattus, des tas de branchages, puis quel-
I ques huttes d'habitation groupées devant la
montagne de menu bois que l'on se prépa-
rait à convertir en charbon. Quelques bûche-
rons travaillaient déjà, en train de débiter à
grands coups de hache les branches d'un vieux
hêtre abattu, sur un sol bouleversé par l'extrac-
tion de ses puissantes racines.
Des enfants jouaient au
soleil, derrière les huttes, des
fumées montaient d'une cui-
564
LE PETIT FIÎANÇA1S ILLUSTRÉ
Variétés.
Un cliien philosophe. — I) existe, à Paris,
un chien indépendant, mâtiné de boule-dogue
et de ratier, noir, gris et fauve, qui porte un
collier orné de cette inscription: Chocolat , chien
philosophe. Ce collier lui fut donné par les habitués
d’un restaurant de la place de la Madeleine,
qui le considèrent comme un ami. Chocolat a élu
ce restaurant pour y déjeuner, car il aime les
bonnes maisons. Il a aussi son couvert mis dans
un autre restaurant de la rue Royale.
Chocolat a ses petites habitudes. Quelquefois,
il juge qu’un peu d’exercice lui sera favorable,
et le voilà parti pour le Bois; il y déjeune aux
environs de la Cascade, dans un restaurant où
l’on a su apprécier ses bonnes manières et son
heureux caractère.
Au retour du Bois, à l'heure où les habitués
des cafés viennent y lire les journaux du soir,
ce qui est pour lui l’indice que l’heure du dîner
n’estpasbien éloignée, Chocolat ne quitte plus la
place de la Madeleine.
Le soir venu, c’est-à-dire vers minuit ou une
heure (car Chocolat est bien trop Parisien pour
se coucher avant le dernier omnibus), Chocolat
disparaît. Où loge-t-il? Mystère. Il noctambule;
peut-être a-t-il fait choix d’un hôtel, de même
qu’il a choisi un restaurant.
Il lui arrive quelquefois d’être arrêté et con-
duit à la fourrière. Mais Chocolat n’en a cure: il
y est connu, on le relâche aussitôt.
* *
Le moineau iinitatem*. — Jusqu’ici, les
perroquets, les sansonnets, les pies, les geais,
avaient le privilège d’imiter les sons. Voici que
les moineaux s’en mêlent. La Revue scientifique
nous apprend qu’il existe à Nimes un vulgaire
moineau, pris au nid et nourri à la becquée, puis
placé dans une cage avec un pinson, un char-
donneret et deux serins, qui, au bout de peu de
temps, s’est approprié le chant de ses compagnons
à tel point qu’on s’v méprend. Mais voici le plus
étonnant : le propriétaire du moineau a l’habi-
tude, au printemps, de capturer des grillons des
champs et de les garder vivants dans des petites
cages ad hoc, qui sont placées a côté de celle des
oiseaux. Il a fait de même cette année. Deux
jours après la capture, le moineau imitait avec
sa voix le chant des grillons. Aujourd hui, les
grillons sont morts depuis longtemps, et le
pierrot n'a pas cessé d’imiter le chant du cri-cri,
qu’il entremêle avec celui des oiseaux. Détail
curieux, il ne sait pas piailler comme le font ses
congénères. Ne pourrait-on pas peut-être rappeler
que c’est un moineau du Midi?
REPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 399.
I. Problèmes des noms locaux.
Les habitants de Château-Thierry s’appellent les Castro-
théodoriciens ; d’Aubenas, les Albenassiens ; do Méziôres, les
Macériens ; de Sainte-Menehould, les Ménéchildicns ; de
Moutiers-en-Tarentaise, les Tarins; de Sens, les Sénonais;
de Melun, les Mélodunois ; de Montélimar, les Montéliens; de
Samt-Lô, les Saintlois; de Gap, les Gapençais.
IL Question d’histoire.
Napoléon I" fut blessé au pied â la bataille de Ratisbonne,
le 23 avril 1809.
Les vases brisés.
Le vase où meurt cette verveine
D’un coup d’éventail fut fêlé.
Le coup dut l’eflleurer a peine :
Aucunnruil ne l’a révélé...
Ce petit poème exquis, le Vase brisé, de Sully-
Prudhomme, est bien connu. Combien de regrets
aussi lorsqu’un heurt maladroit a endommagé un
de ces jolis récipients dans lesquels on se plaît à
placer des fleurs!
11 suffira de frotter la fente avec une amande
amère pour remédier à cet accident. L'amande
dépose une huile essentielle que la porcelaine
absorbe, et après cette petite opération, le vase
conserve l’eau comme s’il n’était pas fendu. Ce
procédé, d’une application bien aisée, peut égale-
ment servir pour des plats, des compotiers, tous
les objets en porcelaine que l’on est forcé de
réformer dès qu’ils sont fendus. L’amande amère
seule possède une telle propriété.
* *
Conseil à ne pas suivre. — Quand le
temps est à l’orage, frotter vivement, à rebrousse-
poil, le dos d’un chat : l’existence de l’électricité
vous saute immédiatement aux yeux... et le chat
aussi !
RÉPONSES A CHERCHER
Question d’étymologie. — D’où vient le
mot magasin qui, en français et dans plusieurs
langues de l'Europe, désigne le lieu où l’on dépose
des marchandises ou bien où on les vend.
♦
*
Question g£cosK'n|>lii«(ue. — Pourquoi l'an-
cienne province de l'Ile-de-France, qui comprenait
les départements actuels de Seine, S.eine-et-Oise,
Seine-et-Marne, Oise, Aisne, plus une petite por-
tion de la Nièvre et du Loiret, a-t-elle reçu ce nom?
*
* *
Mot en triangle. — f° Légume vert ; 2° Déesse
des fruits; 3° Qui u’a pas de religion; 4° Fruit du
noyer; 5° Quadrupède; 6° Note de musique;
7° Consonne.
Aiiagrainmc.
Sur quatre pieds, je fends les ondes;
Brouillez-les, vous allez trouver
La pièce d’eau carrée ou ronde
Où la cane aime a barboter.
Puis ce qu'en tout pays du monde,
On voit dans la main d’un guerrier.
III. Anagramme.
Oger. — Ogre. — Orge. — Ergo. — Rogé. — Gore.
IV. Mots en triangle.
grenade
régi ne
e g i n e
n i n a
a n e
d o
Le Gérant : Maurice TARDIEU.
Toute demande de changement d aiiresse doit être
accompagnée de L'une des dernieres bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
Le roi des jongleurs — Jelian se mit la tôle en bas et marcha sur les mains.
Composition inédite de A. Robida.
année. — N° •401.
10 centimes.
31 octobre 1896.
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L’ABONNE.MENT : UN AN, SIX FRANCS
Part du 1er declinque mois
Armand COLIN & C‘e, éditeurs
5, rue de Mézières, Pari**
ETR ANGER : 7fr. — PARAIT CHAQUE SAMEW
Tous droits réservés.
566
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Le roi des jongleurs (suite)'.
— Réveillé par le soleil, le chant des
oiseaux, répondit Jean.
— Et nos coups de hache sur le bois... Mon
garçon, je sais où sont partis les gens que vous
cherchez ; ils ont quitté la route de Melun à la
croix que vous avez rencontrée à une petite
lieue d’ici, pour prendre sur la droite une
traverse qui doit les conduire à Coulommiers.
— Merci.
— Et vous allez tâcher de les rattraper?
— Je vais me dépêeher.
— Pas avant d'avoir avalé une écuellée de
soupe. Hé, garçon, réfléchissez bien avant de
partir : vous avez de bons bras ; si le cœur vous
en dit de manier la cognée avec nous, vous
vous ferez bûcheron et charbonnier comme
nous. Le métier est quelquefois dur, mais on
vit en liberté et tranquillité dans les bois...
Par le temps qui court, vous savez, les villages
du plat pays, les bonnes villes dans leurs rem-
parts ne sont pas toujours aussi en sûreté que
nous dans nos cabanes, où l'on ne trouverait
peut-être pas, en fouillant bien, la valeur d'un
écu!
Jehan remercia le bûcheron, mais déclara
qu'il allait se mettre en route. Il lui fallut
auparavant prendre sa part du repas matinal
mangé par les bûcherons et leurs familles,
des femmes et une quantité d’enfants sortis des
huttes, tous à cheval sur des troncs d’arbres
ou assis sur des rondins autoru- du feu.
Puis, après force poignées de main, il prit
congé de l'hospitalière clairière et fut guidé
jusqu’à la route par la bande des gamins, les
plus grands remorquant les plus petits.
Le chemin de traverse coupait à travers un
pays de petits vallons couverts de bois, où les
hameaux étaient bien rares, où l’on ne ren-
contrait de loin en loin que de grandes fermes
closes de hautes murailles comme de petites
forteresses, avec granges aux murs solides
percés de meurtrières, et logis flanqués d'é-
ehauguettes, semblables à de petits donjons.
Jehan marcha rapidement pour tâcher de
rattraper les bateleurs qui ne devaient avoir
qu’une faible avance sur lui.
A chaque ressaut de terrain franchi par le
chemin, véritable ornière boueuse par endroits,
pierreuse ailleurs, mauvaise partout, Jehan
portait ses regards le plus loin possible, espé-
rant découvrir ceux qu’il cherchait. 11 marcha
ainsi toute la journée, ne rencontra qu’un seul
village sur saroute, et, comme c’était dimanche,
ne manqua point d’entrer à l'église pour y
faire ses dévotions un peu tardives et deman-
der humblement au ciel d'inspirer aux bate-
leurs la bonne pensée de daigner l’admettre
dans leur troupe.
Vers le soir, comme il commençait à songer à
un gîte pour la nuit, la piste parut tout à coup
perdue, personne n’avait vu la troupe de l’âne
qui vielle. Malgré sa fatigue, Jehan rebroussa
courageusement chemin jusqu’au dernier en-
droit où les bateleurs avaient été rencontrés,
et se mit en quête d'informations.
Ce ne fut pas long. Sur cette mauvaise route
de traverse, s’embranchait une autre traverse
plus mauvaise conduisant par un raccourci à
la grande route de Meaux. Les bateleurs, chan-
geant tout à coup de direction, s’étaient en-
gagés par là. Ils avaient peu d’avance mainte-
nant, sans doute ils devaient avoir l’intention
de coucher dans un gros village nommé Rozoy,
dont on lui montra le clocher à une bonne
lieue et demie de là. Jean, plein d’espoir, força
le pas pour arriver à Rozoy avant la nuit.
Maintenant qu’il était certain de rejoindre
bientôt la troupe de bateleurs, il se sentait
pris d’émotion et d’inquiétude. La troupe de
l'âne qui vielle consentirait- elle à l'admettre
dans ses rangs? Quelle raison aurait-elle de
l’accueillir ? à quel titre?
Tout en marchant, Jehan se grattait la tête.
Que savait-il faire? Il avait bien quelques petits
talents acquis d’instinct en fréquentant les jon-
gleurs ménestrels de Paris : il jouait quelque
peu de tous les instruments de musique, mais
aussi médiocrement, il s’en rendait compte,
des uns que des autres ; il pouvait joindre à
ces petits talents, une souplesse de corps et une
certaine habileté aux jeux et exercices de
gymnastique, mais c'était peu.
Et il allait se proposer dans la compagnieavec
un si faible bagage! L’accepterait-on? Son
meilleur titre c’était surtout d'être le fils du roi
des jongleurs, du prévôt de la corporation de
Saint-Julien de Paris, car il pouvait être avanta-
geux à la troupe de se concilier les bonnes
grâces du roi des jongleurs de Paris, pour le cas
où elle viendrait un jour exercer ses talents dans
le Parisis.
Jehan, tout à ses réflexions, marchait d’un
bon pas , la tête basse, en proie à une grande
anxiété. Tout à coup, au tournant d’un petit
bois qui longeait le chemin, il s’arrêta brus-
quement.
La troupe de l’âne qui vielle était devant lui,
arrêtée à la lisière de ce bois. Il n’v avait pas à
1 Voir le iiB 4ao (In Petit Français illustré, p. Sol.
LE ROI DES JONGLEURS
567
se tromper : une petite carriole remplie de
bagages, de hardes multicolores et d'instru-
ments de musique, reposait, les brancards en
l'air; un àne et une chèvre tondaient les
herbes du bois, une truie fouillait du groin
sous les broussailles. Assis sur les talus de la
route, trois hommes et deux lemmes vêtus de
costumes bizarres, fanés et troués, se repo-
saient, la mine assez fatiguée, à côté de quel-
ques chiens qui soufflaient et tiraient la langue.
Jehan rougit d'émotion. Le moment était
et martyr, qui vous salue ! Salut et gloire à tous !
Prêtez-moi vos oreilles, je vous les rendrai, je
ne les dévorerai nullement, quoique l’appétit ne
soit point ce qui me manque ; je ne les offen-
serai ni par mes discours, où vous verrez sur-
tout, j'espère, les marques respectueuses de
l’immense bonne volonté dont je déborde et
que je ne puis contenir; ni par les rivières
d’harmonie que je suis prêt à tirer de n’importe
lequel des instruments de musique que vous
voudrez bien me confier, quand ce serait la
venu où tout allait se décider Allait-il être
admis à la joie de gagner son pain dans la
joyeuse troupe de l’âne qui vielle, ou bien
devait-il poursuivre sa route à la recherche
d’une autre compagnie ?
Jehan était un gaillard de décision. Il fallait,
par une entrée en matière originale, frapper
l'esprit des bateleurs. L'inspiration lui vint I
subitement. Comme les gens levaient la tête en
l’entendant marcher, il bondit soudain, sauta
sur le revers de la route faisant face aux bate-
leurs, et après avoir jeté à terre son capuchon
garde-manger, il se mit la tête en bas, mar-
chant sur les mains, et dans cette attitude assez
peu fréquemment adoptée dans la vie ordi-
naire, il apostropha les bateleurs stupéfaits.
— Illustre compagnie, joyeux enfants du
soleil, fils des trouvères et ménestrels du bon
temps d'autrefois, ouvrez les portes de vos
cœurs, les fenêtres de votre entendement, c’est
un confrère en Saînt-Genest, comédien romain
harpe du roi David, la trompette des assiégeants
de Jéricho ou celle du jugement dernier, si
vous la possédez, le psaltérion des petits ange-
lots du Paradis, la flûte sarrazinoise...
— Qu'est-ce que celui-là et que nous veut-
il? fit un des bateleurs retrouvant la parole,
pendant que Jehan respirait.
— En l’honneur de messire Apollo. reprit
Jehan, du divin Apollo, qui fut si grand ménes-
trel au pays des Grégeois anciens, que ceux-ci
— le vrai Dieu pardonne aux pauvres païens
de naissance, car c’était bien avant la première
Noël du monde et le petit Jésus n'était point né
— le vénérèrent comme Dieu, le mirent en leur
Paradis, qu’en leur ignorance ils appelaient
Olympe... En l’honneur d'Apollo. voulez-vous
entendre ma requête, écouter mon humble
supplication, prendre en gré mes xrœux, com-
bler mes espérances ?... Dites, le voulez-vous?
Jehan agita frénétiquement les jambes en
l'air en signe de supplication, puis exécutant
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
568
un saul périlleux, il se remit sur ses pieds et
se tint debout, humblement courbé devant les
bateleurs.
— As-tu compris, Lesbahy?dit le plu. vieux
des bateleurs en se tournant vers un de ses
compagnons.
— Du tout, monsieur Courtejove, répondit
l'interpellé.
— Et toi, Patience?
— Encore moins!
Jehan sauta de nouveau sur ses mains et se
remit à déclamer.
— Fils du grand Apollo, j'exposais devant
vous l’immensité de mes prétentions, la vasti-
tude démesurée de mon ambition, et foulant
effrontément aux pieds la modestie qui va si
bien d'ordinaire à la timide jeunesse, je me
préparais à étaler en regard l'ampleur et la
variété des talents que je suis en mesure de
mettre au service de l’association dont je brûle
de faire partie, pour continuer avec elle, dans
la mesure de mes moyens, à remplir le monde
d’étonnement et d'admiration, et à faire cir-
culer des torrents de joies pures à travers les
tourments et les tristesses du siècle...
Il agita les jambes en l'air et fit deux fois le
saut périlleux.
— Qu’est-ce qu’il veut dire? Parle plus clai-
rement, mon garçon, si tu veux qu’on t’entende ?
dit la plus vieille des femmes de la troupe.
— Tout de suite, princesse ! En deux mots,
joyeux ménestrels qui m’écoutez, je suis un
pauvre garçon qui, poussé par la vocation du
noble art de jonglerie et ménestrandie, s’est
enfui du collège où par la vertu des étrivières
ou voulait faire de lui un savantissimvs doclor,
et je vous demande de m'accueillir dans votre
troupe, de m'accepter comme apprenti bate-
leur... je vous le dis, la vocation me tient et je
dédaigne tout autre moyen de gagner ma vie !
— Par saint Guignon, patron des pauvres
gens, tu tombes bien mal, vraiment, mon
camarade !
— Je vous disais que je sais faire beaucoup
de choses, chanter, déclamer, sauter, bucciner,
tambouriner, cornemuser, jouer de tous instru- I
ments, attendu que chez mon père, qui est roi
des jongleurs de Paris, prévôt de Saint-Julien,
j'ai vu passer ménestriers de toutes sortes et
essayé de toutes les musiques. Je sais...
— Sais-tu manger?
— Plaît-il?
— Je te demande, garçon, si tu sais manger?
— Mais c’est justement pour manger, avec
frugalité , mais régularité, que je demande à
entrer dans votre troupe, à gagner mon pain
par mon travail à côté de vous...
— Alors, je te le disais, mon garçon, tu tombes
mal, par saint Guignon! nous aussi nous vou-
drions bien faire ponctuellement nos trois ou
quatre repas quotidiens, mais, depuis quelques
jours, il est bien difficile d’arriver à cette
régularité !
Toute la troupe soupira.
— Si encore il 11e s’agissait que de frugalité !
dit Lesbahy, mais c’est la disette, la famine,
tout simplement!
— Les temps sont durs et saint Guignon
s’occupe trop de nous vraiment ! La chèvre
qui harpe, l’âne qui vielle, la truie qui file
n’intéressent plus personne; on ne rit plus!
Avec les tracas des guerres et séditions,
des tailles à payer, des logements de gens
d’armes, des pillages à craindre, les gens ont
bien autre chose dans l’esprit que nos chan-
sons, nos jeux, nos représentations de mys-
tères... Hélas! les escarcelles des bourgeoissont
vides, ou les cordons trop serrés!
— Nous avons beau tambouriner et bucciner
par les carrefours, presque personne ne vient
se divertir à nos jeux, saint Guignon s’endorme!
A Corheil, pendant la foire de Saint-Spire, nous
avons pu, tant bien que mal, gagner de quoi
contenter notre appétit, mais depuis!...
— Depuis, quelques malheureux deniers
grapillés çà et là, pas même de quoi payer notre
gîte! Hier encore, un peu plus on nous gardait
la chèvre qui harpe en paiement de notre
écot!
— Et aujourd’hui, rien pour déjeuner, peu
de chose pour dîner et néant pour souper... Ah !
c’est gentil! Si nous ne sommes pas plus heu-
reux demain matin, en exerçant nos talents
chez les gens de Rozoy, nous mourrons de
faim... ou nous serons obligés de manger un
de nos animaux savants!
— Eh! dit une des femmes, tais-toi, glouton!
Est-il gourmand, ce Patience!
— Tu vois, garçon, les agréments du métier,
reprit Courtejoye, le chef de la troupe, les
temps sont durs, je le disais, et la malecliance
nous poursuit .. L'autre semaine, un des nôtres
nous a quittés et s’est fait charretier. 11 tenait à
manger tous les jours, celui-là... Puis en quit-
tant Corbeil, des routiers nous ont volé notre
cheval, un brave serviteur, franc du collier,
qui s’était bien promené avec nous sur les
routes de France !
Jehan regarda la carriole qui portait les
bagages.
— Oui, depuis Corbeil nous la traînons nous-
mêmes, avec Barnabé l’âne qui vielle, et Barbi-
chette la chèvre qui harpe... maintenant qui’
I tu es au courant, mon garçon, reste avec nous
si le cœur t’en dit, mais je te préviens qu’il ne
faut pas compter sur nos provisions pour
! souper, tout ce que nous avons pu récolter sur
notre route, c'est un peu d’épinards et de pis-
senlits que nous sommes en train de manger en
salade, sans assaisonnement... Tiens! il 11'en
LE II 0 1 DES JONGLEURS
569
en avoir mangé deux... Lesbahy, veux-tu bien
ne pas avaler comme ça... et toi. Patience,
épluche tes arêtes une- à une pour amuser ton
estomac.. Ah! et toi, notre ami tout neuf,
comment t'appelles-tu?
— Jehan, répondit l’ex-écolier, Jehan
Picolet, fils de Guillot Picolet, roi des
jongleurs de Paris !
— Honneur et gloire ! s'écria Patience,
un lils de roi avec nous !
— Moi, dit le chef des bateleurs, je
suis Courtejoye, courte joie et long gui-
gnon, patron et éducateur de l’âne qui
vielle, de la chèvre qui harpe et de la truie
qui flle. Tu les verras tout à l’heure, mon
ami, ils sont en train de chercher leur
souper dans le bois... Et voici mon (ils
Patience Courtejoye, ma femme Perrette
Courtejoye, ma fille Rarbette Courtejoye,
et mon neveu Lesbahy. Et maintenant,
nous sommes compagnons!
Jehan serra les mains à la ronde.
— Un garçon qui court les campagnes avec
un demi-baril de harengs dans son capuchon,
doit être un homme de ressources, proclama
Lesbahy; ce gaillard -là me va !
— Et il paraît qu'il a des talents par-dessus le
marché, dit Patience.
« Ça sent l'oie rôtie! »
— Mais il m'irait encore mieux, reprit
Lesbahy, s’il avait aussi dans les poches un
demi-muid de vin de n’importe quelle couleur..
Les harengs sont délicieux, mais diablement
salés... la gorge me brûle !
A. R.
( A suivre.)
reste plus ; pendant que tu me faisais parler,
les autres ont achevé le festin !
— Je reste avec vous! s’écria Jehan, je suis
de la troupe de l’âne qui vielle ! Et tenez, je paie
ma bienvenue! Mettons-nous à table!
Nous avous l>cau bucciner, tambouriner... •»
Il brandit son capuchon garde-manger on
l’air.
— Saint Guignon s'endorme! Qn'est-ce que
c’est, que cela? demanda Courtejoye.
— Mes provisions de route.
— Quoi donc? ça sent l'oie rôtie, fit Patience
les narines dilatées
— Hélas! non, ce sont seulement des
harengs salés.. Tout ce qui me reste, neuf
harengs.
— Neuf harengs! festins et bombances!
Et gros i et gras ! Et sentant la graisse
d’oie, je ne m’en dédis pas !
— Plus une carotte, dit Jehan, que je
vais offrir à Barbichette pour gagner sa
bienveillance!
— Gardons-la toujours pour demain,
dit Courtejoye l’attrapant au passage.
Tiens, Barbette, range-la soigneusement .
Toute la troupe s’était groupée autour
du nouveau venu qui, les deux mains
étendues, étalait ses richesses.
-- A table! s'écria-t-il, nous sommes
combien? Un, deux, trois, quatre, cinq
et moi six, cela fait un hareng et demi par
personne !
— Un instant, gardons chacun ce demi-
hareng pour demain. Par saint Guignon,
tu as besoin d’apprendre la prudence et
l'économie, mon garçon! Soupous donc,
puisque tu régales !
Les préparatifs du festin furent bientôt faits, 1
les bateleurs s’assirent en rond dans un creux
herbeux, chacun avec un hareng sur une assiette
d'étain, et commencèrent à s'escrimer du
couteau.
— Lentement, mes enfants, plus lentement,
fit Courtejoye, en allant doucement vous croirez
570
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Un musée offert à
la Ville de Paris.
Ji. Cernuschi, ancien banquier, Italien natu-
ralisé Français, mort l’été dernier, a lait don
à la Ville de Paris d’une magnifique collection
de bronzes japonais et chinois qu’il avait com-
posée lui-même en Orient et pour laquelle, au
retour de ses voyages, il avait bâti dans le
de son ami, quand un jour il apprit brusque-
ment que ce dernier venait d'être fusillé apres
un jugement sommaire et inique. Dégoûté des
hommes et des choses, Cernuschi résolut alors
de faire un voyage le plus loin possible qui
l’éloignât du théâtre de ces abominations, et
Statuettes et potiches de la collection Cei-uusciii.
parc Monceau, ", avenue Velasquez, un remar-
quable hôtel; lui-même y campait, plutôt
en gardien de ses trésors artistiques qu’en
propriétaire soucieux de se donner ses
aises.
Aux termes du testament, l’immeuble pourra
être conservé par la Ville, avec son aménage-
ment actuel, èt être ouvert, à titre de musée
particulier, à tous ceux qui voudront le visiter,
ou vendu avec affectation du prix de la vente
à la conservation delà collection, qui en ce cas,
serait installée au Louvre. Il est probable que
c’est la première combinaison qui sera
adoptée.
Les circonstances dans lesquelles M. Cer-
nuschi a réuni ses richesses sont toutes for-
tuites, car il n’avait rien du collectionneur par
tempérament. Très lié avec le journaliste Chau-
dey, qui fut incarcéré par la Commune en 1871,
il s’employait de son mieux à la mise en liberté
il entreprit le tour du monde en partant par
l’Amérique et en revenant par l’Asie.
Au Japon, il tomba eii plein dans la révolu-
tion qui détruisit l’autorité des shogouns pour
restaurer celle du mikado. Les prêtres boud-
dhistes, partisans du shogoun, sentant l'ave-
nir incertain pour eux, faisaient argent de tout
et vendaient leurs temples en gros et en détail.
Mais les acheteurs manquaient, et quand Cer-
nuschi, ébloui par la splendeur des inesti-
mables joyaux qu’on lui offrait pour un mor-
ceau de pain, eul manifesté l'intention d’opérer
des acquisitions nombreuses, ce fut chez lui
un interminable déillé de brocanteurs impro-
visés, jaloux de profiter de l’aubaine.
11 faisait ranger en lot dans la cour de son
hôtel tout ce qu’on lui apportait, et achetait en
bloc, laissant aux vendeurs le soin de se par-
tager l’argent. On lui céda même un gigantes-
que Bouddha de bronze de près de cinq mètres
UNE SPHÈRE GEOGRAPHIQUE MONSTRE
571
de haut., seul reste d'une pagode brûlée, et qui,
après de grandes difficultés de transport,
constitua la plus belle pièce de la col-
lection.
Nous donnons une reproduction de
ce Bouddha, d'un travail merveilleux
et auquel rien ne peut être comparé
dans les musées orientaux, publics ou
privés, d'Europe.
Quand M. Cernuscbi partit du Japon,
il était devenu collectionneur dans
l'âme et alla compléter ses acquisitions
de bronzes anciens en Chine.
Le legs par lequel il assure à la Ville
de Paris la possession de son trésor a
augmenté encore la popularité qui
s'attachait à son nom en France où
tous, sans exception, se rappelaient avec
reconnaissance qu'il avait demandé à
être naturalisé Français à l'époque pré-
cise où notre patrie subissait ses plus
cruels revers.
Nous aurons donc un musée Cer-
nuschi, comme nous avons déjà un
musée Guimét. On sait que M. Guimet,
grâce à de longues et patientes re-
cherches, est arrivé à réunir un grand
nombre d’objets relatifs aux cultes de
l'Inde, de la Chine, du Japon, de
l'Égypte ancienne, de la Grèce et de Rome.
C'est un bel exemple que celui de ces hommes
Une sphère géographique monstre.
— Quel sera le clou de l'Exposition universelle
de 1900? le « clou », c'est-à-dire ce qui dans
cet entassement de merveilles fera le plus
courir les foules débarquées à Paris de tous les
points du globe. Tantôt il est question d’un
télescope monstre qui nous ferait voir la
lune à 100 mètres, disent les uns, à 1 mètre
disent les autres; tantôt on propose de creuser
eu plein Champ-de-.Mars un trou de 300 mètres
de profondeur... Voici que l'on parle d'un pro-
jet plus facilement réalisable et dont on peut
saisir immédiatement la portée.
L’auteur de ce projet n'est autre que le grand
géographe Elisée Reclus. Ce savant voudrait
que nous eussions une connaissance plus
exacte de notre planète.
On sait qu'il est très difficile, même à l'aide
des cartes les plus perfectionnées, de se rendre
un compte exact de l'aspect offert par les
montagnes et les fleuves, de leur situation,
de leur hauteur, du rapport qui existe entre
l’altitude d'une chaîne de montagnes et l'espace
qu'elle occupe réellement.
C'est ce grave inconvénient auquel M. Élisée
Reclus a voulu parer. A cet effet, il a eu l'idée
] désintéressés, dont les efforts ont pour but de
I contribuer à développer le goût artistique de
j de faire construire une sphère de 100 mètres
de circonférence et de 33 mètres de diamètre,
qui serait une réduction de la terre, de 400 000
fois plus petite que son modèle. Vous croyez
peut-être que sur cette sphère gigantesque on
verra de loin les montagnes les plus élevées
de notre planète, et que les vallées des grands
fleuves comme le Mississipi, le Nil ou l’Ama-
zone frapperont les regards à une grande dis-
tance? Détrompez- vous. Ces montagnes et
ces fleuves sont si peu de chose dans l'en-
semble du globe, que sur la sphère projetée les
collines de 8 à 900 mètres ne seront représen-
tées que par de très légères surélévations, le
mont Blanc par 1 centimètre, l’Himalaya et les
Andes par 2 centimètres. Les fleuves les plus
puissants ne creuseront que d’imperceptibles
sillons.
A l'intérieur de cette sphère de 100 mètres de
diamètre s’en trouvera une plus petite que
contournera une piste en spirale. Là des
tableaux représentant les costumes, types et
habitations des différents pays permettront
d’étudier aussi les mœurs et coutumes des
principales populations du globe.
Le Bouddha de bronze de la collection Ccrnuscht,
| leurs semblables, tout en augmentant la somme
| de leurs connaissances. G. T.
L. N.
572
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Histoire d’un honnête garçon (Suite)'.
— Ce n’est pas une garantie cela, mon ami,
dit le caissier.
La sueur mouilla les tempes de Jean que
ces longueurs mettaient au supplice. Heureu-
sement le jeune patron mit fin au débat.
— Faites-lui faire une fourniture de cin-
quante francs, Rémy, dit-il en montrant bonne
figure à Tout-Petit; il a l’air d’un brave garçon,
et s'il est vrai qu’il a été volé, il faut lui faci-
liter les moyens de gagner sa vie. Allons, va
choisir les outils dont tu as besoin, jusqu’à
concurrence de cinquante francs.
— Vous savez, monsieur I.éon, fit le vieux
caissier à mi-voix pendant que Jean s'éloignait,
c’est autant de perdu.
— Mais non, mais non, Rémy... Et puis,
après tout... quand ce serait perdu? nous ne j
ferons pas faillite pour cinquante francs, n’est- ]
ce pas?
— Sans doute... quoique, avec cinquante
francs d’un côté, cinquante francs de l'autre,
on arrive facilement à vingt mille francs au
bout de l’année. Je doute que M. Naudin soit
satisfait de l’arrangement.
Le jeune homme ne s’attarda pas à chercher
au moyen de quelle opération d'arithmétique on
obtenait vingt mille livres avec cinquante francs
d’un côté et cinquante francs de l’autre. Il se
contenta de répondre, l'air bon enfant :
— Ne craignez rien, Rémy; je prends tout
sur moi. Mon père n'en dira rien.
Le vieil employé fit un salut de soumission
ironique et ne hasarda plus aucune observa-
tion.
Jean revenait vers la caisse, tout joyeux de
tenir entre ses mains les instruments tant
désirés.
— Monsieur, dit-il au fils Naudin, je vous
remercie de tout mon cœur du service que vous
me rendez; je vous en serai toujours recon-
naissant. Dans huit jours juste, je viendrai
vous apporter un premier acompte.
— Oui, compte dessus, murmura le vieux
Rémy d’un ton goguenard... Monsieur Léon,
ajouta-t-il quand la porte se fut refermée sur
Tout-Petit, je vous ferai observer que vous avez
négligé de demander à ce... client, son nom et
son adresse... Il est vrai que, si vous l’aviez fait,
il vous aurait donné un nom et une adresse de
fantaisie...
— Il payera, vous dis-je, Rémy.
— Je suis fâché dovous contredire, monsieur
Léon, mais il ne payera pas.
Comme si Jean voulait donner un démenti
immédiat au caissier peu confiant, il rentra
l dans le magasin.
— Monsieur, dit-il, je vous demande bien
pardon; j’ai oublié de vous dire comment je
| m’appelle et où je demeure : Jean Harioel,
B, rue du Delta. Mon patron était M. Aubry,
165, rue Rochechouart, et c’est chez le commis-
saire de la rue Bochard-de-Saron que j’ai déposé
ma plainte. C'est lui également qui avait constaté
le décès de mon patron... Ma mère travaille
depuis huit ans pour Cendrillon, i, rue de
Lufayet te. . . Si vous voulez prendre des rensei-
gnements...
Sans en parler à personne, le vieux Rémy
courut aux adresses indiquées, et comme les
dires de Jean se trouvèrent confirmés, il ne
souftla mot du résultat de ses démarches.
Le samedi suivant, quand il eut réglé ses
comptes avec Louveau, Jean, en toute hâte
redescendit vers la rue de Poitou ; mais ce fut
] dans de tout autres dispositions que la semaine
précédente : il apportait vingt francs. Le vieux
I caissier fut fort, surpris, le jeune patron aussi,
j pour tout dire : la figure de Jean lui avait ins-
piré confiance, mais il ne s'étaitpas attendu à
j un acompte si fort, ni si prompt.
— Tu ne dois pas être trop bien monté, dit-il
à Tout-Petit dont le visage rayonnait de joie.
Prends des fournitures pour les vingt francs que
tu apportes, et jusqu’à nouvel ordre, tu resteras
notre débiteur des premiers cinquante francs
qui t'ont été avancés... Il faut bien encourager
le travail et l’honnêteté, ajouta-t-il en se
tournant vers le vieux Rémy.
Celui-ci ne voulait pas désarmer encore. Il
mâchonna quelque chose comme : « Qui vivra
verra... 11 ne faut pas se fier aux apparences... »
Mais il ne répondit rien; il était partagé entre
l’ennui de s'être trompé et la satisfaction de
voir que la maison ne perdrait sans doute rien.
L’ami de Jean
Pendant vingt mois, Jean fit de la grosse
horlogerie pour le compte de Louveau, et ce
furent vingt mois d’un rude labeur.Dès le petit
jour, on le trouvait à son établi, travaillant sans
relâche jusqu’à ce que la nuit fût tombée. Le
soir, il se rendait aux Arts et Métiers où il sui-
vait les cours ayant trait, de près ou de loin, à
sa profession : dessin, physique, mécanique,
chimie même; il étudiait avec ardeur tout ce
! qui était capable de le perfectionner.
1. Voir le n° 399 du Petit Français illustré , p. 542.
HISTOIRE D’UN HONNÊTE GARÇON
5T3
En cela, le père Cacaouèclie lui fut d'un
grand secours. Aidé des notes que prenait
Jean, il lui servait en quelque sorte de répé-
titeur, faisant la lumière sur des points res-
tés obscurs dans son esprit, commentant
les données forcément arides des profes-
seurs, lui expliquant les choses avec tant
de patience et de clarté que Tout-Petit en
était émerveillé
La veuve les écoutait tout en tirant l'ai-
guille; les termes scientifiques, auxquels
elle ne comprenait rien, la remplissaient
pourtant d'admiration.
— Va, répétait-elle à son fils quand ils
se retrouvaient seuls après le départ du
bonhomme, j'en suis toujours pour ce que
j'ai dit : notre vieux voisin a été autre chose
qu'un marchand de cacaouèches.
Pendant toute cette période, l'esprit du
pauvre Jean se trouva sans cesse tiraillé
par deux idées contraires ; tantôt il était
fâché de ne faire que de la camelote; tantôt
il se félicitait d'ètre libre de son temps
pour parfaire son instruction. Certes, il
gagnait bien sa vie ; non seulement, il avait
remplacé les outils qui lui avaient été volés,
mais encore il avait fait quelques économies.
Cependant il se désolait parfois de ne pas
savoir travailler comme son premier patron
travaillait et comme il aurait désiré travailler
lui-même. La question de son avenir se trouva
tranchée sans qu il eilt à y mettre du sien.
Un beau jour Louveau hérita d'un oncle établi
horloger à Pierrefonds, qui lui laissait, outre
une petite boutique bien achalandée, quelques
terres et un magnifique jardin. Tout de suite
l'ouvrier décida de s'installer avec sa famille
dans ce bien qui lui tombait du ciel, et par
contre-coup, Jean dit définitivement adieu aux
coucous et aux réveille-matin.
Sa mère fut désappointée quand il "lui parla
de rentrer chez un nouveau patron. Elle était si
heureuse de le garder auprès d'elle, s’imaginant
par là le voir échapper aux mille dangers qui
menacent la jeunesse. <•
— C’est doue que tu t'ennuies avec moi, mon
Tout-Petit? demanda-t-elle avec regret. Il me
semble que, sur la recommandation de Lou-
veau, on t'aurait bien donné de l’ouvrage dans
la maison qui lui en fournissait.
— C'est probable, maman; mais... c’est que
je ne sais pas encore mon métier.
— Tu faisais pourtant de bonnes journées. Il
ne faut pas être trop ambitieux, vois-tu.
— Je ne sais pas si je suis ambitieux, maman;
mais je sais que je voudrais devenir un bon
ouvrier afin d'entrer plus tard dans la fabrica-
tion ; et, pour en arriver là, il me faut travailler
encore beaucoup avec quelqu’un qui s’y
connaisse.
Il lui serrait en quelque sorte de répétiteur.
Le père Cacaouèclie approuvait fort la
décision de Jean.
— Laissez-le donc aller, dit-il à la mère, vous
l’élevez comme une fille.. Est-ce que c’est
l'affaire d’un garçon de dix-sept ans bientôt
que d'aller au marché avec vous et de sur-
veiller le pot-au-feu?... Jusqu’à ce nom de
Tmd-Pelü que vous lui conservez comme s'il
était encore au maillot... Retenez bien ceci,
M“ Harivel; il y a en votre enfant l'étoffe d'un
homme, mais vous finiriez par atrophier ses
bonnes dispositions si vous continuiez à le
confiner ainsi. Il ne s'est pas créé d'amis —
j'entends d'amis de son âge.... de camarades
pour mieux dire, car il a comme amis tous
ceux qui le connaissent — et c'est mauvais
pour lui... Oui, je dis bien, mauvais... : mau-
vais pour sa santé, mauvais pour son esprit,
mauvais pour son cœur. Les jeunes gensont de
la force à dépenser. Il ont un impérieux besoin
de changerdeplace,debavarder,de s'épancher.
Il ne faut pas qu'une tendresse mal éclairée
entrave le développement des qualités phy-
siques et morales de votre fils Jusqu'à présent
vous ne l’avez que trop cousu à vos jupes : il est
temps que vous lui donniez un peu la volée.
Eugénie n’était pas entêtée; elle vivait dans
la crainte perpétuelle de nuire en quelque
chose à l'avenir de son Jean Elle céda., avec
un gros soupir, il est vrai, mais sans restric-
tion.
— Fais comme le dit ce brave père Cacaouèclie,
mon Tout-Petit : il est plus savant que moi..
et... ma parole... 1 je crois qu'il t'aime presque
autant.
Quand la chose fut définitivement résolue, le
jeune homme s'adressa au Réveil-Malm ou
574
LU PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
chacun, même le vieux caissier d'abord récal- |
citrant, lui témoignait beaucoup d’estime et
d’amitié, depuis qu'on l'avait vu travailler avec
tant de courage et si bien remplir ses engage-
ments. Le placier de la maison le présentacbez
llastical, horloger rue Saint-Martin, un ancien
visiteur de Tréguiliy et qui passait pour fort
habile.
Le nom de Tréguiliy produisit sur Jean un effet j
magique. D’après ce que lui avait dit autrefois
M. Aubry, Tréguiliy était le grand maître de
1 horlogerie française; jamais un ouvrier
médiocre n’était toléré dans ses ateliers; de
sorte qu’un séjour un peu prolongé chez
Tréguiliy équivalait à un certificat d'habileté et
de conscience dans le travail. Ce fut donc avec
un heureux empressement qu’il entra chez son
nouveau patron.
C’est là que, par une belle après-midi de prin-
temps, nous le trouvons installé, s’occupant
assidûment à la réparation d’un mouvement
très compliqué, quand s'ouvre la porte du
magasin.
— Monsieur Hastical, s’il vous plaît?
La voix était d’un si joli timbre, si fraîche, si
gaie que Jean releva la tête pour voir à qui
appartenait cette musique humaine.
Un jeune homme de son âge à peu près, à la
figure ouverte et intelligente, mais avec l'air un
peu gouailleur des Parisiens de race, était
devant lui, le chapeau à la main.
— Monsieur Hastical ? répéta-t-il
— C’est ici... Vous désirez lui parler.
— Si c’est possible... Mais il est absent peut-
être ?
- Oui ; pour toute la journée... Il est à Châ-
tillon avec la patronne et les enfants.
— Et... il vabien, monsieur Hastical?
— Très bien, je vous remercie.
— Madame Hastical, aussi, je suppose ?
— Parfaitement, répondit Jean un peu
étonné.
— Et les petits Hasticaux ?
— Les petits...
— Les petits Hasticaux... Pas asticots, vers à
pêcher..., non, Hasticaux pluriel de Hastical.
— Ah bon! fît, en riant de tout son cœur,
Jean qui comprit alors que ces marques de sol-
licitude pour la santé de la famille . Hastical
étaient uniquement destinées à amener un
mauvais calembour.
La glace rompue par l’éclat de rire de Jean,
les deux garçons continuèrent la conversation
sur le ton d’une parfaite intimité.
— Il y en a beaucoup de petits Hasticaux?
— Sept! fit Jean qui s’attendait à voir son
interlocuteur se récrier sur le nombre.
Tiens, reprit l’autre le plus simplement
du monde, comme chez nous.
— Vous êtes sept enfants?...
— Mais oui... Ce n’est pas déjà tant... Com-
bien êtes-vous donc, vous? Je parie que vous
êtes un.
— Oui, un.
— Ce n’est pas assez, prononça sentencieu-
sement le jeune homme. Vous avez dû horri-
blement vous ennuyer quand vous étiez petit.
— Mais, non... je ne me rappelle pas; vous
savez, c'est une affaire d’habitude... Et, pour en
revenir au but de votre visite, vous auriez
désiré voir le patron?
— J'aurais désiré... ce n’est pas un désir
bien impérieux, dans tous les cas. En deux
mots, voici l'affaire. Une cliente de votre mai-
son, amie de ma mère, lui a dit que M. llas-
tical cherche un apprenti sachant déjà un peu
travailler...
— Et vous êtes venu vous présenter?
— l’as précisément, puisqu’il est convenu
que l'apprenti en question doit être présenté
par ses parents. — Entre nous, je trouve cela
I un peu moule , un grand garçon comme moi qui
a besoin de papa et maman pour l’accompa-
| gner. Mais avant la présentation officielle, j'ai
| voulu prendre un peu l'air de la maison, savoir
comment est le singe, si la patronne a l’air
d’une bonne femme, et si la marmaille n’est
pas trop encombrante.
— Et justement, vousnerencontrezpersonne!
— Au contraire, je rencontre un brave garçon
qui va me donner tous les renseignements dont
j’ai besoin. A tout seigneur, tout honneur. Le
patron... quel homme?
— Un très brave homme, confiant, pas chica-
nier... Au reste, il est presque toujours dehors.
— Bon, pas gênant, alors. La patronne...?
— Très gentille, très douce...; un peu dolente,
peut-être, mais elle a tant de mal avec tous
ses petits !
— Ni criarde, ni grognon...?
- Ohl pas du tout.
— Alors, cela me changera agréablement.
Celle que je quitte était toujours de mauvaise
humeur, trouvait à redire à tout. Quand les
choses marchaient bien, elle se fâchait de
n’avoir aucun sujet de se mettre en colère.
— Il y avait des enfants ?
— Un seulement, Dieu merci! Une jeune
personne de six ans que je devais accompagner
quatre fois par jour à sa pension et qui pleur-
nichait tout le long de la route.
— Cela devait bien vous ennuyer!
— I‘as trop encore, parce que je sifflais assez
fort pour couvrir ses gémissements, auxquels
d’ailleurs, je ne prêtais nulle attention. Etpuis,
de quelque manière que ce soit, j’adore être
dans la rue. Et vous?
— Cela dépend.
— Moi, cela ne dépend pas. Je suis toujours
HISTOIRE D'UN HONNÊTE ARÇON
ravi de Hâner dehors... Et les marmots
ici, ne sont pas trop désagréables?
—, Ma foi, non, les pauvres petils! Ils
sont très gentils et très caressants. Dame !
parfois, il est prudent de les moucher
avant de les embrasser; mais que voulez-
vous...? Sept! et si petits! La mère a beau
se donner du mal, elle ne peut pas les
tenir aussi propres quelle le voudrait
— Alors, la boîte n’est pas mauvaise?
— Non, certainement. Je ne me plains
que d'une chose, c’est que le patron soit si
souvent absent.
— Si ce n’est que cela...
— Cela seulement.
— En ce cas, tout va bien: A demain
donc. Comment vous appelez-vous?
— Jean Harlvel.
— Et moi, Marcel Bouchard. Je suis
sur, Jean, que nous serons très bons
amis. Votre physionomie me revient tout
a fait.
— Moi aussi, je crois que nous nous
entendrons très bien. Au revoir, Marcel.
La maison Hastical.
— Ainsi que l'avait dit Jean, ce n'était pas
un méchant homme que M. Hastical, mais
c'était bien l'être le plus irrésolu qui fût au
monde. Chez TréguiHy, où il avait été assez
longtemps visiteur, on le considérait comme
un travailleur habile et zélé, et il était payé de
vingt à vingt-cinq francs par jour. Le malheur
pour lui, fut que, ayant épousé une orpheline
qui lui apportait une petite dot, il se mit eu
tète d'abandonner une position sûre et exempte
de responsabilités pour prendre une maison à
son compte, pour s 'établir enfin, le rêve de la
plupart des ouvriers.
Or, le pauvre homme était aussi peu apte
que possible à faire du commerce. Toujours
hésitant, indécis, ayaut au plus haut point
l'horreur des conflits et des discussions, il
n'avait su se défendre, ni des placiers qui lui
fourraient des marchandises plus que son ma-
gasin n’en pouvait contenir, ni des clients qui,
non contents d'exiger des rabais considérables,
lui faisaient subir d'interminables crédits.
Petit à petit, le dégoût lui était venu de cette
Je suis sir que nous serons bous amis.
i boutique où les affaires ne battaient que d'une
i aile; et il s'était mis à sortir, pour fuir un
milieu où, malgré tout, il était souvent
contraint de faire acte de volonté.
Sorties bien inoffensives, d'ailleurs ; car, fort
heureusement, il n’avait été séduit ni par le
jeu, sous aucune de ses formes, ni par la bras-
serie, ces deux grands éeueils du pavé parisien.
Il se contentait de flâner. Aussi, nul mieux que
lui n'était au courant des voies que l’on repa-
vait, des rues que Ton perçait, des bâtiments
que Ton élevait, des égouts que Ton creusait.
U connaissait à cinq centimètres près le niveau
de la Seine, savait les arbres de quel boule-
vard avaient les premières feuilles, et aurait
pu donner tous les renseignements désirables
sur les lignes d’omnibus qui, pour une raison
ou pour une autre, avaient momentanément
changé leur itinéraire. Depuis quelque temps,
il avait une nouvelle marotte; il suivait tous
les procès, si peu à sensation qu'ils fussent, et
le Palais de justice n’avait pas d'hôte plus
assidu.
J. L.
(A suivre.)
Malice d'un lionflun. — Balakireff, bouf-
fon du tsar Pierre I"', se disposait à implorer
auprès du souverain la grâce d'un de ses
parents. Or, l’empereur avait dit dans son
entourage : « Je ne ferai pas ce que Balakireff'
me demandera. » Instruit de ce propos, le
bouffon vint se jeter aux pieds du tsar: « Misé
ricordieux seigneur, dit-il, je te demande en
grâce de châtier mon cousin ». Et le tsar fit le
contraire de ce que le bouffon lui demandait.
576
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
Les oiseaux « Paris. — La faune de Paris
est, comme sa flore, d’une extraordinaire variété.
Les merles, les chouettes, les chardonnerets y
vivent en grand nombre.
On a aperçu cet été une caille aux Champs-
Elysées, une caille en liberté, vivant là comme en
pleine campagne. Le malin et le soir, et parfois
aux rares et courts silences des après-midi de
soleil, des promeneurs ont pu entendre son chant
mouillé, dans le roulement sourd des voitures et
les mille bruits étouffés de la ville.
Des arroseurs et des gardiens l'ont aperçue
aux tranquilles heures matinales, traversant fur-
tivement quelque allée de sable, de son petit pas
pressé, ou encore voletant d'un massif a l’autre,
au ras d’une pelouse, en quête de nourriture ou
d’abri.
Elle se tenait généralement près du Cirque d’Été.
D’où venait-elle? Comment s’était-elle égarée là,
en plein bruit, en plein mouvement., cette pauvre
petite bète peureuse des campagnes?
*" *
Planchers en papier. — Des planchers
en papier viennent d’être expérimentés aux
États-Unis.
Le résultat des essais est, paraît-il, satisfaisant.
Ces sortes de planchers présenteraient de nom-
breux avantages : d’abord, point de rainures
dans lesquelles s’accumule la poussière, comme
dans nos parquets ordinaires; ils conservent la
chaleur, sont d’un contact très doux et ne
résonnent pas sous les pieds.
Enfin, ce qui est plus appréciable encore, le
prix de revient est peu élevé.
C’est mélangé d’un peu de ciment et réduit en
une pâte épaisse, que le papier est étendu sur les
sol et comprimé à l’aide de rouleaux.
*
* *
Un nouvel essai d'aviation. — La mort
de M. Otto Lilienlhal, dans son expérience d’avia-
tion, n’a pas découragé ceux qui rêvent la
conquête de l'air.
Le docteur Charles Richet, professeur à la
Faculté de médecine et directeur de la Revue
scientifique, vient de construire à son tour un aéro-
plane qui sera expérimenté sous peu. Sa forme
est celle d’un oiseau de vingt-deux mètres de lon-
gueur et d’une surface relativement très petite.
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMERO 400.
1. Question d’étymologie.
Magasin vient do l'arabe makhzen an pluriel mafchâsin,
dépôt de marchandises, du verbe khazan, rassembler,
amasser.
IL Question géographique.
T. Ile-de-France a reçu ce nom parce que, primitivement,
les limites de cette province suivaient le cours de fleuves et
de rivières : la Seine, l'Oise et son frètit affluent, la Thôve;
la Marne et le Beuvron son affluent, qui en faisaient presque
une île.
De chaque côté, deux ailes gigantesques d’une
étendue totale de soixante mètres. Ces différentes
pièces sont en aluminium el creuses, de manière
a les rendre peu pesantes et à laissercirculer l'air.
Un moteur a vapeur à haute pression actionne les
deux ailes et deux hélices disposées l’une à l’avant,
l’autre à l’arrière.
Les premiers essais seront fails avec un modèle
réduit, de 1 m. oO de longueur.
*
* *
Papier à la minute. — Une fabrique alle-
mande vient d’établir ce que nous pourrions
appeler le record de vitesse de fabrication du
papier d’imprimerie.
Un arbre sur pied a été abattu, écorce, défibré,
réduit en pâte de bois et transformé en papier sur
lequel on imprime un journal. Ces multiples
opérations n’ont demandé que deux heures
vingt-cinq minutes. C’est là une preuve frappante
de la rapidité de l’industrie moderne.
*
Utilité «le l’arithiiiétJ«|uc. — Lu sur la
pancarte d’un vieil aveugle installé sous le porche
d’une église :
« Batailles, 8; — blessures, 10; — enfants 6; —
années de service, 20; — Total : 44!
REPONSES A CHERCHER
Question «le langue française. — Par
quelles expressions particulières désigne-t-on la
droite et la gauche d’un navire, d’un cheval, d’une
scène de théâtre, d’une église à l’intérieur ?
*
* *
Klynxùogie curieuse. — Quelle est
l’origine du verbe lambiner?
*
* *
Acrostiches. — Trouver sept noms tels que
la réunion dans l’ordre donné des premières et
des dernières lettres de chacun d’eux donne deux
prénoms masculins. 1° Tissu léger; 2" Pays ayant
un gouvernement; 3° Évêque mérovingien;
4° Petite étendue d’eau; 5° A la fin d’une prière ;
6° État asiatique; 7° Ville du midi de la France.
III. Mots en triangle.
e p i n a r d
p o m o u o
impie
noix
âne
r e
d
IV. Anagramme
Rame, mare, arme.
Le Itérant : Maukice TARDIEU.
Joule demande de changement d'adresse doit être accompagnée de l'une des dernières bandes et de 50 centimes en timbres -poste.
8e année. — N° 402.
10 centimes.
7 novembre 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DLS ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
Cosaques capturant des chevaux dans le steppe
578
LE PETIT FRANÇAIS’ ILLUSTRÉ
Histoire d’un honnête garçon (Suite)
Au début de leur établissement, M™ Hastical,
très aimable et toujours parée, se tenait à la
caisse. Mais un enfant était venu, puis deux,
puis sept. Les ressources, diminuant à mesure
que les charges augmentaient, ne lui avaient
point permis de se faire aider d’une manière
efficace, et elle avait dû consacrer la plus
grande partie de son temps aux petits, qu’elle
soignait du reste avec une sollicitude et un
dévouement dignes d’éloges.
Elle ne parut donc plus au magasin qu’en
l’absence de son mari, appelée par les clients
qui se faisaient chaque jour plus rares. Encore
n’était-ce trop souvent que coiffée à la diable,
son corsage de nourrice mal reboutonné, sa
robe gardant les traces visibles des petites
mains qui s’y étaient accrochées. Propre et |
soigneuse, elle l’avait été comme personne, et j
l'était même encore autant que faire se pou- j
vait; mais elle était véritablement débordée, et
si vaillante qu’elle fût, elle se décourageait à
l’idée que malgré un labeur incessant elle ne
parvenait pas encore à faire le nécessaire.
Ce qui jusqu’alors avait maintenu le magasin
sur un certain pied, c’était la réparation. Quand
Hastical voulait s’en donner la peine; c’était un
ouvrier hors ligne, la chose était connue ; et de
bien loin à la ronde, on lui apportait les pièces
délicates qui nécessitaient des soins entendus.
Mais, de ce côté encore, les affaires commen-
çaient à péricliter sérieusement, et les clients
se fâchaient de voir que l'ouvrage traînait en
longueur. C’est ce qui avait donné à Hastical
l’idée de prendre un second ouvrier. Jean pen-
sait que si le patron avait pu se résoudre à
rester à l’établi, les choses n’en auraient que
mieux marché, mais il n’osait le dire.
Marcel, présenté, fut tout de suite agréé.
— Je désire que mon fils ne soit employé :\
aucun ouvrage domestique, recommanda le
père. Il est ouvrier, mais non valet.
— Ne l'envoyez en course que le moins pos-
sible, ajouta la maman. Il n'aime déjà que trop
la rue... Et ne lui faites porter rien de lourd :
il n’est pas bien robuste, comme vous voyez.
Le jeune homme qui n'avait pas bronché à
la première observation, fit la grimace à la
seconde, il ne se voyait pas du tout confiné
tout le jour à son établi, un verre grossissant
fiché à l’œil gauche.
La présentation à peine terminée, l’horloger
prit son chapeau.
Monsieur Harivel, dit-il à Jean, vous savez
ce qu’il y a à faire, n'est-ce pas? et vous êtes
bien capable de mettre au courant votre nou-
veau camarade...
— Oui, monsieur; mais c'est qu’il y a beau-
coup d'ouvrage et je crains, malgré l'aide qui
m’arrive, de ne pouvoir tout terminer. De plus,
je n’ose guère entreprendre l’horloge de la
brasserie Gayler qu'on a promise pour demain...
— Mais si, vous saurez l'arranger. Vous
travaillez très bien quand vous voulez.
— Je veux toujours, insista Jean; mais j’ai
déjà examiné le mouvement, et je...
La patronne intervint, d’une voix très douce
et un peu suppliante ;
— Le jeune homme a raison, dit-elle à son
mari; tu devrais faire cet ouvrage toi-même...
M. Gayler est un lion client, et il a tant recom-
mandé son horloge !
— Tu crois, fit Hastical avec l’air d'un homme
qui est à cent lieues de ce qui se passe autour
de lui.
Il eut deux ou trois gestes d'hésitation, ôta
son chapeau, puis le remit sur sa tête, et posa
sa canne plusieurs fois avant de se décider à
l'abandonner tout à fait.
— C'est qu’il y avait aujourd’hui, au Palais,
l’affaire... chose... tu sais, ce courtier en dia-
mants qui... voyons, aide-moi donc... c'était
très intéressant à suivre... Enfin, si tu crois
indispensable que je reste...
Et subitement résolu, : .. 'assit et se mit à la
besogne.
Une fois à l’œuvre, ce ne fut plus le même
homme; toute trace d’indécision avait disparu
chez lui, et il agit avec une sûreté de coup
d’œil, une habileté de main étonnantes, don-
nant aux jeunes gens stupéfaits, des explications
nettes, précises sur les différentes phases par
lesquelles passait son travail.
— Il n'y a pas à dire, glissa Marcel à l’oreille
de son camarade, comme patron c'est une
moule, une vraie moule! mais, sapristi, c'est
un rude ouvrier !
Jean et Marcel furent vite amis, bien que
leurs caractères et leurs dispositions fussent
en tout dissemblables. Autant le premier était
réservé et timide, autant l’autre était gai.
bavard, exubérant, railleur sans malveillance,
taquin sans méchanceté. Sous le rapport du
travail, même différence. Si Jean saisissait les
choses d’emblée, mais exécutait avec une peine
et une fatigue relatives, Marcel, que tout
examen lassait vite, agissait, une fois qu’il avait
compris, avec une aisance, une adresse extraor-
1. Voir lû n° 401 du Petit Français illustré , p. 072,
HISTOIRE D'UN HONNÊTE GARÇON
579
dinaires : ils se complétaient pour ainsi
dire l'un l’autre.
Le seul point sur lequel ils se rencon-
traient, c'était la conscience avec laquelle
ils accomplissaient leur tâche, et la bonne
volonté qu’ils apportaient pour que les
affaires de la maison souffrissent le moins
possible de l’absence du patron. En braves
garçons, Us se prêtaient aux circonstances.
Bien souvent, quand l'ouvrage ne pressait
pas trop, ils s'occupaient des enfants pour
que la mère eût un instant de liberté.
Jean, qui n’était pas très imaginatif, se
contentait de leur acheter des bonbons,
des images ou de menus jouets. Marcel,
lui, les faisait jouer, leur racontait les his-
toires les plus étranges avec un sang-froid
admirable. Et des deux amis, c’était Marcel
qui avait le plus de succès auprès du petit
monde.
Il arrivait même bien quelquefois au
jeune Bouchard, la patronne étant appelée
au magasin, d'aller prendre le bébé qui se
fâchait dans son berceau, de le promener,
de l'amuser pour que sa mère, ne l’entendant
plus crier, eût l’esprit tranquille.
— Si mon père me voyait faire ainsi Toflîce
d'une nounou, disait-il à Jean, lui qui tient tant
à ce qu’aucun de nous ne soit employé à une
besogne domestique..! Mais, tu sais, c’est parce
que la patronne est une bonne femme et qu elle
ne nous le commande pas, autrement...
Marcel excellait encore aux besognes diplo-
matiques. Dès qu’il s’agissait d’effaroucher —
comme il disait — un importun, créancier ou
placier, de dépister un débiteur récalcitrant et
de le forcer à s’exécuter, ou encore de se débar-
rasser d’un rossignol encombrant, on était
sur de le trouver avec des arguments victo-
rieux.
Si la débâcle finale avait pu être retardée, le
dévouement des deux garçons aurait peut-être
suffi; mais, ce qui faisait défaut, c’était le
concours du patron, que le découragement
gagnait de plus en plus.
Le jour où le premier huissier fit son appari-
tion, un protêt à la main, il perdit totalement
la tête, ne parlant de rien moins que s’en aller
au loin en quête d’ouvrage, laissant là bou-
tique et marchandises, et abandonnant le tout
aux créanciers.
Les supplications de sa femme, les raison-
nements de Jean et de Marcel étant impuis-
sants à le remonter, et le spectacle de son
chagrin n’étant pas fait pour donner aux
autres le courage et la décision nécessaires,
madame Hastical le pria affectueusement de
quitter tout à fait le magasin, où il n’était
d’aucun secours, et de prendre ses quartiers à
Châtillon, chez ses parents, où elle irait le
H lui arrivait souvent d’aller prendre le bébé dans son berceau.
rejoindre avec la nichée dès que tout serait
arrangé.
Il partit avec un ouf de délivrance, laissant
une entière liberté d’action à sa courageuse
compagne.
En huit jours, les affaires furent réglées à la
parfaite satisfaction de chacun. Hastical avait
retrouvé son ancien poste chez Tréguilly, le
fonds était vendu, les créanciers payés jusqu’au
dernier sou.
Il n’y eut que le pauvre Jean de marri. II
restait chez les successeurs de Hastical poul-
ies mettre au courant de la clientèle, mais
seul : son ami, remercié par lés nouveaux
patrons, était placé ailleurs... très bien. Il se
désolait de voir que tous les maîtres auxquels
il s'attachait le quittaient l’un après l’autre.
M. Aubry d’abord, qui l’avait aimé comme son
propre fils; puis Louveau, qui le traitait en
camarade; les Hastical enfin, qui le considé-
raient comme un ami... tous... Jusqu’à Marcel,
dont il était séparé, pour combien de temps...?
pour toujours, peut-être. Car il n’était pas sûr
qu’ils retrouvassent jamais une maison où on
les reprendrait tous deux... Et il ne savait plus
travailler sans Marcel...
Le soir, quand il rentrait du magasin, ayant
eu à subir tout le jour le ton bourru du patron,
les airs dédaigneux de la patronne, le grand
garçon, triste, découragé, cachait sur l’épaule
de sa mère sa tête lassée, et d’une voix qui
implorait des consolations :
— Dis, maman, murmurait-il, est-ce qu’il en
sera toujours ainsi?
580
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Chez les Bouchard.
u Mon cher Harivel,
« Je viens vous dire que, si vous avez toujours
« le désir de travailler aux ateliers Tréguilly,
« il y a une place à prendre; et je n'aurai qu’à
« vous présenter pour que vous soyez admis
« tout de suite. Dans le cas où vous accep-
« teriez, comme je le pense, venez dimanche
« à Chàtillon, m'apporter votre réponse, en
« nous faisant l’amitié de dîner avec nous. Ma
» femme et les enfants seront très contents de
ii vous voir.
« Je vous serre très cordialement la main.
« E. Hastical. »
Si Jean acceptait...! Mais c’est avec enthou-
siasme qu'il acceptait cette proposition , la
réalisation de sou rêve depuis qu’il faisait
de l’horlogerie! Il n’eut garde de manquer au
rendez-vous, et, le lundi suivant, grâce à une
chaude recommandation de Hastical, qui avait
parlé de lui comme d’un sujet, il faisait ses
débuts sous la direction immédiate de son
ex-patron.
Celui qui aurait été à même de comparer le
Hastical des ateliers de Tréguilly avec le
Hastical de la rue Saint-Martin ne les aurait
jamais pris pour le même homme. Dégagé de
toute préoccupation mercantile, l’horloger avait
repris son assiette et était redevenu le tra-
vailleur habile ’ et consciencieux qu’il avait
été autrefois. L’indécision de son esprit, le
vague de ses idées avaient complètement dis-
paru pour faire place à une tranquille aSSU-
Eh bien', vous désertez avant la lutte?
rance; et, très gai, il était le premier à rire
avec Jean de ses marches errantes à travers
Paris et de ses stations au Palais de Justice.
Hastical avait véritablement reconnu chez
Jean des aptitudes remarquables, et il eut à
cœur d’en tirer tout le parti possible. C'est
pourquoi, au lieu de le cantonner dans un
genre de besogne spécial, il voulut qu’il suivît
la filière des multiples opérations de l’horlo-
gerie, et qu’il apprît à tout faire.
Doeile, laborieux, aimant profondément son
métier, le jeune homme fit des progrès si
rapides qu’au bout d’un an il était capable de
prendre part au Grand Concours établi par la
Chambre syndicale de l'horlogerie.
Ce ne fut pas de lui-même, certes, que Jean
eut l'idée de concourir. Il était très modeste
et n'avait pas une haute idée de son talent.
Aux premières ouvertures de Hastical à ce
sujet, il leva les bras puis les laissa retomber
avec découragement, en même temps qu’il
proférait un oh! qui, pour être à moitié
étouffé, n’en était pas moins significatif.
— Eh bien! fit Hastical avec une belle tran-
quillité, vous désertez avant la lutte ?
— Mais songez-y donc : un concours auquel
prennent part des patrons... des horlogers de
vingt-cinq à trente ans...! vous voulez que moi,
qui 'sors à peine d’apprentissage...
— Vous êtes jeune, c’est vrai, interrompit
le maître sans se départir de son calme, mais
il y a de l’exagération à dire que vous sortez à
peine d’apprentissage. Quoi qu’il en soit, je
persiste à affirmer que vous avez des chances.
D’abord, vous possédez de grandes disposi-
tions naturelles; ensuite, vous avez été assez
heureux pour débuter avec un ancien
ouvrier de chez nous qui savait tra-
vailler... le pauvre Aubry. Je ne parle
pas des deux ans que vous avez passés
sous ma direction, tant à la rue Saint-
Martin qn’ici, mais encore puis-je dire,
sans trop do vanité, que vous n’avez
pas perdu votre temps... Et les cours
des Arts-et -Métiers, croyez- vous qu’ils
ne vous aient pas été d’une grande
utilité...? Vous y avez puisé toutes les
connaissances théoriques ayant trait à
l’horlogerie... Sérieusement, Harivel,
n’hésitez pas : peu de concurrents ont,
autant que vous, d’atouts dans leur jeu.
— Mais le temps... le temps... ?
— Le temps... c’est à vous de le trou-
ver. D’abord vous avez les veillées... vos
dimanches... Puis, vous pouvez deman-
der ici un congé qu’on ne vous refusera
pas... Enfin, il ne vous est pas défendu
de vous faire aider ; pourvu que le plan
et la direction du travail viennent de
vous. (A suivre). J. L.
L'ÉCOLE DE PÊCHE DE CROIX
581
L’école de pêche de Groix.
Depuis 1840, les habitants de Vile de Groix,
les tiroisillons , ont entrepris les grandes pèches
du large, et aujourd'hui plus de 1 60 chaloupes
(qu'ils appellent là-bas des dundees) emmènent
pour plus de neuf mois 1 200 marins qui ont
mérité, par leur courage et leur habileté, le nom
de « Rois du golfe ». Mais comment ces barques
étaient-elles autrefois dirigées? Par un vieux
de trois cents mille francs de thons pourris.
II y avait quelque chose à faire pour former
cette belle et vaillante population à laquelle ne
manquait qu'un peu d’instruction. C’est de cette
idée que naquit l’école de pêche de Groix. La
direction en a été confiée à M. Guillard. Petit,
maigre, d’une grande bonté, avec des yeux
intelligents et vifs et portant fièrement à la
Le fiord Saint-Nicolas (Ile de Groix).
loup de mer qui, comme le petit navire, avait
beaucoup navigué, mais qui sans instruction,
sans calculs et sans instruments, naviguait au
petitbonheur ou, comme disent les marins eux-
mêmes, à l'estime. Ces marins connaissaient par
expérience tous les fonds de la mer voisine,
tous les écueils du golfe, et cela leur suffisait.
Mais qu'un soir le vent balayât le golfe, qu’un
brouillard épais cachât la côte, que le capitaine
eût absorbé un verre d’eau-de-vie de trop (et
on peine tant dans le métier !) et voilà la barque
chavirée, les hommes depuis le plus vieux jus-
qu’au petit mousse en pleurs disparus; et le
cimetière comptait quelques tombes de plus,
tombes trop souvent vides, hélas ! Même lorsque
les vagues souriaient aux pêcheurs, que le
soleil était fidèle, que les poissons étaient
abondants, le pêcheur ne savait que faire d'une
si belle capture; il savait prendre mais non
conserver « les fruits de la mer » et chaque
année il fallait jeter hors des barques pour plus
boutonnière la décoration si bien gagnée. Sous
sa conduite nous nous dirigeons, à travers le
village empressé sur nos pas. vers la petite
maison blanche qui de toutes ses fenêtres
regarde vers la mer moutonnante.
Ah! elle est bien petite la maison, bien sim-
ple la salle d'études et bien pauvre aussi i Üne
chaire vermoulue, des bancs en bois, une
longue table. C'est tout! J'oubliais que les murs
blancs ont été décorés par les soins de M Guil-
lard ; une rose des vents splendide pousse ses
pointes dans toutes les directions; ici une
boussole, là un sextant et, au fond de la salle,
en lettres énormes le tableau contre l'alcool, ce
poison fatal aux pêcheurs plus encore que les
vents et les tempêtes.
Faut-il citer aussi cet humble musée mari-
time qui tient tout entier dans une armoire, et
cette bibliothèque à l'aise sur quelques plan-
chettes? Si vous avez quelques livres mari-
times ou quelques instruments de reste, en-
582
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
voyez-les là-bas; vous vous ferez des amis.
Et de bons, de charmants amis ! C'est plaisir
de voir ces enfants réservés à la mer, à ses
dangers, à ses fatigues, penchés sur des cartes
marines, armés de compas et d’équerres, et
attentifs à leur besogue. Sous nos yeux,
M. Guillard dicte à ses élèves un problème
redoutable où il est question de latitude, de
hauteur méridienne et de point. Mais ils n'ont
pas l’air effrayé du tout, les bons petits mousses.
Au bout de cinq minutes, le problème est
naviguer pendant huit jours sous la tutelle de
ses disciples. Les surveillait-il du coin de l'œil ?
Je n'oserais en jurer.
On leur apprend aussi à conserver le poisson
à l’aide de la glace, à user des signaux à grande
distance, à connaître et à observer les règle-
ments maritimes. Puis ce sera le médecin de
l'ile qui leur donnera les notions d’hygiène
utiles à la mer ; puis un vieux patron de pêche
leur apprendra à confectionner des filets et à en
raccommoder les mailles; puis les instituteurs
La salle de classe.
résolu et nous applaudissons à tout rompre.
Ainsi donc, ces enfants seront un jour des
marins au cœur aussi ferme, au bras aussi
rude, à la volonté aussi énergique que leurs
aînés; mais ils seront plus instruits. Ils auront
des cartes marines qu’ils liront sans difficulté ;
ils auront des instruments et ils sauront s’en
servir; au milieu des tempêtes les plus redou-
tables ils garderont leur sang-froid parce qu’ils
seront sobres. Ni le sextant, ni le locli à hélice,
ni le sondeur-enregistreur, ni l’octant ne leur
seront étrangers. Et si Ton songe que de cette île
de Groix sortent chaque année plus de cent
officiers mariniers, n’est-on pas heureux de
penser que la marine française peut compter
sur de pareils serviteurs"?
Ce n’est pas tout; quand on leur a enseigné
à se diriger sur mer à l’aide de calculs exacts
et d’instruments précis, on les embarque et on
les charge de la conduite du minuscule navire.
M. Guillard, lui-même, n’a pas craint de
du canton dirigeront leurs doigts fatigués par
les lourds travaux et leur enseigneront à
rédiger de magnifiques livres de bord.
Ce sont d’abord les plus jeunes qui sont
venus. « Va à l’école, a dit la mère impatientée,
tu me laisseras tranquille ! » Mais quand le
petit homme est devenu mousse, ses compa-
gnons ont été émerveillés de sa science..
Bientôt les vieux ont suivi les jeunes et le
professeur a eu l’agréable surprise de grouper
autour de lui des patrons à tête moussue, des
pêcheurs au teint hâlé, des novices encore
timides, qui sont venus, humbles toujours,,
demander à la science ce que l’expérience ne
leur avait pas encore appris.
Après le travail, les récompenses. Nous avons
assisté à la distribution de prix. Maigre distri-
bution avec quelques livres dorés sur tranche
etune dizaine de lauréats. Trois ou quatre seule-
ment sont venus recevoir des mains du prési-
dent le volume qui leur était destiné. Quant aux
L'ÉCOLE DE PÈCHE DE CHOIX
583
autres, lorsqu’est arrivé leur tour : « En mer ».
a répondu laconiquement le vieux maître. Et
cela était profondément émouvant. En me)'/
C'était, pour nous autres terriens, l'évoeation
des nuits sans sommeil, des jours sans repos,
des mois passés loin de la famille et loin de la
maison. Et tous les eœurs se sont serrés, tous
les yeux se sont mouillés à ce moment. Pauvres
tient et le vent nous emporte. Nous les avons
laissés debout, devant la maison, leur profes-
seur au milieu d’eux, nous remerciant simple-
ment, sans éloquence, mais avec un indéfinis-
sable accent de conviction.
Le bateau nous attendait pour nous ramener
à terre; la mer, si calme l'après-midi, mouton-
nait au large; le jour tombait rapidement et
Le musce maritime.
gens! Nous avons donné tout ce que nous
avons pu, pièces d'argent, livrets de caisse
d'épargne, livres, etc. Mais quoi? Ils manquent
encore de tant de choses. De pareilles visites
seraient souvent nécessaires, mais la vie nous I
malgré la tristesse du crépuscule, tous bavar-
daient à bord et se montraient joyeux, car nous
avions vu de beaux dévouements et nous avions
fait de notre mieux une bonne action.
C. G.
L'nlcoollsme en A'oi-innmlie. — - L’opi-
nion publique a été très vivement émue
dernièrement, lorsqu'il a été établi par des
chiffres qu'une grande ville de Normandie,
Rouen, consommait à elle seule annuellement
cinq millions de litres de prétendue eau-de-
vie ! Cela représente une dépense de plus de
douze millions de francs, pris surtout dans les
petites bourses. L'ouvrier qui va au cabaret,
à Rouen, demande souvent « quatre sous de
café et un franc de goutte ! » Dans plus d'une
famille, la femme, les jours de fête et les jours
de presse, trempe la soupe dans un litre d'eau-
de-vie... Songe-t-on à la série effroyable de
maux qui attendent ces malheureux : maladies,
misère, folie, crime! Tous les honnêtes gens
doivent s’associer pour combattre un pareil
fléau car si de telles mœurs se développaient
en France, c'en serait bientôt fait de notre
pays.
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Le roi des jongleurs <s mie)'.
— Allons, Barbette, à la cave, dit Perrette
Courtejoye.
Barbette se releva et prenant un broc dans
la carriole, s’en lut le remplir à une source qui
faisait une mare à l’entrée dubois. Chacun eut
son gobelet et put se rafraîchir...
— On est vraiment bien, maintenant, saint
Guignon s’endorme! fit i\I. Courtejoye quand il
posa son assiette vide à côté de lui. Jehan, nous
t’estimons tout plein, je suis sûr que demain
devant les habitants du Rozoy, tu te tireras
très convenablement d’affaire... Dis donc Per-
rette, dis donc, Barbette, il va falloir trouver
le moyen de fabriquer un surcot un peu joyeux
à ce garçon pour mettre par-dessus sa souque-
nille d'écolier...
— Nous avons ce qu’il lui faut, dit Perrette,
nous verrons cela demain au soleil levant, ce
soir il est trop tard, voici la nuit qui tombe...
— • Et les préoccupations qui reviennent, sou-
pira Lesbahy. Notre chambre à coucher à
l’auberge de la belle étoile, carrefour des quatre
vents, rue de la pleine campagne, va être un
peu froide tout à l’heure. ..
— Nous n’y pensions pas tout à l’heure,
l’inquiétude du souper manquant venait tout
naturellement en premier...
— C’est la première fois que vous avez à
camper en plein air?
— Mon ami, fit M. Courtejoye avec dignité,
nous sommes, sans qu’il y paraisse ce soir,
gens d’importance dans notre métier! Autre-
fois, quand les temps n’étaient pas si durs et
les gens si serrés, nous fréquentions les meil-
leures hôtelleries dans les bonnes villes, autre-
fois nous étions bien reçus, hébergés etfestoyés
dans les châteaux et manoirs, par les campa-
gnes... Alors on était tout heureux de nous voir
arriver, on s'empressait autour de nous ;
nobles et bourgeois s'entassaient dans les
salles où nous donnions nos jeux et représen-
tations! Il n’était pas de bonne fête sans nous,
noces de gros bourgeois, festins de princes,
cérémonies dans les châteaux... Peu à peu tout
a changé, les querelles ont pris le pas sur les
divertissements; plus de joyeuses réunions;
châteaux et manoirs se sont fermés, les sei-
gneurs ont endossé leurs armures, les bourgeois
ont mis le bassinet en tête pour monter la garde
sur leurs remparts, et la détresse s’est abattue
sur nous... de malecliance en triste aventure,
nous nous trouvons en mauvais point; sans toi
nous ne soupions pas...
— Et maintenant, Seigneur ! fit dame Perrette
d’un ton dolent, où allons-nous coucher ce
soir?
— Il n’y a pas de grange aux environs?
— Non, rien avant Rozoy, où notre dignité et
l’intérêt de la représentation de demain nous
interdisent d'arriver eu baladins transis; nous
nous sommes arrêtés ici pour profiter du cou-
vert dubois... mais c'est maigre... Brrr! l’endroit
n’est pas très abrité!...
Jehan s'élança à travers le taillis pendant
qu'il faisait encore un peu jour; il tomba dans
un buisson au milieu des animaux de la troupe;
l’âne qui vielle sauta de frayeur, la chèvre qui
harpe bêla, la truie qui file grogna sur un ton
courroucé, des chiens aboyèrent. Jehan passa
sans s'arrêter. Il allait s'enfoncer dans les pro-
fondeurs du bois où peut-être on trouverait un
abri dans quelque ravin, mais il se rappela la
carriole aux bagages qu’on ne pouvait aban-
donner, et il revint fureter le long de la route.
On l’entendit bientôt crier dans le lointain :
— Venez donc, M. Courtejoye, j'ai trouvé I
Les bateleurs le rejoignirent à quelque
distance en avant.
— J’ai trouvé, leur cria Jehan, voyez-vous
ces tas de bois et fagots?
— Ali! bon, tu veux faire un fou qui nous
attirera peut-être quelques routiers en maraude.
— Non, nous allons avec ces tas de fagots,
nous construire une hutte,' vous allez voir! J’ai
trouvé gîte la nuit dernière chez des charbon-
niers qui ne sont pas beaucoup mieux logés que
nous le serons tout à l’heure...
— Ah! il a raison, le garçon, bonne idée! Ce
il 'est pas toi, Lesbahy, qui aurais pensé à ça!
Allons, à l'œuvre !
Jehan était à l'ouvrage déjà; à l’abri du tas
de bûches, il disposa les plus longues perches
comine un toit en pente, en assura la solidité
au moyen d'autres bûches, puis couvrit le tout
de fagots et de menus branchages. Il ne restait
plus que les deux côtés à fermer. Lesbahy et
Patience s’en chargèrent en bloquant un des
côtés au moyen de souches et en rapetissant le
plus possible le côté qui devait servir de porte.
M. Courtejoye ramassait des feuilles sèches,
des branches vertes et préparaitun lit moelleux
et aussi chaud que possible.
— Allons, les garçons, pendant que je mets
les matelas et la couverture, vite allez chercher
les dames, les bêtes et le char aux bagages...
Les trois hommes regagnèrent vivement
l’endroit où dame Perrette et Barbette, assises
sur les brancards de la carriole et déjà saisies
l.Voir le m 401 du Petit Français illustre, p. 566.
LE ROI DES JONGLEURS
583
par le froid du soir, regardaient tristement la
lune se lever à l'iiorizon.
— Dame Perrette! cria Lesbahy, réjouissez-
vous, à cinq minutes d'ici, un jeune seigneur
nous offre l'hospitalité...
— Oui, tu as trouvé quelque trou à renards.
— Non. non, nous avons un toit pour nous
couvrir et un lit bien rembourré.
Jehan et Patience s'attelèrent aux brancards
de la carriole, Lesbahy poussa derrière. Dame
Perrette alla prendre la corde attachée à la patte
de la truie qui file, Barbette tira sur le collier
de la chèvre, on siffla les chiens qui sortirent
du buisson au premier appel, et la troupe se
mit en route suivie de l'âne Barnabe qui trottait
à l’arrière-garde.
M. Courtejoye les attendait les mains dans
ses poches.
— Entrez, mes enfants, dit-il, nous sommes
chez nous ! Tiens, Perrette, dis-moi si nous
n’allons pas être mieux là-dessous que dans le
nid à puces de notre dernière auberge? Et la
nuitée ne nous coûtera pas un denier! Voyez
comme nous allons être bien tous, là-dessous.
Dame Perrette et Barbette se rassérénèrent.
— Oui, disent-elles, il y fait bon, on aura
chaud.
— Dites, si je ne suis pas homme de res-
sources! ajouta Courtejoye; il est vrai que je
me suis fait aider par les autres, mais c’est moi
qui dirigeais... Et j’ai pensé aux bêtes aussi;
voilà un abri pour elles à côté du nôtre... Elles
seront très bien... Tout le monde a soupé, tout
le monde va dormir...
— Nous avons soupé, dit Jehan, la chèvre, la
truie et l’âne ont pu trouver leur repas dans le
bois; mais les chiens, ont-ils donc soupé d'her-
liette et de feuillage?
— Non, dit Courtejoye, tranquillise-toi, cepen-
dant! Cette après-midi nous les avons cru
perdus pendant quelque temps, puis les scélé-
rats nous ont rattrapés la mine frétillante, avec
des plumes dans les dents. . Poussés par leur
malheureux appétit, ils avaient dû étrangler et
dévorer quelque poule; c'est une indélicatesse,
mais va donc faire comprendre cela à des
chiens affamés, même savants! Je n'ai pas
essayé!. .
La chèvre, l’âne et la truie attachés sous leur
toit de branchages, les Courtejoye, Jehan et les
chiens s’enfoncèrent dans leur lit de feuilles et,
bien au chaud, s'endormirent vite, les soucis
oubliés, l’espérance revenue au cœur.
La famille Courtejoye et Long-Guignon.
Des hihans sonores, des bêlements plaintifs
et des grognements pleins d’énergie réveillè-
rent la tribu Courtejoye sous son abri de
fagots; les chiens aboyèrent et se précipitèrent
dehors; Jehan fut sur pied en même temps
qu’eux. L’Ane qui vielle, la chèvre qui harpe et
la truie qui file cherchaient déjà leur déjeuner
et mangeaient les branchages qui servaient
de toit ; leur maison s’écroulait sous leurs
coups de dent.
— Déjà en appétit! fit Courtejoye sortant à
son tour de son tas de feuilles en se tirant les
bras. Allons bon, il pleut!
— Lâchons les bêtes, dit Lesbahy se mon-
trant la chevelure ébouriffée, pleine de verdure.
Il faut qu’elles trouvent leur déjeuner...
— Il pleut! reprit Courtejoye, il ne nous
manquait plus que cela ! Notre entrée à Rozoy
est compromise. .
Les hommes ayant détaché les bêtes, s’en
furent sur la route regarder l’état du ciel. Oui,
Pierrot cl Jcannot.
la pluie tombait assez sérieusement et de gros
nuages dans l’Ouest en promettaient encore
davantage.
— Mauvaise affaire ! dit Courtejoye rentrant
sous bois où, fort heureusement, la carriole aux
bagages était un peu à l’abri, nous aurions
pourtant bien besoin d’une bonne journée à
Rozoy pour remonter notre boursicot.
— Bah ! dit Jehan qui était optimiste, déjeu-
nons toujours, n’oubliez pas qu'il nous reste
trois harengs... pendant que nous les expé-
dierons la pluie passera.
— Et ces gros nuages qui accourent sur nous?
— Tant mieux s’ils courent, ils passeront
plus vite !
La famille Courtejoye revint tristement se
mettre à couvert. Barbette Courtejoye s’était
réveillée aussi avec appétit, car déjà elle pré-
parait les assiettes.
— Figure-toi, disait-elle à sa mère, j’ai rêvé
que uous étions à Rozoy et que nous donnions
une représentation devant une foule de sei-
gneurs et de nobles dames, tous tellement
enchantés de nos jeux et des talents de nos
bêtes, qu’ils se disputaient pour nous emmener
dans leurs châteaux, si bien que pour ne faire
d’affront à personne, nous étions obligés d’aller
! dîner et souper successivement le même jour
586
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
chez sept ou huit seigneurs, ducs ou princes
pour le moins...
— Ça, c'est gentil, dit Lesbahy.
— Et quels repas, mon ami ! quels repas! que
de bonnes choses !
— Alors tu ne dois pas avoir faim, Barbette,
et tu peux me donner ta moitié de hareng, je
m'en chargerai volontiers.
— Allons, à table, dit Courtejoye, mais où est
Jehan?
— Voilà, voilà, répondit le jeune homme, je
coupais de l’herbe avant la pluie ; il en faut
amasser une provision pour Barnabe et Barbi-
chette.
M“' Courtejoye partagea les trois harengs en
six morceaux égaux avec un soin méticuleux
et distribua sa part à chacun.
— Lentement, mes enfants, lentement, disait
Courtejoye donnant l’exemple, savourons tout
doucement, épluchons les arêtes, nous avons
le temps, hélas !
Les chiens, quatre bêtes de races diverses,
un peu efflanqués, amaigris par les traverses
et les jeûnes de leur carrière d’artiste, assis
levant les convives, considéraient les assiettes
l'un œil anxieux. Quand ils virent disparaître
les dernières bribes des harengs, ce qui ne fut
naturellement pas long, ils se regardèrent tous
les quatre remuant la tête, jappant et semblant
tenir conseil. Us attrapèrent au vol les arêtes
qu'on leur jeta, vinrent flairer les assiettes, et
après s’être concertés de nouveau, n'attendant
plus rien, partirent tout à coup avec ensemble
et disparurent au grand trot.
— Eh bien, Pierrot! Fricot! Janot! Poulot!
voulez-vous revenir ! cria Barbette, ici donc !
— Laisse, dit Courtejoye, tu n’as donc pas
compris ce qu’ils se sont aboyés lorsqu'ils ont
vu que nous n’avions rien à leur offrir que des
arêtes ? Pierrot a dit à Janot : te rappelles-tu la
poule d’hier? — Oui, a répondu Janot. — Était-
elle bonne? — Ne m’en parle pas! — Eh bien
elle devait avoir des sœurs !... — Allons-y voir,
a jappé Fricot... Et les voilà partis !
— Mais ce sont des voleurs !
— Que veux-tu que j’y fasse... Je leur ferai
de la morale quand ils rentreront, mais j’ai
peur de ne pas réussir à leur inspirer de bonnes
résolutions pour l’avenir... Ils ont eu trop de
misère depuis quelque temps, la faim a eu
raison de leur honnêteté d’autrefois , ils
chassent maintenant au chat et à la poule...
Comment les empêcher?
— Voyons, ne perdons pas notre temps pen-
dant que nous sommes à peu près à l’abri, dit
M"‘ Courtejoye, n’avons-nous pas quelques
hardes à raccommoder pour tâcher de paraître
dignement à Rozoy? ( A suivre .) A. R.
Comme complément aux remarquables
articles et très curieuses gravures que nous
avons publiés dans nos numéros 363 et 365
(février 1896) sur les Tournois au xv" siècle, nous
donnons aujourd’hui la reproduction d’une
gravure ancienne montrant la parodie d’un
tournois par de jeunes enfants.
De tout temps les enfants ont imité, parodié,
ce que font les grandes personnes : gamins ,
nous avons joué au cocher avec une chaise pour
véhicule, — comme les enfants de notre gravure
ont un tonneau pour monture, — nous avons
joué aux petits soldats avec un manche à balai
pour fusil, et, dans le Midi, il n'est point rare
de voir les enfants jouer à la « corrida », le
toréador armé d’une baguette en guise de
« espada ».
L. R.
Souvenir du concours de pêche à la ligne,
588
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
La couleur du. faune «l’œuf. — Quelle est la
couleur démon mouchoir blanc? demande Calino.
Or la couleur du jaune d’œuf peut n ôtre pas tou-
jours jaune. On rencontre quelquefois des œufs
en deuil : ce sont des œuls de canard. La colo-
ration noire est due à l’ingestion de glands par
les canes. Les glands de chêne sont très riches
en tanin; le jaune d’œuf est très riche en fer. I)e
ces deux richesses résulte par combinaison chi-
mique le tanate de fer, c’est-à-dire l’encre, la
vraie encre de nos pères.
Pour avoir des œufs noirs il n’v a donc qu'à
donner aux canes des glands de chêne.
On pourrait aussi bien se procurer des jaunes
d’œufs écarlates en faisant manger aux poules
des carapaces d'écrevisses, dont elles sont très
friandes. En cherchant encore, on arriverait peut-
être à épuiser avec les jaunes d’œufs toute la
gamme des couleurs .
* *
Un record musical. — La manie des
<« records » a gagné jusqu'aux musiciens. Il y a
quelques semaines, deux pianistes italiens s’atte-
laient à leurs instruments et le vainqueur de cet
alTreux tournoi pianotait cinquante heures sans
désemparer! L’autre jour, à Turin — car l’Italie
est toujours la terre bénie de la musique (!) — on
instituait un concours du même genre entre man-
dolinistes. Quatorze candidats, hommes et femmes,
se rangeaient en ligne devant un Jury d’amateurs
et commençaient à gratter avec un bec de plume
les cordes de leur instrument. Les héros de celle
petite fête avaient le droit de boire et de manger
pendant l’épreuve, mais sans cesser de jouer, ce
qui ne devait pas laisser que d’être un peugênant.
Un premier prix, consistant en une médaille d’or,
était destiné au vainqueur, qui n’a demandé
grâce qu’après vingt-trois heures et cinquante-
cinq minutes d'un travail ininterrompu. Les
femmes n’ont pas brillé dans cette lutte : trois
d'entre elles ont cependant tenu dix-huit heures,
ce qui est déjà joli; mais les quatre autres ont
été promptement mises hors de combat.
* *
Instinct ou intelligence. — Le savant
Flourens, qui fut professeur au Muséum d’his-
toire naturelle de Paris, raconte le fait suivant ;
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 401.
I. Question de langue française.
La droite et la gauche d'un navire, pour celui qui, étant sur j
le pont, regarde l’avant, s’appellent tribord et bâbord.
Lorsqu'on monte à cheval, on se présente au côté gaucho do !
la bête pour mettre le pied gaucho à l’étrier : c’est le côté de j
montoir; l’autre côté, la droite, s'appelle hors monfoir. On dit
aussi pour Ja maiu droite du cavalier ou lo pied droit du |
cheval, la main de la lance, le pied de la lance , parce que c'est
de ce côté que le cavalier suspendait sa lance ou la faisait
reposer sur l'étrier.
L'acteur en scène, faisant face à la salle, avait autrefois
plus que maintenant, l'habitude d'appeler lu droite côté cour,
la gauche côté jardin. Cette convention, qui avait l’avan-
tage d’éviter toute confusion, venait du théâtre du roi, ù
Versailles, lequel donnait d’un côté sur la cour, do l'autre sur
le jardin.
Le côte droit d’une église, à l'intérieur, en regardant l’autel,
est souvent désigné sous le nom de côté de l'èpitre; et le côté
gauche, côté do l'Évangile, ce qui dispense d'une longue péri-
phrase pour expliquer la position du visiteur.
On avait trop d’ours à la ménagerie. « On
résolut de se défaire de deux d’entre eux et l’on
imagina de se servir pour cela de l’acide prussique.
« On versa donc quelques gouttes de cet acide
dans de petits gâteaux. A la vue des gâleaux, les
ours s’étaient dressés sur leurs pieds de derrière;
ils ouvraient la bouche : on réussit à faire tomber
quelques gâteaux dans leur bouche ouverte, mais
aussitôt ils les rejetèrent et se prirent à fuir. On
pouvait croire qu’ils ne seraient plus tentés d'y
toucher.
« Cependant nous vîmes bientôt les deux ours
pousser avec leurs pattes les gâteaux dans le
bassin de leur fosse; là les agiter dans l’eau, puis
les flairer avec attention et, à mesure que le
poison s’évaporait s'empresser de les manger.
« Ils mangèrent ainsi tous nos gâteaux impu-
nément : ils nous avaient montré trop d’esprit
pour que notre résolution ne fût pas changée,
nous leur fîmes grâce. »
On racontait ce fait curieux devant notre jeune
amie Balbine, qui se mit à hausser les épaules :
« Ça n’a rien d’étonnant, dit-elle. Des ours
sauvages y auraient été pris ; mais ceux-là avaient
suivi les cours du Muséum ! »
RÉPONSES A CHERCHER
Origine curieuse. — Quel est le sens et
quelle est l’origine de l’expression ; Prcmb'e quel-
qu'un sans vert?
*
* *
< o<|uillcs à rectifier. — Chacune des
phrases suivantes contient une ou plusieurs
coquilles ou fautes d’impression produisant un sens
grotesque.
— Notre percepteur est un abrégé des sciences.
— La barbe de la Reine est redoutable apres
les grandes marées.
— Pour bien réussir les crèmes, il faut les
faire sauver.
*
* *
Mot** en losange. — Voyelle. — Un des
points cardinaux. — Liquide noir. — Contraire de
maître. — Empreinte. — Notre mère. — Voyelle.
II. Étymologie curieuse.
Denis Lambin, professeur de langue grecque au Collège de
France, était, en 1501, un savant d'une prodigieuse érudition
et d’un zèle infatigables, mais scrupuleux jusqu'à la minutie:
il épluchait les moindres détails dans ses commentaires sur
les auteurs qu'il traduisait. Cette méthode de travail lui faisait
employer un temps si considérable à chaque ouvrage sorti de
sa plume, que ses adversaires, en se raillant de ses lenteurs,
les caractérisèrent par le verbe lambine)', qui est resté daus
la langue.
III. Acrostiches.
g az e
e ta t
r ém i
m ar e
a me n
i ra n
n ic e
Le Gérant : Mauricu TARDIEU.
Tonie demande de changement d'adresse doit être accompagnée de l'une des dernières bandes et de 50 centimes en Umbres-poste.
8’ année. — N° 403.
10 centimes
14 novembre 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L'ABONNEMENT : LIN AN, SIX FRANCS
Armand COLIN & C,e. éditeurs
ETRANGER ; tW. — PARAIT CHAQUE SAMED?
Part «lu 1er «le cl-oque mois
5, rue de Mé*ic;rcs. Paris
Tous droits réserves.
Histoire d un honnête garçon. — La maman s occupait des derniers préparatifs du dîner
590
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Histoire d’un honnête garçon (suite)'.
Du moment où on avait le droit de se
faire aider, les choses changeaient de face. Car
Jean n’était pas très partisan d'un congé. Il
n'avait pas précisément peur qu’on prît sa
place en son absence, mais il trouvait plus sûr
de la garder lui-même. Si seulement, il pou-
vait s’assurer de l’aide de Marcel, dont les doigts
déliés et habiles faisaient de si joli ouvrage...
Hastical l’avait répété cent fois : il n’avait
pas de rival dans les pièces détachées... C’est
que Marcel aimait bien sa liberté... et le cano-
tage...et les parties de campagne... Shcriflerait-
iltout cela àl’amitié...?Sa bonne volonté n’était
pas mise en question, mais sa persévérance...
Le jeune hommerentra chez lui très nerveux
et, immédiatement, lit part à sa mère du sujet
de sa préoccupation.
— Mon pauvre garçon ! lit-elle apitoyée,
comme tu vas te fatiguer et te casser la tète !
Ce fut bien autre chose quand il lui lut le
sujet de la composition :
Un régulateur à cheminée , échappement à
force constante, quantième perpétuel et phases de
la lune, balancier compensateur au mercure.
— Tu sauras faire cela... toi... mon Tout-
Petit... ! s’écria-t-elle avec un effarement
glorieux.
— J'essayerai, tout au moins, maman. Seu-
lement, je voudrais être sûr que Marcel consen-
tira à m’aider; et, comme je suis très anxieux
de connaître sa réponse, je vais dès maintenant
lui soumettre la chose. Mets-toi à table sans
moi, je dînerai chez les Bouchard : tu sais
qu’ils ne rentrent de bonne heure ni les uns ni
les autres.
Après avoir monté le faubourg Poisson-
nière, Jean prit le boulevard Rochechouart,
puis la chaussée de Clignancourt et bifurqua à
la rue Ramey. Arrivé au n" 78, il s'arrêta à
une petite porte jadis verte, mais dont il était
difficile de reconnaître la couleur primitive,
tant les éclaboussures du ruisseau et les dessins
informes faits à la craie ou à la brique par les
gamins du quartier y avaient laissé de traces.
Jean souleva le loquet àdemi perdu dans une
retombée de clématite, et entra dans le jardin
qu’il traversa en deux enjambées. La famille
Bouchard occupait la maison tout entière. 11
faut dire aussi que la maison n’était pas bien
grande et que la famille était nombreuse.
Du temps où la barrière Poissonnière formait
une des limites extrêmes de Paris, l’un des
vieux Bouchard, maître charpentier, avait
acheté une parcelle de terrain, alors en pleins
champs, avec l’intention d’y bâtir une bicoque
où il pût se retirer. Mais, afin d’aller à l’éco-
nomie, il avait décidé qu’il édifierait lui-même
sa maison, avec l’aide de quelques amis qui
avaient bien voulu lui consacrer leur dimanche.
Le charpentier dirigeait les travaux qu’exécu-
taient sous ses ordres un ébéniste, un serrurier
et un marchand de crépins; chacun, du reste,
apportant, au plan primitif, des modifications
de son cru. L’architecture s’en ressentait.
Jamais on n’avait vu une bâtisse aussi stupé-
fiante : dès pièces tout de guingois, des bouts
de corridor, des coins, des marches à chaque
pas. L’harmonie ne régnait pas davantage au
point de vue des matériaux, que le père Bou-
chard avait achetés au rabais chez un entre-
preneur de démolitions : il s’y trouvait de
grandes fenêtres et des lucarnes, des portes
massives et des portes vitrées, des contrevents
pleins et des persiennes, des boiseries à
peine dégrossies, et d’autres ornées de char-
mantes moulures. Avec une teinte vert-bouteille
étendue sur le tout, les braves gens étaient
convaincus d’avoir assez fait pour l’homo-
généité.
Telle quelle était pourtant, l’antique maison
avait suffi au vieux charpentier, à son fils et à
son petit-fils. Mais, la jeune génération, Marcel
et ses frères, demandait avec insistance que
Ton vendît la cahute pour habiter un apparte-
ment plus moderne. C’était peine perdue ! Sur
cette question, le chef de famille, peu autori-
taire cependant, demeurait inflexible.
— Quand je ne serai plus là, répondait-il
invariablement, vous ferez ce que vous vou-
drez; mais moi, c’est ici que je veux mourir.
— Voyous, appuyait la mère, songez donc à
l’énorme loyer qu’il nous faudrait avoir pour
vous caser tous convenablement... Ce jardinet,
que vous raillez aujourd'hui, vous avez été
bien aise de l'avoir pour y prendre vos ébats
quand vous étiez petits, et il est bien précieux
encore pour Loulou.
C'étaient de braves enfants que les Bouchard.
Pour ne point faire de peine aux vieux, ils
n'insistaient pas davantage, quitte à reprendre
le sujet à la première occasion. Les garçons
appelaient pompeusement la bicoque notre
hôtel de la rue Ramey : c’était la seule vengeance
qirils tiraient de leur déconvenue.
Dans l’immense cuisine, assis près du feu,
les pieds sous Pâtre, bien qu’il fît assez chaud,
le père Bouchard lisait son journal, commen-
i. Voir le n° 402 du Petit Français illustré , p. 578.
HISTOIRE D'UN HONNÊTE GARÇON
591
tant pour sa femme les faits les plus
intéressants.
La maman allait et venait, s’occupant
des derniers préparatifs du dîner, dé-
rangeant le bonhomme chaque fois
qu’elle avait besoin à la cheminée.
— Attention, père.
Père se reculait sans protester, mai-,
aussi sans avoir l'idée de porter son
fauteuil et son journal un peu plusloin.
Loulou, le plus jeune delà famille, un
gamin de huit ans que chacun gâtai i
àl’envi, était dans le jardin fort occupé
à dresser des pièces de pâtisserie en
terre ; son tablier était trempé et il avai t
de la boue jusqu'aux yeux. De temps en
temps, quand il ne voyait plus clair,
il s'essuyait la figure avec un petit
mouchoir très sale.
— Il faut bien que les enfants
s’amusent, disait le père en manière
d’excuse, quand la maman se plaignait
du gâchis.
Au bruit que fit la porte quand Jean
l'ouvrit, Loulou leva le nez.
— Tiens, Jean Harivel t s'écria-t-il;
bonjour Jean Harivel. Entre t'asseoir;
les grands frères 11e sont pas encore là.
Les vieux reçurent très cordialement
le jeune homme qu'ils aimaient beau-
coup ; et, presque aussitôt, comme si
son arrivée avait été un signal, le défilé
des Bouchard commença.
Le premier qui parut fut Édouard, un bon
garçon tranquille et toujours de bonne humeur,
qui était employé au Marais dans les produits
chimiques. Deux jeunes filles, Hélène etValen-
tine, le suivirent de près ; la première, bro-
deuse rue d’Aboukir, passai t chaque soir prendre
la seconde qui était éventailliste et travaillait
boulevard de Sébastopol. Armand vint ensuite.
Praticien du sculpteur Doisy, dont l'atelier est
derrière le Luxembourg, il rentrait générale-
ment le dernier. Aussi s'étonna-t-il de ne trou-
ver, ni Amélie qui était fleuriste rue de Riche-
lieu, ni Marcel, maintenant premier ouvrier
dans une importante maison du Palais-Royal.
— Quand on parle du diable... fit le jeune
Harivel en s'avançant, les mains tendues, vers
son ami qui arrivait.
— Allons, à table, fit la maman après avoir
embrassé tous ses grands enfants.
— Qu'est-ce que tu as pour dîner m’manî
J’ai excessivement faim, fit une voix.
— Moi aussi.
— Et moi !
— Et moi !
— Bon, vous avez ions faim ! à ce que je vois.
Heureusement j'ai de quoi vous satisfaire...
D'abord, une bonne soupe aux légumes...
Titi rentrait avec son filet ù provisions..
Ce fut un toile général.
— Au maigre, appuya la mère.
— Au maigre on au gras, tu peux la garder
ta soupe m'man. Pouah!
— Ensuite, un beau morceau de veau aux
carottes.
Les cris recommencèrent.
— Du veau!
— Des carottes!
— Dn rata !
— Mes pauvres enfants, fit la mère déso-
lée, je ne sais comment faire, vous n’aimez
rien.
— Comment, nous n’aimons rien! Attends
un peu, m’man, dit Valentine, je vais t'orga-
niser un petit dîner soigné; et chacun sera
servi selon ses goûts.
— C'est cela Titi ; occupe-toi du marché.
Vingt minutes plus tard. Titi rentrait avec
sou filet à provisions rempli jusqu'aux bords, de
toute espèce de choses. Elle en tira successi
vement des cerises, une tranche de galantine,
un pâté, une boîte de sardines et un melon.
— A la bonne heure ! firent unanimement
les jeunes Bouchard.
— Je vois que mon veau va me rester, comme
l’oie de l'autre jour, fit la mère avec résignation
592
LE PETIT F II A N Ç A I S II.I.USTIÎE
et que le père et moi, nous sommes condamnés
à en manger toute la semaine.
— Mais, madame Bouchard, j’aime beaucoup
le veau, moi... et la soupe .. dit Jean, désireux
de-faire plaisir à la bonne femme. J'en mangerai
volontiers avec vous.
— .Moi aussi m’man, ne te désoles pas, ajouta
Édouard qui était de bonne composition.
— Si vous croyez que vous vous faites l’esto-
mac, avec votre charcuterie ! remarqua le père,
sans aucun espoir d’ailleurs que sa réflexion
trouvât un écho.
Tous prirent du café, même Loulou qui, pour
toute concession, laissa mettre un peu d’eau
dans sa tasse.
— Dans ma jeunesse, fit encore observer le
père, on n’aurait jamais souffert que les enfants
prissent du café.
— Ah bien ! on avait de drôles d’idées dans
ta jeunesse, p’pa! C’est très bon le café et cela
ne fait aucun mal.
— Possible. Seulement, c'est à tous ces exci- '
tants que vous devez d’être une génération
de gens nerveux, à moitié toqués pour la
plupart.
— Merci bien, p’pa !
Le repas terminé, les trois garçons allumèrent
tranquillement une cigarette devant le chef
de famille qui, lui, ne fumait pas.
— Lesquels d’entre vous, demanda M. Bou-
chard, ont lu le compte rendu du congrès
ouvrier du Havre ?
Les enfants se regardèrent avec étonnement,
il y avait donceu un congrès ouvrier...'?
Pourtant, Marcel répondit avec aplomb :
— Moi p’pa. C'était excessivement drôle.
— Drôle... I fit le père abasourdi, je voudrais
bien savoir ce que tu peux trouver de drôle
dans ce congrès. 11 s’y est au contraire agité
des questions...
— Ali! non, p'pa! s’écrièrent en chœur les
garçons, qui jetèrent leur serviette et se
levèrent de table.
— Vous pourriez bien écouter votre père, au
moins, quand il parle, leur dit M™ Bouchard
d’un ton qu’elle s 'efforçait de rendre sévère ;
quand ce ne serait que par politesse...
— Voyons, m’man, fit Marcel en embrassant
câlinement sa mère, tu ne peux pas exiger de
pauvres garçons qui ont travaillé toute la jour-
née comme des nègres, qu'ils écoutent le soir
une dissertation économique en guise de
dessert.
— Ainsi, reprit le père qui semblait tenir à
son idée, chacun de vous achète un journal
le matin... tous un journal différent... et ce
congrès a passé inaperçu à vos yeux... à tous;
qu est-ce que vous y lisez donc dans votre
journal...?
Tout p pa, excepté les comptes rendus
des congrès ouvriers, répondirent les garçons
en se disposant manifestement à sortir.
— Bon! fit la mère, c'est samedi, j’étais bien
sûre que tous mes pigeons allaient prendre la
volée... Jusqu'aux petites... ! Où allez-vous
encore... ?
Édouard, qui devait se marier au commen-
cement de l'hiver, passait la soirée chez sa
fiancée. Amélie etValentine avaient enjôlé leur
frère Armand qui les emmenait au Gymnase.
Hélène, devant passer la journée du lendemain
à la campagne avec sa patronne et ses cama-
rades d’atelier, restait seule pour arranger son
chapeau.
— Et toi, Marcel?
— Moi, je vais en soirée.
— En soirée..., où?
— A l'ambassade d’Angleterre, répondit le
jeune homme avec un grand sérieux.
— C’est donc que l’ambassade est transférée
avenue Trudaine, remarqua Valentine qui
’ paraissait fort au courant.
— Précisément... Attends-moi deux minutes,
Jean, je monte m’habiller et je t'emmène.
— Comment tu m'emmènes ..? Pas en soirée,
au moins...
— Mais si, mais si... Ne t'inquiètes pas, tu
seras admirablement reçu.
Marcel disparu, il y eut un envolement
général.
— Au revoir, p'pa !
— A bientôt, m’man !
Jean resta un instant seul avec les vieux en
attendant son ami.
— Vois-tu, Jean, lut dit M”1 Bouchard avec un
sourire attendri, il ne faut pas les juger sut
leurs manières : ce sont de braves enfants, va...
et qui nous aiment bien... Quand le père s'est
cassé la jambe, voilà trois ans, il ne s’est point
passé un jour, même le dimanche, sans qu'il
en restât un ou deux avec lui... Et c’était à qui
ferait sa partie, lui lirait le journal... AU! le
cher homme pouvait leur parler politique, ils
ue lui disaient pas : « cela nous ennuie Tiens!
l’hiver dernier, j’avais un gros rhume, et sans
y attacher autrement d’importance, je fais un
jour la réflexion qu’il me faudrait bien un bon
châle de tricot pour aller et venir, faire mes
commissions... Le soir, j’en avais six; ils m’en
avaient rapporté chacun un... Pour Loulou, leur
petit frère, tu ne peux pas t'imaginer à quel
point ils sont gentils. Ce sont à chaque
instant des jouets, des bonbons, des gâteries
de toute sorte... Et quand il lui arrive de tousser,
si peu que ce soit, mes grands font acquisition
pour lui de tous les médicaments qu’ils voient
annoncés dans les journaux ou exposés aux
vitrines des pharmaciens... Ah oui! on peut bien
leur pardonner un peu d'étourderie : ils ont si
bon cœur ! (A suivre.) J. L.
AU PAYS DE L’OR
593
An pays
Si vous voulez visiter le pays des Boers, si
vous vouiez connaître la vie, les mœurs et le
caractère de ce peuple étrange, prenez un
chariot à mules à Kimberley, et, marchant du
sud au nord, allez à Pretoria. Vous traver-
serez des plaines qui s’étendent à perte de
vue, parfois arides comme des landes, par-
fois couvertes de la plus riche végétation. Dans
ces luxuriants pâturages, paissent de nombreux
troupeaux de bêtes à cornes, se frayant péni-
blement un passage à travers les herbes hautes
de cinq à six pieds.
Après dix à douze jours de marche, vous
verrez poindre à l’horizon les premiers mame-
lons des montagnes de Makvosi. Le pays devient
plus accidenté, plus pittoresque; encore deux
jours de voyage, et vous verrez toute la chaîne
se dessiner en masse vigoureuse sur le ciel bleu
Transportez -vous sur le sommet le plus
élevé de ce plateau montagneux, et de lù jetez
un coup d'œil autour de vous ; vous verrez une
plaine, une vaste plaine avec de continuelles
inclinaisons de terrain parsemé de roches et
coupé çà et là de trouées profondes. Ce sont
les champs d'or du Transvaal, qui s’étendent
sur une superficie de 18 à 20 000 miles carrés.
Des hommes sont venus d'Europe, d'Amé-
rique et d'Australie, aventuriers braves, hardis
et entreprenants, tous poussés par la vision
prodigieuse de l'or. Beaucoup ont trouvé la
récompense de leur courage et de leur travail ;
chacun, selon son activité et son intelligence,
a pris une part de ces immenses richesses.
Un seul a réalisé l'idéal suprême, un seul a
accompli l’œuvre grandiose, c’est J.-B Robinson
dont l'histoire est curieuse et instructive.
J.-B. Robinson est né dans la colonie du Cap.
il avait vingt-trois ans à l'époque où le premier
diamant. l'Étoile de l'Afrique du Sud, fut décou-
vert Comme beaucoup de jeunes gens, il partit
pour le Vaal, qui était le rendez-vous des
chercheurs de diamants.
il y séjourna quelque temps, mais ce champ
d'exploitation n'était pas assez vaste pour lui ;
il partit à la découverte.
Il parcourut le pays, réunissant tous les
indices qui pouvaient le mettre sur la trace
de l’Éden merveilleux, quand, à Helborn, il
apprit que souvent les indigènes ramassaient
des pierres pareilles à celles dont il donnait la
description Non seulement il fit l'acquisition
de ces pierres, mais il encouragea les nègres
à continuer leurs recherches. Le résultat fut
concluant, et il acheta la vaste terre connue
depuis sous le nom de « ferme Robinson ».
Peu après, il partit pour Kimberley, où il fit
le commerce de diamants, achetant et faisant
de l’or.
exploiter des daims (morceau de terre) dans
tous les pays environnants.
Un jour, un homme se présenta chez lui.
— Je ne possède rien, dit-il, mais je suis
probe et courageux, voulez-vous acheter un
claim, je le travaillerai et vous donnerai la
moitié du bénéfice.
Robinson regarda l'homme avec attention :
— J'accepte votre proposition, lui dit-il.
Deux ans après, comme il passait près de
l'endroit où se trouvait le claim, l’homme vint
à lui
— J'ai trois mille livres sterling à vous
remettre, dit-il, c'est la moitié du produit de
la mine.
— Vous êtes un honnête homme, répondit
Robinson. A l’avenir ne songez plus à moi, le
claim vous appartient, je vous en fais cadeau.
Sept ans s'étaient écoulés depuis l'aventure.
Robinson n’y songeait plus, quand un matin il
reçut, du même homme, une dépêche ainsi
conçue : « J'apprends que dans les plaines, au
sud des montagnes de Makvosi, on trouve de l'or;
peut-être ferez-vous bien d’explorer le pays. »
Robinson n’hésita pas un instant et se mit en
route. Longtemps il marcha de l'ouest au sud-
est, et il découvrit trois filons de quartz courant
parallèlement, l'un très riche, le second moins
riche, le troisième pauvre.
il acheta de vastes propriétés situées sur le
filon riche et y fonda deux mines, la mine de
Robinson et la mine de Langlaagte, réalisant du
coup une fortune de deux à trois millions de
livres sterling.
Dans l'immense plaine, parsemée çà et là de
quelques bâtiments carrés dont les murailles
blanches scintillent au soleil, des rivières,
pareilles à des fils d’argent, étroitement encais-
sées dans leur lit de roches superposées, coulent
à travers les vastes prairies.
A chaque orage elles deviennent torrents.
Pas de culture, pas de champs fertiles, rien
de cette brillante végétation qui réjouit le
voyageur dans les pays d'Europe, rien de ce
qui montre le triomphe du travail sur la nature
sauvage. Sur sa terre immense, le Boer fait
paître ses troupeaux, et, si sur le versant d'un
coteau ou dans les bas-fonds d'une vallée il
remue le sol pour y jeter les graines qui lui
fourniront le blé et le mais, c'est qu'il y a
urgence absolue : il faut vivre, et pour vivre il
faut bien un peu de travail persévérant.
Le voyageur peut frapper sans crainte à la
maison du Boer. Qu il entre hardiment et aille
s’asseoir à la table de la famille en disant ; « Je
suis votre hôte. » Alors le plus riche couvert
594
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
d'argent sera placé devant lui et la meilleure
part du repas lui sera servie dans une assiette
de Délit ou de faïence anglaise, et tant qu’il le
voudra, il chassera avec le fusil du Boer sur ses
terres et pêchera avec ses filets dans sa rivière.
Le Boer est un nomade, un berger, un homme
dont la vie uniforme et contemplative ralentit,
pour ainsi dire, toutes les facultés intellec-
tuelles. Peu lui importe le monde, peu lui
importent les événements politiques, scientifi-
ques et littéraires. Il vit de la vie des plaines,
surveillant les troupeaux que ses Cafres condui-
sent de pâturages en pâturages. Toujours à che-
val, avec son fusil appuyé sur la cuisse droite
ou couché sur l'avant de la selle, il parcourt ses
propriétés, buvant la rosée, l'air, le soleil par
tous les pores. Il manie sa monture avec l’habi-
leté d'un centaure, il franchit les rivières, les
torrents, les ravins, il côtoie les précipiceshéris-
sés de roches perpendiculaires, rapide comme
l'antilope, fouillant la plaine et la montagne du
regard, car, à 8 ou 10 kilomètres à la ronde, il
verra ses troupeaux paître, il comptera ses bêtes
à cornes, il saura si ses ordres de la veille ont
été exécutés.
Sa maison est tenue avec une simplicité
toute monacale, cohstruite de pierres fortement
cimentées, avec des murs de 2 à 3 pieds
d'épaisseur blanchis intérieurement à la chaux,
le toit couvert de chaume ; elle est généralement
divisée en huit ou dix vastes pièces d’égale
grandeur. Le mobilier se compose de lits do
fer, tables, chaises, escabeaux et armoires de
bois de chêne de dimensions colossales.
La batterie de cuisine est des plus primitives:
quelques marmites de fonte, des terrines et de
grands pots de terre à anse. Cela suffit , la
cuisine du Boer ne varie pas, à chaque repas,
du mouton, toujours du mouton, grillé, bouilli
ou préparé en ragoût. Comme boisson, de l’eau
et parfois de la bière.
La famille est nombreuse et cependant rien
n'est plus calme, plus tranquille que l’intérieur
de cette maison, il semble que le dieu du silence
y ait élu domicile.
La monotonie de la vie, l’isolement ont mar-
qué leur empreinte sur les habitants ; pas de
gaieté, pas de rires, pas de paroles sonores.
L'absence de nouvelles et d'événements exté-
rieurs a tariles sources de l'imagination et de la
parole ; pas de livres, pas de journaux. On ques-
tionne à demi voix, on répond par monosyllabes.
Comme les nomades de l’Écriture sainte, le
Boer n’a qu’à se laisser vivre ; comme les
patriarches, il révère Dieu avec une foi pro-
fonde. Dans tous ses actes, dans toutes ses
pensées, Dieu est avec lui. Il n'a qu’un livre, la
Bible, qu’il lit et relit sans cesse ; il en com-
mente les textes avec la science et la componc-
tion d’un homme d’église. Tout ce qu’il sait de
l’humanité, de l'histoire, de la géographie et
des sciences naturelles lui vient du saint livre ;
c’est pour lui le commencement et la fin de
toutes choses.
Dans la maison du Boer il y a une chambre
réservée aux cercueils. Chacun a le sien : la
mort peut surprendre, il faut être prêt à toute
éventualité. La précaution est d’ailleurs néces-
sitée par l’absence de charpentiers et de me-
nuisiers.
Au Transvaal, on rencontre souvent au som-
met d'un monticule ou à la lisière d’un bois
le dôme et les murailles d’un cimetière de
famille. Le dôme couvre une chapelle. Les
noms des morts sont inscrits sur les murailles
latérales. Une porte toujours ouverte donne
accès au cimetière. Quelques tombes surmon-
tées de croix grossièrement taillées dans le
bloc portent les noms des derniers venus. La
terre est couverte de fleurs sauvages; des
saules ombragent les tombes.
Le climat de l’Afrique et la facilité de la vie
ont imprimé au caractère des Boers une sorte
d’apathie et d'indifférence qui les rendent peu
sensibles à l’idée de progrès. Quelles que soient
les raisons excellentes qu’on puisse leur donner
en faveur d’un changement de procédé pour
l’agriculture ou pour l’élevage du bétail, pro-
cédé qui doublerait le rapport de leurs terres
et de leurs troupeaux, la démonstration reste,
le plus souvent, nulle et non avenue.
Un enfant est perché sur l’unique arbre qui
décore la façade de la maison; il regarde
fixement au loin.
— Que vois-tu, mon fils? dit le père.
— Je vois un Cafre qui court là-bas dans la
plaine.
D’un bond le père a rejoint l’enfant et de
non regard d’aigle il parcourt la vaste prairie.
L’herbe est à hauteur d'homme, mais, parfois
au passage d’un terrain dénudé le fuyard est
forcé de se découvrir.
— C’est Jouas! dit le père.
Il court à l’écurie, passe le mors à son cheval;
muni de son fusil et d’une corde à nœuds il
se lance à la poursuite du nègre. Alors d'une
course rapide comme le vent, il franchit les
ravins, les fondrières, les pierres déracinées,
poursuivant son chemin sans que rien puisse
le faire dévier de sa route.
Cheval et cavalier disparaissent dans l'herbe.
Comme l’antilope, l’animal se ramasse des
quatre jambes, franchissant les hautes herbes
par bonds prodigieux, il tourne vers l’homme
son œil hagard, ses naseaux fumants pour lui
demander grâce, pour lui faire comprendre
qu’il est à bout de forces, qu'il est brisé d'efforts.
Mais lui, inexorable, le pousse plus vivement.
Le fuyard a entendu le battement rapide et
AU PAYS DK LOB
595
sonore des sabots du clieval sm1 les terres
pierreuses. Frappé d'épouvante, il franchit
l'espace d'une course désespérée; mais, quelles
que soient sa force et son agilité il est évident
que s'il ne parvient pas à se faire perdre de vue
il sera rejoint. Courbé, la tête à la hauteur des
genoux il se glisse dans l'herbe, il rampe
plutôt qu’il ne marche, essayant de ne pas
agiter les hautes tiges, cherchant à se diriger
vers une région plus accidentée où il pourra
disparaître derrière une roche ou se laisser
rouler dans un ravin.
A tout autre qu’à un Boer il échapperait sans
Jonas a reçu cinquante coups de fouet.
I.e Cafre au service du Boer est pourtant un
homme heureux. Dans son kraal, au contraire,
s'il ne possède ni terres ni bétail, et s'il a femme
et enfants, c'est un paria, un être méprisé, un
malheureux condamné à la misère perpétuelle.
Au service du Boer, qu'il soit agriculteur ou
berger, il est payé à raison de deux ou trois
moutons par mois et de quelques boisseaux de
millet par semaine. Sa vie matérielle est
assurée pour lui et pour sa famille.
L'esclavage est aboli au Transvaal et dans
l'État libre d’Orange, mais le Cafre qui veut
prendre service chez le Boer est forcé de
contracter un engagement dont la durée varie
de deux à trois ans.
Sous aucun prétexte il ne peut rompre cet
engagement. En cas d’incapacité pour le travail
ou de mauvaise conduite, le maître a le droit
de congédier son valet; il suffit qu’il 'fasse
constater les faits délictueux par un magistrat.
Les Hollandais sont les plus admirables colo-
nisateurs du monde. Après avoir réduit à merci
les races guerrières des pays de l’Est, ils ont
discipliné les vaincus, ils les ont forcés au tra-
vail en leur inculquant du même coup les salu-
taires principes du respect et de l’obéissance.
Dans les villes du Transvaal, il est défendu
aux noirs de circuler sur les trottoirs. Le séjour
dans la ville leur est permis jusqu'à huit heures
du soir; au dernier coup de cloche il faut qu’ils
rentrent à leur kraal, toujours situé à quelques
milles de la demeure des Blancs.
(A suivre.) p. BE g.
doute. Mais, l'homme qui le poursuit a le coup
d’œil de l’aigle et le flair du fauve. 11 court
le gibier humain comme il court l'antilope et
le léopard. Le hasard seul peut sauver le nègre.
Tout à coup un cri retentit dans l'espace, cri
de rage et d'angoisse. Le cavalier a rejoint le
fugitif. D'un coup du poitrail de son cheval il
Ta culbuté et, avant qu'il ait eu le temps de se
remettre du choc, ses poignets sont pris dans
un nœud coulant et serrés à lui rompre les os.
La corde est attachée au pommeau de la selle
et le Boer rentre àlaferme avec son prisonnier
Au Transvaal la loi punit le valet nègre qui
fuit la maison de son maître de vingt-cinq coups
de fouet et de trois à six mois de prison.
Suivre les voies légales dans un pays où la
distance d une ferme à la plus prochaine cour
de justice varie de cent à cent cinquante kilo-
mètres est matériellement impossible.
Aussi le Boer exerce-t-il les droits de haute et
de basse justice sur ses terres.
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Le roi des jongleurs (&!««)*.
— U y a la licorne à réparer un peu, fit Cour-
tejoye, puis le surcot de Jehan à rafistoler,
puis les cornes du dragon à redresser, puis nos
flammes de l’enfer qui ont des accrocs, puis...
ah! nous ne manquons pas d'ouvrage !
— Va me chercher tout ça !
Lesbahy et Patience s’en furent à la voiture
chercher, sous la grosse bâche, que fort heureu-
sement la pluie n’avait pas traversée, les cos-
tumes et accessoires ayant besoin de répara-
tions. Hélas ! tout cela parut à Jehan bien vieux,
bien usé, bien misérable!
Perrette Courtejoye, Barbette et Patience
prirent l’aiguille et se mirent à ravauder les
hardes. Courtejoye fit essayer à Jehan ce qu’il
appelait un surcot de ménestrel, et qui n’était
qu’un grossier vêtement de tiretaine à grands
carreaux bleus et blancs, raccommodé déjà en
maints endroits.
— Ça va très bien, dit Courtejoye, on va te
donner une aiguille, mon garçon, et tu verras
aux petites déchirures par-ci, par-là...
Diables cornus, monstres griffus.
Horrifiques dragons dentus.
Ces payens qui nous sont venus.
Jetez, poussez vite aux chaudières...
chanta Barbette Courtejoye en tirant l’aiguille.
— Oui, je te conseille de chanter, fit M“" Cour-
tejoye, nous pouvons nous réjouir! Regarde
comme ces vêtements de diables sont usés!
Le pourpoint vert de Lucifer montre la corde,
nous ne pourrons bientôt plus jouer notre
Mystère de l'Enfer, qui faisait tant d’effet
autrefois... Et cette licorne, elle ne tient plus,
vois donc !
— La prochaine fois que nous ferons une
belle recette, nous nous mettrons en dépense
pour un enfer tout neuf, déclara M. Courtejoye.
— Une belle recette, ah bien, oui ! nous
attendrons longtemps. J’ai oublié la couleur
des florins...
— La prochaine fois que la recette dépassera
notre écot, là!
— En attendant, ravive-moi les flammes de
l’Enfer, tu vois bien qu’elles sont tout à fait
passées, on ne sait plus ce que c’est...
— Tu sais bien qu’il ne nous reste plus de
peinture, nous n’avons pas pu en acheter à
Corbeil...
— Et tu comptes jouer avec ça le Mystère
de l’Enfer à Rozoy?
— Il faudra bien, c’est tout ce qu’il nous
reste. Nous ne pouvons pas jouer la Prise de
Jérusalem, puisque Jérusalem et toute une
caisse de costumes sont restés en gage pour
notre dépense chez l’hôtelier d’Orléans... nous
ne pouvons plus jouer le Mystère du Paradis,
puisque le Paradis s’est trouvé tout à fait usé à
Rouen... tu le sais, tout ce que nous avons pu
en sauver a servi à raccommoder l'Enfer.
— Il ne reste pas de nuages? .
— Mais non, tu sais bien qu’on les a changés
en flammes pour l’Enfer... Il ne nous reste que
l’Enfer, je te dis. Nous jouerons T Enfer et nous
ferons travailler les animaux, ce sera encore
un assez beau spectacle pour les gens de
Rozoy, qui n'est qu’un petit bourg.
Madame Courtejoye tirait d’une grande caisse
un tas d’oripeaux ou d’accessoires terriblement
fanés et usés, en poussant des hélas! hélas!
hélas ! de plus en plus lamentables à chaque
objet. Ses soupirs de détresse impatientèrent
Courtejoye qui lui enleva la caisse et procéda
lui-même à la vérification.
— Par saint Guignon ! s’écria-t-il, pleurnicher
n’avance guère! allons donc! un peu de gaieté
est bon pour la santé! Je vais te raccommoder
tout ça et tu vas voir! Bon! Jehan, passe-moi la
chaudière, sur l'herbe derrière toi, là... en toile
peinte...
— Ça? dit Jehan. •
— Oui, ça, c’est la chaudière de l’Enfer, elle
ne tient plus, il y a des trous, je vais y mettre
des morceaux...
Jehan hocha la tête.
— Tu trouves donc notre enfer bien usé?
— Une idée! dit Jehan, quoique vous fassiez,
vos flammes, votre chaudière, vos pourpoints
de diables resteront en bien triste état; eh bien!
laissez le tout en cet état, ne raccommodez
rien...
— Comment?
— Oui, et modifions plutôt notre pièce, nous
l’appellerons le Mystère de l'Enfer en mal de
misère ...Avez-vous le cahier des rôles, je vais
faire les modifications, je suis clerc, moi...
— Oh ! mon ami, tu t’appelles Jehan la
Ressource, tu nous sauves! je crois deviner
ton idée, explique!
— Le monde est devenu si vertueux, si tran-
quille, si parfait, que l’Enfer va chômer, les
diables crient la faim, le grand Lucifer affamé,
transi, gelé, a la peau trouée aux coudes ; les
fourches, les broches et les chaudières toutes
rouillées ne sont plus bonnes qu'à mettre à la
ferraille. L’Enfer se lamente et Lucifer cherche
en vain un usurier qui voudrait bien lui prêter
1. Voir le n# 402 du Petit Français illustré, p. 584.
LE 1Î0I DES JONGLEURS
*97
quelques malheureux écus pour acheter du
charbon...
— Très bien! Très bien! c'est un beau, un
superbe mystère à jouer à Paris devant le roi,
ou dans la grande salle du château de Dijon,
devant monseigneur le duc de Bourgogne, qui
est un prince plus riche et plus généreux que
le roi! C'est gâcher le métier que de le donner
aux manants de Rozoy, mais enfin, il faut
vivre! Jehan, tu nous sauves! Alerte, voici la
pluie qui cesse, hâtons-nous d’en profiter!
— Le coup de l'étrier! s'écria Courtejoye.
Allons, les enfants, chacun une lampée de lait
avant de partir, ça va nous mettre du cœur aux
jambes après le demi-hareng. Mais chacun son
compte : pour qu'on ne triche pas, je vais
compter jusqu'à dix; à dix on s'arrête et on
passe la cruche à son voisin! Y êtes-vous?
Honneur aux dames : M“" de Courtejoye, à vous !
Madame Courtejoye porta le pot à ses lèvres.
— Un, deux, trois...
— Qu’il est bon, hélas! fit Perrette Courlejoye
Il attrapa un des chions et l'examina de près.
Chacun se mit fébrilement à la besogne. En
moins d'une demi-heure, les raccommodages
urgents furent terminés. Grâce à quelques clous,
la chaudière de l'Enfer tint à peu près debout,
puis Jehan endossa son surcot à carreaux ; les
hardes et les accessoires divers furent remis
dans la carriole.
— Hélas, notre bon cheval! gémit Perrette
Courtejoye, comme il nous manque aujourd'hui.
— Bah ! il nous faudrait de l'avoine pour lui
et nous n'avons pas d’argent pour en acheter.
Nous allons traîner notre char nous-mêmes,
nous n'avons pas besoin d'avoine, nous ; tu vois
bien que c’est tout avantage ! Eh Barnabé ! ici,
mon camarade, qu'on t’attelle avec nous !
Perrette se mit en devoir d'atteler l’âne qui
vielle au moyen d'un harnais compliqué, formé
d une quantité inouïe de petites cordes et de
grosses ficelles, puis il appela Barbichette, la
chèvre qui harpe, bonne aussi à donner un coup
de collier jusqu’à Rozoy.
— Un instant, dit Barbette, que je finisse de
la traire, au moins!... Là c'est fini, nous avons
une bonne potée de lait.
qui ne perdait pas une occasion de se plaindre
du sort.
— Tant pis pour toi si tu gémis, je compte :
sept, huit, neuf, dix! Assez, madame de
Courtejoye, passez la cruche à Barbette!
— Laissez-moi me mettre en train, dit
Barbette.
Cuisez, flambez dans vos chaudrons,
Diables d’enfer!
Là, j'y suis, comptez !
— Sept, huit, neuf, dix! Halte! A Jehan
Picolet, maintenant...
Chacun à la ronde but au pot de lait. Patience
eut la fin, M. Courtejoye comptant avec volu-
bilité put aller jusqu’à vingt-cinq pour lui faire
bonne mesure.
— En route maintenant! Hop là, les enfants!
Du nerf pour démarrer de ce chemin boueux!
Allons, Barnabé. Hue donc!
Chacun s'y mettant, Barnabé, la chèvre et
Patience tirant aux brancards, Jehan, Courtejoye
et Lesbahy poussant par derrière, la carriole
des bateleurs se mit en marche.
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
59S
Barbette et Perrette suivirent, l'une tirant sur
la (icelle de la truie qui file, l'autre cinglant de
temps en temps cette artiste d'un coup de
baguette pour l'empêcher de flâner.
Il y avait une bonne lieue à faire avant d'ar-
river à Rozoy. La route était mauvaise, mais
chacun mettait tant d’ardeur à tirer ou pousser
la carriole que cette lieue devait être bientôt
faite. Déjà le clocher de Rozoy grandissait et
l'on apercevait les maisons, humbles toils de
chaume ou logis plus importants, serrés autour
de l’église.
Tout en poussant, M. Courtejoye donnait ses
instructions à sa famille.
— Vous voyez les derniers arbres là-bas
avant les maisons, disait-il, nous nous arrête-
rons là pour souffler... N’oublions pas qu'il faut
faire une entrée convenable dans le bourg,
notre recette en dépend, par saint Guignon !
vous vous arrêtez là, et moi je vais en avant
avec Jehan, la baguette sous le bras, comme
des hommes d’importance, et je choisis l’hôtel-
lerie, puis je vous envoie chercher par Jehan.
— Et les chiens? dit tout à coup Jehan.
— Ne nous en inquiétons pas, ils sauront
bien nous retrouver... tiens, écoute, ils aboient
au loin... Ils sont sur nos talons.
Eu effet cinq minutes ne s’étaient pas écoulées
que les quatre chiens, la mine joyeuse, sau-
Hvi'oisme <1*1111 iikaai'itM japonais. — Un
marin du navire japonais Ilsukushima Kan avait
été placé de faction à l'entrée de la chambre
aux poudres. Pendant une bataille, le l'eu de
1 ennemi se concentra sur le navire et les balles
entraient à chaque instant dans le réduit où
se trouvait notre marin, qui se plaça devant la
porte même de la chambre pour la couvrir de
taient en aboyant autour de la carriole et se
frottaient tout frétillants aux jambes de
M. Courtejoye.
— D'où venez-vous, gredins? clama Courte-
joye, bandits ! voleurs ! vilaines bêtes trop
portées sur leur bouche! Vous aviez eu des
arêtes de hareng pour déjeuner et ça ne vous a
pas suffi ! Vous avez encore été marauder
quelque part, hein ?
11 allongea un coup de pied au premier qui se
fourvoya trop près de lui. Perrette Courtejoye
protesta contre cette sévérité.
— Et l’honnêteté, madame de Courtejoye?
Vous ne comprenez donc pas que ces chiens
vont nous déshonorer !
Il attrapa l'un des chiens au
passage et l’examina de près.
— Tu sens le canard, toi! dit-il,
vilain brigand ; hier vous avez occis
une poule, aujourd’hui, c’est un
canard, tout ça finira mal!
On arrivait au tournant de la
route, à sept ou huit minutes des
premières maisons de Rozoy. Sui-
vant le programme, la caravane
s’arrêta. Courtejoye et Jehan, après
avoir donné un coup d'œil à leur
toilette et frotté leurs souliers
boueux dans l'herbe, partirent en
avant, à petits pas, comme en se
promenant, et faisant des mouli-
nets avec leurs baguettes.
Dès les premières maisons une
troupe d’enfants les entoura et des
bonnes femmes se mirent aux
fenêtres, intriguées par le surcot à
grands carreaux de Jehan et par l’espèce
de houppelande d'un rouge déteint que
Courtejoye avait passée sur ses habits de
route.
— Bonnes gens, dit Courtejoye, d'un ton
plein de bienveillance au premier groupe ren-
contré dans la grande rue. pouvez-vous me dire
quelle est la meilleure hôtellerie? Nous sommes
une troupe de jongleurs appelés de très loin
pour les noces de la fille d’un très illustre sei-
gneur des Flandres, et nous ne serions pas
fâchés de prendre quelque repos...
son corps. Quand après l’engagement, on envoya
quelqu'un pour relever le marin do sa faction,
on le retrouva debout devant la porte, la défen-
dant toujours, mais mort et le corps perforé de
trente-six balles. A coup sûr il avait expiré avant
le trente sixième coup ; mais, mortellement
blessé, il n'en était pas moins resté stoïque, et
fidèle, tiu poste d'honneur qu’on lui avait confié.
« Quelle est la meilleure hôtellerie? »
D’après nature
Pin tou (Rafaël) quitta, un
matin de printemps, la capitale
pour aller faire une élude à la
campagne.
Mais il rentra le soir bre-
douille, les effluves printanières
l'ayant rendu horriblement
poétique et paresseux.
H repartit pour la campagne
un matin de 1 été suivant avec
les meilleures et les plus
énergiques dispositions.
Mais il rentra le soir bre-
douille, l’excès de la chaleur
ayant cuit l'inspiration dans son
cerveau.
Il se décida, un matin d’au-
tomne, à tenter de nouveau
quelque étude sérieuse de pay-
sage mélancolique.
Mais il rentra le soir bre-
douille, par un temps con-
traire à toute peinture quel-
conque.
I n malin d’hiver il décida
de braver les rigueurs du cli-
mat pour aller enfin chercher
un sujet digne de lui.
Mais l'amour de l’art l’ayant
conduit trop loin, il ne dut la vie
qu'à un gendarme et au plus
grand des hasards.
Au printemps suivant. Rafaël
repart pour la campagne avec
de nouvelles bonnes disposi-
tions et des pinceaux tout neufs-
Au soir enfin, il tombe en
arrêt devant une superbe plante,
qu’il se promet de venir faire le
lendemain malm.
Le lendemain matin, hélas !
sa plante avait changé de
forme, ayant servi de déjeuner
à une vache peu artiste.
Depuis cc jour-là , Pintou
(Rafaël) a renoncé au plein air et
juré de sc consacrer à la nature
morte.
600
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés,
Le timbre <i«ii climite. — Est il rien de
plus désagréable que la sonnerie électrique, stri-
dente et sèche, qui vous fait tressauter brusque-
ment ? Il y a trois siècles, le père de Michel de
Montaigne, pour ménager les nerfs de son fils, le
faisait réveiller chaque matin par une douce
musique. Un inventeur a tenté d’avoir pour nous
cette aimable attention : il a supprimé l’odieux
marteau qui frappe et fait vibrer si brutalement
le timbre, et l’a remplace par une pointe de pla-
tine qui produit, par son contact avec le bord du
timbre, des sons musicaux.
*
* *
Engrais pour pla nies «l'appartement.
— Les plantes d’appartement coûtent en général
fort cher; il n’est donc pas indifférent de pouvoir
leur communiquer, pendant les mois d’hiver,
autant de vigueur et de durée que possible. On
obtient ce résultat en déposant, de temps à autre,
au pied de ces plantes, une pincée d’un mélange
formé de deux parties de salpêtre et d’une partie
de superphosphate de chaux, puis en arrosant
légèrement. Les plantes feuillues se trouvent
particulièrement bien de ce régal chimique.
* *
Ea pose de la première pierre du
Pont-Neuf . — Cette cérémonie, dont la pose
de la première pierre du pont Alexandre III
évoque le rappel, eut lieu dans le plus grand
apparat, le 31 mai 1578.
Ce fut un jour de fête populaire : le roi Henri III
la présidait, bien qu’il eût, le matin même, fait
inhumer, en l'église de Saint-Paul, les restes de
ses deux favoris, Quélus et Maugiron, tués dans
un duel fameux.
L’après-midi, le roi accompagné de la reine,
Louise de Vaudremont, de la reine-mère Cathe-
rine de Médicis, et de leur suite, descendit par
les escaliers du Louvre jusqu’à la berge de la
Seine, où l'attendait une embarcation magnifique-
ment ornée.
La llotlille portant le cortège se dirigea vers le
quai des Grands-Auguslins, où les écnevins, les
notables et toute la ville attendaient le roi pour la
cérémonie.
Une parabole russe. — Un avare était
tombé dans un puits. Passe un moujik compatis-
sant, qui se penche sur le puits et crie à l'avare :
« Donne-moi ta main, je vais te tirer de là... »
A ce mot de «donner», l’avare ne veut pas
comprendre et ne bouge pas, au risque de périr.
« Alors, prends ma main... » dit le moujik.
L’avare s’en saisit avec empressement et le bon
moujik Je tire du puits.
Un avare prend, mais ne donne jamais. ( Tra-
duit d'Oupckine.)
* r*
Parisiens en vacances. — Deux petits
Parisiens en vacances visitent le jardin public
d’une ville de province.
« Sont-ils bêtes, dit tout à coup l’un d’eux, ils
appellent cela un Jardin des plantes et il n’y a
pas d’animaux ! »
v“ *
* *
A l'examen. — « Monsieur Babylas, veuillez
me dire ce que signifie cette expression : œuvres
posthumes ?
— M’sieu, c’est les ouvrages qu’un auteur a
écrits après sa mort. »
RÉPONSES A CHERCHER
Langue française. — Quel est le sens
primitif et quelle est l’origine du mot saison ?
*
* *
Lettres inconnues. — A chacun des dix
mots suivants, ajouter une lettre pour en former
dix noms de rivières de France :
Arme — Anse — Soi — Ardu — Rome — Tarse
Amie — Noyé — Rue — Asie.
V
Triangle syllabi<i«ie.
Fêle des rois mages
Aventurier espagnol
Qui guide les marins
Impératif delà 1" conjugaison.
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 403.
I. Origine curieuse.
Au douzièmo siècle, un singulier usage existait à Saint-
Quentin. Il fallait, le 1er jour do mai, porter sur soi une branche
de verdure, sans quoi on était exposé à recevoir un seau d’eau
sur la tête ; celui qui le jetait, disait en même temps: Je vous
prends sans vert. L’ablution fut remplacée plus tard par des
punitions légères. Cotte vieille coutume a donné naissance
à 1 expression : « Prendre quelqu'un sans vert », c’est-à-dire
prendre quelqu’un au dépourvu.
IL Coquilles à rectifier.
— Notre précepteur est un agrégé des sciences.
— La barre de la Seine est redoutable après les grandes
marées.
— Pour bien réussir les crêpes, il faut les faire sauter.
III. Mots en losange.
e
est
encre
esc lave
trace
e v e
e
Le Gérant .-Maurice TARDIEU.
Toute demande de changement d'adresse doit être accompagnée de l'une des dernières bandes et de oO centimes en timbres-poste
8' année. — N" 404.
10 centimes
21 novembre 1896.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DLS ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L’ABONNEMENT : UN AN, SIX FRANCS
Part du 1er de chaque mois
Armand COLIN & C‘e, éditeurs
5, rue de Méiiércs. Paris
ETR AMER : TW- — PARAIT CHAQUE SAMEft
Tous droits réservés.
Le roi des jongleurs. — La répétition avant le spectacle.
Composition inédite de A- Robida.
602
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Le roi des jongleurs (suue)'.
Les gens semblèrent se consulter.
— Vous me comprenez, ajouta Courtejoye,
indiquez-moi celle où nous pouvons être
assurés de trouver la meilleure chère et les
lits les plus doux 2 Eh bien, vous hésitez?
Elles sont toutes bonnes, peut-être? Dites-
nous où descendent les seigneurs et les gros
bourgeois ?
— Il n’y en a qu'une, mon bon monsieur,
le Coq-Hardi...
— Une seule hôtellerie dans la noble cité de
Paris !
— Mais vous n’êtes point à Paris, vous êtes à
Rozoy, sur la route de Coulommiers...
— Je ne suis point à Paris! Saint Guignon
s'endorme! quel contretemps ! au bon aspect
de votre ville, je me croyais arrivé... Excusez-
moi, nous nous sommes égarés... Mais va pour
Rozoy et le Coq-Hardi!
L’auberge du Coq-Hardi n’était pas difficile à
trouver, elle était à deux pas, devant le porche
de l’église, et l’hôte était sur le pas de sa porte
à observer le rassemblement Courtejoye et
Jehan se dirigèrent vers lui et se laissèrent
tomber sur le banc placé sous les fenêtres.
— Mon bon monsieur du Coq-Hardi, lit
Courtejoye, nous ne sommes que l’avant-garde,
mettez je vous prie vos fourneaux en train et
fourbissez vos lèchefrites... mais dites-moi,
avez-vous de la place, beaucoup de place, chez
vous?
— Certainement, fit l'hôte.
— Nous sommes jongleurs et peut-être après
avoir diné aurons-nous la fantaisie de donner
aux habitants de ce bourg l’esbaudissement de
certains jeux et de divers étranges animaux
pour lesquels on nous appelle dans les châteaux
d’un haut et puissant seigneur des Flandres...
— Entrez, dit l’hôte, partagé entre le désir
de ne pas manquer une aubaine et certaine
défiance inspirée par l’aspect un peu râpé des
deux jongleurs.
Courtejoye suivi de Jehan, entra dans l’au-
berge, visita la salle commune, la cuisine,
demanda à voir les chambres, en ayant l’air de
réfléchir et de se consulter. Puis, ayant vu la
cour, 11 daigna se déclarer satisfait, prêt à
donner la préférence au Coq-Hardi. La cour
était vaste, et se terminait par un grand hangar
dont les jongleurs pourraient faire les coulisses
de leur théâtre.
— Mon ami, le roi des jongleurs de Paris,
dont vous voyez le fils, à moi confié par lui
pour faire sou instruction dans notre art, le
premier de tous, m'avait bien dit que je trou-
verais au Coq-Hardi un hôte et une maison à
ma convenance... Il avait bien raison, je le
vois, déclara Courtejoye.
— Ah! le roi des jongleurs?... de Paris?
— Lui-même!... je le remercierai... Mainte-
nant, préparez-nous, je vous prie, à dîner pour
six personnes.
Sur un signe du bateleur, Jehan partit cher-
cher la famille Courtejoye, pendant que celui-ci
s'installait sur le banc devant la porte etservait
ainsi d’annonce vivante à la représentation
qu’il comptait donner.
Tous les enfants du pays étaient accourus et
avec eux nombre de braves gens, les quelques
bourgeois du pays, les bonnes femmes, les
petits marchands, tout ce qui n’était point aux
champs. A tout ce monde, Courtejoye, sous
prétexte de répondre aux questions de l’hôte,
donnait des détails sur les bêtes savantes qui
récemment avaient fait l’étonnement de la cour
de Bourgogne, sur leurs mirifiques talents et
aussi sur certain mystère joué par la troupe
dans la grande salle de l'évêché d’Orléans, à la
grande édification de tous les seigneurs de la
ville, des prélats et des abbés de tous les
couvents du pays...
L'intérêt et la curiosité étaient ainsi savam-
ment excités, et tout le pays fut bientôt, parles
allées et venues des curieux, au courant des
merveilles promises. Tout à coup des bruits de
trompe et des modulations de cornemuse écla-
tant au bout de la grande rue, firent retourner
toutes les têtes dans le groupe formé devant le
Coq-Hardi. C’était la famille Courtejoye qui
faisait son entrée dans un équipage bien propre
à émouvoir les habitants de Rozoy.
La carriole bien nettoyée, débarrassée de
toute trace de boue, roulait tirée par l’âne
Barnabé, la chèvre Barbichette, la truie qui file
et les quatre chiens attelés fraternellement à
grand renfort de ficelles, et guidés avec quelque
peine d’ailleurs, et de nombreux coups de
fouet, par M"“ Courtejoye d’un côté, et Lesbahy
de l’autre. Sur les hardes entassées dans un
désordre pittoresque, Barbette Courtejoye était
fièrement assise vêtue d'une robe étincelante,
quoique fortement reprisée un peu partout, et
coiffée d’un grand hennin de carton, comme
une princesse. Comme une princesse aussi,
i Barbette distribuait des sourires à la ronde et
j tenait sur son poing, en guise de faucon, un
oiseau assez piteux, au plumage passé tirant
I sur le roux, une vieille pie répondant au nom
i. Voir le n» 403 du Petit Français illustré, p. SOfi.
LE ROI DES JONGLEURS
003
de Gracieuse , extraite d'une cage enfouie dans
le tas des bagages.
En avant de la voiture, marchaient Patience
et Jehan, sonnant l'un de la trompe et l'autre
de la cornemuse, faisant le plus de bruit pos-
sible pour forcer les gens de Rosoy à sortir de
leurs maisons.
L'étrange attelage aboyant, bêlant, grognant
et hihannant s'arrêta devant le Coq-Hardi, au
milieu des cris et des rires, et l'on vit le père
Courtejoye se précipiter au-devant de sa fille,
pour l'aider à descendre de son char, avec les
façons cérémonieuses d'un prince offrant le
poing à une noble dame. Bien vite, pour ne
pas laisser à la curiosité des badauds le temps
de se satisfaire, Courtejoye fit entrer l'équipage
dans la cour de l’auberge et de là dans l'écurie,
dont il ferma soigneusement la porte. Puis,
appelant Jehan et laissant aux autres le soin
de dételer les bêtes, il partit avec lui pour
faire aux quatre coins du bourg l’annonce de
la représentation.
— A tout à l’heure! monsieur du Coq-Hardi!
dit-il en passant à l’hôte, et leste pour le
dîner, car, décidément, il me passe l'idée de
montrer aux gens de Rozoy ce que nous
savons faire, nos bêtes, mes gens et moi....
En s'en allant. Jehan put entendre l'hôtesse
dire à son mari :
— Dîner, c'est très bien, mais tu aurais
dû demander à ces gens de te faire voir
d'abord la couleur de leurs écus !
— Bah ! tu ne vois pas qu'avec la chèvre,
l'âne ou la truie, ils ont toujours bien de
quoi répondre de la dépense....
Représentation au Cop-Hardi.
Jehan, devant le porche de l'église, joua un
air de cornemuse, à la suite duquel Courtejoye,
ayant bien toussé pour s’éclaircir la voix, clama
de toute la force de ses poumons :
— Ouvrez vos oreilles et vos yeux, nobles,
bourgeois et vilains ! Moi, Courtejoye, bateleur,
jongleur- ménestrel, bien connu et apprécié
dans les bonnes villes et dans les châteaux de
tous les pays de France, je vous avertis que ce
jourd’hui, à trois heures, à l’hôtellerie du Coq-
Harili, je vous montrerai trois curieuses et
étranges bêtes, exécutant à mon commande-
ment des travaux d'intelligence comme des
personnes véritables et naturelles ! Puis, après
la chèvre qui harpe, l’âne qui vielle et la truie
qui file, vous aurez la représentation par moi
et mes compagnons du terrifique et horribili-
fique mystère de l’Enfer en mal de misère!...
J'ai dit !
Cette annonce, consciencieusement faite aux
deux bouts de la grande rue, Courtejoye et
Jehan, toujours eornemusant, revinrent au
Coq-Hardi, et s’enfermèrent avec le reste de la
troupe dans l’écurie pour vaquer aux prépara-
tifs de la représentation.
En vain, l’hôte, l'hôtesse et les garçons
essayèrent, l'un après l’autre, de pénétrer dans
cette écurie pour apercevoir quelque chose de
ces préparatifs, personne ne fut admis. De la
cour, on entendait seulement les éclats de voix
de Courtejoye dirigeant
la répétition, des bribes de
vers déclamés d'une voix
suraiguë, ou quelques gro-
gnements de la truie qui
file, scandés par quelques
cinglements de fouet.
Il fallut, pour que Cour-
tejoye se décidât à ouvrir,
que l'hôte vînt crier par
le trou de la serrure que le
dîner allait refroidir. Alors
tout s'arrêta comme par
enchantement, le fouet, les
i, Nobles, bourgeois et viiaiDs, ouvrez vos oreilles et vos yeux ! »
grognements, la déclamation, et soudain toute
la troupe apparut, prête à se mettre à table,
après que M. Courtejoye eut enfermé soigneu-
sement les artistes à quatre pattes.
Jehan eut un sourire de satisfaction en s’as-
seyant devant une vraie table chargée d'un vrai
dîner, d'une bonne soupe à la viande accom-
pagnée d'un plat de choux et d’un ragoût de
canards aux légumes, dont le fumet embaumait
toute l'hôtellerie. Depuis le repas que lui avait
fait faire son oncle avant la rentrée à Montaigu,
le jeudi précédent, son appétit n'avait connu
vraiment’que des satisfactions d'aventure.
La famille Courtejoye ne semblait pas moins
contente, et la soupe fut expédiée par tous avec
un entrain parfait Seule. Perrette Courtejoye
| eut un instant eomme un nuage sur son front.
601
LE PETIT FI1ANÇAIS ILLUSTRE
— Comment paierons-nous V glissa-t-elle tout
Las à son mari.
— N'allons-nous pas encaisser une belle
recette tout à l'heure ?
Courtejoye fit durer le dîner le plus longtemps
possible au moyen de fromages divers. Il était
heureux de se sentir devant une table, de s’al-
longer sur son banc. Ce sentiment de bien-être
épanouissait son cœur et il se montrait plein
d'affection pour l’hôte, qu'il daignait appeler
son cousin, en lui donnant de grandes tapes
sur le ventre chaque fois qu’il passait devant
lui.
Cependant, comme l’heure avançait, il fallut
se décider à se lever de table. M. Courtejoye,
pour se mettre en train, jongla avec les assiettes,
enleva l'hôte à bras tendus. Cela fait, il se
déclara prêt et fit lestement décamper son
monde pour achever les derniers préparatifs.
Tous les bancs de la maison mis en réquisition
furent descendus dans la cour et alignés pour
le public, devant un grand rideau formé de
cinq ou six pièces d’étoffe de diverses couleurs,
criblées d’innombrables raccommodages, de
morceaux rapportés, ingénieusement découpés
en forme d’étoiles, de soleils ou de cœurs.
— Maintenant, habillezles artistes, commanda
Courtejoye, mettez aux bêtes leurs plus somp-
tueux vêtements. Et toi Jehan, prends ta corne-
muse et va-t’en faire le tour de cette illustre
cité de Rozoy pour rabattre ses six ou sept cents
habitants sur le Coq-Hardi ! Leste ! En avant,
saint Guignon s’endorme I
Jehan, le cœur joyeux sous l'influence du
copieux repas venant après quelques jours de
privations, saisit la cornemuse avec empresse-
ment et partit refaire le tour du pays, ne s’ar-
rêtant de souffler dans l’instrument criard que
pour avertir à pleins poumons les habitants de
Kozoy d’avoir à se dépêcher de courir au Coq-
Harili s’esbaudir devant les jeux merveilleux
des artistes à deux et à quatre pattes de la troupe
Courtejoye. Il était en verve et s'amusait à
mélanger son annonce de plaisantes harangues
dans un latin très frelaté, dont ses maîtres de
Montaigu eussent rougi, mais qui plongeait les
gens de Rosoy dans l'ahurissement.
Quand il eut fini sa tournée, suivi d’une
bonne partie de la population il revint à la
porte de l’auberge et continua sa musique.
— Seigneur ! pensait-il en soufflant dans son
instrument, si mes professeurs de Montaigu
me voyaient ! Si le père Bonifacius me recon-
naissait là, avec quelle énergie il empoignerait
sa houssine !
Cependant, les badauds de Rozoy restaient
plantés devant la porte de l’auberge sans son-
ger à entrer, tandis que Jehan s’épuisait en
harangues et en musique. Courtejoye, Barbette
ou Lesbahy se montraient de temps en temps
vêtus de leurs oripeaux de jongleurs, sans que
les gens se décidassent à sortir de leurs poches
les quelques deniers demandés pour les pre-
mières places. On continuait à rire, à applaudir
les jongleurs à leurs apparitions, mais on n’en-
trait pas. La cornemuse de Jehan ne décidait
personne. Des gens, cependant, sous différents
prétextes, se glissaient dans l'auberge et cher-
chaient à se placer à des tables ayant vue sur
la cour, pour assister au spectacle en contre-
bande.
Patience, monté sur l’âne Barnabé, lit une
course sur la place. Cinq ou six personnes enfin
percèrent le groupe et passèrent dans la cour.
Ceux-ci étaient des richards du pays, des
commerçants qui pouvaient s’offrir ce plaisir
coûteux, les autres ne bougèrent pas.
Courtejoye et M™ Courtejoye se consultaient.
On fit paraître à la fenêtre de l'auberge la truie
qui file, habillée d'une espèce de jupe, coiffée
d'un hennin et tenant tant bien que mal une
quenouille à sa ceinture; cela décida quatre
entrées, ce qui faisait en tout une dizaine de
spectateurs dans la cour.
— Allons, dit Courtejoye à sa femme, ne te
désole pas, par saint Guignon, nous souperons
tout de même ce soir, tu vas voir !
Il prit une trompe et s’en fut se camper à la
porte de l’auberge.
— Excellents bourgeois de Rozoy ! s'écria-t-il,
après avoir soufflé dans sa trompe de façon à
faire éclater lés oreilles des badauds du premier
rang ou à décrocher le coq du clocher do
l’église, je comprends très bien qu’il soit
ennuyeux de porter la main à la poche quand
les temps sont durs ; je loue votre prévoyance
et votre sage économie, habitants de Rozoy !
L’art joyeux de jonglerie en souffre, mais enfin
c’est justement quand la tristesse règne qu'il
doit redoubler d’efforts pour dérider les fronts !
En conséquence, braves gens do Rozoy, prenant
en considération la pénurie de vos escarcelles,
nous consentons à recevoir à notre caisse, en
lieu et place d'écus et de florins, des produits
de la terre ! Payez en nature, habitants de
Rozoy, et entrez ! une botte de carottes, de
poireaux ou d’oignons, un gros choux, quatre
œufs bien frais, — surtout pas de tricherie ! —
pour les premiers rangs sur les banquettes ; deux
œufs, une douzaine de navets et un chou ordi-
naire, aux places debout, en arrière ! Qu'on se
le dise, nous allons commencer ! On vous donne
un quart-d'heure, gens de Rozoy !
Cette annonce produisit son effet immédia-
tement, on vit des gens sortir du groupe et se
hâter vers leurs maisons. Courtejoye revint
calmer l'impatience du public payant et envoya
M~ Courtejoye à la porte avec des paniers em-
pruntés à l'auberge.
(A suivre).
A. R.
UNE RECONSTITUTION DU VIEUX PARIS
603
Une reconstitution du vieux Paris.
Dès qu'on connaît un peu Thistoire et qu'on
se prend à l’aimer, c’est-à-dire dès qu'on envi-
sage son étude non plus comme un exercice
de mémoire mais comme une prise de posses-
sion du passé, une existence en arrière avec nos
ancêtres délunts, on se passionne vite pour tous
les détails qui ajoutent un peu de vie à cette
pittoresques que précis, et iis agissaient un peu
comme ces peintres primitifs, qui représen-
taient les personnages de l'Ancien Testament
sous le costume et avec les accessoires des
bourgeois de leur temps.
Vous savez que jadis cela ne choquait
personne. Pourtant, dessiner la Vierge .Marie,
La place de Grève au aiv° siècle d'après uu tableau de M. Hoffbaucr, acquis par la ville de Pans pour le Musée Carnavalet.
résureetion. C'est ainsi que les historiens les
plus populaires et les plus aimés sont ceux qui
ont le mieux su galvaniser les morts et non
point ceux qui ont tiré de l’enchaînement
des faits les considérations les plus savan-
tes. De là le succès même des romanciers
historiques, comme Alexandre Dumas père,
qui pourtant ne se gêne pas pour donner
des entorses à la vérité : on lui pardonne ses
inexactitudes à cause de sa puissance d’évo-
cateur.
Certes, si une simple phrase peut nous don-
ner une vision du passé, combien plus éloquente
et plus magique est à nos yeux l’image, qui ne
se borne pas à décrire mais qui montre. Le mal
est que, jusqu à la seconde moitié de ce siècle,
on ne se préoccupa guère de faire des tableaux
exacts. Les artistes chargés de l'illustration des
volumes d’histoire cherchaient plutôt à être
en costume flamand du seizième siècle
est d’un anachronisme aussi étrange que de
figurer l’ange Gabriel montant la garde à la
porte du Paradis avec un mousquet sur
l’épaule.
Mais depuis un demi-siècle le public se fait
plus exigeant. L'archéologie est devenue une
science exacte, et l’on veut que les gens qui
nous ouvrent une fenêtre sur le passé ne nous
fassent pas voir des décors de fantaisie.
Quelques spécialistes se sont mis résolument à
la tâche et ont réussi à restituer avec une certi-
tude quasi-mathématique des paysages depuis
longtemps disparus. Le plus réputé de tous est
un peintre-architecte, M. Hoffbauer, dont la
ville de Paris vient récemment d’acheter un
certain nombre de tableaux pour mettre dans
les collections de son Musée Carnavalet, ce qui
indique tout l'intérêt et la valeur documentaire
606
LIC PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
qui s’attachent à ces œuvres, en dehors de leur
mérite artistique.
Nous avons obtenu l'autorisatiun d'en
reproduire quelques-unes et nous en offrons
aujourd'hui deux spécimens à nos lecteurs.
Comment s’établissent ces reconstitutions?
Il va de soi que l’auteur doit avoir une
connaissance approfondie de l'histoire, non pas
de celle seulement qui s’apprend dans les livres,
mais de .celle qui se recueille dans les mémoires
et les manuscrits dont un seul mot met quelque-
fois sur la trace d’une mine de documents. Hais
ce qui lui importe surtout, c’est de rechercher
minutieusement les plans desdiversesépoques.
Il prend d'abord un plan du Paris actuel, oii
sont tracés toutes les rues et tous les monu-
ments, puis un plan du siècle dernier repéré
aux mêmes points et dessiné sur papier calque,
puis un plan du siècle précédent, et ainsi de
suite jusqu’à l’époque qu'il veut restituer. Il voit
donc ainsi par transparence et superposées les
modifications successives du terrain.
Cela fait, il s'occupe de rétablir les perspec-
tives. Jusque-là, en effet, il n'a obtenu que
l’indication de l'emplacement des édifices à
ressusciter. Maintenant il va élever ces édifices
eux-mêmes sur le tracé de leurs fondations. Il
suffit d'un coin de façade, d’une muraille, et de
la connaissance de la nature du bâtiment, pour
le rétablir dans tous ses détails avecle style du
temps. Suivant les époques, l’architecture, en
effet, s'est soumise à certaines lois qui ne lais-
sent aucune place à l’arbitraire. Les construc-
tions militaires entre tiutres obéissaient à des
règles invariables.
Lorsque dans tel ou tel monument les orne-
ments sculpturaux abondent, il devient utile
'de retrouver quelque fragment de l’ornementa-
tion employée, pour se mettre sur la trace des
autres. C’est alors une chasse dans les musées
d’archéologie, à Cluny, au Trocadéro, à Saint-
Germain, pour découvrir une parcelle authen-
tique de ces décorations.
Bref l'artiste procède comme Cuvier qui,
avecune vertèbred’animal antédiluvien, recons-
tituaitle squelette complet d'une espèce, éteinte;
mais on voit que pour mener son œuvre à
bonne fin il doit être non seulement un dessi-
nateur habile; mais encore un architecte
consommé et un archéologue impeccable.
La première de nos deux gravures représente
la place de Grève au xiv* siècle. Ce nom de
« Grève » fut donné de bonne heure à l’empla-
cement qui s'étend aujourd'hui devant l'Hôtel
de Ville, et qui, avantla construction des quais,
descendait en pente douce jusqu’à la Seine.
La place de Grève devint surtout importante
lorsque Étienne Marcel acheta en 1337 la Maison
aux Piliers pour y établir l'Hôtel de Ville. Cette
Maison aux Piliers, la première à gauche sur la |
gravure, qui avait appartenu aux dauphins du
Viennois, était ainsi nommée parce que ses
étages supérieurs, en saillie sur la façade,
étaient soutenus par des piliers. C’est sur la
place de Grève que se donnaient les fêtes
publiques, les feux de la Saint-Jean, et
qu’avaient lieu les exécutions capitales.
Le Louvre d’aujourd’hui ne ressemble guère
au Louvre du xiv" siècle, comme on pourra s'en
assurer en regardant notre seconde gravure.
Commencé sous Philippe-Auguste, le Louvre ne
devint véritablement le palais officiel des rois
que sous Charles V. Jusqu’à cette époque, nos
souverains avaient habité le Palais de la Cité,
devenu notre Palais de Justice. Charles V trans-
forma le Louvre en un manoir digne d’abriter
le roi, tout en lui conservant ses hautes
murailles de château fort, sou donjon et sur-
tout son emplacement si favorable à la fuite,
moitié dans la ville, moitié dans la campagne.
C'est au Louvre que fut déposé le trésor
comprenant les objets précieux. Charles V, qui
eut dans l’hôtel Saint-Paul une demeure moins
solennelle, installa en 1368 sa bibliothèque
dans une tour du Louvre, tour qui pour cette
raison, s’appela Tour de la librairie. Cette
bibliothèque, dit M. Bournon se composait à
peine d'un millier de manuscrits ; elle fut
cependant le noyau de notre Bibliothèque
nationale, qui jusqu’à la Révolution fut la
Bibliothèque royale.
Notre gravure représente le Louvre à cette
époque. Un long cortège s'achemine sur le quai
vers le palais ; c’est la reine Isabeau de Bavière,
épouse de Charles VI, qui fait son entrée solen-
nelle dans sa demeure (22 avril 1389). Paris était
en fête à cette occasion. Toutes les rues étaient
tendues de tapisseries; la rue St-Denis, notam-
ment, était décorée de draps de soie. Un grand
nombre de fontaines laissaient couler du vin, du
lait et d’autres boissons délicieuses; il y avait
des théâtres élevés en plein air, où se faisaient,
entendre des airs de musique et où l’on applau-
dissait des représentations de mystères (les
pièces de théâtre de cette époque).
« Le spectacle le plus surprenant qu’il y eut à
l’entrée de la reine, dit un vieil historien, fut
l’action d’un homme qui, se laissant eouler sur
une corde tendue depuis le haut des tours de
Notre-Dame jusqu'à l’un des ponts où la reine
passait, entra par une fente de taffetas dont le
pont était couvert, mit une couronne sur la
tète de la reine, et ressortit par le même
endroit comme s’il s’en fut retourné au ciel. »
Heureuse époque, où l’on pouvait installer
dans Paris des fontaines laissant couler du vin,
du lait et d'autres boissons délicieuses 1 Combien
de personnes se seraient réjouies d'une telle
aubaine, lors des fêtes données en l’honneur
du séjour du Tsar à Paris! G. T.
Le Louvre vu du Palat3 do la Cité, au XIV siècle (Entrée d’Isabcau de Bavière au Louvre, 23 avril 1389), d'après un lablcau de M. Iloffbauer, acquis par la ville de Pans pour le Musée Carnavalet
UNE RECONSTITUTION DU VIEUX PARIS
■
608
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Histoire d’un honnête garçon (suite)'.
Jean savait bien ce que valaient ses amis : il les
appréciait mieux que personne. Travailleurs
assidus, francs comme l’or, gais, vivaces, Pari-
siens jusqu’au bout des ongles, leur nature
droite, loyale, généreuse pouvait bien faire
passer par-dessus leur tête, qu’on accusait d’être
près du bonnet. C’est pour cela qu’il se plaisait
dans l’intérieur des Bouchard, si différent du
sien que la mort prématurée de son père avait
frappé d’un deuil ineffaçable.
Leur entrain était si communicatif que lors-
que Jean avait passé quelques heures à la petite
maison de la rue Ramey, il n’était, pas le même ;
sa mère s’en apercevait tout de suite.
— Tu viens de chez les Bouchard, — lui
disait-elle sans jamais se tromper.
Cela avait été une grande tranquillité pour
elle, la liaison de son fils avec ces jeunes gens
que, sous une apparente légèreté, elle savait
profondément honnêtes et sensés, incapables,
non seulement de lui conseiller une sottise,
mais encore de la lui laisser commettre s’ils en
avaient connaissance.
Marcel descendit habillé, prêt à sortir : redin-
gote et pardessus d'une coupe irréprochable,
chapeau de soie bien posé sur ses boucles
brunes, ses mains, naturellement fines et que
les travaux délicats de l’horlogerie n’avaient
point déformées, gantées de Suède demi-
teinte.
L’ouvrier parisien, celui du moins qui se
livre à un métier intelligent, touchant aux arts
et aux sciences — et c’était le cas de tous les
Bouchard, — a aussi bon air que n’importe quel
iils de famille. La fortune peut lui venir : il ne
sera déplacé nulle part.
Une fois dans la rue, Jean dit à Marcel, l’air
un peu fâché :
— C’est une plaisanterie, cette soirée, n’est-
ce pas?
— Mais pas du tout... je t’emmène.
— D’abord, je ne tiens pas le moins du
monde à aller en soirée chez des gens que je ne
connais pas, même présenté par toi... Ensuite,
je ne suis pas habillé.
— Tu es toujours habillé... soigné de la tête
aux pieds, comme si tu allais faire une demande
en mariage.
— Mais compare ta toilette à la mienne.
— Le jeune Bouchard regarda son ami avec
ce sourire gouailleur qui lui était habituel et
qui relevait sa moustache naissante.
— Tu es encore naïf si tu crois que c’est pour
la soirée que je me suis mis en frais... Bête!
c’est pour Daisy.
— Daisy...! Qui ça, Daisy? fit Jean l’air
ahuri.
— Tu ne connais pas Daisy...?. Daisy, c’est
Daisy, bien sûr..., la nièce de M. Renaudot, mon
professeur de chant.
— Je ne savais seulement pas que tu avais
un professeur de chant.
— Dis donc, mon vieux, es-tu sûr de ne pas
descendre de la lune... ? Tu ne vas pas me faire
croire que je ne t’ai encore parlé ni de mes
leçons de chant, ni, surtout, de Daisy.
— Depuis trois mois, je ne te vois qu’en
courant.
— C’est possible, au fait; je suis si absorbé!
Et dans un récit, coupé de digressions sur
les jolis yeux, la chevelure blonde, le teint
éblouissant de Daisy, Marcel raconta à son ami
comment ledit M. Renaudot, client de son
patron, étant venu au magasin, accompagné de
sa nièce, une ravissante petite Anglaise, récem-
ment orpheline; il était tombé sous le charme
et avait eu immédiatement l’idée de prendre
des leçous de chant pour se rapprocher de son
idole, saisir l’occasion de la voir, de lui parler...;
comment le professeur lui avait trouvé des
dispositions remarquables, et ne parlait de rien
moins que de le faire entrer au théâtre.
A l’annonce de ce projet, Jean sentit crouler
tous ses rêves, toutes ses espérances.
— Nous voici avenue Trudaine. Au revoir,
Marcel. Bon plaisir et bonne chance.
L’air chagrin avec lequel fut fait cet adieu,
un peu court, contrastait si fort avec le ton
affectueux ordinaire à Jean que le jeune Bou-
chard s’arrêta net, et regardant son ami bien
en face :
— Tu as quelque chose, toi... Qu’est-ce
tu as?
— Oui, j’ai quelque chose. Mais le chant et
Daisy t’absorbent trop en ce moment; tu ne
comprendrais pas.
Marcel prit le bras de Jean, le passa sous le
sien, et le retint d’une pression sympathique.
— Je ne te quitte pas que tu n’aies déchargé
ton cœur. J’ai droit à ta confiance, si l’amitié
n’est pas un vain mot—, comme disent les gens
graves en des livres ennuyeux.
Et, bon gré, mal gré, Jean dut faire jusqu'au
bout sa confidence qui fut accueillie par un bel
éclat de rire.
— Ce n’était que cela... ?
— Oui, ce n’était que cela...; seulement, j'ai
1. \ oir la il0 40* du Petit Français illustré , p. 090.
HISTOIRE D'UN HONNÊTE GARÇON
609
mal choisi mon temps... Va, je ne t'ennuierai
guère.
Le visage de Marcel redevint très sérieux.
— Jean, dit-il, si j'avais besoin de toi, ne
sacriflerais-tu pas tout pour m'obliger ?
— Oh oui! Marcel, et de grand cœur.
— Et bien, alors !
Sur ces simples paroles, accompagnées d'une
longue, d’une chaleureuse poignée de main,
les deux amis se séparèrent, plus attachés, plus
dévoués l'un à l'autre qu'ils ne l'avaient
jamais été.
alors, le ramène au sentiment des convenances:
— Dis donc, toi... ! malhonnête !
Moulin s'excuse de son mieux : il n'a pas
l’esprit ouvert comme ses amis; impossible
à lui de suivre deux idées à la fois. Le travail
et Daisy ne font pas bon ménage dans sa tête.
Ce sont d'ailleurs les seuls nuages : l'accord
le plus parfait règne continuellement dans le
petit cénacle.
Madame Harivel regarde souvent son garçon
tandis qu'il travaille. Elle le trouve changé.
Triomphe.
Tousles dimanches, depuis bien des
semaines, on lime, on tourne, on
taraude, on polit, on plane avec un
entrain magnifique dans le petit loge-
ment de la rue du Delta. Moulin est
venu renforcer l'équipe des travail-
leurs. C'est un solide ouvrier que
Moulin, il n'a pas son pareil pour
dégrossir les pièces, et la besogne
marche rondement.
Par exemple, la patience de Jean
est mise aune rude épreuve. Pendant
qu'il se livre à des combinaisons sur
le travail à faire, il lui faut entendre
un nom, toujours le même et cent
fois répété : Daisy.
C'est devenu une obsession pour le
pauvre garçon. Ce nom est tellement
entré dans sa cervelle que la moindre
vibration suffit à le faire résonner
jusqu'à son cerveau. Les mouches agaçantes
bourdonnent Daisy...! L'omnibus Montmartre
— Place Saint-Jacques qui l'emmène chaque
matin à l'ouvrage, crie Daisy ! en cahotant sur
les pavés... Les vitres qui à grand fracas
tremblent dans leurs gaines : Daisy...! Les
légers marteaux qui cognent à l'atelier ;
Daisy...! Les tours qui ronronnent auprès de
lui Daisy... Daisy partout... Daisy toujours.
Mais le moyen de tenir rigueur à un ami
dont le travail est la perfection même..., qui
pousse la conscience jusqu’à fabriquer lui-
même ses outils quand ceux du marchand ne
lui semblent pas absolument irréprochables...
qui se prête si volontiers à tous les essais, et
refait dix fois le même travail sans jamais
manifester la moindre mauvaise humeur-
Marcel peut, tant qu'il lui plaît, chanter les
louanges de son idole : jamais son ami ne
proteste. Il y a bien Moulin qui subit par
ricochet les effets de l'enthousiasme de son
camarade, mais Moulin n'est pas impression-
nable ; les divagations de Marcel le laissent
froid, au point qu'il sifflote généralement aux
endroits les plus pathétiques. Le jeune Bouchard,
Ou lime, on tourne, on taraude.
maigri; il a perdu son bel appétit, et, la moitié
du temps, il est à cent lieues de ce qui se
passe autour de lui.
— Qu'est-ce qu’il peut bien avoir, père
Cacaouèclie? demande-t-elle au bonhomme,
qui. pour elle, comme pour Estelle Lenoir, est
une espèce de rebouteux se connaissant bien
aux maladies.
— Rien, répond le vieux, toujours optimiste,
ou du moins rien de grave. L'idée de son
concours le tourmente : c’est tout naturel. Ne
le plaignez pas : ce sont ces émotions-là,
précisément, qui font la vie intéressante. Son
existence, jusqu'alors, n'a été que trop plate.
La mère ne dit rien pour ne pas décourager
son Tout-Petit — comme elle continue à dire
— mais elle donnerait de bon cœur tous les
concours et toutes les médailles pour revoir
ses joues roses et ses yeux brillants.
C’est un samedi après-midi que Jean doit
porter sa pièce à l'École d'Horlogerie où eHe
sera jugée. Ses collaborateurs tiennent à
l'accompagner dans sa présentation, d’autant
plus qu'il leur semble nerveux, agilé...
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
6IU
Le fait est que Jean n’est pas tranquille; il
est persuadé que son ouvrage n’arrivera pas
intact jusqu'au faubourg du Temple, il ne
saurait dire ni comment ni pourquoi, mùs il
surviendra bien sûr quelque obstacle fâcheux.
Les rues de Paris sont si vite et si facilement
bouleversées; les chevaux s’emportent... les
voitures versent... les maisons s’écroulent...
uue révolution éclate...
— Tout de même, fait Moulin, avec son air
placide, ce ne serait pas avoir de chance
qu'une révolution éclatât juste au moment où
nous avons besoin d’avoir la rue libre.
Jean reste sombre, inquiet. Il regarde d’un
oeil morne son régulateur qui occupe la belle
place au milieu de l’établi. Hier encore, il avait
confiance, maintenant des doutes le prennent...
Est-ce qu’on n’aurait pas dû faire ceci... ? Est-
ce que cela calculé d’une autre façon n’aurait
pas été préférable...? Puis, en fin de compte, à
quoi servait de s'être donné tant de tracas?
d’avoir imposé tant de peine aux autres ?
Comme si lui, un gamin... un apprenti... allait
décrocher un prix que des hommes de trente
ans, instruits, expérimentés ont tant de mal
à obtenir !
Découragé, il s’asseyait; et, la tête dans ses
mains, demeurait plongé dans une rêverie
pénible, sans même avoir la force de prendre
une résolution.
— Voyons, mon vieux, finit par dire Marcel,
d’un ton d’amicale gronderie, il faut pourtant
te décider. Admets que tu ne sois pas récom-
pensé — et c’est le pis qui puisse t’arriver — tu
n’en mourras pas, voyons! et il y en aura bien
Un rôti de trompe d’élé])li:uit. — On
vous a peut-être déjà parlé d’un rôti de trompe
d’éléphant comme d’un mets délicieux.
Le fait est que c’est un morceau de choix :
quand les nègres de nos colonies africaines,
ceux par exemple qui accompagnent nos explo-
rateurs, vont à la chasse de l’éléphant; quand, à
coups de sagaie, ils ont mis à mort l’énorme
pachyderme, ils s’empressent à le dépecer.
Chacun en coupe des tranches formidables,
mais on détache toute la trompe, et on la porte
aux blancs pour leur ménager un régal. Si la
bête est de forte taille, c’est une belle pièce de
venaison : on y passe un solide bâton, et il
faut souvent 5 à 6 hommes pour la transporter.
Il faut faire cuire maintenant ce rôti monstre,
et c'est une besogne assez délicate qui demande
tout le soin d'un cuisinier nègre. On allume
sur le sol un immense brasier qu’on entretient
durant plusieurs heures ; on écarte ensuite tout
le charbon. Dans le sol qui se trouve alors
brûlé, rougi et porté à une température élevée,
d’autres dans ton cas. Mon avis, à moi qui juge
les choses d'une manière plus lucide parce que
je n'y suis qu'indirectement. intéressé, est que
ta pièce est très bien. Hastical l'a vue, hier; tu
ne nieras pas sa compétence à celui-là? qu’en
dit-il?
— Qu’elle est bien, répondit le pauvre Jean
du ton dont il aurait dit : « Il la trouve exé-
crable. »
— Parbleu!
Jean, malgré tout, se sent réconforté par les
bonnes paroles de ses amis.
— Allons, en route, dit-il avec effort.
On arrête un flacre. Jean examine le véhicule
avec méfiance.
— Le cheval paraît solide, au moins ? de-
mande-t-il à Moulin. Et le cocher...? il a l'air
sûr...?
— Mais oui, mais oui, va donc, répond
l’autre qui aspire au moment où Ton sera
revenu.
— 99, faubourg du Temple.
Malgré les sinistres prévisions de Jean, on
arrive sans encombre à l’École; mais une fois
là, le cœur lui manque de nouveau.
— Tiens, Marcel, dit-il, porte la pièce au
Secrétariat, moi je n’en ai pas le courage...
Voici ma devise, ajoute-t-il en tendant une
enveloppe à son ami : Soyons juste et ne crai-
gnons point. C’est le père Cacaouèche qui me
Ta donnée en me conseillant de la mettre en
pratique; je trouve cela joliment difficile...
Être juste, passe; mais ne craindre point , c’est
autre chose.
(A suivre). J. L.
on creuse un trou profond d’au moins trente
centimètres et de bonne dimension ; on le garnit
de feuilles de bananier, de ces immenses
feuilles qii’on voit quelquefois dans nos jardins,
et on dépose la trompe dans le trou, après
l'avoir entourée elle-même d'autres feuilles de
même espèce. On n’a plus alors qu’à ramener
la terre encore toute chaude qu’on avait enlevée
pour faire le trou ; c’est comme une espèce de
four où va cuire l’immense rôti. On allume un
brasier par-dessus et l’on entretient le feu
jusqu’au lendemain.
On voit que cette préparation donne beaucoup
de mal : il n’est pas démontré que le mets en
vaille bien la peine. Le rôti de trompe d’éléphant
a certainement un goût assez agréable, et
encore à condition qu'il n’ait pas été fourni par
un vieil animal ; mais enfin cela rappelle tout
simplement la saveur d'une langue de bœuf,
et le principal mérite de cette cuisine en est
l'étrangeté.
D. B.
L’INVENTEUR DU TIMBRE-POSTE
611
L’inventeur du timbre-poste.
Il n'y a guère plus d’une quarantaine d’années
qu’on se sert du timbre-poste. Le service des
postes existait depuis longtemps, mais fonc-
tionnait d'une manière très imparfaite, bien
que M™ de Sévigné écrivit dès le dix-septième
siècle : « Que c'est une belle invention que la
Poste! » Ce qui compliquait singulièrement ce
service, c'était l’inégalité du tarif qui d’ailleurs
devait être acquitté par le destinataire. C'est
ainsi qu'en 1817 encore, on payait 1 fr. pour
une lettre de Paris à Marseille et 0 fr. 20 pour
une lettre de Paris à Versailles. Pour l'étranger,
le port d'une lettre était encore bien plus
élevé. Le timbre-poste permettant de taxer
uniformément le transport des lettres d'un
point à l'autre d'un pays, et d’un pays à l’autre
lit disparaître tuus ces inconvénients. Son
invention est due à Sir Roland Hill, né à Kid-
derminster en 1793. Voici à la suite de quelles
circonstances cet homme fut amené à conce-
voir l'idée du système ingénieux en vigueur
aujourd’hui.
Un jour, Sir Roland vit un facteur rural pré-
senter à une femme indigente une lettre étran-
gère pour laquelle il lui demanda deux shillings
(2 fr. 30) de port.
— Ah! s'écria la pauvre vieille, tremblante
d'émotion et de joie, c'est une lettre de mon fils :
il vit, il m'écrit, mon Dieu, merci! Puis, bai-
sant l'adresse, elle serra la lettre sur son cœur
et la rendit au facteur d’un air résigné.
Celui-ci la reprit et fut sur le point de s'éloi-
gner quand Sir Roland l’arrêta et lui demanda
pourquoi il avait repris la lettre.
— Je connais la brave vieille, lui répondit
celui-ci. elle n'a pas les moyens de payer le
port d’une lettre venant de l’étranger, elle me
rend toutes les lettres que je lui apporte.
Ému de cette réponse, Sir Roland versa au
facteur les deux shillings réclamés et s’en vint
tout heureux remettre à la pauvre veuve la
lettre de son fils en disant :
— La voici, elle vous appartient, lisez-la!
La vieille se confondit en remercîments, baisa
de nouveau l'écriture de son fils, et, après
s'être assurée du départ du facteur, elle dit avec
simplicité :
— Je vous remercie" de votre générosité,
Monsieur. Pardonnez-moi si je vous dis que
cette lettre ne m’apporte aucune autre nouvelle
de mon lils que celle que j’ai pu lire sur l’enve-
loppe : qu’il vit, qu'il ne m'a pas oubliée. Je suis
vieille et infirme, trop pauvre pour payer le port
élevé d'une lettre d’outre-mer; mais comme je
n'ai pas voulu me priver de la jouissance bien
légitime d'avoir des nouvelles de mon fils, je lui
ai dit en partant : « Fais comme si tu m'écrivais,
mon fils, envoie-moi une lettre dont ta main aura
tracé l'adresse, alors je saurai que tu es en vie,
que tu ne m'as pas oubliée quelque loin que tu
sois. » Et c'est ce qu'il n'a jamais négligé de
faire, seulement quand le facteur m'apporte sa
lettre, quand j'ai contemplé sa chère écriture
et que je me suis assurée que mou fils est
vivant, je lui rends le papier que mes lèvres
ont embrassé à l’endroit où sa main a tracé
mon nom. Ab! Monsieur, continua la pauvre
mère, je sais que je suis coupable d'employer
un tel subterfuge, mais ne m’en voulez pas, j'ai
beau m'accuser de circonvenir la loi, je ue puis
faire autrement. Savez- vous ce que peut souffrir
une mère si elle ne connaît même pas l’endroit
où son fils vit, souffre et meurt ?
Sir Roland garda le secret de cette supercherie
ingénieuse. Il fit mieux, il rédigea une bro-
chure traitant des prix exagérés du port des
lettres et indiquant les moyens de les dimi-
nuer. Il proposa de taxer les lettres d’après
leur poids, d’eu faire payer le port par celui
qui les expédie et de faire contrôler ce ver-
sement par une marque en papier collée sur
l’enveloppe.
Il rencontra beaucoup d’opposition. Même
après avoir obtenu du gouvernement anglais
l’application de ses propositions, il eut le chagrin
de les voir abandonnées comme peu pratiques.
Ce fut alors le public qui se leva en masse
pour son projet. Une souscription, qui se
couvrit des noms les plus respectés, réunit en
peu de temps la somme de 373 000 francs qu’on
pria Sir Roland d’accepter comme un témoi-
gnage de la reconnaissance de ses concitoyens.
En 1834 enfin, nommé directeur des posles
de l’État, il eut toute liberté d’appliquer sa
réforme qui, de l'Angleterre, s'étendit bientôt
sur toute l'Europe.
Le soir de sa vie fut une longue suite d'hon-
neurs de toute espèce. La reine lui conféra les
titres nobiliaires, et lorsqu'il fut mort, âgé de
86 ans, elle lui fit faire des funérailles somp-
tueuses et lui décerna une tombe en l’abbaye
de Westminster ou reposent tous les grands
hommes de l’Angleterre. Une statue de bronze,
au centre même de Londres, rappelle à tout
passant les traits nobles de cet homme ingé-
nieux qui fui en même temps un grand homme
de bien.
il II.
G 1 2
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
Variétés.
lit*, vitesse des oiseaux. — Les zoologistes
discutent encore sur la vitesse des oiseaux.
M. A. Verschuren a fait dernièrement à ce sujet
une expérience intéressante. Il a capturé à
Anvers une hirondelle qu'il fit lâcher a Compïègne
avec des pigeons voyageurs de la Fédération
colombophile. L'hirondelle franchit les 23G kilo-
mètres qui séparent Compiègne d’Anvers en une
heure et huit minutes ; les pigeons franchirent la
même distance en quatre heures.
Cette vitesse de deux cents kilomètres à l’heure
que peut atteindre rhirondelle explique la rapi-
dité des migrations de cet oiseau, qui ne doit
guère mettre qu’une demi-journée pour venir,
par exemple, du nord de l’Afrique en Belgique.
*
* 4c
Histoire (le la fourchette. — L'emploi
de la fourchette ne s'est généralisé chez nous
qu’au dix-septième siècle. La fourchette était
cependant inventée depuis longtemps, mais elle
ne décorait la table qu’à titre d'exception, pres-
que de curiosité, et servait uniquement pour
manger des fruits et des gâteaux. Au quator-
zième siècle elle commence a figurer sur la liste de
la vaisselle de nos rois. En 1328, après la mort
de la reine Clémence de Hongrie, femme de
Louis X, l’inventaire mentionne trente cuillers,
et une seule fourchette. Quelques années aupa-
ravant. en Angleterre, un favori d’Édouard II,
réputé pour son luxe, était cité comme possé-
dant trois fourchettes « pour manger les poires ».
Au seizième siècle, la fourchette fait son appa-
rition en Pologne et en Russie. Au dix-septième
siècle seulement, le Pape en autorise l’usage dans
les couvents.
*
4c 4:
HJan maire qui ne peut plu** marier. —
Un cas des plus singuliers s’est produit l’été
dernier dans le département de la Lozère.
Les 2 et 3 août, il était procédé à deux publica-
tions de mariages, qui devaient être célébrés en
la mairie de S. -IL; mais le maire nes’étaitpas
aperçu qu’il n’avait plus de place pour inscrire
les actes sur le registre, celui-ci étant rempli
jusqu’à la dernière ligne.
Les fulurs du premier mariage se sont donc pré-
sentés à la mairie le 22 août et le maire les a ren-
voyés en leur disantqu'il n'y avait pas de place sur
ses registres pour les marier : il a, en conséquence,
délivré au fiancé ce certificat :
« Le maire de la commune de S.-R-de-D. déclare
qu'il est absolument dans l’impossibilité de
marier le sieur C.-F. M..., tailleur à A., avec
M. -J. P..., les registres de la ville étant terminés.
« D’autres feuilles demandées à la sous-préfec-
ture arriveront incessamment. — Fait a S. -IL,
le 22 août i896. Le maire, M. »
At»$-iinicnt vainquent*. — Entre un Mar-
seillais et un Normand l'éternelle et insoluble
discussion sur les mérites respectifs du beurre et
de 1 huile. Tout à coup, le Marseillais, illuminé,
s’écrie :
« Va donc voir à Moscou si on a sacré le tzar
avec du beurre ! »
*
.Salon de coiffure. — Un client étonné et
s’adressant au patron très chauve :
« Et vous vendez de l’eau pour faire repousser
les cheveux?
— Oui, mais c'est le garçon qui en fait
usage... aussi, voyez sa tignasse... Moi, j’expéri-
mente la pâte epilatoire : aussi, voyez mon
crâne! »
REPONSES A CHERCHER
Question (dilatoire. — Que désignait-on
autrefois par le terme de « garmsaires » ?
4
* 4:
Curiosités (le la langue française —
D’où viennent les expressions : un chaland, une
boutique achalandée, pour dire : un acheteur, une
boutique dans laquelle il vient beaucoup d'ache-
teurs?
Que signifie l’expression : battre la chamade?
*
Acrostiche double — Trouver sept mots
tels que la réunion dans l ordre donné des pre-
mières lettres de chacun d'eux ‘forme le nom
d'une colonie française, et la réunion des der-
nières celui d'une autre colonie française :
Graine aromatique — notre satellite — pro-
duit du travail — arme blanche — place assignée
— prénom féminin — loin de la patrie.
REPONSES AUX QUESTIONS DU NUMERO 403.
I. Langue française
Le mot saison sort ici à désigner les quatre grandes divi-
sions de l'année, chacune de 3 mois environ, et, au point de
vue astronomique, le temps employé par le soleil pour passer
d’un solstice a un équinoxe ou d'un équinoxe à un solstice^
Il dérive du latin sationem, action do semer. Ainsi le sens a
été successivement . action de semer : temps propice aux
semailles ; temps propice à n'importe quoi ; et enfin les époques
diverses de l’année
ïl. Lettres inconnues.
Arme
et
71
font
Marne.
Anse
_
0
—
Saône
Soi
C
—
Oise.
Ardu
0
—
Adour.
Rome
_
d
—
Drôme.
Tarse
_
h
— .
Sarthe.
Amie
_
n
—
Maine.
Noyé
—
71
—
Yonne
Rue
—
e
—
Eure.
Asio
— 71 —
III. Triangle syllabique.
Aisne.
E — pi — pha — me
Pi — zar — re
Pha — ro
Nie
Le Gérant : Maurice TARDIEU.
Tonte demande de changement d’adresse aoit être accompagnée cl'une des demieres bandes et de !>0 centimes en timbres-poste.
28 novembre 1 89 R
8' année. — N 405 10 centimes.
LE
Petit Français illustré
JOURNAL DES ÉCOLIERS ET DES ÉCOLIÈRES
L'ABONNEMENT : UN AN, SIX FRANCS
Part du i«r de choque mots-
Armand COLIN & C‘°, éditeurs
5, rue <le Mé/ièrcs. Paris
?lr. — FAR AIT CHAQUE SAMElM
Tons droits roscn*1*
Le roi des jongleurs — L’attelage de la troupe Courlejoye.
Composition inédite de A. Robida.
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
Le roi des jongleurs (Suite)
eu
Peu à peu, la cour se remplissait. Courtejoye |
soulevait à chaque instant son rideau pour
compter les spectateurs. Enfin les entrées ces- J
sèrent, et Perrette Courtejoye reparut avec ses
deux paniers qu’elle alla soigneusement ranger
au fond de l’écurie.
— Eh bien? demanda Courtejoye.
— Six hottes de poireaux, douze choux, j
beaucoup d’oignons |
Peu à peu la cour se remplissait...
tes de carottes, dix-huit bottes de navets et
trente-quatre œufs I répondit M"" Courtejoye.
— Parfait!
— Mais pas d'argent pour payer l’auberge.
— Quelques deniers seulement, on tâchera
de s’arranger !
Courtejoye fit immédiatement lever le rideau
et, salué par un brouhaha joyeux, présenta au
publie Barbichette, la chèvre qui harpe, vêtue
d’uu jupon bariolé. Barbichette, assise sur ses
pattes de derrière et s'appuyant sur une espèce
de harpe grossière, avait à tirer de son instru-
ment quelques sons vagues que le bateleur
appuyait avec quelques grincements de gui-
tare.
Les gens de Rozoy se déclarèrent satisfaits et
jetèrent même à l'artiste quelques carottes pour
lesquelles Barbichette abandonna vivement la
harpe. Elle fut reconduite à la coulisse et rem-
placée par l'âne Barnabé.
Courtejoye promena Barnabé, en lui donnant
le bras, devant l’assemblée et lui fit montrer ses
divers talents, qui étaient de dire son âge, de
chanter au commandement, d’enibrasser la
personne la plus belle de la société^ et d’exécuter
un petit pas de danse avec son maître. Puis,
Courtejoye lui mit une vielle entre les pattes, et
le brave Barnabé, très obéissant, mais secouant
les oreilles à sa musique, tourna la manivelle
d’uu air mélancolique, achevant son petit air
par un hihan prolongé qui fit éclater les rires
dans la salle.
C’était le tour de la truie qui file, que l’on
entendait grogner dans la coulisse. On applau-
dissait encore Barnabé quand la truie lit son
entrée sur les pas de Jehan. Elle mit une véri-
table mauvaise grâce à saluer le public, et il
fallut quelques bons cingle-
ments du fouet de M. Courte-
joye pour la décider à jouer
son rôle. Enfin on réussit à lui
faire prendre place sur un
petit escabeau, sa jupe bais
sée convenablement et son
hennin bien droit, la que-
nouille fixée dans la ceinture
de sa jupe. La truie ne s'arrê-
tait point cependant de pro-
tester; ses grognements aigus
sous le hennin mirent le
public, en joie.
— Et maintenant, s'écria
Courtejoye, filez, madame
Souillonnette, filez de la toile
pour vêtir monsieur votre époux et vos petits
enfants; filez! filez! là, c’est très bien, et
ensuite vous irez, à votre tour, comme votre
ami Barnabé, embrasser la personne la plus
charmante de la société.
Le public se pâma lorsque Courtejoye, avec
un air do gravité solennelle, conduisit la truie
devant le premier rang des spectateurs en
faisant mine dé donner le groin de l’artiste à
embrasser.
Après un court entracte commença la repré-
sentation du Mystère de l'Enfer , arrangé par
Jehan en vue de faire admettre l’état, de ruine
des costumes et des a#cessoires. Toute la
troupe donnait là dedans et se multipliait,
chacun étant forcé de jouer plusieurs rôles.
Jehan, tantôt représentait un diable ou une
diablesse, tantôt un mécréant damné pour ses
crimes nombreux et que Lucifer ne pouvait jeter
en ses chaudières faute d’argent pour acheter
! du bois, tantôt un usurier qui refusait de prêter
la moindre somme au diable dans la gêüe.
Courtejoye, heureux des applaudissements du
public, ne pouvait cependant s’empêcher de
maugréer tout bas quand son rôle lui laissait
I quelques minutes.
— Un mystère aussi amusant, fait pour
t. Voir le ri" 404 du Petit Français illustré , [j, 602.
61 K
LE ROI DES
dérider des seigneurs et des princesses, si bien
joué devant des manants de Rozoy! Et pour
quelques bottes de poireaux ou de navets,
encore! Triste décadence du métier!
Tout à coup, la pièce fut interrompue. Comme
la triste et dolente M" Lucifer, c'est-à-dire
M” Courtejoye, sortait de scène chassée par
Lucifer furieux de ce qu'elle n'avait à lui offrir
pour déjeuner que les épluchures de son garde-
manger, c'est-à-dire quelques âmes de païens j
rissolés depuis trois mille ans, M“ Lucifer
poussa un grand cri qui n'était point dans son
rôle et fit se précipiter dans la coulisse tous les
pauvres malheureux diables râpés.
— Qu'y a-t-il? demanda Courtejoye de sa voix
naturelle.
— Là! là! gémit M” Courtejoye, paralysée par
l’émotion et montrant d'une main tremblante
le fond de l'écurie.
Horreur! Au fond de l'écurie la truie qui file,
oubliée pendant la représentation du mystère,
avait trouvé le moyen, en tirant sur sa corde,
d’atteindre les deux paniers contenant les
produits en nature apportés par les gens de
Rozoy pour payer leurs places, et elle fourrageait
du groin au milieu des choux et des carottes, j
et aussi, hélas I parmi les œufs, soigneusement
empilés au fond de l'un des paniers
Courtejoye, saisi de terreur à son tour, cassa
net sa trique sur le dos de la truie. Jehan,
Patience et Lesbahy se précipitèrent sur l’animal
glouton, et l'arrachèrent à son festin pendant
que Perrette et Barbette Courtejoye ramassaient
les légumes éparpillés.
— Saint Guignon s’endorme! quel gâchis!
nos bons choux, nos carottes!
— Et les œufs, grand Dieu!
Il n'y avait qu'à regarder la truie pour voir
que le désastre n'avait pas épargné les œufs!
Elle en avait bien cassé les deux tiers, fabri-
quant au fond du panier une lamentable ome-
lette aux feuilles de choux. Quelle catastrophe!
La truie poussait des cris effroyables sous la
correction bien méritée que lui infligeait son
patron, M’“ Courtejoye s'en arrachait les che-
veux, pendant que Perrette s'efforçait de sauver
tout ce qui pouvait être sauvé.
— Comment allons-nous faire maintenant?
dit Courtejoye. Par saint Guignon ! la male-
chance s'obstine ... Mais assez gémi, mes
enfants, vite, le public s'impatiente!
La revue de la Basoche
Il nous faut laisser la troupe Courtejoye à ses
embarras et revenir chez l'excellent oncle de
l’écolier Jehan, maître Gilles Picolet, pâtissier
maître-queux àl’enseigne de la Lamproie-sur le-
Gril, à qui justement l’aceès de munificence
qui l’avait porté à combler son neveu affamé
JONGLEURS
des produits de son art avant la rentrée à
Montaigu, allait susciter de nombreux désa-
gréments.
Nous avons vu le commencement de ces
désagréments : la querelle avec M" ’ Picolet, la
gifle reçue comme conclusion en présence des
basochiens qui n’avaient point épargné les
moqueries au brave maître-queux, bien que
pour sauver sa dignité, celui-ci eût prétendu
avoir donné et non reçu cette gifle. Le pauvre
maître Gilles allait en voir bien d'autres !
Courtejoye cassa sa trique sur le dos de la truie.
Ce jour-là, maître Gilles venait de rentrer des
Halles avec une provision de canards et une
charge de poissons destinés à entrer dans la
composition de succulents pâtés, la réputation
de la Lamproie-sur-le-Gril, et ii causait bien
tranquillement avec sa femme Jacquinette, qui
se trouvait de bonne humeur et avait complè-
tement oublié la gifle reçue ou donnée huit
jours auparavant.
— Et alors, ton frère Guillot continue à ne
rien savoir de son méchant garnement de fils ?
— Rien de rien, répondit mélancoliquement
le maître-queux. Ce pauvre Jehan... ce sacri-
pant, veux-je dire, s’est sauvé de Montaigu le
soir même de sa rentrée... où esl-il passé? que
fait-il? qui peut savoir! Mon frère Guillot l'a
cherché un peu partout, mais il n'en a pu
découvrir la moindre trace.
— Voilà un garçon qui ne promet pas de faire
honneur à la famille!
La conversation des deux époux fut inter-
rompue par l'entrée de quatre personnages qu'à
première vue on reconnaissait pour des gens
de loi, pour des clercs de procureurs du Palais,
un peu râpés, ainsi qu'il sied à des gens qui ne
sont pas encore procureurs eux-mêmes, l'écri-
toire à la ceinture, la mine assez chafouine sous
des chevelures embroussaillées.
616
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
— Eh bon-
jour, maître
Pieolet, dit
l'un d'eux,
nous venons
vous parler
d’une petite
chose.
—Ah! vrai-
ment, dit le maître-queux, vous voulez dîner?
— Maître Pieolet, il ne s’agit point d'un petit
dîner... non... non... non... pour le moment du
moins ! Vous voyez devant vous une ambassade,
une petite ambassade...
— Ah!
— Oui, du haut et puissant roi de la Basoche,
notre souverain, qui passe aujourd'hui au Pré-
aux-Clercs, comme vous n'êtes point sans le
savoir, la revue de ses sujets, les enfants de la
plume et de l’écritoire, l'illustre corporation,
honneur de ce quartier de la Justice!
— Je sais, dit le maître-queux.
— Or donc, nous sommes chargés de vous
inviter à venir parler au roi de la Basoche, qui
désire avoir une petite entrevue avec vous...
— Un petit entretien, maître Pieolet.
— Une petite conversation...
— Très bien, très bien, se bâta do répondre
le maître-queux, il s’agit probablement de
commander quelque festin à la Lamproie...
— Il doit y avoir quelque petite conclusion
comme cela, répondit un des basochiens ; nous
nous permettons de le supposer et de le
souhaiter ..
Gilles Pieolet se frotta les mains et se tourna
vers sa femme :
— Qu'on fourbisse lardoires et rôtissoires!
dit-il, je cours de ce pas parler au prince de la
Basoche.
En ces temps où tous les corps de métiers.
Le cortège de la Basoche-
toutes les professions étaient organisés en
maîtrises et corporations ayant leurs lois, leurs
droits et leurs privilèges, la réunion des clercs
du Palais de Paris, devenu le Palais de Justice
depuis que les rois ne l’habitaient plus, consti-
tuait la corporation des basochiens, association
puissante, jouissant de nombreux privilèges et
dont le chef portait le titre de roi de la Basoche.
Le royaume de la Basoche avait ses coutumes
particulières. Tous les ans, à certains jours, le
monarque basochien passait une grande revue
de ses sujets, les innombrables clercs du Par-
lement, des procureurs et des notaires du
Palais, marchant militairement par compagnies,
enseignes déployées, revue guerrière qui se
terminait par quelque cérémonie burlesque,
mascarade ou représentation dramatique, mys-
tère, farce ou sottie, car les basochiens avaient
aussi leur théâtre et leurs acteurs, jouant le
plus souvent sur la grande table de marbre du
Palais, la table des festins des rois de France,
concédée pour ces jeux au roi de la Basoche.
Tout le quartier du Palais-de-Justice était en
rumeur et le maître-queux de la Lamproie-sur-
le-Gril, au moment de l’entrée des quatre
basochiens, attendait le passage devant sa
porte de l’armée des clercs du Palais, réunie à
grand bruit dans la Sainte-Chapelle. C’était ce
qui l'avait fait penser à Jehan Pieolet, ce neveu
errant actuellement par les chemins, qui eût
pu entrer chez quelque procureur et vivre de la
chicane et des procès, comme les autres, comme
tous ceux de la pullulante et bien portante
corporation.
— Le roi de la Basoche, certainement, veut
me faire la commande de quelque festin, dit le
maître-queux à sa femme; je vais m’empresser
de courir lui parler.
(A suivre. )
A. R.
UNE RECONSTITUTION DU VIEUX PARIS
617
Une reconstitution du vieux Paris (Fi»)'.
Les deux reproductions du vieux Paris que
nous présentons aujourd'hui à nos lecteurs pro-
viennent, comme les précédentes, des aequisi-
l ions récentes du musée Carnavalet et sont dues
au peintre Hofïbauerdont nous indiquions, pré-
Nesles. et, comme cette dernière, était flanquée
d’une tourelle qui contenait l'escalier à vis.
La construction en remontait» 1383 et avait été
précédée d’une fortification provisoire en Dois
de charpente appelée <■ bastide, bretèche, ou
La Tour de l’Horloge et la Conciergerio après l'incendie du Ponl-au-Chango du 23 octobre 1021, d’après un tableau de M. Hoiïbauer,
acquis par la ville de Paris pour le musée Carnavalet.
cédem m ent,la manière d e procéder pour arrriver
à des reconstitutions rigoureusement exactes.
Elles représentent, la plus grande, le Louvre
et ses environs au matin même de la Saint-Bar-
thélemy, le Si août 1372, le spectateur étant
supposé placé dans la Cité à l'endroit occupé
par la place Dauphine actuelle ; l'autre, la Tour
de l'Horloge et la Conciergerie, après l'incendie
du Pont-au-Chauge, le 23 octobre 1621.
Dans la seconde de ces deux gravures, on
remarquera à l'extrémité gauche du paysage rla
Tour du Bois, qui terminait, à l'occident, l'en-
ceinte de Paris sous Charles V. Formée de trois
étages elle ressemblait beaucoup à la tour de
château du bois. » C'est ce qui la fit nommer
Tour du Bois.
Eu suivant de gauche à droite, le monument
assez bas, en façade sur le quai, est la Petite
Galerie.
La Petite Galerie, ainsi que la Grande Galerie
en retour sur le quai, furent commencées en
même temps, vers 1366, sous la direction de
Pierre Chambiges, architecte, fils de l'archi-
tecte de l'Hôtel de Ville, et ne se compo-
saient primitivement que d'un rez-de-chaussée
surmonté d'une terrasse.
C'est de la dernière fenêtre d’angle, face au
quai, que, suivant plusieurs historiens.
t. Voir le H® 404 du Petit Français illustre , p. 00
618
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
Charles IX aurait tiré, le jour de la Saint-Barthé-
lemy, sur les huguenots qui cherchaien t à passer
la rivière pour se sauver par le Pré-aux-Clercs.
D'autres historiens affirment que le roi tirait
de sa propre chambre à coucher, c'est-à-dire de
la 3' fenêtre du 2* étage du Pavillon du Moi, for-
mant le centre de notre gravure. .Mais ce pavillon
était éloigné de plus de 93 mètres du fleuve!
Nicolas Barnaud, gentilhomme dauphinois
de la suite de l’amiral Coligny, conte ainsi le
drame.
« Plusieurs seigneurs et gentilshommes
huguenots, logez aux faubourgs, ne sepouvans
persuader que le Roy fust, je ne dis pasautheur,
mais seulement consentant de la tuerie, se
résolurent de passer avec barques la rivière et
aller le trouver, aimant mieux se fier à luy,
qu’en fuyant monstrer d’en avoir quelque
deffiance ; d'autres y en avoit, lesquels cuidans
que la partie fut dressée contre la personne du
rov mesmes, se vouloient aller rendre près de
sa personne pour luy faire très humble service
et mourir si besoin estoit à ses pieds. Et ne
tarda guères qu’ils veirent sur la rivière, et
venir droict à eux qui estoient encore es
faubourgs, jusques à deux cents soldats armez
de la garde du roy, crians : Tue! tue! et leur
tirans harquebouzades à la veue du roy qui
estoit aux fenestres de sa chambre... et pouvoit
estre alors environ sept heures du dimanche
matin. Encore m’a t’on dict que le roy prenant
un harquebouze de chasse entre ses mains et
reniant Dieu dit: « Tirons! mort-Dieu! ils
s’enfuyent! »
Brantôme aussi place le roi à la fenêtre de
sa chambre et raconte le même fait de cette
manière :
« Le roy y fut plus ardent que tous, si que
lorsque le jeu se jouait et qu’il fut jour, et qu'il
mit la teste a la fencstre de sa chambre, et
qu’il voyoit aucuns dans le faubourg de Saint-
Germain qui se remuoient et se sauvoiont, il
prit un grand harquebuz de chasse qu’il avoit
et en tira tout plein de coups à eux, mais en
vain, car l’harquebuz ne tirolt.si loin. Inces-
samment crioit : Tuez! Tuez! ».
D’Aubigné atteste aussi les coups d’arquebuse
de Charles IX, en prose et en vers, en vers
notamment dans ses Tragiques :
Ce roy, non juste roy, mais juste arquebusier,
Gibovait aux passants trop tardifs à noyer.
On voit aussi sur noire gravure les appar-
tements de la reine qui faisaient suite à ceux j
du roi ; l’entrée principale du Louvre qui donnait j
accès à la cour du Louvre par un pont dormant, |
sur lequel fut tué Concini, maréchal d’Anere, j
le 24 avril 1617, puis, à droite etlimitant la vue, j
l’hôtel de Bourbon, construit en 1309 par Louis j
de Bourbon, fils aîné du comte de Clermont. !
Noire première gravure représente, ainsi que
la légende l’indique, la Tour de l'Horloge et la
Conciergerie après l'incendie du Pont-au-Change
le 23 octobre 1621.
Qu’était-ce que ce Pont-au-Change, dont le
nom est conservé encore à un pont actuel,
construit sur le même emplacement?
Dès le douzième siècle il en est fait mention.
Louis XII avait ordonné aux changeurs d aller
y établir leurs boutiques. De là son appellation.
Au cours de sa longue existence il avait éprouvé
bien des vicissitudes. Auquinzième siècle il avait
déjà été ruiné par les inondations et reconstruit
trois fois, soit en bois, soit en pierre. Les fêtes
et dimanches, les oiseliers y venaient vendre
toutes sortes d'oiseaux entre les deux files de
boutiques des changeurs. Cette permission leur
avait été accordée sous la condition de donner
la liberté à deux cents douzaines de leurs
captifs ailés au moment où les rois et les reines
passeraient sur ce pont, lors de leurs entrées
solennelles.
Dans la nuit du 22 octobre 1621, le tocsin
apprit aux Parisiens que leur Pont-au-Change
était en proie à l’incendie. Les flammes firent
rage au point qu’il ne resta plus que le squelette
informe de la construction, qui s'aperçoit sur
notre gravure. « Chose étrange, dit un témoin
oculaire, on voyait les piliers de bois brûler
dans l'eau, et les sauveteurs venus de toutes
parts furent aussi impuissants que les capucins
à sauver la moindre chose. »
C’étaient en effet les capucins qui étaient, à
cette époque, chargés d’éteindre les incendies.
Nos pompiers connaissent-ils ces précurseurs
de leur régiment?
La Conciergerie, ainsi que l'indique sa déno-
mination, servait, à l’origine, de logement au
concierge du Palais qui n'était pas, comme on
pourrait le croire, un simple «pipelet », mais
un officier de justice préposé au maintien de
l’ordre dans l’intérieur du Palais et prononçant
sur tous les différends qui pouvaient s'élever
dans son enceinte. Le palais ayant été, au
quatorzième siècle, abandonné au tribunal
souverain de la justice, la Conciergerie devint
une prison; elle l'est encore de nos jours.
Quant à la Tour de l’Horloge, elle tirait son
nom de la première grande horloge que l’on
ait vue à Paris et qui y fut installée par un
horloger nommé Henri de Vie, que Charles V
fit venir d’Allemagne et qui resta logé dans la
tour même pour mieux surveiller le mécanisme
de son œuvre. Le lamernon de cetle tour conte-
nait une cloche appelée « tocsin du Palais » qui
n’était mise en branle que lors de la naissance
et de la mort des rois ou de leur fil aîné. Elle
partagea avec les cloches de Saint-Germain-
l’Auxerrois la honte d'avoir donné le signal de
la Saint-Barthélemy. G. T.
'
I
Tour du Bois. Petite Galerie. Pavillon du Iîoi. Filtrée du Louvre. llôtct de Bourbon.
Une reconstitution du Louvre et ses environs tels qu ils étaient au matin de la Saint Barthélemy (A août d'après un tableau de M Hoiïbaucr,
acquis par la ville de Paris pour le musée Carnavalet.
UNE RECONSTITUTION DU VIEUX PARIS
620
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Histoire d’un honnête garçon (suite)'.
Les appréhensions de Jean ne devaient pas
se justifier. Un beau jour, en rentrant de l’ate-
lier, il trouva, à son adresse, une grande enve-
loppe portant le cachet de l'École d'Horlogerie.
Les lettres papillotaient si fort devant ses
yeux, qu’il lut à grand’peine cette lettre lui
apprenant qu’il avait obtenu la première place
dans le concours.
Il resta un moment hébété, puis s'apercevant
que sa mère le regardait avec une anxieuse
interrogation :
— Maman, lui dit-il la voix tremblante,
maman, j’ai le prix I
— Ah! mon Tout-Petit I mon Tout-Petit...!
que je suis contente... ! à te voir un moment la
mine si sérieuse, j’ai craint...
— Vite, interrompit le jeune homme très
affairé, il faut que j’aille aviser Marcel... et
Moulin aussi... Ils ont assez pris de part au
travail, pour avoir part au succès.
— Va, mon Jean.
— Cela ne te contrarie pas, au moins’?
— Me contrarier...!
— C’est qu’il m’avait semblé voir des larmes
dans tes yeux.
— Des larmes de bonheur... et peut-être un
peu des larmes de regret au souvenir de ton
père, répond l’affectueuse femme qui pensait
toujours au compagnon disparu quand il lui
arrivait quelque chose de bon dans la vie.
Aurait-il été fier de toi, le pauvre homme... ! Va
chez tes amis; c'est si naturel. La jeunesse avec
la jeunesse. Laisse-moi seule, je n'en aurai que
plus de loisir pour savourer ton triomphe.
Jean sentit alors, pour la première fois peut-
être, de quel amour profond, unique, dénué de
tout égoïsme, sa mère l'avait aimé : amour
sans phrases qui l’avait réchauffé et soutenu
sans jamais s'être imposé; et, ému lui-même
jusqu'au fond du cœur, il lui entoura le cou de
ses deux bras.
— Oh! maman! murmura-t-il à son oreille,
ma chère, bien-aimée maman! Pourrai- je
jamais te donner assez de bonheur pour tout
le dévouement que tu me prodigues depuis
vingt ans?
Une vie manquée.
Les jours passèrent. Jean délivré de l’inquié-
tude qui le torturait depuis tant de semaines,
fêté de tous ses amis que son triomphe réjouis-
sait, aurait dû reprendre sa bonne mine et sa
belle humeur. Mais non, il restait pâle, triste,
absorbé par des idées pénibles qu’il gardait
pour lui.
Eugénie commençait à s'inquiéter sérieu-
sement, d'autant plus qu’à la dérobée elle avait
surpris entre son fils et le père Cacaouèche,
des colloques qui ne disaient rien de bon.
— Eh bien, Jean?
— Toujours la même chose, père Cacaouèche;
le travail aussi difficile, la main aussi rebelle...
ce que j'avais éprouvé, parfois, au commen-
cement dé mon apprentissage, mais plus
marqué, plus continu... plus pénible aussi.
— Le sommeil...?
— Aussi mauvais
— L’appétit... ?
— Nul.
— L’humeur...?
— Exécrable. Ah ! je dois faire un être bien
amusant à fréquenter..! Tenez, père Cacaouèche,
je ne suis pas digne de vivre, et je me dégoûte
moi-même...
— Veux-tu te taire...! indigne de vivre. .!
— Écoutez-moi, jusqu’au bout. Je sens que je
ne peux plus travailler ; et, c’est même tellement
visible pour les autres, qu'aujourd'hui même
Hastical m’a conseillé de prendre huit jours de
repos.
— Ah bien ihuit jours! Cela ferait grand’-
chose! C’est trois mois qu'il te faut; mais trois
mois d’un repos complet, absolu, et passés
autant que possible à la campagne, dans une
atmosphère apaisante : en pleine forêt ou dans
une vallée.
Le pauvre Jean tressauta.
— Trois mois! Y pensez- vous, père Caca-
ouèche ? Est-ce que j’ai les moyens de passer
trois mois à ne rien faire ?
— Évidemment, tu n’as pas les moyens de
perdre trois mois et quelques centaines de
francs à t'amuser; mais il faudra bien que
tu te décides à les sacrifier pourtant, parce
qu’il y a là une question d’avenir pour toi.
— Mais qu’est-ce que j'ai, enfin?
— Tu as ce qu'on appelle la crampe de
l'écrivain.
— Moi...? moi qui n'écris presque jamais!
— Les écrivains ne sont pas les seuls à être
atteints de ce genre d'affection. Tous ceux dont
le travail s’exerce sur de très petits objets et
qui sont astreints à des mouvements étroits et
répétés, y sont exposés : les horlogers plus que
les autres. Depuis longtemps déjà, tu te sur-
1. Voir lo n° 404 du Peu: Français illustré , p. 608.
HISTOIRE D’UN HONNÊTE GARÇON
621
mènes- Outre une fatigue excessive, tu es en
proie aune surexcitation nerveuse qui a favorisé
chez toi les légers accidents dont tu te plains.
La maladie n'est encore qu'à l’état embryon-
naire, mais il est temps que tu t’arrêtes.
— Il en sera ce qu’il en sera, père
Cacaouèclie, je ne resterai pas trois mois
sans travailler... Et la maman...'! et mon
patron...?
— Ta mère n’a pas besoin de toi pour vivre.
Quant à ton patron, il t’attendra, que diable ! et,
si par extraordinaire il ne voulait pas t’at-
tendre, tu trouverais à ton retour dix maisons
pour une qui accepteraient tes services avec
empressement. Ton prix t’ouvrira toutes
les portes .. Et puis, il faut te f . .re une
raison : il est indispensable. ., tu m'en-
tends. indispensable que tu te reposes
pendant quelque temps. Autrement tu
serais forcé, et pour toujours, d'aban-
donner l’horlogerie.
Jean eut un haut-le-corps.
— Je ne veux pas abandonner l'horlo-
gerie... pour rien au monde.
— Fais donc ce que je te dis... Au sur-
plus, je ne veux pas que tu t’en tiennes
à mon seul avis. Va demain à la clinique
du docteur Jeanvrin, qui est le grand
maître dans ces sortes d’affections, tu
verras bien ce qu’il te dira .
— J’irai, père Cacaouèclie : mais, jus-
que-là, ne parlez de rien à ma pauvre
maman : il sera toujours bien temps de
l’inquiéter.
Le lendemain, en rentrant de chez le
docteur, Jean n'avait pas l’air joyeux,
mais il était certainement moins bou-
leversé qu'à son départ. Tout de suite,
il raconta à son vieil ami ce qui s'était
passé.
Le médecin avait répété mot pour mot
ce que le père Cacaouèclie lui avait déjà
dit, et s'était montré on ne peut plus affirmatif
sur la nécessité d'un repos de trois mois au
minimum et passé à la campagne; affirmant
d'ailleurs, qu'à ce prix, la guérison serait
certaine et radicale.
Alors Jean s’était rendu chez son patron qui
l’avait immédiatement mis à l’aise. Ce n’était
pas la première fois qu’il voyait un de ses
ouvriers atteint de ce mal qui frappait presque
toujours les travailleurs les plus assidus. Il
avait accordé sans aucune difficulté le congé
demandé, et avait même offert au jeunehomme
une avance sur son travail futur. Tout en
remerciant M. Tréguilly, Jean avait refusé,
expliquant qu’il avait assez d’économies pour
supporter le chômage et les frais de villégia-
ture que lui imposait la nécessité. Le patron
lui avait serré, la main en le félicitant d’être
non seulement laborieux, mais encore économe
et rangé.
Enfin Hastical lui avait confié en secret,
qu’il était question à son retour, de le faire
rentrer en qualité de visiteur.
Ce bon accueil et cette bonne nouvelle avaient
un peu consolé Jean de la certitude qu'il avait
acquise d’être malade.
— Tu vois, Jean, que je ne m’étais pas
trompé, dit le vieux après une pause.
— Vous êtesdonc médecin, père Cacaouèclie?
— Pourquoi me demandes-tu cela?interrogea
vivement le bonhomme.
— Pour rien... c'est une idée
« Oh ! maman ' » murmura t-il à son oreille.
choses ; la manière dont vous avez soigné
mes petites indispositions d'enfant, les conseils
d'hygiène que je vous ai entendu donner aux
uns et aux autres, l’aisance avec laquelle vous
vous servez des expressions scientifiques qui
semblent vous être familières, le plaisir que
vous prenez manifestement à traiter cette
sorte de sujets, les livres de médecine que j’ai
vus chez vous...; et, par-dessus tout cette
consultation sur les troubles nerveux dont je
suis atteint, qui se trouve être juste celle du
grand praticien auquel vous-même m’avez
envoyé...
Le vieux releva lentement la tête.
— Médecin, répondit-il, j'aurais dû l’être...
si je ne le suis pas... c’est bien par ma
faute...
Il avait l’air si triste que Jean, au regret de
G2-!
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRE
l’avoir questionné, restait maintenant silen-
cieux. Ce fut le père Cacaouèclie qui reprit la
conversation.
— Vois-tu, mon petit Jean, j'ai gâté ma vie...
J’avais tout pour moi cependant : la fortune,
la situation de mes parents, une très grande
facilité pour le travail... Tant que je suis resté
sous la direction immédiate de mon père,- on
n’a pas eu de reproches à m’adresser, et j'ai
fait de très bonnes études au lycée de ma-ville
natale. Mais j’étais comme ces arbres qui
toute leur vie ont besoin de tuteurs. Quand
le tuteur m’a manqué, je me suis incliné
lentement mais irrémédiablement vers la terre,
et je ne mè suis jamais redressé. Les pre-
miers temps, j'étais un étudiant comme un
autre, ni meilleur ni plus mauvais. Je suivais
les cours assez assidûment, et il n'y avait
trop rien à dire. Seulement, j’avais la langue
bien pendue, j’écrivais assez facilement. Je
devins un des orateurs habituels des brasse-
ries où l’on pérore... je fis partie de la
rédaction de tous les petits journaux qui
naissent chaque année à la réouverture des
écoles, et dont les plus heureux ont dix
numéros... Encore si je ne m’étais livré à l'élo-
quence et àlalittérature que dans mes moments
perdus...! Mais non. le travail sérieux devint
promptement l'accessoire pour disparaître j
bientôt tout à fait... Et cela a duré des années I
et des années... ! jusqu’à ce que les recrues qui
viennent, chaque année, renforcer la troupe
des étudiants, m’aient trouvé trop vieux, et se
soient insensiblement éloignées de moi. Mon
père était mort, désolé de voir que ses conseils
et ses remontrances demeuraient inutiles. La
fortune dont j'avais hérité de ma mère avait
fondu comme une motte de beurre au soleil;
celle que me laissa mon père disparut plus vite
encore, grâce à la nuée de parasites que j’avais
sans cesse autour de moi... Enfin, de chute en
chute, tu vois où je suis tombé... Ab ! si l'on
m’avait prédit une chose pareille à mes débuts
dans la bohème, je ne l’aurais pas cru. Car je
n’avais pas l’intention de rester un désœuvré :
je ne regimbais pas aux bons avis qui m'étaient
donnés, j’étais même décidé à me remettre
sérieusement au travail... mais mon incurable
noncbalenee était plus forte que tout. Je disais:
•• J’ai le temps. » Ah oui ! le temps... Comme si
quelqu'un est le maître du temps qui s'enfuit
et ne revient pas... C'est avec ce mot-là que
j'ai perdu ma vie, vois-tu... Tu as bien raison
de travailler, mon petit Jean. C’est encore le
meilleur moyen de passer agréablement l'exis-
tence, si longue et si courte a la fois. Si tu savais
combien une jeunesse inoccupée laisse de vide
et de regrets... ! Voilà mon histoire, tu vois
qu'elle est simple et bien moins romanesque
que toutes les imaginations de ta mère et
d'Estelle... Je ne suis ni un grand seigneur, ni
un proscrit politique, ni un financier ruiné par
un krach .. Je suis tout bonnement un homme
qui, ayant eu en main les plus beaux atouts,
les a, l’un après l'autre, laissé tomber à terre
et piélinésavecinsouciance ..11 y en a beaucoup
comme moi... et ce n’en est que plus triste...!
Quand jepenseà ce que sont devenus des cama-
rades que je valais certes! comme intelligence,
et que le sort n'avait point favorisés comme moi :
habiles ingénieurs, artistes distingués, méde-
cins célèbres comme celui que tu as vu ce
matin et qui a été mon condisciple... Quand je
pense à ce que j’aurais dû être et à ce que. je
suis ..! J'aurais pu être, tout au moins un vieil-
lard . respecté, heureux de choyer ses petits
enfants,., et je ne suis qu’un misérable vaga-
bond à qui ta mère et toi faites, sur ses der-
niers jours, l’aumône d'un peu d’amitié... Mais
voilà j'avais le temps... C’est pour cela qu’au
lieu d’être le docteur Beaugrand. je suis le
vieux Cacaouèclie.
J. L.
(A suivre).
Indiscrétion et curiosité. — L’indiseré-
tion, quand elle consiste à dire les secrets des
autres, surtout ceux qui nous ont été directe-
ment confiés, est une véritable trahison. Par
cela seul qu’on reçoit confidence d’un secret,
ne s’engage-t-on pas à le garder?
Mais, il est une autre forme de l’indiscrétion,
non moins grave : elle consiste en une certaine
curiosité, qui nous fait chercher à savoir ce qui
ne nous regarde pas, qui nous fait lire, par j
exemple, une lettre trouvée par hasard. Cela !
paraît être sans conséquence : c’èst là pourtant
à la fois une imprudence et une injustice. Une
I imprudence : car on lira peut-être dans cette
j lettre quelque chose qui changera pour jamais
nos sentiments envers une personne qui ne
peut pas se défendre? Mais c'est surtout une
injustice, car n’est-il pas admis que le contenu
d’une lettre est secret, excepté pour celui à
qui elle est destinée? Gardons-nous donc de
cette curiosité. La faute est la même, si elle
n’est pire, que d'écouter aux portes ou de
regarder par les serrures, indiscrétions si gros-
sières qu’elles n'inspirent que du dégoût à tout
ceux qui se respectent.
H. M.
u:s ÉCOLES EN CHINE
623
Les écoles en Chine.
Inc s«illc d’école on Chine (d'après une photographie;.
Les écoles publiques sont plus nombreuses
en Chine que nous ne le croyons généralement
en Europe.
Le premier manuel d'instruction primaire
chinois fut composé par un des élèves de
Confucius, qui vivait 400 ans avant J.-C. Il y
a donc plus de 2000 ans que les petits Chinois
se balancent sur ce même livre, car c’est l'ha-
bitude des élèves chinois de se balancer en
étudiant leurs leçons à haute voix.
En Chine, il n'y a point de vacances et, par
conséquent, d'année scolaire. Les écoles sont
ouvertes du lever du soleil à dix heures du
matin, et de midi à cinq heures. L’été, il n’y a
point d'école l’après-midi, mais les classes sont
ouvertes le soir pour les apprentis.
Les programmes scolaires ne comportent
guère que l’enseignement des lettres et de la
morale ; peu de mathématiques ou de sciences I
exactes, auxquelles du reste les Chinois sont •
peu aptes. Hans le Céleste-Empire, instruction
et religion ne sont qu’une seule et même chose.
L'écriture étant hiéroglyphique, le maître
commence à expliquer à l'élève les premiers
hiéroglyphes, jusqu'à ce qu’il les connaisse
tous, puis il lui donne une leçon à apprendre.
L'écolier qui sait sa leçon va trouver le
maître, le salue, lui tourne le dos et récite la
leçon.
L'instruction générale consiste à apprendre
par co‘ur trois ouvrages : le San Tzy-Tzyn qui
contient cent soixante-dix-huit vers ; le Sy-
Schou, ou les quatre livres classiques ; enfin le
Tzyn, ou les cinq livres sacrés. Le premier de
ces ouvrages indique 1 importance des devoirs
de l'homme envers la société et enseigne les
cinq vertus : l'esprit, la vérité, la philanthropie,
la justice et la possession d’un bien propre.
Le San Tzy-Tzyn enseigne l'histoire univer-
selle et l'ordre chronologique des dynasties ; il
donne les préceptes de morale parmi lesquels
nous citerons : « Le devoir est égal pour tous,
« aussi bien pour l’homme le plus haut placé
« que pour celui de la plus basse condition »
<• — Se corriger et se perfectionner soi-même,
« telle est la base la plus solide de tout progrès
« et de tout développement moral. »
Les punitions corporelles sont encore en
vigueur dans les écoles chinoises : on y tire
les oreilles aux écoliers, on leur donne la
férule, on les met à genoux, etc.
L. lt.
624
LE PETIT FRANÇAIS ILLUSTRÉ
Variétés.
L 'ennemi «le rimîti'c. — Quel est le pire
ennemi de l’huitre? On pourrait croire que c’est
l'homme : c’est l’étoile de mer. Au premier abord,
il semble difficile que cet animal inférieur ait la
force d’ouvrir les rudes écailles d’une huître
vivante. C’est une opération qui exige une cer-
taine dextérité de ceux-là même qui peuvent
manier un couteau; la lactique de l’étoile de
mer est longtemps restée un mystère pour les
hommes de science. On avait pensé, tout d’abord,
qu’elle établissait le siège devant le mollusque,
et le réduisait par la famine, ou bien qu elle
l’empoisonnait à l’aide d’une sécrétion veni-
meuse. Aucune de ces suppositions n’élait fon-
dée. Le docteur Paulus Schiemenz a démontré,
par de nombreuses expériences, que l’étoile de
mer attaquait l’huître directement, sans aucun
stratagème, et n’arrivait à l’ouvrir que grâce à
une persévérance d’efforts véritablement extraor-
dinaire et à une pratique du levier qui semble
révéler chez cet animal une connaissance inat-
tendue des principes de la mécanique.
L’étoile de mer se nourrit aussi de la moule,
qu’elle ouvre de la même façon; la moule est
même sa nourriture principale et ordinaire.
*
*
Les fromag-es «le Zcrinatt. — Les
fromages jouent un rôle très spécial dans la vie
sociale de Zermatt, en Suisse. Quand un enfant
naît, on fabrique un fromage qui porte son nom.
Ce fromage est mangé en partie le jour du mariage
de cet enfant; on l’achève le jour de ses obsèques.
Quand un jeune homme désire épouser une
jeune fille, il s’invite à dîner, un dimanche, dans
la famille de sa prétendue; si le père exhibe au
dessert le fromage qui porte le nom de la jeune
fille, et en donne un morceau au jeune homme,
c’est qu’il l’agrée pour gendre.
*
* *
Une opitaplic. — Népomucène Lemercier,
auteur de tragédies célèbres sous le premier
Empire, niais bien oubliées de nos jours, était un
homme d’un caractère élevé, loyal, noble et
sympathique.
Il avait fait preuve d’une grande indépendance
d’esprit aussi bien envers la Restauration qu’envers
Napoléon, et cela à une époque ou l'indépendance
n’était pas sans périls.
Membre de l’Académie française, comblé d’hon-
neurs par ses contemporains, il ne permit que
cette simple épitaphe sur sa tombe :
« 11 fut homme de bien et cultiva les lettres. »
*
* *
Maximes. — Ne soutirez aucune malpropreté
ni sur votre corps, ni sur vos vêtements, ni dans
votre maison. (Franklin).
— Voulez-vous savoir si un peuple est civilisé?
demandez s’il dépense beaucoup de savon.
♦ (Franklin).
*
* *
Distraction. — Un mendiant suit dans la
rue un médecin en tournée de visites, et cherche
à l’apitoyer :
« Je n’ai rien mangé depuis trois jours...
— Depuis trois jours! je vais vous faire une
ordonnance; prenez quelques cuillerées de la
potion indiquée, vous retrouverez l’appétit en
48 heures. »
RÉPONSES A CHERCHER
Locution populaire — Qu’est-ce que
l’on désignait plaisamment autrefois sous le nom
d’ « académicien de Montmartre »?
*
Phrase à compléter. — « L’... aigrit et
aliène les cœurs; la douceur les... »
Dans cette phrase il manque deux mots, rem-
placés chacun par trois points. Rétablir ces mots
en faisant usage exclusivement des lettres ci-
dessous et en les employant toutes :
AA C EEEEII M M N NP RT.
Enigme.
Dans les bois, sous le feuillage,
J’étends un tapis verdoyant;
Sur mer, dans un équipage,
J’occupe le dernier rang;
D’un amer et frais breuvage
Je m’échappe en écumant.
RÉPONSES AUX QUESTIONS DU NUMÉRO 404.
I. Question d’histoire.
On désignait autrefois sous lo nom do « garnisaires » des
agents que l’État établissait à demeure chez ses débiteurs pour
les amener, par la crainte des frais qu’entraînait la présence
de ces garnisaires, à payer leur dette. Ce moyen do contrainte
s’appelait «voie do garnison ».
Souvent aussi les garnisaires étaient dos soldats qu'on
imposait à ceux qui refusaient d’obtempérer à une loi ou à une
raosure quelconque considérée par eux comme inique. C'est
ainsi que les dragons envoyés, sous Louis XIV, chez les pro-
testants qui ne voulaient pas abjurer leur religion, étaient de
véritables garnisaires.
II. Curiosités de la langue française.
Au treizième siècle, on désignait sous le nom de chalands
les bateaux qui naviguaient sur nos fleuves et rivières. C’est
ainsi que les Parisiens appelèrent pain chaland lo pain que ■
leur apportaient des bateaux descendant la Seine; ceux
mêmes qui achetaient de ce pain étaient appelés chalands.
Peu à peu l'expression s’étendit à tous ceux qui fréquentent
dos boutiques; d’où aussi l'expression do boutique achalandée.
La chamade est une batterie de tambour indiquant que
l'on a une proposition à faire : armistice à demander, capitu-
lation à régler, etc. De là vient que l’expression battre la
chamade a dans le langage courant le sens de céder à une
attaque.
III. Acrostiche double.
a ni s
1 un e
g ai n
ê pé e
r an g
I rm a
e xi 1
Le Gérant : Maurice TARDIEU.
Toute demande de changement d'adresse doit être accompagnée de l’une des dernières bandes et de 50 centimes en timbres-poste.
TABLE PAR ORDRE DES MATIÈRES
de la Huitième année du Petit Français illustré
1896
I. — CONTES, NOUVELLES, LÉGENDES, POÉSIES.
Les fredaines de Mitaize, 2, 21, 32, 45, 50, 68, 74, 92,
98, 116, 128, 134, 116, 165, 177, 182, 201, 206, 225. —
Jeanne et son toutou, 5. — Chryséis au désert, 8,
14, 26, 38, 56, 62, 80, 86. 105. 110, 122, 141, 152, 158,
170. — Les étrennes des déshérités, 42. — Petit
gourmand, 59. — Pincé! 65 — Les finesses de
Bertoldo, 66, 140, 176, 224. — L’hiatus, 72. — Le roi
boit, 78. — La leçon d’histoire (monologue), 124. —
Le Bœuf gras, 126. — La mort du Cid, 161 — Mas-
ter Punch et sa femme Judy, 185, 197 — Mon
oncle le général-major, 189. — Une histoire de
sauvage, 194, 212, 218. 236, 242, 261, 266, 284, 290,
308, 314. 332, 338, 356, 364, 381, 387, 404. - L’ambu-
lancière de Madagascar, 230, 248, 254, 273, 278, 296,
302, 320, 326. 344, 350, 368, 374, 392, 400, 412, 422. —
Poum et le Zouave, 257. — La médaille de sauve-
tage (monologue), 271. — L Abeille. 283. — Le
goûter improvisé, 295. — Messidor, 377. —
Voyages pittoresques du vieil Anacharsis, 390, 416,
438. — Consolation (monologue), 428. — Histoire
d'un honnête garçon, 434, 452, 459, 476, 482, 500,
506, 525, 530, 542. 572, 578, 590, 608, 620. — La
Tarasque, 448. — Le roi des jongleurs, 470, 488,
494, 512, 518, 537, 548, 561, 566, 584, 596, 602, 614.
II. - HISTOIRE, BIOGRAPHIES.
La Saint-Charlemagne, 101. — Un album japonais
inédit, 104. — Les tournois au XV1 siècle, 113, 138.
— Pourquoi il faut aimer la Patrie française. 131
— Un tueur de tigres, 228. — Ambroise Thomas,
245. — Comment Bonaparte devint Bonaparte, 252.
— La vie de collège au siècle dernier, 259. — Cou-
ronnement du Tzar. 377.— L’assassinat du marquis
de Morès, 380. — Marceline Desbordes -Valmore,
478. — Les Souverains russes en Danemark, 533.
— Les Souverains russes en France 554. —
Tournois d'enfants au moyen âge 586. — La
pose de la première pierre du Pont- Neuf, 600. —
L’inventeur du timbre-poste, 611. — Une épi-
taphe, 624.
III. - GÉOGRAPHIE, VOYAGES.
Un collège anglais, 6, 17. — Le journal le plus
<• avancé » du globe. 72. — Invasions de saute-
relles. 96. — Robinson Crusoé et Robinson suisse.
108. — Une prime aux voyageurs, 108. — La plus
grande ferme du monde. 192. — La Tour de
Londres, 209, 221,233. — Une façon de voyager
peu commune. 211. — Au pôle eu ballon, 252 —
Les villes décorées de la Légion d honneur, 264.
— Origine du nom de Carcassonne, 276. — Coins
pittoresques (Chartres), 305. — Manière de prendre
le thé au Maroc, 312. — La chasse aux crocodiles.
353. — Le naufrage du « Drummond-Castle », 410.
— Les chiens ambulanciers. 468. — Excursions de
vacances (Provins), 486. — Marchands de fumée.
524. — Au pays russe, 545. — Les femmes alpi
nistes, 552. — Au pays de l’or, 593.
IV. - HISTOIRE NATURELLE.
Chiens de guerre ambulanciers. 24. — Bambous
comestibles, 36. — Les grenouilles mangeuses de
poisson, 44. — La force et la ruse, 48. — Plumes
d’oie, 77. — La guenon-secrétaire, 216. — Les
chiens et les crocodiles, 228. — Les pommes pour
tous, 240. — Le pigeon messager, 384. — Le Pic,
418. — Le vol des mouches, 420. — Une forêt d’ar-
bres géants, 444. — L oiseau mouche, 466. — La
flore parisienne, 552. — L ennemi de l’huître, 624.
V. — BEAUX-ARTS.
La fête de Noël en Moravie, 30. — La petite gour-
mande. 43. — Manœuvres de chasseurs alpins, 61.
— Chant triomphal, 67. — La première permission,
73. — Le petit amateur d estampes. 109. — Une
école indigène au Soudan, 121. — Un moment cn-
*
626
TABLE DES MATIÈRES
tique, 133. — Le radeau de la Méduse. 174. — La
diligence, 277. — Un portraitiste anglais. 342. —
— Nos grands peintres, Ingres. 402. — Gaiement,
474. - Un musée offert à la ville de Paris. 570. —
Une reconstitution du vieux Paris, 605, 617.
VI. - SCIENCE ET INDUSTRIE.
Les voitures à vapeur. 4S. — Comment manœuvre
une escadre, 89. — L’arrêt des trains, 120. — Le
pastel, 120. — La photographie de l’invisible, 155.
— Photographies décoratives, 180. — La laine.
107 200. — Encres sympathiques. 192. — La falsifi-
cation des perles. 235. — Comment peut-on savoir
le temps qu'il fera? 269. — La poudre sans fumée,
281. — Le Cinématographe, 293. — Les couleurs
et la végétation, 348. — Les rayons X, 408. —
Comment on fait un numéro du Petit Français
illustré, 425, 440, 446, 464, 497, 521. — La monnaie
d'aluminium. 504. — Un télescope géant, 528. —
Une sphère géographique monstre, 571. — Un
nouvel essai d’aviation, 576.
VII. — ÉCOLES ET ÉCOLIERS.
École des enfants de troupe, 149. — École de pêche
de Groix, 581. — Les écoles en Chine, 623.
VIII. — MORALE, MAXIMES.
Un bon raisonnement, 20. — La petite bergère de
Trion, 362. — Un sauveteur de douze ans, 420.
— Sur mer, 430. — Le mensonge, 496. — L’oracle
de la brouette, 540. — Hâblerie et mensonge. 551.
— Les méfaits de l’alcoolisme, 583. — Héroïsme
dun marin japonais, 598. — Indiscrétion et curio-
sité, 622. — Maximes, 24, 48, 72, 120, 168, 180,
204, 228, 420, 432, 624.
IX. - CURIOSITÉS, STATISTIQUES, CITATIONS.
Je que l’on boit dans du rhum, 12. — Un pigeon de
1 625 francs, 12. — Bégaiement lunatique, 24. —
Cheval sauteur, 24. — Les étrennes du facteur, 29.
— Les famines dans l’Inde, 36. — L’écrevisse s en
va, 60. — Les «< cuivres » en aluminium. 60. — Le
cavalier cycliste. 84. — Le commerce de l'ivoire, 84.
— Ls bœuf et la mode, 84. — La pêche silen-
cieuse, 96. — Pomme de terre monstre, 96. —
Vieux wagons, 104. — Pompes à incendie, 108. -- i
Collections de timbres-poste, 120. — Enseigne d'un
changeur, 120. — Roulettes en papier, 132. — Col-
lection de tabatières, 132. — Complet dernier
genre, 144. — La discipline allemande, 144. — Le
passeport d'un chien, 156. — Le café de boutons, 156.
— Herbiers anciens. 56. — Tué par une balle, 168.
— Mœurs d'autrefois, 156. — Une originalité de
J. -J. Rousseau, 168. — Les gâteaux monstres, 173.
Les boulangers, 180. — Musique silencieuse, 192.
— Le doyen des chiens, 192. — La doyenne des
chattes, 204. — Un volcan à vendre, 204. — Une
noce pantagruélique, 2o4. — La courtepointe, 216.
— Pile ou face, 228. — Le lait d’ânesse, 240. — A
propos de recensement, 240. — Une bicyclette
de 30 sous, 217. — Duel de locomotives, 252. —
Les favoris du Schah, 260. — Architecture améri- 1
caine, 264. — Curieuse particularité, 276. — Le
produit d'un simple sou, 288. — L’air de la mer
et des montagnes à domicile, 288. — Le réveil- j
téléphone, 300. Au restaurant, 312. — Les I
pierreries du Schah, 321. — Le plus vieux rosier (
du monde, 324. — Le chapeau antique, 336. — !
L'anguille et les petits pois, 348. — Les arbres et j
la foudre, 348. — Le dentiste du crocodile, 360. — |
En Chine, 360. — Les mets bizarres, 360. — Le
Journal de l’Avenir. 372. — Les ingéniosités de
la réclame, 372. — Un nouveau filtre, 396. — Un
opéra en miniature, 424. — Dans les squares, 429.
— Véloçipédie militaire, 437. — Un vieux pro-
verbe, 444. — Les fêtes foraines, 450, 462. — Les
oiseaux géants de Madagascar, 456. — A deux de
jeu, 468. — Tout en papier, 468. — Les singes cher-
cheurs d’or, 480. — Les distributions de prix
autrefois, 492. — Un aveugle au Concours géné-
ral. 192. — Trop courtisan, 504. — Le jubilé de
l’éléphant, 516. — Spartiates et Athéniens, 516. —
A propos de nez, 527. — Un nouvel Icare. 528. —
Le chien percepteur, 528. — Un pont colossal, 540.
— Le grand terme, 551. — Un chien philosophe,
564. — Le moineau imitateur, 564. — Les oiseaux
à Paris, 576. — Planchers en papiers, 576. — Papier
à la minute, 576. — Utilité de l’arithmétique, 576.
— Tournois d’enfants au moyen âge, 586. — La
couleur du jaune d’œuf, 588. — Un record musical.
588.— Le timbre qui chante, 600. — Les fromages
de Zermatt, 624.
X. - RECETTES.
La cuisine électrique, 12. — Contre les gerçures, 36.
— Contre le coryza, 84. — Enlèvement des taches
de graisse sur le papier, 144. — Épouvantail odori-
férant, 216. — Fleurs artificielles, 264. — La
gélatine pétrifiée, 300. — Emploi des coquilles
d’œufs dans les basses-cours, 312. — Les clous et
le plâtre, 348 — Pour avoir une belle voix, 360. —
La recette des fouaces, 456. — Plus d’insolations, 480.
— Les vases brisés, 564. — Engrais pour plantes
d'appartement, 600. — Un rôti de trompe d’élé-
phant, 610.
XI. — RÉCRÉATIONS, JEUX ET SPORTS.
Une expérience de mécanique amusante, 53. — Aux
jeux Olympiques, 317, 329. — L’ouverture de la
pêche à Paris, 398. — L’ouverture de la chasse,
458. — Un nouveau jeu, 504. — La bicyclette
pliante. 509. — Un nouveau sport, 552.
XII. — ANECDOTES.
Cyclisme et modestie, 60. — La naissance du
canard, 132. — La douane et les bolides, 180. —
Une pépinière dans une oreille, 204. — Fausse
alerte. 246. — Le célèbre peintre David, 324. —
Un âne témoin, 336. — Le comble de l’art, 372. —
Trop de soin, 384. — Haut la tête, 396. — Un
déjeuner qui coûta cher, 408. — Victime de
l étiquette , 420. — Une nuit terrible, 432. —
L’obélisque de Saint-Pierre à Rome, 444. — Le
mouton accusateur, 456. — Peintre et sculpteur,
480. — Un coup de baguette, 492. — L’étudiant au
paletot blanc, 504. — Jean Bart à la cour, 511. —
Le tzar et la chemise, 544. — Malice d’un bouffon,
575. — Instinct ou intelligence, 588.
XIII.— PLAISANTERIES ET BONS MOTS.
Fausses nouvelles, 12, 24, 60, 132, 144, 156. — Au
régiment, 12. — Modes féminines, 12. — Bizar-
reries du langage, 24, 108, 144. — Babylas pho-
tographe, 36. — Réponse à tout, 36. — Balbine,
sœur de Babylas, 48. — A propos de bottes, 60.
— Petits dialogues, 60. — A peu près, 72. —
Babylas et son tailleur, 84. Courtoisie, 96. —
Guibollard et Babylas, 96. A un écuyer, 96. —
Le chic anglais, 108. — Les lentilles, 108. —
A propos de pantoufles. 120. — Un moyen
radical, 120. — A table d’hôte, 132. — Le comble
TABLE DES MATIERES
627
de l'avarice, 144. — A l'école. 156, 228. — Centre
de gravité, 156. — Le chien du boucher, 168.
— Remède ingénieux. 168. — Ils sont trop verts,
108 — Les gaîtés de l’enseigne, 180, 216, 228 —
L'esprit d autrefois, 180. — Un bon truc, 192. —
L inutilité des précautions, 192. — Économie pra
tique. 204. — Entre gourmets, 204. — Échange de
bons procédés. 216. — Preuve irréfutable, 216 —
Chez le coiffeur, 240. — Les amis de Babylas, 240.
— Une inscription, 240. — Malice d’enfant. 276. —
Entendu à un examen, 216. — Une leçon de poli-
tesse, 288. — Aimable invitation, 288 — Prière
touchante. 288. — Prévenance conjugale, 300. —
Réponse à un concours. 300. — A l’hôtel, 300. —
Entre papas. 312. — Entendu récemment. 312. —
Logique enfantine, 324. — L’arrosoir d'un homme
d esprit, 336. — Examen de musique, 348. — Per-
plexité. 348. — Les parasites, 360. — Soyons distin-
gués, 372. — La politique de Babylas, 384. — A la
consultation, 396. — Tout s explique, 408. — Pain
sec, 408. — Entendu sur le boulevard, 408. — Lan-
gage figuré, 420. — Bon petit cœur, 432. — Après
la distribution des prix, 444. — Fable Eclair, 444.
— Sergent et photographe, 456. — Baccalauréat
pour rire, 436. — Au rapport, 468. — Monsieur l a
dit, 504. — Premiers essais poétiques de Babylas.
516. — Bonne grâce, 528, — Ça ne compte pas, 540.
— Un calembour historique, 552. — Logique, 552.
Conseil à ne pas suivre, 564. — A 1 examen, 600.
Une parabole russe, 600. — Mots d enfants. 48, 12,
216, 252, 264,
XIV. - VARIÉTÉS.
Variétés, 12, 24, 36, 48, 60 , 72. 81, 96, 108, 120, 132,
144, 156, 168, 180, 192, 204, 216, 228, 240, 252, 264,
276, 288, 300, 312, 324, 336, 348, 360, 372, 384, 396,
408, 420, 432, 444, 456, 468, 480, 492, 504, 516, 528,
540, 552, 564, 576, 588, 600, 612, 624.
XV. - LE SAPEUR CAMEMBER.
Arithmétique pratique, 35. — L économie de Camem
ber. 119. — Ce gros malin de Camember, 251. —
Troisième début de Camember, 287. — Camember
trouve plus malin que lui, 347 — Camember part
en guerre, 419 — Camember à la ferme de Fla-
vigny, 443. — Héroïsme et dévouement de Camem
ber, 479. — Le mariage de Camember. 491
XVI. - BOITE AUX LETTRES.
Boîte aux lettres, 203, 223, 311, 335, 371, 514
XVII. - RÉPONSES A CHERCHER.
Curiosités et questions historiques, 24, 48, 60, 108,
120, 132, 304, 216, 228, 240, 300, 312, 336, 372, 396,
456, 468, 480, 510. 552, 612. — Questions de géogra-
phie. 72, 108,144, 180, 228, 252, 276,288,336, 348.
384, 456, 468, 480, 504, 516, 528, 552, 564. — Ques-
tions de langue française et Étymologies. 12, 24,
36,48.72, 84, 120, 144, 156, 192 , 228, 240, 300, 324,
348, 372, 384 , 420, 432, 456, 468, 492, 504, 516, 528,
564, 576, 600, 612. — Questions littéraires, 96, 144,
168, 180, 192, 240, 624. — Vers à terminer ou à réta
blir, 36, 132. — Proverbes. Dictons et Emblèmes,
60, 168, 180. 288. 312, 324, 420, 588. — Sciences et
connaissances pratiques, 12, 72, 132, 156, 300,312,
324, 336, 384. — Calembredaines, 48, 144, 192,204,
396, 432, 528. — Jeux d’esprit. 12, 24, 36, 48, 60, 84,
96, 108, 120, 156, 168, 192, 204, 216, 228, 240, 252,
264 , 276, 288, 300, 312, 324 , 336, 348, 360, 372, 384.
396, 408, 420, 432, 444. 456, 468, 480. 492, 504,516,
528, 540, 552, 564 , 576, 588, 600, 612, 624.
XVIII. — GRAVURES SANS TEXTE, HISTOIRES
SANS PAROLES.
En route vers le pôle, 25. — Une dînette, 47. — Du
bois qui travaille, 71. — Principaux types de
guerre de la marine française, 91. — Un monsieur
poli, 95. — La promenade interrompue, 157. — Le
spectacle gratis, 211. — Le vaisseau-école Wor-
cester, 217. — Buffles attaqués par un tigre, 289.
— Les singes et la girafe, 299. — L’heureuse
famille, 301. — La première blessure, 313. —
Paysans turcs se rendant au marché. 325. — Girafes
attaquées par un caiman, 331. — Le goûter des
chats, 367. — Malin comme un singe, 383. — Une
promenade en Seine en 1789. 397. — Le bûcheron
et le renard, 431. — Aux grandes manœuvres, 485.
— Réception des souverains russes, 529. — Cosa-
ques capturant des chevaux, 577. — Concours de
pêche à la ligne, 587.
XIX. - IMAGES EXPLIQUÉES.
Une coutume canadienne, 13, 23. — Vœux et sou
haits, 54 — Le roi boit. 78. — La fête de l’Épiphanie
en Russie. 83. — La Saint Charlemagne, 101. — Le
Bœuf gras, 126.— Nouvelles à la main illustrées, 143.
— Choses et autres. 191, 467. — Décorations fran-
çaises, 172. — Les malices de Plick etPlock, 323,455.
— Petite physique anti- alcoolique, 395. — Histoire
de chasse. 467. — Les animaux perfectionnés, 503.
— L impératrice Alexandra Féodorovna, 534. —
L’empereur Nicolas II, 535. — D’après nature, 599.
TABLE ALPHABÉTIQUE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS LE TOME HUITIÈME
Abeille (T), 283.
Album japonais inédit, 104.
Ambulancière de Madagascar (F),
230, 248, 254, 273, 278, 296, 302,
320, 326, 344, 350, 368, 374, 392,
400, 412, 422.
Animaux perfectionnés (les), 503.
A propos de nez, 527.
Assassinat du marquis de Morès,
386.
Bicyclette de 30 sous, 247.
Bicyclette pliante, 509.
Bœuf gras (le), 126.
Boîte aux lettres, 203, 223, 311,
335, 371, 514.
Bon raisonnement, 20.
Camember, 35, 119, 251, 287, 347,
419, 443, 479, 491.
Chasse au crocodile, 353.
Choses et autres, 190, 407.
Chryséis au désert, 8, 14, 26, 38,
56, 62, 80, 86, 105, 110, 122, 141,
152, 158, 170.
Cinématographe (le), 293.
Coins pittoresques, 305.
Collège anglais (un), 6, 17.
Comment manœuvre une escadre,
89.
Comment on fait un numéro du
« Petit Français », 425, 440, 416,
464, 497, 521.
Comment peut-on savoir quel
temps il fera? 269.
Consolation, 428.
Couronnement du Czar, 377.
Coutume canadienne, 13.
Danger des apéritifs, 125.
D après nature, 599.
Décorations françaises, 272.
Desbordes-Valmore(Marccline),478.
École de pêche de Groix, 581.
Écoles en Chine (les), 623
Enfants de troupe (les), 149.
Étrennes des déshérités (les), 42.
Étrennes du facteur (les), 27.
Excursions de vacances. Provins,
486.
Expérience de mécanique amu-
sante, 53.
Façon de voyager peu commune.
211.
Falsification des perles, 235.
Fausse alerte. 246.
Favoris du Schah (les), 260.
Fête de l'Épiphanie en Russie, 83.
Fête de Noël en Moravie, 30.
Fêtes foraines, 450, 462.
Finesses de Bertoldo (les), 66, 140,
176, 224.
Fredaines de Mitaize(les), 2, 21, 32,
45, 50, 68, 74, 92, 98, 116, 128, 134,
146, 165, 177, 182, 201, 206, 225.
Gâteaux monstres, 173.
Goûter improvisé, 295.
Grand terme (le), 551.
Grenouilles mangeuses de poisson,
44.
Hâblerie et mensonge, 551.
Héroïsme d’un marin japonais, 598.
Histoire de chasse, 467.
Histoire de sauvage (une), 194,212,
2J8, 236, 242, 261, 266, 284, 290,
308, 314, 332, 338, 356, 364, 381,
387, 404.
Histoire d’un honnête garçon, 434,
452, 459, 476, 482, 500, 506, 525,
530, 542, 572, 578, 590, 608, 620.
Indiscrétion et curiosité, 622.
Ingres, 402.
Inventeur du timbre-poste (P),
611.
Jean-Bart à la cour, 511.
Jeanne et son toutou, 5.
Jeux Olympiques (les), 317, 329.
Laine (la), 187,200.
Leçon d’histoire (la), J 24.
Malice d’un bouffon, 575.
Malices de Plick et Plock, 323, 455.
Marchands de fumée, 524.
Master Punch et sa femme Judy.
185, 197.
Médaille de sauvetage (la), 271.
Méfaits de l’alcoolisme (les), 583.
Mensonge (le), 496.
Messidor. 377.
Mon oncle le général-major, 189.
Mort du Cid (la), 161
Musée offert à la ville de Paris,
570.
Naufrage du « Drummond-Castle »,
416.
Nouvelles à la main, 143.
Oiseau-mouche (F), 466.
Opéra en miniature, 424.
Oracle de la brouette (F), 540.
Ouverture de la chasse, 458.
Ouverture de la pêche à Paris, 398.
Paris (le vieux), 605, 617.
Pays de For (au), 593.
Pays russe (au), 545.
Petit gourmand, 59.
Petite bergère de Trion (la), 362.
Petite physique anti-alcoolique,
395.
Pic (le), 418.
Pincé ! 65.
Photographie de l’invisible, 155.
Plumes d'oies, 77.
Portraitiste anglais (un), 342.
Poudre sans fumée (la), 281.
Poum et le zouave, 257.
Pourquoi il faut aimer la Patrie
française. 131.
Radeau de la Méduse (le), 174.
Roi boit (le), 78.
Roi des jongleurs (le), 470, 488,
494, 512, 518, 537, 548, 561, 566,
504. 596, 682, 6 J 4.
Rôti de trompe d’éléphant, 610.
Saint Charlemagne (la), 101.
Sauveteur de douze ans, 420.
Souverains russes en Danemark
(les), 533.
Souverains russes en France (les),
554.
Sphère géographique monstre, 571.
Squares (dans les), 429.
Sur mer, 430.
Tarasque (la), 448.
Thomas (Ambroise), 245.
Tour de Londres (la), 209, 221, 233.
Tournois au XV1 siècle, 113, 138.
Tournois d enfants au moyen âge,
586.
Tzar et la chemise (le), 544.
Variétés, 12, 24, 36, 48, 60, 72, 84,
96, 108, 120, 132, 144, 156, 168,
180, 192, 204, 216, 228, 240, 252,
264, 276, 288, 300, 312, 324, 336,
348, 360, 372, 384, 396, 408, 420,
432, 444, 456, 468, 480, 492, 504,
516, 528, 510, 552, 564, 576, 588,
600, 612, 624.
Vélocipédie militaire, 437.
Vie de collège au siècle dernier,
259.
Vieux wagons, 104.
Vœux et souhaits, 54.
Voyages pittoresques du vieil Ana-
charsis, 390, 416, 438.
Paris. — lmp. E. Capiomont et Gi#, rue des Poitevins. 6.